Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Héritage

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ŒuvresAlphonse Lemerre (p. 248-253).

HÉRITAGE

Quand les pères ont mangé des raisins verts les dents des fils sont agacées.


L orsque sa mère mourut, le vicomte Hélyas de Martory n’était qu’un tout petit enfant. Il se souvient mal de ce mauvais soir et à peine retrouve-t-il, comme dans une brume, l’image de la comtesse ; dorant peut-être ses souvenirs d’un peu de songe, il revoit seulement une blonde dame silencieuse, assise, des heures, parmi les roses en fleurs des terrasses, et brodant d’alérions et de chimères d’étranges étoffes surannées. De son père, Hélyas garde une moins précise vision. Le comte Gérard était mort quelque part au loin, il y avait bien longtemps.

Toute l’année de deuil, l’orphelin fut laissé en liberté dans le château. C’était en un pays de prairies profondes et molles au pied des Pyrénées. Hélyas connut les plaines, les jardins et les bois ; il aima les fleurs sauvages, le ciel et l’eau. Puis, brusquement, les oncles qui surveillaient l’enfant s’assemblèrent un soir, délibérèrent, décidèrent que le comte Hélyas serait mis en un lointain collège de prêtres. Dès lors, Hélyas fut abandonné à ses maîtres ; ses oncles vinrent le voir rarement, et même au temps des vacances il ne quitta pas le collège. Pourtant il ne s’ennuya pas ; il aima ces jours d’oisiveté dans le collège désert. En de lumineuses heures d’été la banale maison d’étude se transformait pour lui en quelque vague palais au bois dormant. Hélyas se promenait dans les couloirs vides, et dans les salles et dans les préaux ; et le souvenir des cris et des tumultes de naguère faisait là le silence presque surnaturel. Vers le soir, on appelait l’enfant au réfectoire. Il était servi par une espèce de frère lai, homme de prière et de songe, qui ne parlait jamais. Hélyas s’asseyait à l’immense table dans la salle, lentement envahie d’ombre. Il se sentait à la fois gêné et heureux d’être seul ainsi dans ce crépuscule et dans cette paix, et il frissonnait un peu d’une peur infiniment douce. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était la chapelle. Là, il s’amusait à regarder sur le pavé comme une ardente neige multicolore les reflets moelleux des vitraux. Et ce n’était pas les ferveurs mystiques qui le poussaient vers le sanctuaire ; ce qui l’attirait, c’étaient les écharpes de l’autel, les bannières d’orfroi qui tremblaient aux clefs de voûte, les oriflammes éployées et tout le luxe presque guerrier des églises riches. Au retable de l’autel, un artiste ancien d’un génie violent et barbare avait sculpté un Saint Georges. Hélyas se prit d’une amitié pour ce Saint Georges. Il l’associait à des souvenirs de lectures ; car un hasard avait révélé à l’enfant quelques poèmes chevaleresques. Dès lors le Saint Georges de l’autel était devenu la visible incarnation des preux, des héros casqués d’or en marche vers les saintes aventures. Chaque jour, Hélyas venait vers l’autel comme pour prier. Mais son esprit s’en allait vers les héros des vieux poèmes ; il demandait à Saint Georges des souvenirs d’épopée ; et la lance du cavalier semblait indiquer à l’enfant un Orient de Croisade, un Orient de splendeur et de sang vers lequel il fallait partir.

Quelquefois Hélyas avait parlé à ses camarades ou à ses maîtres de ce radieux et fabuleux passé. Mais nul, pas même un d’entre ceux-là qui portaient d’antiques noms chevaleresques, ne le comprit. Car il avait vraiment une mystérieuse façon d’aimer les âges abolis ; il ne les revoyait pas au loin comme des gloires étrangères ; sans cesse, il s’apercevait lui-même mêlé aux foules héroïques ; il revivait les siècles légendaires comme on revit des années d’enfance presque oubliées, et quand il lisait une chanson de geste il croyait obscurément se remémorer des choses intimes et personnelles. Parfois aussi parmi les cortèges en armes il faisait surgir l’image de sa mère. Avait-elle réellement cette langueur de reine captive ? Semblait-elle vraiment, aux heures de l’habituel travail, avec les soies et les fils d’or préparer l’étendard de quelque croisade ? Hélyas n’aurait su le dire. Mais toujours il s’était ainsi représenté sa mère, et en pensant à elle il se sentait plus proche de tous ses frères épars dans l’épopée.

Cependant Hélyas entra en adolescence et la crise de la chair vint changer ses rêves. Ses camarades du même âge que lui souffraient aussi de jeunes désirs ; le soir, sous les ormes des cours, ils se révélaient les uns aux autres les terribles divinités inconnues, les femmes. Quelques-uns qui avaient été au bal gardaient en leurs yeux l’éblouissement des splendeurs entrevues. Ils disaient les blancheurs mûres des épaules, l’or brutal des cheveux de blondes, la gloire violente des bouches. Mais tous à la découverte de la femme sentaient s’éveiller en eux une férocité. Furieux d’être trop jeunes, d’être captifs, d’être exilés des femmes, ils se vengeaient par des insultes. Avec une sorte de mystérieuse colère, ils prononçaient des paroles ignobles ; excités par la honte de se sentir vierges, ils étalaient des mépris, des brutalités ; ils ne parlaient des femmes qu’avec une grossièreté voulue, continuelle, inexorable, et ils affectaient en leur dépit un fanatisme d’obscénité. Mais Hélyas souhaitait l’amour très chastement, selon des souvenirs de légendes. Il vivait dans une angoisse heureuse, attendant chaque soir quelque aurore d’aventure. Cependant il se lassa de cette monotone attente ; les jours l’irritèrent, il détesta les soirs qui tombaient banalement sur l’immuable ville ; et sa chair pendant ce temps, fortifiée et assainie, réclamait l’œuvre du mâle. Les grossières conversations de ses camarades ne l’indignaient plus, il subissait lentement le médiocre désir des joies sensuelles…

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