Pompée/Acte V

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 87-101).
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ACTE V.


Scène première.

CORNÉLIE, tenant une petite urne en sa main ; PHILIPPE.
CORNÉLIE.

Mes yeux, puis-je vous croire, et n’est-ce point un songe
Qui sur mes tristes vœux a formé ce mensonge ?
1455Te revois-je, Philippe, et cet époux si cher
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher ?
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre ?
Ô vous, à ma douleur objet terrible et tendre[1],
Éternel entretien de haine et de pitié,
1460Reste du grand Pompée, écoutez sa moitié.
N’attendez point de moi de regrets, ni de larmes ;
Un grand cœur à ses maux applique d’autres charmes.
Les foibles déplaisirs s’amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
1465Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,
Et pour dire encore plus, je jure par vous-même,
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé
Que le respect des Dieux qui l’ont mal protégé :

Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
1470Ma divinité seule après ce coup funeste,
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager[2],
De n’éteindre jamais l’ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice ;
1475Et je n’entrerai point dans tes murs désolés,
Que le prêtre et le Dieu ne lui soient immolés.
Faites-m’en souvenir, et soutenez ma haine,
Ô cendres, mon espoir aussi bien que ma peine ;
Et pour m’aider un jour à perdre son vainqueur,
1480Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon cœur.
Toi qui l’as honoré sur cette infâme rive
D’une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir ?

PHILIPPE.

1485Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j’ai porté mes pas et mes sanglots[3]
Du côté que le vent poussoit encore les flots.
Je cours longtemps en vain ; mais enfin d’une roche
1490J’en découvre le tronc vers un sable assez proche,
Où la vague en courroux sembloit prendre plaisir
À feindre de le rendre, et puis s’en ressaisir.
Je m’y jette, et l’embrasse, et le pousse au rivage ;
Et ramassant sous lui le débris d’un naufrage,
1495Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,
Tel que je pus sur l’heure, et qu’il plût au hasard.
À peine brûloit-il que le ciel plus propice
M’envoie un compagnon en ce pieux office :

Cordus[4], un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
1500Retournant de la ville, y détourne les yeux ;
Et n’y voyant qu’un tronc dont la tête est coupée[5],
À cette triste marque il reconnoît Pompée.
Soudain la larme à l’œil : « Ô toi, qui que tu sois,
À qui le ciel permet de si dignes emplois,
1505Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses ;
Tu crains des châtiments, attends des récompenses.
César est en Égypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu’on t’en voit prendre[6],
1510Tu peux même à sa veuve en reporter la cendre.
Son vainqueur l’a reçue avec tout le respect
Qu’un dieu pourroit ici trouver à son aspect.
Achève, je reviens. » Il part et m’abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase qu’il me donne,
1515Où sa main et la mienne enfin ont renfermé
Ces restes d’un héros par le feu consumé[7].

CORNÉLIE.

Oh ! que sa piété mérite de louanges !

PHILIPPE.

En entrant j’ai trouvé des désordres étranges.
J’ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port[8],
1520Où le roi, disoit-on, s’étoit fait le plus fort.
Les Romains poursuivoient ; et César, dans la place
Ruisselante du sang de cette populace,

Montroit de sa justice un exemple si beau[9],
Faisant passer Photin par les mains d’un bourreau.
1525Aussitôt qu’il me voit, il daigne me connoître ;
Et prenant de ma main les cendres de mon maître :
« Restes d’un demi-dieu, dont à peine je puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes :
1530Attendant des autels, recevez ces victimes ;
Bien d’autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais ;
Porte à ses déplaisirs cette foible allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa vengeance[10]. »
1535Ce grand homme à ces mots me quitte en soupirant,
Et baise avec respect ce vase qu’il me rend.

CORNÉLIE.

