Poèmes (Canora, 1905)/Retour

La bibliothèque libre.
(p. 115-123).


RETOUR


 
Neige sur les coteaux, neige dans les vallons,
Villages dans la brume et cité dans la boue !
Chaque jour, le ciel gris, la lugubre chanson
Du lourd clairon d’airain qui hurle et qui s’enroue.
Morne hiver ! Chaque nuit le vent de désespoir
A tordu mon esprit et mon âme lassée
Comme le vent du nord, dans la plaine glacée,
Tordait les peupliers et les vieux saules noirs.

Si parfois j’ai voulu revoir la ville immense
Qu’emplissait l’essaim clair de mes rêves d’enfance,
Paris, dont chaque coin gardait un souvenir,
Je ne l’ai plus connu ; son âme en mon absence
Semblait l’avoir quitté pour ne plus revenir.

 

Quand j’ai voulu fêter la vie et la jeunesse,
Moissonner les baisers dans l’or des blondes tresses,
À la fin des banquets railler même la mort,
Draper mon cœur en deuil d’un voile d’allégresse,
Chaque instant de plaisir m’a coûté des remords.

Quand j’ai voulu courir à la lutte, à la gloire,
Je me suis abattu sans force désormais.
Comme je sanglotais, seul, sur la route noire,
Hier, j’ai vu passer, au fond de ma mémoire,
Le spectre déchirant de celle que j’aimais,

Et, poursuivant toujours son image lointaine,
Je suis venu prier sous la voûte des chênes
Où mon rêve d’amour gisait enseveli.
Et je sens, lentement, mes doutes et mes peines
Fondre dans la senteur des muguets et des lys.

Ô brise de mai, caresse subtile
Du printemps nouveau sur les bois fleuris,
Toi qui fais trembler les tiges fragiles
Des grands boutons d’or et des bleus iris.

Toi qui fais jaillir des nouvelles pousses
La feuille laiteuse, espoir de l’été,
Toi qui vas, baisant sur leur lit de mousse,
Les ruisseaux bavards aux flots argentés,

 

Guide les pinsons, guide les abeilles
Vers les églantiers, au bord du chemin.
Là j’irai cueillir des roses vermeilles…
Celle qui m’aimait reviendra demain.

Le long de ces sentiers que nous suivions ensemble
À travers les halliers fleuris des genêts d’or
Et les troncs argentés des bouleaux et des trembles,
Tous deux nous passerons encor.

Renversant son blanc col sur mon bras qui frissonne,
Elle aura vers mes yeux levé ses grands yeux noirs.
Sur les gazons nouveaux, parmi les anémones.
Sans doute, elle voudra s’asseoir.

Alors je lui dirai : j’ai tant souffert, amie,
Que j’ai pensé mourir quand j’étais loin de toi,
Mais ton souffle a passé sur ma lyre endormie,
Ton baiser m’a rendu la foi.

Hélas, pardonne-moi, ce ne sont que des rêves
Que je chante à tes pieds ; ce sont des rêves fous ;
Mais la vaste forêt tressaille autour de nous,
Les airs sont embaumés, les arbres lourds de sève,
Et j’ai posé mon front brûlant sur tes genoux…

 

Je t’aime et je voudrais que mon œuvre fût belle
Comme ton pur sourire et comme ta douleur ;
Je voudrais, un matin, quand la rosée en pleurs
Scintille au velours fin des corolles nouvelles,
T’apporter ces feuillets où j’aurais mis mon cœur.


Je t’aime, au soir mourant, lorsque tintent les cloches,
Lorsque le montagnard, à genoux sur la roche,
Courbe son front dévot sous la splendeur des cieux,
En murmurant ton nom, je baise tes cheveux.


Quand Dieu restait muet aux heures de détresse,
Tu m’as enveloppé de ta chaude tendresse,
J’ai mis en ton amour ma force et mon espoir :
Sans toi, je suis un fou, qui va sous le ciel noir,
La foi de ma raison s’épouvante et chancelle
Et cette foi, pourtant, est très pure et très belle,
Qui courbe l’homme épris d’austère vérité
Aux pieds de la Science et de l’Humanité.
Où Comte m’entraînait, j’aurai voulu le suivre ;
Il dit la dignité de créer et de vivre
Et d’attendre la mort en mâle combattant :
Mais je suis un poète, hélas, et j’ai vingt ans !

