Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Fin d’amitié

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 232-239).

FIN D’AMITIÉ

I


D ans la boutique triste, devant un bureau étroit, poussiéreux, maculé d’encre, l’unique employé de la maison Le Gâvre et Solane vérifie les comptes. La boutique est presque vide ; de vastes placards peints en brun rouge cachent les marchandises. Çà et là seulement, sur les comptoirs, quelques candélabres d’église érigent leurs branches fleuries de roides lys dorés ; dans un coin, un pare-étincelle éploie, comme une queue de paon fabuleux, son éventail de métal ajouré. Et selon le rhythme des voitures qui passent au loin, dans Paris, les cuivres celés dans les armoires frissonnent et vibrent, et des pendeloques de cristal s’entrechoquent quelque part mystérieusement.

Mais l’employé n’écoute ni le bourdonnement des cuivres captifs, ni le heurt aigrement sonore des cristaux. En vérité, il a bien d’autres soucis. C’est aujourd’hui jour de paie et jour d’échéance. Anxieusement l’employé relit des mémoires ; il fouille dans la caisse ; il suppute péniblement des sommes. Avec les pièces d’or il construit au fond du tiroir de grêles colonnettes. Il fait crier sous ses doigts scrupuleux le papier neuf des billets de banque ; et les billets qui sont jaunis, usés, criblés, pareils à de très vieilles étoffes, il les prend avec des précautions infinies. Pour cette fois encore la maison fera honneur à ses affaires ; mais ce qui restera ce soir après l’échéance, ah ! vraiment, ce ne sera pas lourd. Il songe cela, le bon employé, et il sourit vaguement d’un doux sourire affligé. Cependant l’inexplicable absence des patrons un pareil jour devient inquiétante. Ce matin ils sont partis à sept heures, après le courrier ; il est midi, et ni M. Le Gâvre, qui est si actif, ni M. Solane, qui redoute toujours des malheurs inattendus, ne sont venus voir ce qui se passait au bureau. L’employé commence à craindre. Il quitte son fauteuil, il s’approche des vitrines et jette vers la place des regards suppliants comme pour évoquer ses patrons. Enfin les voici. Ils viennent en gesticulant, avec un air extraordinairement joyeux ; ils ont ouvert la porte ; ils entrent. Solane, sans parler, sans rien regarder, ivre de pensées heureuses, va s’asseoir dans l’arrière-boutique. Et comme l’employé offre des livres, des comptes à examiner, veut narrer une vente qu’il a faite, Le Gâvre l’arrête tout de suite : « C’est bien, c’est bien, vous avez eu raison. » Pourtant Le Gâvre s’est décidé à voir quelques papiers ; les mains ouvertes et tendues comme des mains qui tâtent dans l’ombre, il s’approche d’un bureau où des dossiers sont épars. Il en prend un, semble le feuilleter. Puis des papiers multicolores l’attirent. Ce sont des feuilles d’impositions, avis, sommations, commandement. Il les soulève vers lui et leur rit naïvement comme s’ils contenaient d’heureuses nouvelles. Un brouillard de joie lui cache les choses. Il va trouver Solane dans l’arrière-boutique, et longuement, tels que des gens qui ont vu poindre d’inespérées lumières de salut, ils se serrent les mains. Solane frissonne un peu ; une obscure peur d’avoir rêvé le trouble. Il voudrait parler, parler très haut pour se prouver la réalité de son bonheur. Mais il ne trouve rien à dire.

Le Gâvre pourtant s’apaise ; il appelle l’employé, et quand il voit l’homme devant lui, attentif, respectueux, il hésite, intimidé de joie. Un grand héritage inattendu lui est arrivé. Un oncle qui le haïssait et que d’ailleurs on croyait ruiné lui lègue une vraie fortune. Plus d’échéances désormais, plus d’affaires, plus de tourments. Solane et lui vont se retirer à la campagne ; la maison sera vendue, et ils la vendront tout de suite à n’importe quel prix ; ils voudraient déjà être là-bas, dans le calme pays où l’oncle est mort. Peu à peu Le Gâvre s’enflamme, parle passionnément avec une triomphale volubilité. Il dit ses lassitudes, ses impérieux rêves de repos. Il lui semble maintenant que cet héritage, jugé tout à l’heure miraculeux, lui était dû, lui était garanti depuis l’aurore des temps par une loi divine.

