Pompée/Appendice

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 103-115).
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APPENDICE.



PASSAGES DE LA PHARSALE
DE LUCAIN
IMITÉS PAR CORNEILLE ET SIGNALÉS PAR LUI[1].


Vers 52, 53. Metiri sua regna decet, viresque fateri.
Metiri sua regna decet (Livre VIII, vers 527.)
55-58. Nec soceri tantum arma fugit, fugit ora senatus,
Cujus thessalicas saturat pars magna volucres.
(VIII, 506, 507.)
Vers 61-64. Et metuit gentes quas uno in sanguine mistas
Deseruit, regesque timet quorum omnia mersit.
Metiri sua regna decet (VIII, 508, 509.)
70. Tu, Ptolemæe, potes Magni fulcire ruinam,
sub qua Roma cadit ?
(VIII, 528, 529.)
73, 74. Jus et fas multos faciunt, Ptolemæe, nocentes.
(VIII, 484.)
75, 76. Dat pœnas laudata fides, quum sustinet, inquit,
Quos fortuna premit.
(VIII, 485, 486.)
80. … Fatis accede, Deisque.
(VIII, 486.)
82. Et cole felices.
(VIII, 48 7.)
84. … Miseros fuge.
(VIII, 487.)
87, 88. Postquam nulla manet rerum fiducia, quærit
Cum qua gente cadat.
(VIII, 504, 505.)
93. … Votis tua fovimus arma.
(VIII, 519.)
97-100. Hoc ferrum, quod fata jubent proferre, paravi
Non tibi, sed victo. Feriam tua viscera. Magne ;
Malueram soceri.
(VIII, 520-523.)
105, 106. Sceptrorum vis tota perit, quum pendere justa
Incipit.
(VIII, 489, 490.)
109.  … Semper metuet quem sæva pudebunt.
(VIII, 495.)
124. Quicquid non fuerit Magni, dum bella geruntur,
Nec victoris erit.
(VIII, 502, 503.)
461-463. Quippe fides si pura foret…
Venturum tota pharium cum classe tyrannum.
(VIII, 572-574.)
93. … Longeque a littore casus
Exspectate meos, et in hac cervice tyranni
Explorate fidem.
(VIII, 580-582.)
479, 480. Romanus pharia miles de puppe salutat
Septimius.
(VIII, 596, 597.)
Vers 514-516. Involvit vultus, atque indignatus apertum
Fortunæ præbere caput, tunc lumina pressit.
Metiri sua regna decet (VIII, 614, 615.)
519, 520.  … Nullo gemitu consensit ad ictum
(VIII, 619.)
526-528. Seque probat moriens.
(VIII, 621.)
529-531.

Septimius…
… retegit…, scisso velamine, vultus,
................
Collaque in obliquo ponit languentia rostro,
Tunc nervos venasque secat…
................
Vindicat hoc pharius dextra gestare satelles.

(VIII, 668-675.)
534-536. Littora Pompeium feriunt, truncusque vadosis
Huc illuc jactatur aquis.
(VIII, 698, 699.)
541, 542. … Interque suorum
Lapsa manus, rapitur, trepida fugiente carina.
(VIII, 661,662.)
763, 764 … Atque os in murmura pulsant
Singultus animæ.
(VIII, 682,683.)
766-768. Iratamque Deis faciem.
(VIII, 665.)
769, 770. Non primo Cæsar damnavit munera vultu :
 Vultus, dum crederet, hæsit.
(IX, 1035, 1036.)
783-786. Lacrymas non sponte cadentes
Effudit.
(IX, 1038, 1039.)
787. Aufer ab aspectu nostro funesta, satelles,
Regis dona tui.
(IX, 1064, 1065.)
829. Ergo in thessalicis pellaeo fecimus arvis
Jus gladio ?
(IX, 1073, 1074.)
833, 834. Non tuleram Magnum, mecum Romana regentem :
Te, Ptolemaee, feram ?
(IX, 1075, 1076.)
841, 842. Nec fallere vos me
Credite victorem : nobis quoque tale paratum
Littoris hospitium.
(IX, 1081-1083.)
Vers 845, 846 … Ne sic mea colla gerantur
Thessaliæ fortuna facit.
Metiri sua regna decet (IX, 1083, 1084.)
914-916. … Unica belli
Præmia civilis, victis donare salutem,
Perdidimus.
(IX, 1066-1068.)
939-941. Justo date tura sepulcro,
Et placate caput.
(IX, 1091, 1092.)
999, 1000. Turpe mori post te solo non posse dolore.
(IX, 108.)
1014. Bis nocui mundo.
(VIII, 90.)
1015, 1016. … Cunctosque fugavi
A causa meliore Deos.
(VIII, 93, 94.)
1017, 1018. O utinam in thalamos invisi Cæsaris issem
Infelix conjux, et nulli læta marito !
(VIII, 88, 89.)
1050-1056.