Ô soupirs ! ô respect ! oh ! qu’il est doux de plaindre
Le sort d’un ennemi quand il n’est plus à craindre[11] !
Qu’avec chaleur, Philippe, on court à le venger
1540Lorsqu’on s’y voit forcé par son propre danger[12],
Et quand cet intérêt qu’on prend pour sa mémoire[13]
Fait notre sûreté comme il croît notre gloire !
César est généreux, j’en veux être d’accord ;
Mais le roi le veut perdre, et son rival est mort.
1545Sa vertu laisse lieu de douter à l’envie

De ce qu’elle feroit s’il le voyoit en vie :
Pour grand qu’en soit le prix, son péril en rabat ;
Cette ombre qui la couvre en affoiblit l’éclat ;
L’amour même s’y mêle, et le force à combattre :
1550Quand il venge Pompée, il défend Cléopatre.
Tant d’intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrois rien à ce qu’il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
Je n’aimois mieux juger sa vertu par la nôtre,
1555Et croire que nous seuls armons ce combattant,
Parce qu’au point qu’il est j’en voudrois faire autant.


Scène II.

CLÉOPATRE, CORNÉLIE, PHILIPPE, CHARMION.
CLÉOPATRE.

Je ne viens pas ici pour troubler une plainte
Trop juste à la douleur dont vous êtes atteinte :
Je viens pour rendre hommage aux cendres d’un héros
1560Qu’un fidèle affranchi vient d’arracher aux flots ;
Pour le plaindre avec vous, et vous jurer, Madame,
Que j’aurois conservé ce maître de votre âme,
Si le ciel, qui vous traite avec trop de rigueur,
M’en eût donné la force aussi bien que le cœur.
1565Si pourtant, à l’aspect de ce qu’il vous renvoie,
Vos douleurs laissoient place à quelque peu de joie ;
Si la vengeance avoit de quoi vous soulager,
Je vous dirois aussi qu’on vient de vous venger,
Que le traître Photin… Vous le savez peut-être ?

CORNÉLIE.

1570Oui, Princesse, je sais qu’on a puni ce traître.

CLÉOPATRE.

Un si prompt châtiment vous doit être bien doux.

CORNÉLIE.

S’il a quelque douceur, elle n’est que pour vous.

CLÉOPATRE.

Tous les cœurs trouvent doux le succès qu’ils espèrent.

CORNÉLIE.

Comme nos intérêts, nos sentiments diffèrent.
1575Si César à sa mort joint celle d’Achillas,
Vous êtes satisfaite, et je ne la suis pas.
Aux mânes de Pompée il faut une autre offrande :
La victime est trop basse et l’injure est trop grande ;
Et ce n’est pas un sang que pour la réparer
1580Son ombre et ma douleur daignent considérer.
L’ardeur de le venger, dans mon âme allumée,
En attendant César, demande Ptolomée.
Tout indigne qu’il est de vivre et de régner,
Je sais bien que César se force à l’épargner ;
1585Mais quoi que son amour ait osé vous promettre,
Le ciel, plus juste enfin, n’osera le permettre ;
Et s’il peut une fois écouter tous mes vœux,
Par la main l’un de l’autre ils périront tous deux.
Mon âme à ce bonheur, si le ciel me l’envoie,
1590Oubliera ses douleurs pour s’ouvrir à la joie ;
Mais si ce grand souhait demande trop pour moi,
Si vous n’en perdez qu’un, ô ciel ! perdez le Roi.

CLÉOPATRE.

Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les choses.

CORNÉLIE.

Le ciel règle souvent les effets sur les causes[14],
1595Et rend aux criminels ce qu’ils ont mérité.

CLÉOPATRE.

Comme de la justice, il a de la bonté.

CORNÉLIE.

Oui ; mais il fait juger, à voir comme il commence,
Que sa justice agit, et non pas sa clémence.

CLÉOPATRE.

Souvent de la justice il passe à la douceur.

CORNÉLIE.

