Principes de la science sociale - Tome 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. T).


PRINCIPES
DE LA
SCIENCE SOCIALE
PAR
M. H.-C. CAREY
(De Philadelphie)
TRADUITS EN FRANÇAIS
PAR
MM. SAINT-GERMAIN-LEDUC ET AUG. PLANCHE


TOME PREMIER


PARIS
LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET Cie
Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des principaux Économistes
du Dictionnaire de l’Économie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.
RUE RICHELIEU, 14
1861




PRÉFACE


L’ouvrage que nous offrons aujourd’hui à l’examen du public se défendra lui-même ; mais ceux qui le liront excuseront peut-être l’auteur, si, pour quelques instants, il réclame leur attention en faveur de sujets qui n’ont guère d’intérêt que pour lui.

Parmi les principes que nous énonçons ici, quelques-uns apparaissent en ce moment, pour la première fois ; d’autres avaient déjà été publiés il y a une vingtaine d’années[1]. Depuis cette époque, ceux-ci ont fait une nouvelle apparition dans un autre ouvrage dû à un économiste français distingué[2] et dont les nombreux exemplaires ont été lus par des milliers d’individus qui n’avaient jamais eu sous les yeux les volumes, où les mêmes idées avaient été mises au jour antérieurement. En trouvant ici la reproduction de ce qu’elles avaient déjà lu ailleurs, et présenté sans reconnaître un pareil fait, ces personnes seraient, tout naturellement disposées à soupçonner l’auteur actuel de s’être déloyalement approprié le bien d’autrui, bien qu’en réalité, il fût lui-même le propriétaire véritable. Ce serait pour lui une situation pénible et il estime que le seul moyen d’y échapper, est de tracer, en cette circonstance, une courte esquisse des phases successives dans lesquelles ont été découvertes les idées nouvelles renfermées dans les pages suivantes.

La théorie de la valeur, telle que nous la présentons aujourd’hui, parut, pour la première fois, en 1837. Cette théorie étant très-simple, était, en même temps, très-large ; elle embrassait toutes les denrées ou toutes les choses auxquelles pouvaient s’appliquer l’idée de valeur, la terre, le travail, ou leurs divers produits. C’était un pas de fait vers la généralisation des lois naturelles, la valeur du sol ayant été attribuée jusque-là, par tous les économistes, à des causes énormément différentes de celles qui la communiquaient à ses produits[3].

Une conséquence de cette première découverte fut celle d’une loi générale de distribution, embrassant tous les produits du travail, appliqué à la culture ou à la transformation des matières, à des changements de lieu ou de forme. Suivant les théories alors généralement admises, le profit que fait un individu était toujours accompagné d’une perte subie par un autre, les rentes s’élevant à mesure que le travail devenait moins productif, et les profits haussant, à mesure que les salaires baissaient ; doctrine qui, si elle était l’expression de la vérité, ne tendrait à rien moins qu’à produire la discorde universelle, et qui ne serait également que la conséquence naturelle d’une grande loi établie par la Divinité pour le gouvernement de l’espèce humaine[4].

La loi que nous avons publiée à cette époque et que nous reproduisons aujourd’hui était complètement contraire à cette doctrine, puisque cette loi prouvait que le capitaliste et le travailleur profitaient l’un et l’autre de toute mesure qui tendait à rendre le travail plus productif, tandis qu’ils ne pouvaient que perdre, par suite d’une mesure quelconque tendant à rendre le travail moins productif ; ce qui établissait ainsi une parfaite harmonie des intérêts.

