Pompée/Examen

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 19-25).


EXAMEN.


À bien considérer cette pièce, je ne crois pas qu’il y en aye sur le théâtre où l’histoire soit plus conservée et plus falsifiée tout ensemble. Elle est si connue, que je n’ai osé en changer les événements ; mais il s’y en trouvera peu qui soient arrivés comme je les fais arriver. Je n’y ai ajouté que ce qui regarde Cornélie, qui semble s’y offrir d’elle-même, puisque, dans la vérité historique, elle étoit dans le même vaisseau que son mari lorsqu’il aborda en Égypte, qu’elle le vit descendre dans la barque, où il fut assassiné à ses yeux par Septime[1], et qu’elle fut poursuivie sur mer par les ordres de Ptolomée[2]. C’est ce qui m’a donné occasion de feindre qu’on l’atteignit, et qu’elle fut ramenée devant César, bien que l’histoire n’en parle point. La diversité des lieux où les choses se sont passées, et la longueur du temps qu’elles ont consumé dans la vérité historique, m’ont réduit à cette falsification pour les ramener dans l’unité de jour et de lieu. Pompée fut massacré devant les murs de Pélusium, qu’on appelle aujourd’hui Damiette, et César prit terre à Alexandrie. Je n’ai nommé ni l’une ni l’autre ville, de peur que le nom de l’une n’arrêtât l’imagination de l’auditeur, et ne lui fît remarquer malgré lui la fausseté de ce qui s’est passé ailleurs. Le lieu particulier est, comme dans Polyeucte, un grand vestibule commun à tous les appartements du palais royal ; et cette unité n’a rien que de vraisemblable, pourvu qu’on se détache de la vérité historique. Le premier, le troisième et le quatrième acte y ont leur justesse manifeste ; il y peut avoir quelque difficulté pour le second et le cinquième, dont Cléopatre ouvre l’un, et Cornélie l’autre. Elles sembleroïent toutes deux avoir plus de raison de parler dans leur appartement ; mais l’impatience de la curiosité féminine les en peut faire sortir : l’une pour apprendre plus tôt les nouvelles de la mort de Pompée, ou par Achorée, qu’elle a envoyé en être témoin, ou par le premier qui entrera dans ce vestibule ; et l’autre, pour en savoir du combat de César et des Romains contre Ptolomée et les Égyptiens, pour empêcher que ce héros n’en aille donner[3] à Cléopatre avant qu’à elle, et pour obtenir de lui d’autant plus tôt la permission de partir. En quoi on peut remarquer que comme elle sait qu’il est amoureux de cette reine, et qu’elle peut douter qu’au retour de son combat, les trouvant ensemble, il ne lui fasse le premier compliment, le soin qu’elle a de conserver la dignité romaine lui fait prendre la parole la première, et obliger par là César à lui répondre avant qu’il puisse dire rien à l’autre.

Pour le temps, il m’a fallu réduire en soulèvement tumultuaire une guerre qui n’a pu durer guère moins d’un an, puisque Plutarque rapporte qu’incontinent après que César fut parti d’Alexandrie, Cléopatre accoucha de Césarion[4]. Quand Pompée se présenta pour entrer en Égypte, cette princesse et le Roi son frère avoient chacun leur armée prête à en venir aux mains l’une contre l’autre, et n’avoient garde ainsi de loger dans le même palais. César, dans ses Commentaires, ne parle point de ses amours avec elle, ni que la tête de Pompée lui fut présentée quand il arriva : c’est Plutarque[5] et Lucain[6] qui nous apprennent l’un et l’autre ; mais ils ne lui font présenter cette tête que par un des ministres du Roi, nommé Théodote, et non pas par le Roi même, comme je l’ai fait[7].

