Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Joël

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 254-262).

JOËL


D ordinaire, le long des froides allées défleuries, dans le morne parc rongé de rouilles automnales, Mme de Hennemer se promenait silencieusement. Son enfant qui marchait à côté d’elle se taisait aussi ; il étendait autour de lui ses petites mains pâles, et, nerveusement, saccageait des ramilles. Il regardait sa mère parfois et vaguement il la sentait lointaine, perdue en des solitudes de rêves tristes. Il n’essayait plus de la forcer à des jeux ; il se résignait avec des douceurs de malade. De temps en temps la mère caressait d’un geste son fils, et tournait vers lui des yeux troublés de tendresse ; et d’une voix infiniment douce et dolente elle murmurait le nom de l’enfant : « Joël, Joël ! » Mais elle ne lui parlait guère. Elle allait, paresseuse, comme lasse d’être, et souvent elle frissonnait un peu ; on eût dit qu’une incurable peur était en elle. Elle avait une étrange façon craintive de regarder les gens. Quand elle rencontrait à l’improviste, en ses vespérales promenades, quelqu’un de ses serviteurs, garde-chasse ou jardinier, elle se rejetait brusquement vers les taillis pour le laisser passer, et, tandis qu’elle répondait aux obséquieux saluts du passant, ses yeux, mystérieusement, s’effaraient.

Ce soir-là, dans le blême crépuscule, des cloches au loin avaient sangloté. Elles sonnaient, douloureuses et brutales, et elles semblaient secouer sur le pays des souvenirs noirs. Alors, comme si les glas évoquaient plus cruellement en son âme le regret de ses morts, la veuve attira vers elle son fils et narra les sanglantes annales de leur maison. Joël jusqu’à ce jour n’avait rien su, on le jugeait trop petit ; maintenant il était temps de l’instruire. Oppressée de souvenirs, Mme de Hennemer s’arrêta, fit asseoir son fils près d’elle sur une pierre ; et là, dans la paix crépusculaire, dans le calme seigneurial du parc, elle se mit à parler de guerres, de fuites, de massacres. Elle conta les angoisses de l’affreuse année, les solennels départs de ceux qu’elle aimait ; elle dit à l’enfant la mort monstrueuse du père, du grand-père, de l’oncle. Le comte de Hennemer, aux premiers jours de l’invasion, avait rejoint le régiment où servaient ses amis. Sans gloire, pendant un combat nocturne, il avait été blessé et il était mort, après une longue agonie solitaire, dans l’horreur des plaines hivernales.

L’oncle, son frère à elle, un sauvage gentilhomme qui passait sa vie à rôder dans les bois et dans les landes, à guetter les loups dans les halliers et les halbrans dans les brumes des murs, n’avait pas voulu s’humilier aux disciplines des armées régulières. Il était parti armé de son fusil de chasse, et il s’était mêlé à des francs-tireurs. Les Allemands l’avaient pendu à un chêne dans la forêt. Et pendant que ces massacres en des lieux ignorés d’elle s’accomplissaient, Mme de Hennemer s’était enfuie, avec le grand-père et le petit Joël, dans une ville, où, par hasard, quelques jours la Commune triompha. Des hommes ivres arrêtèrent le grand-père. D’une fenêtre, elle le vit marcher, frappé à coups de crosse ; il était parmi d’autres qu’on bousculait. Puis elle entendit un horrible bruit de fusillade ; vit au loin, sur la foule, de la fumée.