Bien qu’intimement persuadé de la vérité des lois qu’il soumettait alors à l’examen, l’auteur n’en demeurait pas moins convaincu qu’il restait encore à découvrir la loi réellement fondamentale ; et que, jusqu’au moment où elle pourrait être mise en lumière, une foule de phénomènes sociaux devaient continuer à rester inexplicables. Toutefois, il n’aurait su dire dans quel sens il devait diriger ses recherches. Il avait déjà acquis la conviction personnelle, que la théorie offerte à l’examen par M. Ricardo, n’étant pas d’une vérité universelle, n’avait pas droit à être considérée comme loi fondamentale ; mais ce ne fut que dix ans plus tard qu’il fut amené à observer ce fait, que la théorie en question était universellement fausse. La loi réelle, telle qu’elle apparut alors à l’auteur, était complètement contraire à celle proposée par Ricardo ; l’œuvre de la culture ayant toujours commencé (et le fait avait eu lieu invariablement) par les terrains les plus ingrats, pour s’appliquer ensuite aux terrains plus fertiles, à mesure que la richesse s’était développée et que la population avait augmenté. Là était la grande vérité fondamentale dont il avait eu l’idée antérieurement ; c’était aussi la vérité indispensable pour la démonstration complète du caractère incontestable des principes qu’il avait établis précédemment. C’était encore une preuve nouvelle de l’universalité des lois naturelles ; la conduite de l’homme à l’égard de la terre elle-même se trouvait ainsi avoir été identique à celle qu’il adopte à l’égard de tous les instruments qu’il emprunte pour les façonner, à cette immense machine elle-même. Commençant toujours ses travaux avec une hache grossière, il arrive progressivement à l’emploi d’instruments en acier ; s’adressant toujours aux terrains les plus ingrats, il arrive progressivement aux terrains plus fertiles qui donnent au travailleur le revenu le plus considérable ; c’est ainsi qu’il demeure prouvé que l’accroissement de la population est indispensable pour l’accroissement dans la quantité de subsistances. C’était là l’harmonie des intérêts, résultat complètement opposé à la doctrine de discorde enseignée par Malthus.

Il y a aujourd’hui dix ans que fut annoncée cette loi si importante[5]. En se livrant à cette démonstration, l’auteur se trouva constamment entraîné à mentionner les faits naturels pour démontrer les phénomènes sociaux, et il fut ainsi amené à remarquer l’étroite affinité qui existe entre les lois physique et les lois sociales. En réfléchissant à ce sujet, il arriva bientôt à exprimer l’opinion, qu’un examen plus approfondi conduirait au développement d’un fait immense : à savoir qu’il n’existait qu’un système unique de loi : les lois instituées pour régir la matière sous forme d’argile et de sable étant reconnues identiques à celles qui régissent cette matière même lorsqu’elle prend la forme de l’homme, ou des sociétés humaines.

Dans l’ouvrage publié à cette époque, les découvertes de la science moderne, démontrant que la matière est indestructible, furent pour la première fois appliquées avec profit à la science sociale ; on fit voir alors la différence qui existe entre l’agriculture et tous les autres travaux de l’homme dans ce fait, que le fermier était constamment occupé à fabriquer une machine dont la puissance augmentait d’année en année, tandis que le patron d’un navire et le conducteur de voiture employaient constamment des machines dont la puissance diminuait aussi régulièrement. Toute industrie du premier, ainsi qu’on le démontra, consistait à créer et à améliorer des terrains, sa puissance augmentant avec l’accroissement de la richesse et de la population. Toutefois il était réservé à un ami de l’auteur, M. E. Peshine Smith, de développer complètement la loi de perpétuité de la matière, relativement à l’influence qu’elle exerce sur la loi de population ; on trouvera dans le présent volume de nombreux extraits, emprunté à cet excellent petit manuel.

La grande loi, la loi véritablement fondamentale de la science, indispensable à la démonstration de l’identité des lois physiques et sociales, restait cependant encore à découvrir ; mais l’auteur pense aujourd’hui l’avoir présentée dans le second chapitre de ce volume. On trouvera, dans le troisième, la loi développée par M. Peshine Smith. Le quatrième offrira la loi d’occupation de la terre, telle qu’elle a été publiée, il y a dix ans ; on trouvera dans les chapitres suivants (V et VI), celles de la valeur et de la distribution des produits, publiées dix ans auparavant. L’ordre indispensable ici pour les mettre dans un jour convenable est, ainsi que le lecteur doit s’en apercevoir, précisément l’ordre inverse de leur découverte, ce qui prouve la vérité de cette idée que les premiers principes sont toujours les derniers découverts.