Ut te complexus, positis civilibus armis,
Affectus abs te veteres, vitamque rogarem,
Magne, tuam, dignaque satis mercede laborum
Contentus par esse tibi. Tunc pace fideli
Fecissem ut victus posses ignoscere Divis ;
Fecisses ut Roma mihi.

(IX, 1099-1104.)
1058. Læta dies rapta est populis.
(IX, 1097.)
1104-1108.

 …Placemus cæde secunda
Hesperias gentes ; jugulus mihi Cæsaris haustus
Hoc præstare potest, Pompeii cæde nocentes
Ut populus Romanus amet.

(X, 386-389.)
1110. Quid, miserande, times quem tu facis ipse timendum ?
(IV, 185.)
1116. Quem metuis par hujus erat.
(V, 382.)
1151, 1152. Plenum epulis, madidumque mero, Venerique paratum
Invenies.
(X, 396, 397.)
1153-1156. Sed fremitu vulgi, fasces et signa querentis
Inferri romana suis, discordia sensit
Pectora.
Metiri sua regna decet (X, 11-13.)
Vers 1417-1419. In scelus it pharium romani pœna tyranni,
Exemplumque perit.
(X, 343.)
1501, 1502. Una nota est Magno capitis jactura revulsi.
(VIII, 711.)

Corneille n’a extrait de Lucain, pour les rapprocher de ses imitations, que les passages qu’il a ou le plus fidèlement traduits, ou du moins imités sciemment et à dessein. Si l’on voulait y joindre, pour les parties de la pièce dont le sujet se rencontre avec celui de la Pharsale, tous les souvenirs qui lui étaient restés de l’étude de ce poème, les ressemblances lointaines, les idées, les tours, les mots dont il s’était inspiré et qui ont passé dans ses vers, d’une manière moins apparente, et le plus souvent, je pense, sans même qu’il y songeât, on allongerait beaucoup la liste des rapprochements. Nous nous bornerons à un petit nombre d’exemples, que nous prendrons çà et là ; quelques-uns peut-être ont été omis involontairement par Corneille dans les citations qu’il a placées au bas des pages ; mais la plupart nous paraissent être d’autre nature : ou bien ce sont des passages mis en œuvre si librement qu’ils n’appartiennent pour ainsi dire plus au modèle, ou bien il s’en était tellement pénétré qu’il n’avait plus conscience de l’imitation ou de la réminiscence.

Dans le récit d’Achorée, les vers 482-484 reproduisent, sans les copier, ces quatre vers de Lucain, changés en discours direct :

Celsæ de puppe carinæ
In parvam jubet ire ratem, littusque malignum
Incusat, bimaremque vadis frangentibus æstum,
Qui vetet externas terris advertere classes.

(Livre VIII, vers 564-567.)

Les vers 1011-1016 du premier discours de Cornélie à César sont un frappant souvenir de ce passage :

Fortuna est mutata toris ; semperque potentes
Detrahere in cladem fato damnata maritos
Innupsit tepido pellex Cornelia busto
.
(III, 21-23.)