Il y a quelque chose d’extraordinaire dans le titre de ce poëme, qui porte le nom d’un héros qui n’y parle point ; mais il ne laisse pas d’en être, en quelque sorte, le principal acteur, puisque sa mort est la cause unique de tout ce qui s’y passe. J’ai justifié ailleurs[8] l’unité d’action qui s’y rencontre, par cette raison que les événements y ont une telle dépendance l’un de l’autre, que la tragédie n’auroit pas été complète, si je ne l’eusse poussée jusqu’au terme[9] où je la fais finir. C’est à ce dessein que dès le premier acte, je fais connoître la venue de César, à qui la cour d’Égypte immole Pompée pour gagner les bonnes grâces du victorieux ; et ainsi il m’a fallu nécessairement faire voir quelle réception il feroit à leur lâche et cruelle politique. J’ai avancé l’âge de Ptolomée, afin qu’il pût agir, et que, portant le titre de roi, il tâchât d’en soutenir le caractère. Bien que les historiens et le poëte Lucain l’appellent communément rex puer, « le roi enfant[10], » il ne l’étoit pas à tel point qu’il ne fût en état d’épouser sa sœur Cléopatre, comme l’avoit ordonné son père. Hirtius dit qu’il étoit puer jam adulta ætate[11] ; et Lucain appelle Cléopatre incestueuse, dans ce vers qu’il adresse à ce roi par apostrophe :

Incestæ sceptris cessure sorori[12] ;

soit qu’elle eût déjà contracté ce mariage incestueux, soit à cause qu’après la guerre d’Alexandrie et la mort de Ptolomée, César la fit épouser à son jeune frère, qu’il rétablit dans le trône[13] : d’où l’on peut tirer une conséquence infaillible, que si le plus jeune des deux frères étoit en âge de se marier quand César partit d’Égypte, l’aîné en étoit capable quand il y arriva, puisqu’il n’y tarda pas plus d’un an.

Le caractère de Cléopatre garde une ressemblance ennoblie par ce qu’on y peut imaginer de plus illustre. Je ne la fais amoureuse que par ambition, et en sorte qu’elle semble n’avoir point d’amour qu’en tant qu’il peut servir à sa grandeur. Quoique la réputation qu’elle a laissée la fasse passer pour une femme lascive et abandonnée à ses plaisirs, et que Lucain, peut-être en haine de César, la nomme en quelque endroit meretrix regina[14], et fasse dire ailleurs à l’eunuque Photin, qui gouvernoit sous le nom de son frère Ptolomée :

Quem non e nobis credit Cleopatra nocentem,
A quo casta fuit[15] ?

je trouve qu’à bien examiner l’histoire, elle n’avoit que de l’ambition sans amour, et que par politique elle se servoit des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune. Cela paroît visible, en ce que les historiens ne marquent point qu’elle se soit donnée qu’aux deux premiers hommes du monde, César et Antoine ; et qu’après la déroute de ce dernier, elle n’épargna aucun artifice pour engager Auguste dans la même passion qu’ils avoient eue pour elle, et fit voir par là qu’elle ne s’étoit attachée qu’à la haute puissance d’Antoine, et non pas à sa personne.

Pour le style, il est plus élevé en ce poëme qu’en aucun des miens, et ce sont, sans contredit, les vers les plus pompeux que j’aye faits. La gloire n’en est pas toute à moi : j’ai traduit de Lucain tout ce que j’y ai trouvé de propre à mon sujet ; et comme je n’ai point fait de scrupule d’enrichir notre langue du pillage que j’ai pu faire chez lui, j’ai tâché, pour le reste, à entrer si bien dans sa manière de former ses pensées et de s’expliquer, que ce qu’il m’a fallu y joindre du mien sentît son génie, et ne fût pas indigne d’être pris pour un larcin que je lui eusse fait[16]. J’ai parlé, en l’examen de Polyeucte[17], de ce que je trouve à dire en la confidence que fait Cléopatre à Charmion au second acte[18] ; il ne me reste qu’un mot touchant les narrations d’Achorée, qui ont toujours passé pour fort belles[19] : en quoi je ne veux pas aller contre le jugement du public, mais seulement faire remarquer de nouveau[20] que celui qui les fait et les personnes qui les écoutent ont l’esprit assez tranquille pour avoir toute la patience qu’il y faut donner. Celle du troisième acte, qui est à mon gré la plus magnifique, a été accusée de n’être pas reçue par une personne digne de la recevoir ; mais bien que Charmion qui l’écoute ne soit qu’une domestique de Cléopatre, qu’on peut toutefois prendre pour sa dame d’honneur, étant envoyée exprès par cette reine pour l’écouter, elle tient lieu de cette reine même, qui cependant montre un orgueil digne d’elle d’attendre la visite de César dans sa chambre sans aller au-devant de lui. D’ailleurs, Cléopatre eût rompu tout le reste de ce troisième acte, si elle s’y fût montrée ; et il m’a fallu la cacher par adresse de théâtre, et trouver pour cela dans l’action un prétexte qui fût glorieux pour elle et qui ne laissât point paraître le secret de l’art qui m’obligeoit à l’empêcher de se produire.