Il nous reste maintenant à dire quelques mots relativement à la marche suivie par l’auteur, dans les recherches auxquelles il s’est livré jusqu’à ce jour, et qu’il continue en cet ouvrage. Le coup d’œil le plus superficiel jeté sur les diverses parties de l’univers, nous permet d’apercevoir que toutes les périodes de civilisation des temps passés peuvent se retrouver dans le temps présent ; et que si nous voulons comprendre les premières, nous ne pouvons y arriver qu’en étudiant les dernières, suivant ainsi la voie parcourue depuis si longtemps par les professeurs des sciences physiques. En procédant ainsi, il a donc fallu, nécessairement, examiner avec soin le mouvement des principales sociétés européennes, et particulièrement celles de France et d’Angleterre ; c’est dans la première qu’a pris naissance la doctrine de l’excès de population, et parmi les autres nations européennes, c’est la seconde qui a le plus souvent troublé la paix du monde. Par suite, il est arrivé que l’auteur a été accusé d’un sentiment hostile par les deux nations ; et les motifs qui l’ont guidé ont été ainsi en butte aux attaques de personnes qui n’ont pas jugé à propos de chercher à démontrer, que les faits articulés par lui ne pouvaient être admis comme véritables, ou que ses raisonnements n’étaient pas justifiés par les faits. L’accusation, toutefois, entraîne avec elle sa réfutation. Si l’auteur eût été, en effet, assez dénué de jugement pour se permettre de rapporter des faits inexacts, ou de tirer, de ceux-ci, des conséquences qu’ils ne justifiaient pas, il se serait, par là même, si complètement livré à la merci de ses critiques qu’il les eût affranchis complètement de la nécessité de rechercher les motifs qui l’avaient fait agir.

S’il se connaît lui-même le moins du monde, il n’a été poussé que par un seul motif, le désir de découvrir la vérité ; un fait semble prouver qu’il en est réellement ainsi, c’est que non-seulement, il n’a jamais été accusé d’avoir dénaturé les arguments de ses adversaires, mais qu’au contraire, en mainte occasion, on l’a loué de la parfaite exactitude avec laquelle ces arguments ont été présentés. A son grand regret, il doit le dire, la conduite de ses adversaires a été bien différente, ses vues ayant été la plupart du temps exposées d’abord inexactement, pour avoir ainsi un premier moyen de réfutation. Il espère, cependant, qu’à l’avenir on adoptera un autre procédé, et que ceux qui le critiquent, se persuaderont que « malgré les prétentions si fréquemment mises en avant par les hommes d’État et les économistes, plusieurs des parties les plus intéressantes des sciences qu’ils professent sont très-imparfaitement comprises, que l’art important d’appliquer ces sciences aux affaires de la vie pour produire la plus grande somme de bien permanent, fait peu de progrès, et que cet art est à peine sorti de l’enfance[6] »

S’ils avaient quelque doute sur l’exactitude de l’opinion émise en ce moment, sur l’état actuel de la science économique, qu’ils jettent encore les yeux sur l’ouvrage de l’un des plus éminents économistes modernes, ils y verront qu’il demande s’il y a lieu d’être surpris, « au milieu de tant de prétentions rivales, de tant d’exigences contradictoires, d’une masse aussi inextricable de vérités et d’erreurs, que la science ait fait un temps d’arrêt ; qu’elle n’a fait que reconnaître sa voie ; que sa marche a été chancelante et pleine d’hésitation[7]. » Quant à lui, sa marche n’était pas incertaine. Apercevant les nuages épais dans lesquels s’enveloppait la science, il proclama sa résolution bien arrêtée de chercher à ne pas augmenter « l’obscurité, qui, d’après son propre aveu, existait manifestement. » Voilà ce que reconnaissent hautement les hommes qui ont conquis une position éminente parmi les professeurs de la science sociale ; et cependant, parmi leurs adeptes, il se trouve des individus d’une expérience relativement insignifiante, qui traitent avec un suprême dédain la conception de toute idée nouvelle[8].

L’auteur voudrait que ces individus demeurassent bien persuadés de ce fait, que dans toutes les branches de la science, l’orthodoxie de la génération existante n’est que l’hérésie de la génération qui l’a précédée, la plupart des idées soutenues aujourd’hui par eux et considérées comme incontestables, ayant été, et même tout récemment, traitées comme complètement absurdes[9]. Les disciples de Ptolémée, voyant le soleil tourner autour de la terre et trouvant dans les Écritures la preuve de ce fait, avaient les plus fortes raisons pour croire que l’exactitude de pareilles doctrines était hors de contestation. Copernic fut donc considéré comme hérétique et Galilée contraint de se rétracter ; et pourtant c’est la doctrine établie aujourd’hui dans les écoles, c’est celle du mouvement de la terre. Puisqu’il en a été ainsi dans le passé, il peut en être de même à présent, les doctrines économiques le plus généralement admises aujourd’hui comme vraies tombant dans l’oubli, pour aller prendre place à côté du système de Ptolémée.