1600Reine, je parle en veuve, et vous parlez en sœur.
Chacune a son sujet d’aigreur ou de tendresse,
Qui dans le sort du Roi justement l’intéresse.
Apprenons par le sang qu’on aura répandu
À quels souhaits le ciel a le mieux répondu[15].
1605Voici votre Achorée.


Scène III.

CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE,
PHILIPPE, CHARMION.
CLÉOPATRE.

Voici votre Achorée.Hélas ! sur son visage
Rien ne s’offre à mes yeux que de mauvais présage.
Ne nous déguisez rien, parlez sans me flatter :
Qu’ai-je à craindre, Achorée, ou qu’ai-je à regretter ?

ACHORÉE.

Aussitôt que César eut su la perfidie…

CLÉOPATRE.

1610Ce ne sont pas ses soins que je veux qu’on me die[16].
Je sais qu’il fit trancher et clore ce conduit
Par où ce grand secours devoit être introduit[17] ;

Qu’il manda tous les siens pour s’assurer la place,
Où Photin a reçu le prix de son audace ;
1615Que d’un si prompt supplice Achillas étonné
S’est aisément saisi du port abandonné ;
Que le Roi l’a suivi ; qu’Antoine a mis à terre
Ce qui dans ses vaisseaux restoit de gens de guerre[18] ;
Que César l’a rejoint ; et je ne doute pas
1620Qu’il n’ait su vaincre encore, et punir Achillas.

ACHORÉE.

Oui, Madame, on a vu son bonheur ordinaire…

CLÉOPATRE.

Dites-moi seulement s’il a sauvé mon frère,
S’il m’a tenu promesse.

ACHORÉE.

S’il m’a tenu promesse.Oui, de tout son pouvoir.

CLÉOPATRE.

C’est là l’unique point que je voulois savoir.
1625Madame, vous voyez, les Dieux m’ont écoutée.

CORNÉLIE.

Ils n’ont que différé la peine méritée.

CLÉOPATRE.

Vous la vouliez sur l’heure, ils l’en ont garanti.

ACHORÉE.

Il faudroit qu’à nos vœux il eût mieux consenti[19].

CLÉOPATRE.

Que disiez-vous naguère, et que viens-je d’entendre ?
1630Accordez ces discours, que j’ai peine à comprendre.

ACHORÉE.

Aucuns ordres ni soins n’ont pu le secourir[20] :

Malgré César et nous il a voulu périr ;
Mais il est mort, Madame, avec toutes les marques
Que puissent laisser d’eux les plus dignes monarques[21] :
1635Sa vertu rappelée a soutenu son rang,
Et sa perte aux Romains a coûté bien du sang[22].
Il combattoit Antoine avec tant de courage,
Qu’il emportoit déjà sur lui quelque avantage ;
Mais l’abord de César a changé le destin ;
1640Aussitôt Achillas suit le sort de Photin :
Il meurt, mais d’une mort trop belle pour un traître,
Les armes à la main, en défendant son maître.
Le vainqueur crie en vain qu’on épargne le Roi ;
Ces mots au lieu d’espoir lui donnent de l’effroi ;
1645Son esprit alarmé les croit un artifice
Pour réserver sa tête à l’affront d’un supplice[23].
Il pousse dans nos rangs, il les perce, et fait voir
Ce que peut la vertu qu’arme le désespoir ;
Et son cœur, emporté par l’erreur qui l’abuse[24],
1650Cherche partout la mort, que chacun lui refuse.
Enfin perdant haleine après ces grands efforts,
Près d’être environné, ses meilleurs soldats morts,
Il voit quelques fuyards sauter dans une barque :
Il s’y jette, et les siens, qui suivent leur monarque,
1655D’un si grand nombre en foule accablent ce vaisseau[25],
Que la mer l’engloutit avec tout son fardeau[26].
C’est ainsi que sa mort lui rend toute sa gloire,
À vous toute l’Égypte, à César la victoire.