 

Que la seule raison les soutienne et les guide
Ceux qui, d’un pas rythmé, montent la Côte aride
Sans gravir un rocher pour cueillir une fleur.
Mais il en est aussi qu’enivre la splendeur
Des horizons bleutés et des pentes ombreuses
À l’aurore entrevues au détour du chemin.
Ils partent, le front jeune et la bouche rieuse,
Moissonnant tout le jour les fleurs à pleines mains.
Ce sont de grands enfants, partout où leur génie
Croit sentir palpiter l’âme de l’univers,
Ils laissent les couleurs, les parfums, l’harmonie
Pénétrer à longs flots par leur cœur entr’ouvert.
Et quelquefois, à l’heure où le couchant s’embrase,
Jusqu’au plus haut d’un pic inondé de clartés,
Un poète s’en vint contempler en extase
La nuit en longs frissons glissant sur les Cités.
Il avait oublié sa misérable vie,
Les tremblantes vapeurs s’élevaient des foyers
Dans la plaine. Il songeait avec mélancolie
Aux frères inconnus gîtés là, par milliers,
À ceux qui reposaient sous leur toit de misère,
L’âme et le corps brisés par le travail du jour,
À ceux dont nul sommeil n’aurait clos la paupière,
Que hantait la souffrance ou la haine ou l’amour.
Soudain, rien n’était plus que la nuit froide et noire ;
Il s’en allait dans l’ombre, heurtant à chaque pas
Les roches. Du sentier il perdait la mémoire ;

 

Les torrents à ses pieds grondaient avec fracas ;
Son cri désespéré s’enfonçait dans l’abîme !
Alors il s’élançait, hurlant, de cime en cime,
Ainsi qu’un fou hagard, frappant de tous côtés,
Au tronc des durs sapins, son front ensanglanté.
Et s’il ne se trouvait un gite secourable,
À l’aurore, il gisait, chétif et lamentable,
Dans quelque trou fangeux, aux trois quarts enlizé,
Serrant contre son cœur son pauvre luth brisé !


Notre gîte sauveur, c’est votre amour, ô femmes,
C’est vous qui réchauffez nos lèvres et nos âmes.
Quand la foule a meurtri son rêve harmonieux,
Le poète, en tremblant, se penche sur vos yeux.
Les beaux vers, ceux-là seuls auront su les écrire
Qu’une femme a pressés sur son cœur en délire,
Dans la forêt déserte ou sur le bord des flots,
Avec de longs baisers et de profonds sanglots.


Puissants baisers, larmes fécondes,
Femmes, versez-les à plein cœur
À ceux qui courent par le monde,
Apaisant les âpres douleurs !

 


Si vous voulez que, sans maudire,
Le long troupeau des malheureux
Couvre au loin les chemins poudreux,
Les yeux clos, au chant de la lyre ;


Que le penseur, las de pâlir
Au seuil où meurt la connaissance,
Entende les mots d’espérance
Qui font rêver de l’avenir…


Si vous voulez que la victime
Puisse implorer un défenseur,
Et que les peuples qu’on opprime
Entonnent des hymnes vengeurs…


Dans la calme splendeur des nuits enchanteresses,
Aux poètes versez le miel de vos caresses ;
Aimez et donnez-vous, sans crainte, sans remord,
Car ce qui vient de vous, vivra malgré la mort.
Vos paroles d’espoir seront des hymnes claires,
L’encens de vos cheveux embaumera la terre,
Aux rayons de vos yeux s’entr’ouvriront les fleurs,
Vos rires sonneront la chanson du bonheur,

 


Et le peuple enivré vous honore et vous fête,
Femmes des temps passés qu’aimèrent les poètes :
Leuconoé rêveuse et Délie au beau sein,
Béatrice, qui pris le Dante par la main
Et jusqu’au paradis l’emportas, d’un coup d’aile,
Laure aux grands yeux, Elvire aux plaintes immortelles,
Eva la voyageuse et son rêve léger,
Que berçait chaque soir la maison du berger !


Qui leur reprocherait, aux grandes amoureuses,
D’avoir donné leurs cœurs, leurs âmes douloureuses
Et leurs beaux corps pâmés et leurs lèvres de miel,
À ceux qui vont, guidant les foules sous le ciel ?


Ô toi, qui me reviens de la terre lointaine
Où la brise légère apportait mes baisers,
Toi qui sens mon désir, toi qui connais ma peine
Et règnes sur mon âme en jeune souveraine,
Dis-moi, laisseras-tu mon rêve se briser !


Toi qui voulus pour moi l’œuvre féconde et pure,
Toi qui m’as dit un soir la douleur de périr,
Écoute, autour de nous, chaque moment s’enfuir
Et, lentement, monter ce flot de la nature
Où notre être fragile ira s’anéantir.

 


Si tu n’es toute à moi, c’est en vain que je chante,
Nous ne serons bientôt qu’une poudre tremblante
Que la lune parfois pâlit de sa clarté.
Aimons-nous ; et demain, sur des lèvres aimantes
Peut fleurir à jamais la fleur de ta beauté.