Pompée/Au lecteur

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 14-19).


AU LECTEUR[1].


Si je voulois faire ici ce que j’ai fait en mes deux derniers ouvrages[2], et te donner le texte ou l’abrégé des auteurs dont cette histoire est tirée, afin que tu pusses remarquer en quoi je m’en serois écarté pour l’accommoder au théâtre, je ferois un avant-propos dix fois plus long que mon poëme, et j’aurois à rapporter des livres entiers de presque tous ceux qui ont écrit l’histoire romaine. Je me contenterai de t’avertir que celui dont je me suis le plus servi a été le poëte Lucain, dont la lecture m’a rendu si amoureux de la force de ses pensées et de la majesté de son raisonnement, qu’afin d’en enrichir notre langue, j’ai fait cet effort pour réduire en poëme dramatique ce qu’il a traité en épique[3]. Tu trouveras ici cent ou deux cents vers traduits ou imités de lui[4]. J’ai tâché de le suivre dans le reste[5], et de prendre son caractère quand son exemple m’a manqué : si je suis demeuré bien loin derrière, tu en jugeras. Cependant j’ai cru ne te déplaire pas de te donner ici trois passages qui ne viennent pas mal à mon sujet. Le premier est un épitaphe[6] de Pompée, prononcé par Caton dans Lucain. Les deux autres sont deux peintures de Pompée et de César, tirées de Velleius Paterculus. Je les laisse en latin, de peur que ma traduction n’ôte trop de leur grâce et de leur force ; les dames se les feront expliquer[7].


EPITAPHIUM POMPEII MAGNI[8].
Cato, apud Lucanum, lib. IX (vers. 190-214)[9].

Civis obit, inquit, mullo majoribus impar
Nosse modum juris, sed in hoc tamen utilis ævo,
Cui non ulla fuit justi reverentia : salva
Libertate polens, et solus plebe parata
Privatus servire sibi, rectorque senatus,

Sed regnantis, erat. Nil belli jure poposcit ;
Quæque dari voluit, voluit sibi posse negari.
Immodicas possedit opes, sed plura retentis
Intulit ; invasit ferrum, sed ponere norat.
Prætulit arma togæ, sed pacem armatus amavit.
Juvit sumpta ducem, juvit[10] dimissa potestas.
Casta domus, luxuque carens, corruptaque nunquam
Fortuna domini. Clarum et venerabile nomen
Gentibus, et multum nostræ quod proderat urbi.
Olim vera fides, Sylla Marioque receptis
Libertatis obit ; Pompeio rebus adempto
Nunc et ficta perit ; Non jam regnare pudebit ;
Nec color imperii, nec frons erit ulla senatus.
O felix, cui summa dies fuit obvia victo,
Et cui quærendos Pharium scelus obtulit enses !

Forsitan in soceri potuisset vivere regno.
Scire mori, sors prima viris, sed proxima cogi.
Et mihi, si fatis aliena in jura venimus,
Da talem, Fortuna, Jubam : non deprecor hosti
Servari, dum me servet cervice recisa.


ICON POMPEII MAGNI[11].
Velleius Paterculus, lib. II (cap. XXIX.)

Fuit hic genitus matre Lucilia, stirpis senatoriæ, forma excellens, non ea qua flos commendatur ætatis, sed dignitate et constantia, quæ in illam conveniens amplitudinem, fortunam quoque ejus ad ultimum vitæ comitata est diem : innocentia eximius, sanctitate præcipuus, eloquentia medius ; potentiæ, quæ honoris causa ad eum deferretur, non ut ab eo occuparetur, cupidissimus ; dux bello peritissimus ; civis in toga (nisi ubi vereretur ne quem haberet parem) modestissimus, amicitiarum tenax, in offensis exorabilis, in reconcilianda gratia fidelissimus, in accipienda satisfactione facillimus, potentia sua nunquam aut raro ad impotentiam usus ; pæne omnium votorum[12] expers, nisi numeraretur inter maxima, in civitate libera dominaque gentium, indignari, cum omnes cives jure haberet pares, quemquam æqualem dignitate conspicere.