Le vers 575 est la traduction de cet autre endroit :

Sed regnantis, erat.… Rectorque senatus,
Sed regnantis, erat.
(IX, 1944, 195.)

Les trois triomphes mentionnés immédiatement après, au vers 578, reviennent plusieurs fois dans le poëme latin : voyez livre VI, vers 817, 818 ; livre VII, vers 685 ; livre VIII, vers 553,554, et vers 814,815. « Les monstres de l’Égypte » (vers 582) sont les regia monstra du livre VIII, vers 613.

Mais nulle part on ne voit mieux que dans la délibération qui ouvre la tragédie et principalement, je crois, dans le premier discours de Ptolomée et dans celui de Photin, à quel point Corneille était plein de la Pharsale et comment il s’en inspirait. D’abord aux fragments qu’il a cités lui-même du discours de Photin (Pothinus) dans Lucain (livre VIII, vers 48/|-535), il faudrait joindre plusieurs autres extraits de ce morceau, si, outre les endroits fidèlement reproduits dans le Pompée, on voulait donner aussi tous ceux qui ont quelque analogie de pensée ou de forme avec les vers français, ou que notre poëte a rendus, ou fait sentir par quelque équivalent. Ainsi :

Pompeii nunc castra placent quæ deserit orbis ?
(Vers 532.)
Thessaliæque reus, nulla tellure receptus,
Sollicitat nostrum, quem nondum perdidit, orbem.

(Vers 510, 511.)
Justior in Magnum nobis, Ptolemæe, querelæ
Causa data est.

(Vers 512, 513.)
… Exeat aula
Qui volet esse pius ; virtus et summa potestas
Non coeunt.

(Vers 493-495.)
Libertas scelerum est quæ regna invisa tuetur,
Sublatusque modus gladiis.

(Vers 491, 492.)
… Facere omnia sæve
Non impune licet, nisi quum facis.

(Vers 492, 493) etc.

Dans ce même discours de Pothinus se trouve aussi ce que dit Ptolomée pour clore la délibération :

« Et cédons au torrent qui roule toutes choses. »
(Vers 190.)
Rapimur quo cuncta feruntur.
(Vers 522.)

Aux emprunts faits à cette tirade oratoire, où il était si naturel de puiser pour cette scène du conseil, nous pouvons ajouter des traits pris çà et là dans les diverses parties de la Pharsale, et sinon toujours imités de Lucain, au moins suggérés par lui. Rapprochez, par exemple, des vers 3 et 4 cette apostrophe latine :

Thessalicæ tantum, Superi, permittitis oræ ?
(VII, 302.)

Pour les vers 5 et suivants, voyez ce qui est dit plus haut, p. 27, note 3. « Le droit de l’épée » (vers 13) est la traduction de ferri jus (livre V, vers 387). L’idée du vers 14 est contenue dans ce passage :

Hæc fato quæ teste probet quis justius arma
Sumpserit, hæc acies victum factura nocentem est.

(VII, 259, 260.)

Aussitôt après Corneille s’est souvenu de cet autre endroit :

Lassata triumphis
Descivit fortuna tuis.
(II, 727, 728.)

Nous ne pousserons pas plus loin ces rapprochements. Ceux qui précèdent suffisent pour montrer, et c’est là tout ce que nous voulions faire, qu’outre les imitations directes et frappantes que notre poète a lui-même signalées, il y a dans diverses parties de sa tragédie bon nombre de souvenirs qui font voir combien était vif le goût qu’il avait pour Lucain, combien il avait pratiqué ce poète, et de quelle manière il savait s’approprier ses beautés et ses défauts.


II

EXTRAITS DE LA MORT DE POMPÉE
DE CHAULMER[2].


ARGUMENT.