Un auteur éminent de notre époque a dit avec raison : « Que tout individu doit naturellement regarder ses opinions personnelles comme justes ; car s’il les regardait comme fausses, elles cesseraient bientôt d’être ses opinions ; mais qu’il y a une énorme différence, entre se regarder comme infaillible et être fermement convaincu de la vérité de sa croyance. Lorsqu’un individu, dit-il, réfléchit sur une certaine doctrine, il peut être pénétré de la complète conviction qu’il est improbable, ou même impossible, qu’elle soit erronée, et il peut éprouver le même sentiment en ce qui concerne toutes ses autres opinions, s’il en fait l’objet de ses réflexions isolées. Et cependant, lorsqu’il les considère dans leur ensemble, lorsqu’il réfléchit qu’il n’existe pas un seul individu sur la terre qui soutienne collectivement les mêmes opinions, lorsqu’il porte ses regards sur l’histoire ancienne et sur l’état actuel de l’espèce humaine, et qu’il observe les croyances si variées des siècles et des nations, les manières diverses de penser des sectes, des corporations et des individus, les idées autrefois soutenues fermement, et aujourd’hui abandonnées, les préjugés jadis régnant généralement qui ont disparu, et les interminables controverses causes de division entre les hommes qui avaient fait, de la conquête de la vérité, l’affaire de leur vie ; lorsque ce même individu vient encore à considérer, qu’un grand nombre de ses semblables ont eu une conviction de la justesse de leurs sentiments respectifs égale à la sienne, il ne peut se refuser à cette évidente conclusion : qu’il est presque impossible qu’à ses propres opinions, il ne se mêle quelque erreur ; qu’il est infiniment plus probable qu’il a tort sur quelques points, que raison sur tous[10]. »

Tout ce que désire l’auteur de cet ouvrage, c’est que ses arguments soient loyalement pesés, et qu’à cet effet, le lecteur se corrobore lui-même en faisant quelque effort, et prenant à certains égards, la résolution d’admettre, sans prévention, toute conclusion qui lui paraîtra basée sur des observations faites avec soin, et des arguments logiques, lors même qu’ils seraient d’une nature contraire aux idées qu’il peut s’être formées, ou avoir admises à l’avance, sans examen, sur la foi d’autrui. « Un tel effort, dit John Herschell, est le commencement de la discipline intellectuelle, qui forme l’un des buts les plus importants de toute science. C’est le premier pas fait vers cet état de pureté mentale, qui seul peut nous rendre capables d’une perception complète et constante de la beauté morale, aussi bien que de l’adaptation physique. C’est l’euphraise et la rue qui doivent servir à éclaircir notre vue avant que nous puissions percevoir et contempler, tels qu’ils sont, réellement, les traits de la nature et de la vérité[11]. »

Dans ces efforts tentés aujourd’hui pour démontrer l’universalité des lois naturelles, l’auteur a profité beaucoup des idées que lui ont fourni deux de ses amis, l’un d’eux est M. Peshine Smith dont il a parlé plus haut, l’autre est le docteur William Elder, son compatriote ; il les prie tous deux aujourd’hui, d’accepter ses remerciements.

Philadelphie, 10 février 1858.




Malgré la parfaite harmonie de tous les principes, dont nous avons retracé plus haut le développement graduel, il existe cependant une profonde différence entre les premiers et les derniers ouvrages de l’auteur, en ce qui concerne la politique nationale, recommandée comme indispensable pour permettre à ces principes de se développer dans toute leur plénitude. Dans les premiers, il se présente comme l’adversaire de toute espèce de réglementation, ayant pour objet l’intervention dans les échanges avec l’étranger, sa croyance à l’universalité des grandes lois naturelles l’ayant conduit même à rejeter cette idée de J.-B. Say : « que la protection accordée dans le but de favoriser un emploi avantageux du capital et du travail, peut devenir profitable au bien général. » Dans les derniers, il a admis qu’il s’était trompé à cet égard, de nouveaux développements de principes, à la recherche desquels il s’est livré, l’ayant conduit à sentir la nécessité absolue de l’exercice de ce pouvoir régulateur de la société, relativement à ces échanges, qui depuis, a été si bien décrit par M. Chevalier comme indispensable au développement des facultés humaines, et à l’accroissement de l’État en richesse, en force et en puissance[12].

Comme il paraît nécessaire de rendre compte d’un semblable changement d’idées, le lecteur nous excusera peut-être de réclamer en ce moment son attention, pour lui en présenter ici les causes dans une courte explication.