ICON C. J. CÆSARIS[13].
Velleius Paterculus, lib. II (cap. XLI.)

Hic, nobilissima Juliorum genitus familia, et quod inter omnes antiquissimos constabat, ab Anchise ac Venere deducens genus, forma omnium civium excellentissimus, vigore animi acerrimus, munificentia effusissimus, animo super humanam et naturam et fidem evectus, magnitudine cogitationum, celeritate bellandi, patientia periculorum, Magno illi Alexandro, sed sobrio, neque iracundo, simillimus ; qui denique semper et somno et cibo in vitam, non in voluptatem uteretur.


  1. Voyez ci-dessus, p. 11, note 1.
  2. Var. (édit. 1648-1656) : en mes derniers ouvrages. — Dans l’impression originale dont nous suivons le texte pour ces préliminaires, Corneille ne parle que de ses deux derniers ouvrages, parce que pour le Cid et Horace il n’a pas donné les extraits de Mariana et de Tite Live dans la première édition de chacune de ces pièces, mais seulement dans les recueils antérieurs à 1660 : voyez tome III, p. 79, note 1, et p. 262, note 1.
  3. L’avis Au lecteur finit ici dans des éditions de 1654 et de 1656.
  4. Voyez ci-après l’Appendice, p. 103 et suivantes.
  5. Var. (éd. de 1648, 1652 et 1655) : cent ou deux cents vers traduits ou imités de lui, que tu reconnoîtras aux mêmes marques que tu as déjà reconnu ce que j’ai emprunté de D. Guillen de Castro dans le Cid. J’ai tâché de suivre ce grand homme dans le reste. — Les impressions de 1648,1652 et 1655 sont les seules qui aient cette variante, parce qu’elles sont aussi les seules où Corneille ait placé au bas des pages, pour le Cid, les extraits de Guillen de Castro : voyez tome III, p. 199, note 2.
  6. Ce mot était masculin à cette époque. Voyez le Lexique.
  7. On aimait assez alors à laisser ainsi certains passages latins sans les traduire, afin de donner aux beaux esprits une occasion facile de briller auprès des dames. Voyez tome III, p. 45 et 46, ce que Balzac écrit à Scudéry dans une circonstance analogue.
  8. Cet extrait latin et les deux suivants ne sont que dans les éditions de 1644-1652 et dans celle de 1655.
  9. « Enfin les cieux, dit-il, nous ravissent un homme
    Sur qui rouloit encor l’espérance de Rome,
    Et qui bien qu’en vertu cédant à nos aïeux,
    Fut pourtant l’ornement de ce siècle odieux.
    En ce temps où l’orgueil s’est rendu légitime,
    Où la loi de l’honneur cède à celle du crime,
    Il n’a point jusqu’au trône élevé ses projets :
    Il vouloit des amis, et non pas des sujets.
    Sous lui la liberté n’a point été blessée ;
    Ses grandeurs n’ont jamais révolté sa pensée.
    Bien que Rome fût prête à porter ses liens,
    Il n’a dans ses Romains vu que ses citoyens.