Après la guerre de Pharsale, Pompée se retire vers Ptolomée, roi d’Égypte, en dessein d’obtenir de lui quelques nouvelles troupes, avec lesquelles il pût rallier le débris de sa fortune ; mais son dessein ne réussit pas comme il l’avoit projeté. Le Roi assemble son conseil sur ce sujet, où trois des plus signalés parlent : l’un en faveur de Pompée, les deux autres contre lui ; l’un à ce qu’il fût chassé, l’autre à ce qu’il fût mis à mort : à quoi le Roi conclut, et ce qui est exécuté ; ensuite de quoi sa femme, son fils et ceux qui suivoient son parti se retirèrent avec exécration contre le tyran et toute l’Égypte. Ce sujet est amplement traité par Plutarque, en la Vie de Pompée, et par Florus, historien romain ; par Suétone, et encore plus au long dans les œuvres de Lucain, poëte romain. Les circonstances sont de l’invention de l’auteur, dont il a enrichi un si noble sujet pour ne le mettre point au jour sans les ornements dus à son mérite.


ANALYSE
PAR LES FRÈRES PARFAIT[3].

Nous n’entrerons dans le détail de cette pièce que pour faire voir « les circonstances de l’invention de l’auteur… »

Après la perte de la bataille de Pharsale, Pompée se réfugie en Égypte, accompagné de Cornélie, de Sexte et de deux sénateurs. Il est reçu avec distinction par Parthénie, veuve du dernier roi, et par Cléopatre, sa fille, qui devient aussitôt amoureuse du fils de Pompée…

CLÉOPATRE.

…Lis sur ce visage, et ma mort, et sa cause.

CHARMION.

Qui vit jamais la mort peinte en telle couleur ?

CLÉOPATRE.

Comme dedans la glace, on meurt dans la chaleur.

CHARMION.

Le moyen d’amortir le feu qui vous dévore ?

CLÉOPATRE.

Allume-le plutôt, c’est un feu que j’adore.

CHARMION.

Je l’entends à peu près.

Elle promet de s’employer. Sexte est tenté de faire une infidélité à Léonie, sa première maîtresse ; cette dernière, qui s’est travestie en cavalier, conduite par sa jalousie, vient trouver son amant et lui fait mettre l’épée à la main. Cléopatre interrompt un si brusque entretien ; mais ne pouvant rien gagner sur le cœur de Sexte, qui se pique de constance, elle ne s’oppose plus à la perte de Pompée, et ordonne à Théodote d’y concourir. Pendant ce temps-là, Pompée, agité par un songe affreux, vient le raconter à sa femme. Elle achève de l’effrayer par le récit du sien. Au quatrième acte, le conseil d’Égypte s’assemble pour délibérer de son sort. Ptolomée s’y rend à la cinquième scène ; c’est le meilleur endroit de la pièce. M. Corneille a commencé celle qu’il a donnée depuis sous le même nom, par une pareille situation. Ici Photin joue le personnage généreux et conseille de recevoir Pompée. Achillas représente le danger où l’on s’expose en lui accordant une retraite, et Théodote soutient que le plus sûr moyen d’éviter l’indignation de César est de lui porter la tête de son ennemi. Ptolomée s’arrête à ce dernier avis — On exécute au cinquième acte ce qui vient d’être résolu. Cornélie partage avec les spectateurs le déplaisir de voir trancher la tête de Pompée, et la tragédie finit par les regrets de cette veuve et ceux de son fils…


ACTE IV.


Scène V.

PTOLOMÉE, PHOTIN, ACHILLAS, THÉODOTE.
PTOLOMÉE.

Ministres d’un État, que vos sages génies
Ont toujours garanti de pertes infinies,
C’est maintenant, amis, qu’il est temps de parler ;
C’est en cet accident qu’il vous faut signaler,
Et par l’autorité que votre roi vous donne,
Dire ce qui peut faire au bien de sa couronne.
Parlez donc hardiment, et puis ma volonté
Fera de vos avis un dessein arrêté.

PHOTIN[4].

