Pour cause de fin de bail/Gaudissart s’amuse

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Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 17-22).

GAUDISSART S’AMUSE

Et il a bien raison de s’amuser Gaudissart, pendant qu’il est jeune !

La vie est un pont, morne pont qui réunit les deux néants, celui d’avant, celui d’après.

Or, que faire sur un pont, à moins que l’on n’y danse tous en rond, ainsi que cela se pratique notoirement sur le pont d’Avignon ?

Gaudeamus igitur, mes frères, et laissons les gens graves souffler ridiculement dans de ridicules baudruches qu’ils considèrent ensuite tels des blocs de Paros.

Voilà pourquoi j’aime les voyageurs de commerce, gens gais, philosophes et qui s’arrangent toujours pour take a smile with life, comme disent les Anglais.

Nous nous trouvions donc réunis, quelques-uns de ces messieurs, plusieurs chasseurs et moi, un récent soir, dans l’estaminet de la bonne auberge d’un voisin gros bourg.

Le patron du lieu est un fort brave homme légèrement candide et d’une indérapable complaisance.

Chacun le surnomme — je n’ai jamais su pourquoi — le père Becquenfleur.

Nul d’entre nous n’avait sommeil, et bien qu’on dût se lever de fort bonne heure le lendemain, personne ne se souciait d’aller se coucher.

Vite conclue, la connaissance entre les voyageurs et nous tourna plus vite encore à la cordialité parfaite.

Ces messieurs, d’ailleurs, étaient tous charmants.

L’un d’eux proposa :

— Voulez-vous qu’on fasse une bonne blague au père Becquenfleur ?

Assentiment unanime.

Voilà notre farceur qui se pose juste en face de la vieille et ancestrale horloge et qui, dodelinant de la tête, l’index tendu, accompagne d’un balancement rythmique de tout son corps le mouvement du balancier.

Entre le père Becquenfleur ?

— Zut ! s’écrie le fumiste, c’est trop difficile !… C’est même impossible.

— Quoi donc qu’est impossible ? s’informe l’ingénu bonhomme.

— Se mettre en face d’une horloge et suivre, le doigt tendu et en balançant le corps, le mouvement du pendule, tout cela, pendant cinq minutes, et sans ouvrir la bouche.

— C’est si difficile que ça ?

— Je vous dis que c’est impossible.

— Allons donc !

— Voulez-vous parier ?… Tenez, je vous parie du champagne pour toute la compagnie que vous n’y arrivez pas.

Le père Becquenfleur se gratte la tête, suppute et tient la gageure.

Pas un spectacle au monde ne me semblera jamais d’un comique comparable à celui que nous eûmes alors sous les yeux.

Le père Becquenfleur, serrant les lèvres farouchement, pour ne pas parler, avait contracté un mouvement qui rappelait celui de ces ours assis sur leur derrière et qui se balancent en mesure.

Pendant ce temps, l’un de ces messieurs courait à la cuisine et prévenait la mère Becquenfleur.

— Je ne sais pas ce qu’a votre mari… un coup de folie subite probablement. Il vient de s’installer devant son horloge, et il se balance comme cela, regardez, sans dire un mot… Vous devriez bien venir, nous sommes tous inquiets !

Un peu sceptique — elle en a tant vu, la pauvre femme ! — la mère Becquenfleur consent tout de même à se déranger, et quelle n’est point son épouvante en constatant la parfaite véracité du récit du voyageur !

Elle se précipite sur son mari :

— Eh bien ! quoi, mon bonhomme, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui te prend ? Mais parle donc !

Tout à l’idée de gagner son pari, le père Becquenfleur continue son dandinement et s’opiniâtre dans son mutisme.

La mère Becquenfleur se démente alors et clame :

— Maria ! Augustine ! Allez vite quérir le médecin ! Mon pauvre bonhomme qu’est devenu fou !

Épouse dévouée, elle se jette en larmes sur son mari, le serre dans ses bras !

— Bougre de vieille g… ! s’écrie alors le père Becquenfleur. Tu viens de me faire perdre au moins six bouteilles de champagne !

Et tous de rire.