Pour cause de fin de bail/De l’inutilité de la matière

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Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 23-28).

DE L’INUTILITÉ DE LA MATIÈRE

Un fait des plus curieux et — je crois — sans précédent, vient de s’accomplir à l’Hôtel des Invalides, non sans jeter une énorme stupeur dans le petit monde de ces glorieux débris.

Deux pensionnaires de l’établissement, le nommé A… et le nommé B…, s’étaient pris, depuis longtemps, l’un pour l’autre, d’une vive animosité.

A… qui, au siège de Sébastopol, eut les deux cuisses gelées et, par la suite, amputées, est bien entendu, cul-de-jatte.

B…, lui, s’est vu, à Magenta, emporter les deux bras par un boulet (d’origine que tout porte à croire autrichienne) : il est donc manchot.

Sempiternel motif de leurs discussions : la supériorité de la campagne de Crimée sur la guerre d’Italie, et réciproquement.

Dimanche dernier, vers le soir, les deux vieux braves, qui, des boissons fermentées, avaient fait usage excessif, redoublèrent d’acrimonie dans leurs propos.

B…, le manchot, alla même jusqu’à insinuer que le siège de Sébastopol n’était pas autre chose qu’une plaisanterie franco-russe des plus anodines et que, d’ailleurs, les Russes, c’est bien connu, aiment tant les Français qu’il leur répugnerait de tirer le moindre coup de fusil sur leurs alliés. Et puis, ajoutait-il, avoir les cuisses gelées, voilà-t-il pas une grande gloire ! Un accident, tout au plus, à peine digne d’un hôpital civil.

A…. le cul-de-jatte, perdit patience :

— Si tu répètes ça, s’écria-t-il, je te f… mon pied dans le c…

B… le répéta.

Il n’avait pas plutôt terminé sa phrase que A… oubliant ses deux jambes restées là-bas, se levait, et avec une prestesse qu’on n’aurait pas attendue de lui, faisait le tour de B… et lui flanquait son pied dans le derrière.

Le manchot pâlit sous l’injure, puis, grinçant des dents, fou de rage, gratifia par deux fois son insulteur de soufflets retentissants ; après quoi, se précipitant sur lui, il se disposait à l’étrangler de ses deux poings crispés.

Les témoins de cette scène pénible intervinrent alors et mirent fin au scandale.

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Hein ! Qu’est-ce que vous pensez de ma petite histoire ?

Un cul-de-jatte qui flanque des coups de pieds dans le derrière d’un manchot lequel riposte par des giffles !!!

Vous haussez les épaules.

Fort bien, c’est si facile de hausser les épaules !

Mais de ces autres et suivantes histoires, que direz-vous ?

Je vous laisse la parole, mon colonel :

« Je connais une jeune personne dont on avait amputé la cuisse ; plusieurs fois elle s’est tenue et a fait quelques pas sur ses deux jambes, c’est-à-dire sur la jambe non amputée et sur la jambe de fluide vital ; c’était ordinairement en sortant de son lit. Sa mère, témoin, était obligée de s’écrier :

« Ah ! malheureuse ! Tu n’as pas ta jambe de bois ! »

» Un médecin de mes amis m’a assuré avoir vu un officier, dont la cuisse avait été amputée, marcher jusqu’au milieu de sa chambre sans s’apercevoir qu’il n’avait pas sa jambe de bois, et ne s’arrêter que lorsqu’il en faisait la réflexion ; alors la jambe de fluide vital n’avait plus la force de supporter le poids de son corps. »

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Haussez-vous encore les épaules ?

Oui.

Eh bien ! vous n’êtes pas poli pour l’armée, car ces deux dernières histoires de jambes de bois sont textuellement extraites du livre de M. le lieutenant-colonel Albert de Rochas sur l’Extériorisation de la sensibilité.

Ah ! ah ! vous ne rigolez plus, mes drôles !

Vive l’armée !