Monarque glorieux ! Égypte fortunée !
Rencontre avantageuse ! agréable journée !
Qui résigne à mon prince et lui met entre mains
La gloire que s’étoient acquise les Romains.
Il semble que le ciel ne les fit misérables

Que pour rendre à jamais ses vertus mémorables,
Puisque les secourir est le plus digne emploi
Où se puisse arrêter la vertu d’un grand roi.
Qu’il imite en cela les puissances suprêmes,
Dont les rois ici-bas tiennent les diadèmes,
Qui voyant les méchants accabler la vertu,
Relèvent aussitôt ce qu’ils ont abattu :
C’est ce que la nature et le droit vous commandent,
Ce que l’affection et la pitié demandent ;
Et puisque notre bien autorise ces lois,
Obligeons nos amis, et nous tous à la fois ;
Joignons nos intérêts avecque leur fortune :
Aussi bien le ciel veut qu’elle nous soit commune.
Je vois bien que les Dieux ont ce point arrêté,
Et qu’on ne peut forcer cette nécessité.
Mais pourquoi la forcer ? puisque cette entreprise
Nous est utile autant qu’elle les favorise ;
Que leur donnant moyen de rentrer au combat,
Nous assurons le trône et conservons l’État,
Ou l’augmentons plutôt, puisqu’après la victoire
Ayant part au bonheur, aussi bien qu’à la gloire,
Nous verrons que plusieurs de leurs peuples soumis
Deviendront nos sujets cessant d’être ennemis ?
C’est ce qu’il faut attendre et croire de Pompée,
Sans que notre espérance en puisse être trompée ;
Et je crois après tout que c’est se rendre heureux,
Que de faire plaisir à des cœurs généreux.
Et puis le traitement qu’en reçut votre père
Ne veut pas qu’en ceci votre esprit délibère.
Où pensez-vous trouver des sentiments plus sains ?
Il faut courre sans guide en de si beaux desseins ;
Et puisque de lui seul vous tenez la couronne,
Vous voyez clairement ce que le ciel ordonne.
En conservant l’État, il le fit comme sien ;
En demandant l’entrée, il demande son bien.
Qu’on équipe soudain, et qu’on aille avec joie
Recevoir le présent que le ciel nous envoie.
Ce qu’il falloit chercher au bout de l’univers
Se vient offrir à nous : que nos ports soient ouverts,
Que nos cœurs soient de même, et que ces braves princes
Entrent dans nos esprits comme dans nos provinces.
Rome vous en conjure, et votre Égypte en pleurs
Appréhende pour soi, regardant ses malheurs ;
Votre peuple pour eux implore votre grâce,
Qui le peut garantir d’une telle menace.

ACHILLAS.

Je crois que nos avis tendent à mêmes fins :
Mais ils tiennent pourtant de différents chemins.

