Poésies (Poncy)/Vol. 1/L’Hiver

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PoésiesI (p. 168-172).

L’HIVER

aux riches


Lorsque sur nos roches scabreuses,
Froid comme le trépas, le soir
Étend ses ailes ténébreuses ;
Lorsque, de leur sombre encensoir,
Les vagues font jaillir l’écume
Dans les airs saturés de brume,
Sur ces rocs que le temps consume
Triste et songeur je viens m’asseoir.


Et je vois, sur cette barrière,
L’orage, ardent coursier des eaux,
Lancer l’éclair incendiaire
Qui part de ses fumants naseaux ;
Et j’entends ce que la tourmente,
Que l’éclat de la foudre augmente,
Fait dire à la vague écumante
Qui dévore les grands vaisseaux.
 
Mais qui sait ce que la tempête,
Avec ses hurlements lointains
Que l’écho sourdement répète,
Prédit à nos jours incertains ?
À l’esprit que le doute accable
Le ciel demeure impénétrable.
Et l’avenir inexorable
Garde le livre des destins.

Voici l’hiver. Et des orages
L’essaim va s’abattre sur nous,
Et ma voix, sur ces bords sauvages,
Chante dans les vents en courroux :
Pourquoi n’avons-nous pas des ailes
Pour fuir loin des glaces cruelles
Et, semblables aux hirondelles.
Voler vers des climats plus doux ?

II


Et penser qu’en ces jours de deuil, où la nature
S’endort sous les frimas, veuve de sa parure,
Où les flots sous les rocs rampent pâles et froids,
Comme les courtisans rampent aux pieds des rois ;
Où le mistral glacé, qui rugit avec force,
Dépouille les forêts de leur robe d’écorce
Et de leurs longs cheveux en doux accords féconds
Où la neige blanchit de livides flocons
Le gazon de la plaine ; où le ciel même entonne
Le funèbre concert de sa foudre qui tonne ;
Penser que dans ces jours, images de celui
Où le dernier soleil sur le monde aura lui,
Où pour nous le néant rouvrira ses cratères,
La fortune et l’orgueil, hydres héréditaires,
Sur la mer des plaisirs vont se vautrer soudain ;
Que le pauvre, accablé de mépris, de dédain,
Va, furtif comme un loup qu’un long hiver affame,
Pour assouvir sa faim jouer un rôle infâme,
Ou livrer au scalpel de l’oisif carabin
Son corps bientôt cadavre et mort faute de pain !
Et que le corbillard qui vers le cimetière
Roulera sourdement sa funèbre poussière,
Ne sera salué que d’un rire moqueur…
Oh ! ce hideux tableau déchire et fend le cœur !

Oui… l’hiver qui remplit les salons, les théâtres,
Remplit aussi la morgue et les amphithéâtres.
Heureux riches, pour vous cet hiver attrayant
Est le bourreau du pauvre : il tremble en le voyant :
Et quand le froid s’éveille aux derniers jours d’octobre,
Il rêve en frissonnant l’agonie ou l’opprobre.

Pourtant si quelque jour ce peuple se cabrait
Pour redevenir roi, qui l’en empêcherait ?
Quelle digue opposer aux torrents populaires
Enflés par tant de sang, de pleurs et de colères ?
De stupides soldats ? des canons étrangers ?
Mais l’on sait que le peuple, à l’heure des dangers,
Quand le poids de sa chaîne et de ses maux s’aggrave,
Secoue un haillon rouge, avec son fer y grave
Du pain ou la mort : puis, noble toréador,
Écrase le taureau royal aux cornes d’or,
Entasse, arme en un jour cent phalanges guerrières,
Refoule l’étranger, recule ses frontières.
Et ses liens brisés, ses combats glorieux,
Ses rois anéantis, ont prouvé que les deux,
Irrités comme lui de sa longue souffrance,
À ses sanglants excès avaient souscrit d’avance.

Riches, à vos plaisirs faites participer
Celui que les malheurs s’acharnent à frapper.

Donnez aux bons vieillards que le faix des ans courbe
Un grabat et du pain, un âtre et de la tourbe ;
Tendez des bras sauveurs au génie abattu ;
Encouragez les arts, soutenez la vertu ;
Et le pauvre, accroupi contre la froide borne,
Qui regarde vos chars voyageurs d’un œil morne,
Qui souffre en même temps et la faim et le froid,
Ne s’écrira jamais, dans son horrible effroi :
« Quand chaufferai-je donc ma poitrine engourdie
Au seuil de leurs palais fumants sous l’incendie ?
Quand reviendront ces jours de suprême courroux
Où l’or, la liberté, le pouvoir sont à tous ? »

Oh ! faites travailler le père de famille
Pour qu’il puisse abriter la pudeur de sa fille :
Pour qu’aux petits enfants amaigris par la faim,
Il puisse rapporter, non des pleurs, mais du pain :
Pour que sa pâle épouse au désespoir en proie,
Se ranime à sa vue et l’embrasse avec joie :
Pour qu’avec le remords, à vos chevets, le soir,
Les morts que vous craignez ne viennent pas s’asseoir ;
Pour éloigner de vous les sanglantes tempêtes
Qui menacent encor d’éclater sur vos têtes :
Et pour que Dieu, surtout, à vos derniers moments,
Vous pardonne votre or et vos enivrements.



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