Cependant l’homme de la banque est survenu, a présenté les billets, reçu l’argent. Il s’en va, là-bas, sur la place. Le Gâvre et Solane, debout près de la vitre, le regardent s’effacer dans le clair lointain ; ils ont un soupir d’opprimés qu’on délivre et il leur semble que cet homme emporte avec lui dans les rues qu’ils ne fouleront plus, dans la ville de peine qu’ils vont fuir, toutes leurs anciennes angoisses.

II

Élevés tous deux au même collège, Le Gâvre et Solane furent en leur âge d’étudiants de légendaires amis. Ils eurent même appartement, même bourse. Le Gâvre, très rapidement, se dégoûta du droit. D’ailleurs trop pauvre, il n’aurait pu vivre du métier d’avocat. Il connut des gens de bourse, fit des affaires. Il fut le spéculateur famélique, craintif, qu’on méprise et qu’on dupe. Pourtant, ingénieux et tenace, il gagna quelque argent et il sut ne point le risquer. Il s’empressa de fuir les hasardeux compagnons de ses spéculations. Il avait hâte de se réfugier en un métier plus sûr ; et par hasard il put acheter une boutique et commencer le commerce des bronzes d’église qui était alors fort lucratif. Pendant ce temps, Solane, étudiant en médecine, ne prenait nul goût à son métier. Dès les premiers cours de pathologie il fut troublé de peurs impérieuses qu’il n’osait avouer. Il croyait découvrir en lui toutes les maladies signalées par le professeur. Il regardait avec terreur ses livres de médecine, et le soir, surtout si Le Gâvre n’était pas rentré, il n’osait les ouvrir. Il s’intéressait aux affaires tentées par Le Gâvre, il lui demandait mille détails, par amitié d’abord, et puis pour distraire son esprit torturé par les terribles livres. La nuit, s’il ne dormait pas, il faisait effort pour penser seulement aux intérêts de son ami. Il se contraignait à redoubler de sollicitude pour fuir ses propres craintes. D’abord il avait trouvé ses terreurs ridicules, il avait essayé de se guérir par mille raisonnements. Surtout il avait caché à tous cette folie. Quand il rencontrait au café quelques intimes de ses amis, il affectait de plaisanter sur leur métier commun et il en parlait avec une désinvolture affectée, il faisait de l’esprit à l’occasion d’une maladie de cœur ou s’égayait aux dépens de la pneumonie. Mais, rentré chez lui, il se sentait oppressé, croyait sentir d’insolites malaises. À la fin, il n’y tint plus. Il avoua tout à son ami et, quittant l’école de médecine, il ne s’occupa plus désormais que de chimie. Cette étude le rasséréna. Il oublia les maladies, rêva des découvertes. C’était le moment où Le Gâvre ouvrait son magasin de bronzes. Solane s’occupa de dorures, de galvanoplastie, inventa des procédés. Alors il entra définitivement dans la maison et l’enseigne proclama l’union des deux amis. Et tous deux, sans repos, sans distraction, ils avaient travaillé, ils avaient vieilli en la sombre vie des petits commerçants, toujours inquiets, toujours haletants, toujours hantés de créanciers. Leur amitié, en ces perpétuelles angoisses, s’accroissait. Le soir, lorsque les volets étaient clos, dans la boutique vaguement éclairée, ils veillaient ensemble une heure ou deux. Ils ne parlaient que de leur négoce ; ils remuaient seulement des chiffres et des dates ; mais ils avaient l’un pour l’autre de longs regards affectueux. Ils avaient une manière presque tendre de dire : « Mon vieux. »[1]

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1889.
  1. Fin d’amitié (les deux vieillards qui se haïssent à force de se voir vieillir). — Plan trouvé dans les notes de l’auteur.