On ne vous chante ici que biens et que victoire,
Nos esprits n’ont d’objets que ceux de votre gloire ;
Mais peignant un discours de si belles couleurs,
On ne vous montre pas un serpent sous des fleurs.
Je sais qu’il appartient à toute âme royale
De relever les grands quand le sort les ravale ;
Aussi n’appartient-il qu’à des cœurs généreux
De courir au secours des hommes malheureux.
Mais nous ne devons pas par la loi de nature,
Pour secourir autrui, recevoir une injure :
Ce seroit excéder le droit et l’équité,
De qui par la raison le pouvoir limité
Ne nous apprend que trop qu’en des périls extrêmes
Le meilleur est toujours de penser à nous-mêmes ;
Et croire qu’il nous faut résoudre sur ce point,
De fermer le royaume ou de n’en avoir point.
L’Égypte ne peut pas obéir à deux maîtres,
Et ces submissions ne sont qu’appas de traîtres,
Qui flattant nos esprits avec leur vain éclat,
Veulent, nous surprenant, s’emparer de l’État.
Oui, c’est le moindre mal que le sort nous apprête,
Puisque le même encor menace notre tête.
Croyons qu’en recevant nos pires ennemis,
Nous ferions beaucoup plus qu’il ne nous est permis,
Que voulant préférer à l’honnête l’utile,
Notre ruine aussi lui feroit un asile.
Ce royaume puissant, commis à votre foi,
Blâmeroit en tombant la faute de son roi,
Qui par trop de bonté l’auroit perdu lui-même,
Prodigue de son sang et de son diadème.
Pardonnez, s’il vous plaît, à mon ressentiment,
Qui me fait devant vous parler si librement ;
Quoique ailleurs le respect dût retenir ma langue,
Ici votre intérêt anime ma harangue,
Et je ne puis souffrir qu’on mette en compromis
Votre vie et l’État pour ces traîtres amis.
Oui, nous nous perdons tous, en recevant Pompée ;
Et notre piété par son crime trompée,
Ouvrant notre royaume à ce prince latin,
En croyant lui prêter n’en fait que son butin.
Délivrons nos sujets de si fortes alarmes ;
Que Rome cherche ailleurs des pays et des armes ;
Gardons-nous d’exposer nos terres au hasard,
D’avoir pour ennemis et Pompée et César,
Et souffrir cependant que leur bouillant courage
Décharge dessus nous les effets de leur rage.
Et comme bien souvent, voulant sauver de l’eau
Celui qu’on voit périr, l’on a même tombeau,
Ainsi de ces vaincus les desseins adversaires

Nous précipiteroient en de mêmes misères.
Créon perdit-il pas fille, vie et maison,
Quand il en voulut faire une asile[5] à Jason ?
Perdit-il pas lui-même et le sceptre et la vie,
Au lieu d’effectuer cette louable envie ?…
Croyons donc que suivant le sort des malheureux,
Nous ne pouvons enfin que nous perdre avec eux.
Repoussons bravement l’effort de tant de guerres,
Et contraignons Pompée à chercher d’autres terres.

THÉODOTE.

Mon prince, il n’est plus temps de rien dissimuler.
Oui, s’il le fut jamais, il est temps de parler ;
Et puisque votre esprit si longtemps en balance,
Demeurant suspendu, choque votre prudence,
Il faut vous avertir, au nom de tous les Dieux,
Que nous devons ici suivre l’arrêt des cieux.
Puisqu’ils ont résolu de ruiner Pompée,
Notre âme en ce dessein ne peut être trompée :
Refuser d’obéir et de les imiter
Ne seroit justement que pour les irriter,
Et nous envelopper dans les mêmes ruines
Qui s’en vont accabler les reliques latines.
Non, non, ne soyons pas courageux à demi.
Il ne nous suffit pas de chasser l’ennemi,
Qui nous pourroit un jour, par de nouvelles guerres,
Voler, à force ouverte, et nos biens et nos terres,
Dont notre piété lui voudroit faire part.
Pour un temps seulement on fuiroit le hasard ;
Et puis après, César, apprenant ces nouvelles,
Nous traiteroit sans doute ainsi que des rebelles.
Que ferions-nous alors ?… Non, non, ne pensons pas
Que Pompée avec nous s’exemptât du trépas ;
Et puisque de tous points sa mort est arrêtée,
Il vaut mieux qu’elle soit un peu précipitée,
Que si pour retarder quelque peu cet arrêt,
Notre État se perdoit dedans son intérêt.
Si César irrité tourne ici ses armées,
Qui pourra repousser ses troupes animées ?
Qui pourra résister à ses braves guerriers,
Dont la valeur s’échauffe à force de lauriers ?…
Ce pays aura-t-il des plaines de Pharsale ?
Ah ! Sire, la partie est trop inégale ;
Et notre vain effort, en la voulant tenter,
Ne feroit justement que nous précipiter.
Aussi bien la justice et bonté de la cause
N’empêche pas toujours que le sort n’en dispose :

