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L’Art de s’habiller avec les nuages

Manteau couleur d’azur. — Paletots d’hydrogène et pantalons d’oxygène. — Chapeau d’électricité. — Les gaz solidifiés. — Curieuses applications à la toilette.

Depuis longtemps, pour ne pas dire depuis mon enfance, j’avais toujours été surpris de lire ou d’entendre dire que Dieu était apparu à Adam et Eve ou à Moïse, vêtu de nuées et tous les contes de fées du Moyen âge me paraissaient bien hyperboliques lorsqu’ils nous représentaient ces dernières avec une belle robe d’azur.

J’avoue même, à ma honte, que je ne comprenais pas très bien.

Cependant, en grandissant, j’appris que nous pouvions voir, ou du moins concevoir, tous les corps sous les trois états solide, liquide ou gazeux. Théoriquement, la robe de nuées du bon Dieu et le manteau d’azur des fées commencèrent à me paraitre un peu moins exagérés.

Enfin, la tour Eiffel vint, puis les expériences de Cailletet qui, avec ses longs tubes et ses hautes pressions atmosphériques, parvint à liquéfier les gaz. Cette fois je compris tout à fait et je résolus bien de reprendre le problème pour moi-même et à mon compte et, avec l’entêtement d’un breton — je suis né à Paris, auprès du Louvre et du Palais-Royal, non loin de la gare Montparnasse qui conduit en Bretagne, c’est-à-dire dans sa banlieue — je me dis que j’arriverais à solidifier les gaz et, par conséquent, à m’habiller comme Dieu le Père et les fées.

Seulement la volonté ne me suffisait pas, il fallait trouver un moyen pratique d’y arriver et c’est encore avec la découverte ou plutôt l’invention de mon canon monstre sur rails hydrauliques, à travers un tunnel de plusieurs kilomètres dans une montagne et servant de tube, que j’arrivai à l’application pratique de mon idée.

Avant de tirer un coup et de mettre en mouvement mon chariot à une rapidité vertigineuse, je faisais boucher l’orifice de la sortie par un énorme disque vissé et blindé et je remplissais le tunnel d’un gaz quelconque.

Les premières fois, je me disais : je vais faire sauter la montagne sous l’effort de la pression ; mais bast ! mon canon-tunnel était bien construit, comme je l’ai expliqué dans un chapitre spécial, et tout résistait parfaitement.

Alors je n’ai eu qu’à faire dévisser le disque de l’ouverture pour trouver derrière lui, en une belle couche d’une belle épaisseur solide, les différents gaz que j’ai soumis à ce système préparatoire. C’est ainsi que le paletot que j’ai sur moi est en hydrogène tissé, parfaitement sec, sain et souple ; mon pantalon est en oxygène cousu à la machine, et mon gilet est en azote brodé au fuseau sur les revers. Quant à cette robe d’azur de ma femme elle est en acide carbonique moiré et calandré et cependant elle n’asphyxie personne, pas même celle qui la porte. Pour faire passer les gaz non plus seulement à l’état liquide. mais solide, il me suffisait de trouver une très haute pression et cette fois mon canon me la fournissait victorieusement.

Mais où ça m’a donné vraiment du mal, c’est lorsque je me suis entêté à vouloir me faire confectionner un chapeau en électricité. Ça été dur, mais j’y suis arrivé tout de même et voici comment j’ai procédé :

J’ai commencé, un soir d’orage, par remplir mon canon d’azote comprimé à l’aide d’une forte machine foulante et refoulante comme il y en a pour obtenir l’air comprimé des tramways ; puis j’ai retiré petit à petit l’oxygène, à l’aide de combinaisons chimiques qu’il serait trop long d’expliquer ici, par le menu, de sorte que mon canon-tunnel ne s’est plus trouvé rempli que d’électricité. Comme c’était presque le vide, je l’ai chargé à fond et j’ai trouvé enfin, épais comme une crêpe de sarrasin d’une bonne bretonne, une grande rondelle du célèbre fluide enfin solidifié. Tenez. regardez et touchez, admirez comme c’est souple et doux. Eh bien, mon chapeau dégote tous les panamas du monde, car il est en électricité tressée !

Cette canne est simplement en hydrocarbure et ce n’est ni la cousine, ni la voisine du diamant. Quant à mes gants, ils sont encore beaucoup plus rares, car je les ai fait avec le gaz si peu connu de l’air, en argon et si j’ai pu le faire, c’est parce que ma main n’est pas très grande. Je n’aurais jamais trouvé la matière première nécessaire pour la main grosse et lourde d’un auvergnat.

Je sais que ma découverte n’est pas encore connue et déconcerte beaucoup de gens ; elle est cependant curieuse et réelle et combien singulière ! Ainsi, l’été dernier un de mes ami que j’avais habillé de la sorte, visitait mon usine de production de force ; il eut la maladresse de se mettre en contact par le bout en fer de son parapluie avec une dynamo et immédiatement il fut entouré d’un nuage épais ; on le crut tué, on se précipite à son secours, il n’avait absolument rien, mais l’électricité avait remis tous les corps à l’état gazeux et le nuage dispersé. il apparut nu comme un ver, ce qui l’a beaucoup gêné sur le moment.

Il est évident que, par un temps d’orage, c’est un accident qui peut vous arriver, si la foudre tombe sur vous ou à côté, mais c’est si rare et c’est si bon, par contre, de se savoir habillé comme Dieu et les fées !

Maintenant pour les personnes incrédules, je me tiens à leur disposition dans la boutique que je viens d’ouvrir à l’Exposition tout près du Château-d’Eau[1]. Seulement je dois les prévenir que, jusqu’à nouvel ordre, cette solidification et ce tissage des gaz me revenant fort cher, je ne puis pas livrer un pantalon en oxygène tissé à moins de trente mille francs, et un paletot en azote chiné à moins de soixante mille francs.

Cependant, à titre de réclame, je vends des gilets Robespierre en picrate de potasse tissé à la main, pour la somme de quinze mille francs !

Que l’on se le dise !



  1. Depuis la fermeture de l’Exposition j’ai transporté mon magasin à côté de mon usine, rue Mouffetard pour faire des économies.