Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Le Tentateur silencieux

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 240-242).

LE TENTATEUR SILENCIEUX


L e couvent de Saint-Valentinien se dresse parmi des ronces et des herbes dures sur une haute colline triste. Ce couvent fut jadis une forteresse. Des ruines de mâchicoulis hérissent encore par intervalles le mur extérieur. Aux quatre coins du bâtiment de lourdes tours à éperons épient la campagne. Les gargouilles, qui déversent maintenant les pacifiques pluies, ont la fauve couleur des pierres brûlées, car elles vomirent autrefois vers les plaines du soufre et du plomb fondu. Çà et là, sur les toitures, d’énormes crucifix barbares étendent leurs bras, dominant les tours et les créneaux, et pareils à des machines de guerre qui protègent la maison.

La route qui passe au pied de la colline est toujours déserte. Le pays, au loin, est âpre. Les forêts voisines font sous le vent un bruit monotone et continu qui semble le bruit du temps.

Les moines noirs (les paysans les appellent ainsi) vivent sous une règle sévère. Ils se lèvent trois fois avant l’aurore pour des prières. Le jour, ils bêchent un enclos de mauvaise terre, labourent des champs rocailleux et froids, s’attelant eux-mêmes à la charrue. Pendant le repos, qu’ils prennent debout, les reins ceints d’une corde comme des voyageurs, le prieur lit à haute voix les Fastes de l’Ordre, afin d’exhorter les frères à l’imitation des vertus traditionnelles. Seulement, aucun nom d’homme (la règle le veut ainsi) n’est inscrit dans ces Fastes. Les actions pieuses, les bienfaits, les miracles même y sont attribués toujours « à un certain religieux de l’Ordre ». Car c’est une vanité pour celui qui fut un saint de perpétuer son nom dans des annales. Et d’ailleurs qu’importe cette terrestre survie à qui mérita l’éternité ? C’est pourquoi les frères, en entrant au couvent, renoncent à cette inutile gloire. Ces âmes, oublieuses peut-être elles-mêmes de leurs noms mortels, passent lointaines et voilées ; et les saints du cloître, ayant vécu hors du temps et de l’histoire, consentent seulement à léguer d’anonymes exemples.

Mais ce que la règle impose avant toute chose, c’est un perpétuel silence. Même aux heures de repos, soit qu’ils marchent côte à côte dans quelque glacial corridor, soit qu’ils se répandent parmi les fleurs sauvages du jardin, les frères ne se parlent jamais. Quelquefois ils s’assoient ensemble sur le rempart. Alors ils croisent leurs mains sur leur poitrine, car nul ne doit faire un geste vers ses frères ; et ils demeurent là, méditant ou écoutant le bruit des bois. Leurs yeux ont désappris les regards qui interrogent et qui répondent, et chacun, dans cette assemblée muette, semble à jamais solitaire, perdu dans des déserts de rêve[1]

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  1. Le muet tentateur (suggestion de mauvaises pensées dans un cloître de moines silencieux). — Plan trouvé dans les notes de l’auteur.