Il est maître de tout, et souvent l’innocent
Tombe dessous le joug d’un ennemi puissant ;
Et souvent la vertu, ne passant que pour crime,
D’un injuste supplice en fait un légitime,
Lorsque de son État les destins envieux
L’emportent aux mortels pour la porter aux Dieux.
Apaisons donc César par un sang si funeste,
Qui nous est un venin, un aspic, une peste ;
Et puisque contre nous il fit cet attentat,
Qu’il rassure en mourant la couronne et l’État.
Que l’équité le veuille, ou bien que l’injustice,
Perdant notre ennemi, nous rende un bon office,
Il n’importe : pourvu qu’en perdant l’ennemi,
Le pays soit en paix et le sceptre affermi.
Faisons donc que le droit le cède à la puissance :
Pour bien régner, qu’il souffre un peu de violence.
Qu’en perdant l’ennemi, ce précieux moment
Redonne à notre État un plus sûr fondement.
Peut-être que César lui laisseroit la vie ;
Mais il sera content qu’elle lui soit ravie.
En se voyant vengé par la faute d’autrui,
Il rendra la faveur qu’on lui fait aujourd’hui,
Et les Dieux et César autorisent ce crime,
Qu’encor notre intérêt fait assez légitime,
Puisqu’il vit pour nous perdre, et puisqu’un homme mort
Ne peut plus empirer ou troubler notre sort.

PTOLOMÉE.

 Qu’il meure, et que sa mort affranchisse son âme :
C’est par où le vaincu doit éviter le blâme.


  1. Voyez ci-dessus, p. 14. — Dans Médée, nous avons indiqué les sources latines au bas des pages ; mais là Corneille imitait une tragédie et la suivait d’assez près ; ici il choisit dans un poëme épique certains passages brillants pour orner sa tragédie, sans s’astreindre, bien entendu, à une marche analogue à celle de son modèle. Nous avons donc cru devoir placer les vers de Lucain en appendice, comme nous avons fait pour ceux de Guillem de Castro à la suite du Cid. Ce qui nous y a encore plus déterminé, c’est que, pour la Médée, les rapprochements avec le latin sont un simple travail d’éditeur qui peut sans inconvénient être confondu avec les notes, tandis que, pour le Cid et pour Pompée, Corneille ayant pris la peine d’indiquer lui-même les vers qu’il a imités, mieux valait, ce nous semble, ne pas mêler son œuvre avec la nôtre. — Il n’a donné ces rapprochements que dans les éditions de 1648, 1652 et 1655. Nous n’avons rien changé à son texte, qui ne diffère des meilleures éditions que par quatre ou cinq variantes de peu d’importance ; nous nous sommes contenté d’y corriger un petit nombre de fautes typographiques. Nous avons aussi coupé, comme il l’a fait lui-même, en plusieurs fragments des citations qui, dans Lucain, se suivent et sont jointes ; ainsi celles qui se rapportent aux vers 80, 82, 84 :

    … Fatis accede, Deisque,
    Et cole felices, miseros fuge.

  2. Voyez ci-dessus la Notice, p. 5.
  3. Histoire du Théâtre françois, tome V, p. 441-445.
  4. Par une disposition des plus bizarres, on lit ici avant le nom de Photin : « Scène sixième ; » plus loin, avant le nom d’Achillas : « Scène septième ; » avant le nom de Théodote : « Scène huitième ; » et enfin avant le nom de Ptolomée : « Scène neuvième. Ptolomée, Parthénie, Achillas, Photin, Théodote. » Mais comme ces discours séparés ne constituent pas des monologues et qu’ils sont, de toute nécessité, prononcés en présence du conseil assemblé ; que, d’un autre côté, on lit immédiatement après les deux derniers vers dits par Ptolomée : « Parthénie entrant sur ces paroles, » ce qui prouve que c’est alors seulement qu’un nouveau personnage occupe le théâtre, il nous a paru indispensable de continuer jusqu’en cet endroit la scène cinquième, qui n’a sans doute été divisée par l’imprimeur qu’à cause de son étendue.
  5. Une asile est la leçon de l’édition originale.