    Il fut chef du sénat, mais du sénat encore
    Et maître du couchant et maître de l’aurore.
    Il ne s’établit point sur le droit des combats.
    Ce qu’il pût autrefois ne devoir qu’à son bras,
    Qu’à ce courage grand sur les plus grands courages,
    Il voulut le devoir à de libres suffrages.
    Les progrès éclatants de sa jeune saison
    Ont enrichi l’État bien plus que sa maison.
    Il sut prendre, au besoin, ou mettre bas les armes ;
    Il adoroit la paix au milieu des alarmes ;
    Et d’un visage égal il a pris ou quitté
    L’éclat de la puissance et de l’autorité.
    On n’a vu ses trésors que dedans ses largesses :
    Sa maison étoit chaste au milieu des richesses ;
    Toujours la modestie et toujours la candeur
    S’y trouvèrent d’accord avecque la grandeur.
    Son nom fut précieux aux nations diverses,
    Et pour nous d’un grand poids au fort de nos traverses.
    Les remords de la honte et l’instinct du devoir
    Ne sont plus un obstacle au souverain pouvoir ;
    Le bonheur des forfaits est un droit légitime,
    Et la vertu gémit sous le pouvoir du crime.
    Ton malheur, grand héros, te doit être bien cher,
    De trouver une mort qu’il te falloit chercher ;
    D’accourcir ta douleur pour ne voir pas la nôtre,

    Et pour ne vivre pas sous le pouvoir d’un autre.
    Je voudrois ne devoir ma perte qu’à mon bras ;
    Mais la contrainte sert qui conduit au trépas.
    Si le sort n’assoupit sa haine consommée,
    Je demande en Juba le cœur de Ptolomée ;
    Et pourvu que sans vie on me garde au vainqueur,
    Je puis à mon destin pardonner sa rigueur. »

    (Traduction de Brébeuf.)
  10. Par une erreur typographique qui fait une faute de quantité, il y a ici juvat, au lieu de juvit, dans les éditions de 1648 et de 1652.
  11. Nous tirons la traduction de cet extrait et du suivant, de l’Histoire romaine de Velleius Paterculus publiée à Paris, chez Jean Gesselin, en 1610, in-4o. L’auteur de cette version française anonyme est J. Baudoin ; elle forme l’appendice de sa traduction de Tacite. Les deux ouvrages font deux volumes. « Il (Pompée) eut pour mère Lucilia : il étoit de l’ordre des sénateurs, beau par excellence, non pour cette fleur de l’âge de laquelle on fait tant d’état, mais pour sa dignité et généreuse grandeur, qui lui étoit fort convenable et qui accompagna sa fortune jusques au dernier période de sa vie ; il étoit parfait en bonté, des premiers en bonne vie, médiocre en éloquence, très-desireux du pouvoir qu’on lui déféroit par honneur, mais non pas pour en abuser ; capitaine fort expérimenté à la guerre, vrai citoyen en temps de paix, et qui n’avoit point son semblable ; fort modeste, constant en ses amitiés, facile à pardonner étant offensé, prêt à recevoir la satisfaction de chacun ; qui n’abusoit jamais ou bien rarement de son pouvoir ; et, ce qui mérite d’être mis au rang des choses plus grandes, il étoit fâché de se voir le premier en dignité en une ville libre et maîtresse du monde, quoiqu’il eût à bon droit tous les citoyens pour ses pareils. » (Pages 33 et 34.)
  12. Corneille suit ici le texte, évidemment fautif, de l’édition princeps (Bâle, 1520). Les éditions modernes de Velléius Paterculus ont généralement adopté la correction d’Alde Manuce, qui a substitué vitiorum à votorum. Le traducteur que nous citons dans la note précédente a sauté les mots : pæne omnium votorum expers, mais on voit par la suite de la phrase que son texte était aussi votorum.
  13. « Il étoit issu de la noble race des Jules et tiroït son extraction (selon que les anciens nous ont laissé par écrit) d’Anchise et de Vénus. C’étoit le plus beau de tous les citoyens, fort subtil en vigueur et force d’esprit, très-libéral, l’âme duquel étoit relevée par-dessus toute créance humaine : pareil du tout à ce grand Alexandre (mais sobre et qui ne se laissoit point vaincre à la colère) en grandeur de desseins, habilité de combattre, et patience ès dangers ; qui ménageoit sa nourriture et son repos, plus pour l’usage de sa vie que pour l’entretien des voluptés. » (Traduction de J. Baudoin, p. 41.)