Il vous proclame reine ; et bien qu’aucun Romain[27]
1660Du sang que vous pleurez n’ait vu rougir sa main,
Il nous fait voir à tous un déplaisir extrême,
Il soupire, il gémit. Mais le voici lui-même,
Qui pourra mieux que moi vous montrer la douleur[28]
Que lui donne du Roi l’invincible malheur.


Scène IV.

CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ANTOINE,
LÉPIDE, ACHORÉE, CHARMION, PHILIPPE.
CORNÉLIE.

1665César, tiens-moi parole, et me rends mes galères.
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires ;
Leur roi n’a pu jouir de ton cœur adouci ;
Et Pompée est vengé ce qu’il peut l’être ici.
Je n’y saurois plus voir qu’un funeste rivage[29]
1670Qui de leur attentat m’offre l’horrible image,
Ta nouvelle victoire, et le bruit éclatant
Qu’aux changements de roi pousse un peuple inconstant[30] ;
Et parmi ces objets, ce qui le plus m’afflige[31],
C’est d’y revoir toujours l’ennemi qui m’oblige.
1675Laisse-moi m’affranchir de cette indignité,
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
À cet empressement j’ajoute une requête :
Vois l’urne de Pompée ; il y manque sa tête :

Ne me la retiens plus, c’est l’unique faveur
1680Dont je te puis encore prier avec honneur.

CÉSAR.

Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre ;
Mais il est juste aussi qu’après tant de sanglots
À ses mânes errants nous rendions le repos,
1685Qu’un bûcher allumé par ma main et la vôtre
Le venge pleinement de la honte de l’autre,
Que son ombre s’apaise en voyant notre ennui,
Et qu’une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
1690Renferme avec éclat ses cendres réunies.
De cette même main dont il fut combattu,
Il verra des autels dressés à sa vertu ;
Il recevra des vœux, de l’encens, des victimes,
Sans recevoir par là d’honneurs que légitimes[32] :
1695Pour ces justes devoirs je ne veux que demain ;
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience ;
Vous êtes libre après : partez en diligence ;
Portez à notre Rome un si digne trésor ;
Portez…

CORNÉLIE.

1700Portez…Non pas, César, non pas à Rome encore :
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
À cette cendre aimée en ouvrent les murailles ;
Et quoiqu’elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n’y doit rentrer qu’en triomphant de toi.
1705Je la porte en Afrique ; et c’est là que j’espère
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,

Secondés par l’effort d’un roi[33] plus généreux[34],
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C’est là que tu verras sur la terre et sur l’onde
1710Le débris de Pharsale armer un autre monde ;
Et c’est là que j’irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu’ils suivent au combat des urnes au lieu d’aigles ;
1715Et que ce triste objet porte en leur souvenir[35]
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême :
L’honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même ;
Tu m’en veux pour témoin : j’obéis au vainqueur ;
1720Mais ne présume pas toucher par là mon cœur.
La perte que j’ai faite est trop irréparable ;
La source de ma haine est trop inépuisable :
À l’égal de mes jours je la ferai durer ;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
1725Je t’avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine ;
Que l’une et l’autre est juste, et montre le pouvoir,
L’une de ta vertu, l’autre de mon devoir[36] ;
Que l’une est généreuse, et l’autre intéressée,
1730Et que dans mon esprit l’une et l’autre est forcée.
Tu vois que ta vertu, qu’en vain on veut trahir[37],
Me force de priser ce que je dois haïr :
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie ;
La veuve de Pompée y force Cornélie.
1735J’irai, n’en doute point, au sortir de ces lieux,

Soulever contre toi les hommes et les Dieux ;
Ces Dieux qui t’ont flatté, ces Dieux qui m’ont trompée,
Ces Dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main l’ont pu voir égorger :
1740Ils connoîtront leur faute, et le voudront venger.
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire :
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopatre fera ce que je n’aurai pu.
1745Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n’ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t’aveugle, et que pour l’épouser
Rome n’a point de lois que tu n’oses briser ;
Mais sache aussi qu’alors la jeunesse romaine
1750Se croira tout permis sur l’époux d’une reine,
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J’empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu : j’attends demain l’effet de tes promesses.


