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La métempsychose

Démonstration irréfutable. — Olympe Audouard et le cheval écrivain. — Stupéfiantes expériences.

Il y a quelque trente ans, avant et après la guerre, j’ai beaucoup connu une femme de lettres, charmante et bonne entre toutes, Olympe Audouard. Nous nous étions rencontrés chez Dentu, si j’ai bonne mémoire, où j’allais pour faire régler un vieux compte d’Edmond Reille, le premier ouvrage de mon père, paru en 1856, ce qui ne remonte pas à hier.

Jeune d’allure, avec des restes visibles d’une incontestable beauté, directrice du Pavillon, dans un petit entresol au rez-de-chaussée bas de la rue Saint-Roch, si j’ai bonne mémoire, Olympe Audouard, dans la seconde moitié de sa vie, était toujours triste et s’était jetée, à corps perdu, avec l’entraînement irréfléchi et spontané de la femme, dans l’étude des sciences occultes et le commerce abrutissant des tables tournantes.

Pourquoi cette belle intelligence avait-elle ainsi tout à coup sombré ? Parce que la pauvre femme avait perdu à Marseille, je crois, un enfant unique de dix à douze ans et ne s’en était jamais consolée.

Après cette cruelle séparation, elle n’avait plus eu qu’un but : entrer en communication avec son enfant et savoir où son âme et même sa personnalité entière se trouvaient.

Elle avait bien consulté toutes les somnambules de France et fait tourner des quantités de tables ; jusqu’alors son fils ne lui avait jamais répondu et cependant le temps passait.

Comme elle me parlait souvent de ses préoccupations et de ses espérances, je cherchais toujours à l’en dissuader, avec infiniment de précautions, comme l’on aurait fait avec une mère ou une grande sœur malade.

— Taisez-vous, taisez-vous, me répondait-elle, subitement nerveuse, si je ne croyais pas profondément à la métempsycose, si je ne croyais pas retrouver mon fils un jour, je sens que je deviendrais folle, et elle se mettait à pleurer silencieusement, puis se reprenant :

— C’est parce que je sais que la métempsycose existe que j’ai plus de mal à me mettre en rapport avec lui, sans cela s’il était pur esprit, il y a longtemps, qu’à ma volonté toute puissante, il m’aurait répondu par l’intermédiaire d’une table ou d’un médium.

Puis la conversation tombait tristement, car je ne pouvais guère éclairer cette douleur maternelle, cet aveuglement obstiné et, en quelque sorte, volontaire.

Cependant bientôt, dans des circonstances aussi étranges qu’inattendues, nous devions avoir la preuve de la réalité de la métempsycose et cette constatation devait, du moins, adoucir les dernières années de sa vie.

Au lendemain de la guerre presque, Olympe Audouard avait parmi ses amis un prince russe, brave garçon, très riche, mais joueur comme les cartes et qui ne devait pas tarder à se ruiner aux courses, dans les cercles, sans compter les coulisses des petits théâtres, où il trouvait des petits animaux roses et rosses encore plus chers que les chevaux.

Un beau jour, il se trouva aux trois quarts ruiné, avec des billets, des engagements considérables auxquels il ne put faire face. Un geste, et sa famille serait venue à son secours ; un reste de pudeur le retint et il se fit tranquillement sauter la cervelle.

La mort bête de ce brave garçon, presque de cet enfant, avait beaucoup frappé Olympe et avivé de nouveau sa douleur maternelle ; aussi, non pas pour y échapper, mais pour la nourrir tout à son aise, comme on se trouvait au début de l’été, elle était partie passer quelques mois à la campagne.

— Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?

— Certainement.

Et quinze jours plus tard, à une heure et demie de Paris, je débarquais chez elle. Elle avait loué une espèce de vieux manoir qui ne manquait pas de cachet et qui, flanqué d’une ferme, était vraiment, avec sa grande cour sablée et ses vertes pelouses, du plus joli effet.

Les premières nouvelles de Paris données :

— Hein, me dit-elle, ce pauvre prince, avec ses fatales passions et sa mort tragique, a dû passer dans le corps d’un être inférieur à l’homme. Vous riez, j’en ai l’intuition et la certitude. Ce n’est pas comme mon pauvre fils, si noble et si intelligent, malgré son jeune âge… et elle se perdait dans ses rêveries de nouveau. Nous déjeunâmes cependant assez gaiment et au dessert elle me montra la dernière lettre du prince. C’était une série de gros bâtons carrés, droits, lourds qui auraient révélé une origine roturière, s’il ne s’était agi d’un prince russe.

— Un noble du moyen âge, lui dis-je en riant.

— C’est possible, mais bien curieuse son écriture… Et nous sortîmes par le perron, prendre le café le long du château, bien à l’ombre, devant la grande cour sablée.

Je fumais tranquillement un cigare et elle une cigarette du Levant, dans cet état de béatitude qui suit un bon déjeuner, lorsque tout à coup un jeune poulain, échappé de la ferme, vint vers nous en gambadant, comme un jeune chat. La petite fille du fermier courait derrière pour le reprendre par son licou et aussitôt à portée de la voix :

— N’ayez pas peur, il ne vous fera pas de mal, mais il est si rusé qu’il vient pour vous demander du sucre, le brigand.

— Laissez-le, dit Olympe, très amusée, et elle lui tendit un beau gros morceau de sucre que le cheval happa avec grâce. Il vint à moi et eut encore son morceau et nous riions de bon cœur devant les grâces juvéniles du jeune poulain, lorsque tout à coup reculant de trois pas, il se mit à dessiner avec le sabot de son pied gauche de devant de grandes barres dans le sable.

Cela dura bien une minute et nous étions fort étonnés tous les trois, y compris la petite fermière.

Mais il s’arrêta et fila comme une flèche dans la direction de la ferme.

Nous bondîmes sur les traits et très nettement nous lûmes en gros bâtons carrés, solides et lourds :

— Bonjour, Olympe !

— L’écriture du prince ! nous écriâmes-nous tous deux en même temps.

— Et le prince était gaucher, aussi le poulain a-t-il écrit avec son pied gauche. La voilà bien la preuve de la Métempsycose… et elle tomba évanouie dans mes bras.

La pauvre femme, atteinte d’une fièvre cérébrale resta trois mois entre la vie et la mort et pendant ce temps-là le fermier vendit le cheval.

Revenue à la vie, cet événement, chose étrange, consola un peu cette pauvre Olympe Audouard, qui à partir de ce jour, ne douta plus du sort heureux de son fils, et, pour moi, c’est de ce jour que la grave question de la Métempsycose a commencé à m’intéresser.

Ça ne fait rien, quand on a été prince Russe, c’est joliment humiliant de passer dans le corps d’un cheval, même fût-il de race et coûtat-il un million, comme ceux que se paye si allégrement M. Édmond Blanc :

Pauvre Olympe, il lui sera beaucoup pardonné, car elle avait beaucoup aimé !