L’enfant écoula toutes ces choses comme il eût écouté des contes. Certes, les mots de guerre, d’émeute et de massacre ne lui étaient pas nouveaux. Il les rencontrait fréquemment dans ses livres d’histoire. Mais il considérait simplement l’histoire comme un singulier récit qu’il fallait connaître : cela ne correspondait pour lui à rien de réel. En ces livres, il s’agissait de Grecs, de Romains, de Mèdes, de Perses, de Francs et de Burgondes ; plus tard on lui avait parlé de chevaliers, de manants, de rois, de seigneurs. Tous ces Êtres, en son imagination, allaient, venaient, heurtaient des armes éclatantes, soufflaient dans des clairons d’or, se ruaient en des villes incendiées. Mais il avait toujours la sensation d’assister à de fictifs spectacles ; ces guerriers, ces princesses, ces rois, il n’avait jamais songé qu’ils fussent semblables aux hommes et aux femmes qu’il voyait dans la vie. C’étaient des créatures spéciales à l’histoire : il séparait complètement l’histoire et la vie. Pour la première fois il venait d’apprendre que des massacres pouvaient avoir lieu, que des hommes véritablement tuaient des hommes, brûlaient des maisons. Il frissonnait, cependant il ne saisissait pas bien encore. Les Allemands avaient tué son père. Cela, il le comprenait, l’idée de guerre extérieure, infiniment confuse, était déjà en lui ; puis son père, lui avait-on dit, était officier : la vision de l’uniforme, l’image d’une bataille entre des soldats, lui étaient familières. La mort de son oncle le surprit un peu, mais ne fit pas surgir d’indignation. Évidemment la spéciale ignominie de cette mort ne le frappait pas ; puisque son oncle était prisonnier, il n’était pas étonnant que les Allemands l’eussent pendu. Mais ce qui le troubla profondément, ce fut la mort du grand-père. Des hommes l’avaient fusillé. Quels hommes ? Des Allemands, il savait bien ce que c’était, il se les représentait vêtus de bleu et coiffés de casques pointus. Mais les meurtriers de son grand-père, qui étaient-ils, que voulaient-ils ? C’étaient des ouvriers, disait Mme de Hennemer. Des ouvriers ? Comme Pierre le menuisier, comme Langeois le tapissier, comme le forgeron Louviac, chez qui Joël allait s’amuser quelquefois. Oui, des ouvriers pareils à ceux-là, et, de plus, pauvres, haillonneux, pareils à ceux que Joël accueillait à la grille du château. À chaque réponse, l’enfant s’étonnait douloureusement. Mais toutes ces choses lui semblaient encore lointaines, vagues, irrémissiblement abolies. « N’est-ce pas, mère, que cela n’arrivera plus jamais, plus jamais ? » Et il faisait un geste de la main comme pour repousser tous ces fantômes ; et tendant vers l’ombre ses mains puériles, il semblait, en une incantation, écarter à jamais les guerres. Mme de Hennemer hésitait à répondre ; elle voulait rassurer l’enfant, mais la conscience de la fatalité la faisait muette. Toujours inquiète, toujours épouvantée, elle ne croyait pas, elle, que ce fût fini. Elle percevait, au loin, dans l’avenir, comme de l’autre côté d’un mur, un grand bruit d’armes et de chevaux. Elle ne se décidait pas à rassurer Joël, et comme il répétait son anxieuse demande, elle pleura.

Définitivement alors Joël perçut la réalité des périls. Tout son pauvre corps nerveux, à cette révélation, tressaillit. Une fièvre le prit. Il tira la robe de sa mère, qui maintenant était retombée en de silencieuses rêveries. « Rentrons, supplia-t-il ; j’ai froid, j’ai peur, rentrons ! » Toute la nuit, dans son grand lit à colonnes, il trembla. Sa mère le veillait, l’interrogeait, épiait son effroi. Mais il ne voulut pas dire à quoi il pensait ainsi fiévreusement, il nia que les récits de sa mère fussent la cause de son mal ; il soutint qu’il s’était glacé en une trop longue promenade dans le parc ; il affecta d’avoir plus froid pour qu’on n’attribuât pas son tressaillement à la peur. Et quand il s’endormit, vers l’aurore, sa mère n’accusait plus que les glaciales bises du soir.

Des jours passèrent. Mme de Hennemer oublia cette mauvaise vesprée ; l’enfant ne reparla plus des morts. Seulement, quand il allait dans la campagne, il considérait longuement les paysans épars dans les labours et les moissons. Dans la forge de Louviac, il examinait les ouvriers, cherchant à surprendre sur leur bouche ou dans leurs yeux l’expression de férocités soudaines. Quelquefois, lorsqu’un des ouvriers, haletant et acharné, lançait plus impérieusement son marteau sur l’enclume, Joël reculait. Il lui semblait que ce bras, dur et noir, lèverait ainsi de lourds merlins sur des têtes humaines, et l’enfant n’osait plus rien dire à l’ouvrier forgeron, dans l’atelier où s’accomplissait la quotidienne besogne. Il rêvait de crânes ouverts et laissant fluer des cervelles.

Quand il fut plus grand, il voulut lire l’histoire, la véritable histoire de la guerre. Il se procura toutes sortes de livres, il lut surtout avec avidité les récits de médecins et d’ambulanciers. Il songeait beaucoup à la guerre. Maintenant, presque adolescent, il lisait des journaux ; il savait les préparatifs, les armements ; il voyait que tout le monde acceptait, comme un article de foi, la nécessité des luttes futures. Mais il ne s’ouvrit nullement aux idées de revanche. Lorsqu’il songeait à cela, il ne voyait pas les armées parées de pompe et de splendeur. Même les ardentes musiques de cuivre et les glorieuses fanfares, parfois entendues sur les routes lointaines, ne purent l’émouvoir joyeusement. Il voyait en ses rêves des soldats boueux et sanglants, des cuirassiers écrasés sous leurs chevaux, des plaines mornes où s’étalaient des charognes dans le croupissement des eaux vertes ; il allait en rêve parmi l’ordure des ambulances, respirait l’odeur des fièvres et des pus, s’attardait à contempler l’horreur des chirurgies…

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