Scène V.

CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE,
ACHORÉE, CHARMION.
CLÉOPATRE.

1755Plutôt qu’à ces périls je vous puisse exposer,
Seigneur, perdez en moi ce qui les peut causer :
Sacrifiez ma vie au bonheur de la vôtre ;
Le mien sera trop grand, et je n’en veux point d’autre,
Indigne que je suis d’un César pour époux,
1760Que de vivre en votre âme, étant morte pour vous.

CÉSAR.

Reine, ces vains projets sont le seul avantage

Qu’un grand cœur impuissant a du ciel en partage :
Comme il a peu de force, il a beaucoup de soins ;
Et s’il pouvoit plus faire, il souhaiteroit moins.
1765Les Dieux empêcheront l’effet de ces augures,
Et mes félicités n’en seront pas moins pures,
Pourvu que votre amour gagne sur vos douleurs,
Qu’en faveur de César vous tarissiez vos pleurs,
Et que votre bonté, sensible à ma prière,
1770Pour un fidèle amant oublie un mauvais frère.
On aura pu vous dire avec quel déplaisir
J’ai vu le désespoir qu’il a voulu choisir ;
Avec combien d’efforts j’ai voulu le défendre
Des paniques terreurs qui l’avoient pu surprendre.
1775Il s’est de mes bontés jusqu’au bout défendu,
Et de peur de se perdre il s’est enfin perdu.
Oh ! honte pour César, qu’avec tant de puissance,
Tant de soins de vous rendre entière obéissance[38],
Il n’ait pu toutefois, en ces événements,
1780Obéir au premier de vos commandements !
Prenez-vous-en au ciel, dont les ordres sublimes
Malgré tous nos efforts savent punir les crimes ;
Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus doux,
Puisque par cette mort l’Égypte est toute à vous.

CLÉOPATRE.

1785Je sais que j’en reçois un nouveau diadème,
Qu’on n’en peut accuser que les Dieux et lui-même ;
Mais comme il est, Seigneur, de la fatalité
Que l’aigreur soit mêlée à la félicité,
Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,
1790Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes,
Et si voyant sa mort due à sa trahison,
Je donne à la nature ainsi qu’à la raison.

Je n’ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu’aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche ;
1795J’en ressens dans mon âme un murmure secret,
Et ne puis remonter au trône sans regret[39].

ACHORÉE.

Un grand peuple, Seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine,
Et tout impatient déjà se plaint aux cieux
1800Qu’on lui donne trop tard un bien si précieux.

CÉSAR.

Ne lui refusons plus le bonheur qu’il desire :
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes desirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
1805Et puissent ne laisser dedans votre pensée
Que l’image des traits dont mon âme est blessée !
Cependant, qu’à l’envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d’un beau jour,
Où dans un digne emploi l’une et l’autre occupée
1810Couronne Cléopatre et m’apaise Pompée,
élève à l’une un trône, à l’autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
  1. « Garnier, du temps de Henri III, fit paraître Cornélie, tenant en main l’urne de Pompée. Elle dit (acte III, scène iii) :
    Ô douce et chère cendre ! ô cendre déplorable !
    Qu’avecque vous ne suis-je, ô femme misérable !
    C’est la même idée, mais elle est grossièrement rendue dans Garnier, et admirablement dans Corneille. L’expression fait la poésie. » (Voltaire.) — Voyez la Notice, p. 5.
  2. Var. De n’éteindre jamais, ni laisser affoiblir
    L’ardeur de le venger dont je veux m’ennoblir. (1644-56)
  3. Var. Madame, je portai mes pas et mes sanglots. (1644-56)
  4. Dans la Pharsale (livre VIII, vers 715 et 716), Cordus est un questeur de Pompée, qui avait accompagné son général dans sa fuite.
  5. Les éditions de 1644 portent, par erreur évidemment : « dont la tête coupée. »
  6. Var. [Tu peux même à sa veuve en reporter la cendre (a),]
    Dans ces murs que tu vois bâtis par Alexandre. (1644-56)