  1. Voyez la Vie de Pompée par Plutarque, chapitres lxxviii et suivants ; et la Pharsale de Lucain, livre VIII, vers 560 et suivants.
  2. Voyez encore la Vie de Pompée par Plutarque, chapitre lxxx.
  3. Var. (édit. de 1660-1664) : pour empêcher qu’il n’en aille donner.
  4. « Finablement le Roy s’estant retiré devers ses gens qui faisoient la guerre à César, il luy alla à l’encontre, et luy donna la bataille, qu’il gaigna, avec grande effusion de sang ; mais quant au Roy, il ne comparut ni ne fut veu onques puis : à raison de quoy il establit royne d’Ægypte sa sœur Cléopatra, laquelle estant grosse de luy, peu de temps après accoucha d’un filz, que ceulx d’Alexandrie appelèrent Cæsarion. » (Plutarque, Vie de César, chapitre xlix, traduction d’Amyot.)
  5. « Puis arriva en Alexandrie, que Pompeius y avoit desjà esté mis à mort : si eut en horreur Theodotus, qui luy en presenta la teste, tournant le visage d’un autre costé pour ne la point veoir. » (Ibidem, chapitre xlviii.)
  6. Lucain ne nomme pas Théodote ; il dit seulement (livre IX, vers 1010-1012) :

    ........Sed dira satelles
    Regis dona ferens, medium provectus in æquor,
    Colla gerit Magni, Phario velamine tecta.

    Mais un lâche suppôt d’un cruel potentat
    Vient à ce conquérant offrir un attentat :
    Il lui vient apporter le crime de son maître.

    (Traduction de Brébeuf.)

    — Pour les amours de César et de Cléopatre, voyez plus haut la note 1, et le livre X de la Pharsale, vers 68 et suivants.

  7. Acte III, scène i.
  8. Dans le Discours du poëme dramatique : voyez tome I, p. 26.
  9. Var. (édit. de 1660-1664) : jusques au terme.
  10. Pharsale, livre VIII, vers 537, et livre X, vers 54.
  11. Ces mots se trouvent, avec une construction un peu différente (adulta jam ætate puerum), au chapitre xxiv du livre de la Guerre d’Alexandrie, attribué à Hirtius. Appien, au livre II des Guerres civiles, chapitre lxxxiv, dit que Ptolémée avait treize ans au moment de la mort de Pompée.
  12. Pharsale, livre VIII, vers 693.
  13. Voyez le livre de la Guerre d’Alexandrie, chapitre xxxiii, et Dion Cassius, livre XLII, chapitre xliv.
  14. Nous ne trouvons point cette expression dans Lucain ; mais Cléopatre est ainsi désignée par Properce (livre III, élégie xi, vers 39) et par Pline l’ancien (livre IX, chapitre lviii).
  15. Pharsale, livre X, vers 369 et 370. Il y a credet dans le texte de Lucain,

    Bien que nos actions nous rendent peu coupables,
    Elle nous punira d’être peu punissables,
    Et ce sera pour nous ou crime ou lâcheté
    De n’avoir osé rien contre sa chasteté.

    (Traduction de Brébeuf.)
  16. Voyez l’Examen de Médée, tome II, p. 338 et 339.
  17. Voyez tome III, p. 483 et 484.
  18. Voyez acte II, scène i.
  19. Voyez acte II, scène ii, et acte III, scène i.
  20. Voyez l’Examen de Médée, tome II, p. 336 et 337.