Pleureuses/10

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Cauchemar (1895)
PleureusesErnest Flammarion (p. 43-46).


CAUCHEMAR


Le vol sombre et les yeux perdus…


Je vois s’ouvrir la nuit livide
De remords fous et de regret.
Dans tous les chemins où j’irai
Je sentirai ta place vide.

Les flots pâles et lourds en chœur
Chantent l’hymne de la tourmente,
Et je crispe ma main vivante
Sur les battements de mon cœur.


Je vois, pressés dans la pénombre,
Les cavaliers de cauchemar
Qui suivent le grand chef hagard
Brandissant la bannière d’ombre.

Spectre effaré, spectre du mal,
Roi morne, tu fuis d’épouvante
Dans le flot indécis que hante
La crinière de ton cheval !

Ils vont dans un galop suprême
Courbés devant ce que je fus,
Je vois leurs grands gestes confus
Et révoltés sur le ciel blême.

Et je veux leurs remords, je veux
Le silence affreux de leurs râles,
La fixité de leurs yeux pâles
Dans l’ouragan de leurs cheveux.


Oh ! ma douleur n’a pas de cesse ;
Mêlant mes amours et mes deuils,
J’irai rôder dans les écueils
Comme le vent et la tristesse.

Je suis sous le ciel désolé
Les phares tristes sur les grèves,
Je suis le silence des rêves
Parmi le désert étoilé.