    (a) Tu peux même à sa veuve en rapporter la cendre. (1644 in-12 et 48-56)
  7. Var. Ces restes d’un héros par le feu consommé. (1644-56)
  8. Var. Tout un grand peuple armé fuyoit devers le port. (1644-56)
  9. Var. Montroit de sa justice un exemple assez beau. (1644-68)
  10. Var. Et lui dis que je cours achever sa vengeance. (1644-56)
  11. « Les curieux ne seront pas fâchés de savoir que Garnier avait donné les mêmes sentiments à Cornélie. Philippe lui dit (acte III, scène i) :
    César plora sa mort.
    Cornélie répond :
    César plora sa mort.Il plora mort celui
    Qu’il n’eût voulu souffrir être vif comme lui. » (Voltaire.)
  12. Var. Quand on s’y voit forcé par son propre danger. (1644-63) — Voyez ci-dessus la Notice, p. 5, et la note 1 de la p. 87.
  13. Var. Et que cet intérêt qu’on prend pour sa mémoire. (1644 et 60-63)
  14. Var. Le ciel règle souvent les effets par les causes. (1644 in-4o)
    Var. Le ciel règle souvent les effets pour les causes. (1644 in-12)
  15. Var. À quels souhaits le ciel aura mieux répondu. (1644-56)
  16. Var. Ah ! ce n’est pas ses soins que je veux qu’on me die. (1644-63)
  17. Voyez ci-dessus, vers 1146 et suivants.
  18. Var. Ce qui dans ses vaisseaux restoit des gens de guerre. (1644)
  19. Var. Du moins César l’eût fait, s’il l’avoit consenti. (1644-56)
  20. Var. Ni vos vœux ni nos soins n’ont pu le secourir :
    Malgré César et vous il a voulu périr. (1644-56)
  21. Var. Dont éclatent les morts des plus dignes monarques. (1644-56)
  22. Var. Et sa perte aux Romains a bien coûté du sang. (1644-56)
  23. Var. Pour réserver sa tête aux hontes d’un supplice. (1644-56)
  24. Var. Et son cœur indigné, que cette erreur abuse. (1644-56)
  25. Var. D’un tel nombre à la foule accablent ce vaisseau. (1644-56)
  26. L’auteur du livre de la Guerre d’Alexandrie (chapitre xxxi) raconte que Ptolémée s’enfuit du camp, et qu’il périt de la manière que dit ici Corneille.
  27. Var. Il vous proclame reine ; et quoique ses Romains
    Au sang que vous pleurez n’aient point trempé leurs mains,
    Il montre toutefois un déplaisir extrême. (1644-56)
  28. Var. Qui pourra mieux que moi vous dire la douleur. (1644-56)
  29. Var. Je n’y puis plus rien voir qu’un funeste rivage. (1644-56)
  30. Var. Qu’aux changements du Roi pousse un peuple inconstant. (1652-56)
  31. Var. Et de tous les objets celui qui plus m’afflige,
    J’y vois toujours en toi l’ennemi qui m’oblige. (1644-56).
  32. Var. Et ne recevra point d’honneurs illégitimes :
    Pour ces pieux devoirs je ne veux que demain. (1644-56)
  33. Juba, roi de Numidie.
  34. Var. Secondés des efforts d’un roi plus généreux. (1644-56)
  35. Var. Et que ce triste objet porte à leur souvenir. (1644-56)
  36. Var. L’une de la vertu, l’autre de mon devoir. (1644 in-12 et 48-56)
  37. Var. Et comme ta vertu, qu’en vain on veut trahir. (1644-56)
  38. Var. Tant de soins pour vous rendre entière obéissance. (1644-64)
  39. Var. Et n’ose remonter au trône sans regret. (1644-56)