A l’époque de la publication de ses premiers ouvrages (de 1835 à 1840), il avait eu peu d’occasions d’étudier, dans son pays, l’effet des systèmes de libre-échange et de protection, les deux tiers de la période entière de l’existence nationale s’étant écoulés au milieu d’une série non interrompue de guerres européennes, qui avaient produit une demande artificielle de services relativement aux navires et aux trafiquants américains, et aux matières premières du sol américain. Le système recommandé au monde par les écrivains de l’école anglaise du libre-échange, avait été alors tout récemment adopté par le gouvernement fédéral, son adoption ayant été suivie d’une prospérité apparente, qui semblait fournir une preuve concluante de la justesse d’opinion de ceux qui s’attachaient à cette idée ; « que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins, » et particulièrement en matière d’échanges internationaux. Cependant cette prospérité s’évanouit bientôt, les crises monétaires se succédèrent, jusqu’au moment où enfin la confiance disparut presque complètement, et le commerce fut presque entièrement anéanti, en même temps que des particuliers, des villes, et l’Union en masse, ses routes et ses établissements de banque, n’offrirent plus aux regards que le spectacle de la banqueroute, et de la ruine la plus complète.

Tel était l’état des choses, à l’époque où fut promulgué le tarif hautement protecteur de 1842. A peine était-il passé à l’état de loi, que la confiance reparut et que le commerce se ranima, premiers pas vers le retour du pays tout entier dans le plus court délai, à un état de prospérité, auquel on n’avait encore vu jusqu’alors rien de comparable. En constatant que ces faits si remarquables étaient en complète opposition avec la théorie du libre-échange, l’auteur fut amené à étudier les phénomènes qui s’étaient présentés pendant la période de ce même libre-échange de 1817 à 1824, et pendant la période de protection inaugurée en 1825, et close en 1834 ; la première aboutissant à une banqueroute ruineuse, semblable à celle qui s’était manifestée de nouveau en 1842, et la seconde, donnant au pays un état de prospérité tel, qu’il s’est réalisé une seconde fois en 1846. En portant donc ses regards hors de son pays, il s’aperçut que les phénomènes offerts par le spectacle des autres nations, se trouvaient précisément d’accord avec ceux qu’il avait observés dans son pays, les sociétés protégées accomplissant de constants progrès en richesse et en force, tandis que les sociétés non protégées, marchaient aussi constamment vers l’anarchie et la ruine. Plus il étudia de semblables faits, plus il demeura convaincu que la théorie du libre-échange contenait en elle-même quelque grave erreur ; mais en quoi consistait cette erreur, où pourrait-on la découvrir ? Pendant plusieurs années, il fut hors d’état de formuler à cet égard une réponse satisfaisante, même pour lui-même.

Toutefois, en 1847, remarquant ce fait considérable, qu’en opposition complète aux doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne, l’œuvre de défrichement avait toujours commencé sur les terrains moins fertiles, et que c’était uniquement, à mesure que la population devenait plus compacte que les terrains plus riches pouvaient être soumis à la culture, l’auteur fut amené à étudier la cause de la tendance extraordinaire à la dispersion et à l’isolement dont l’existence était manifeste dans toute l’étendue des États-Unis et pour ainsi dire à toutes les périodes de sa vie nationale. Il lui fallut peu de temps pour être à même de se convaincre qu’on devait l’attribuer à un épuisement constant du sol, résultant de la dépendance des marchés étrangers pour la vente des produits bruts de la terre. Pour triompher d’une semblable difficulté, pour rendre au sol une nouvelle vigueur, pour que l’agriculture devint une science, et que les terres plus fertiles fussent soumises à la culture, il était nécessaire, ainsi qu’il le vit clairement, que les hommes pussent de plus en plus se réunir, au lieu de se trouver, comme aujourd’hui, de temps en temps contraints de s’isoler de leurs semblables. Pour arriver à combiner ainsi leurs efforts, il était indispensable qu’il y eût diversité dans les travaux qui rapprocheraient les consommateurs des producteurs. Produire cette diversité et créer un grand commerce national comme base d’un commerce étendu avec l’Étranger, tel était le but qu’on s’était proposé dans tous les pays qui avaient adopté les mesures de protection, et le résultat se révélait dans la richesse et la puissance croissantes de la France, de l’Allemagne et d’autres pays de l’Europe continentale, comparées avec la décadence, sous ce double rapport, dans tous ceux où l’on avait imposé le système anglais du libre-échange. L’expérience subie en Amérique avait concordé parfaitement avec ces faits, la prospérité ayant été la compagne invariable du système protecteur, tandis que chaque période de libre-échange avait abouti à une banqueroute générale et à la ruine. En voyant ce qui arrivait, il devint évident pour lui que là, comme ailleurs, on avait eu recours à la protection, comme mesure de résistance à ce système vexatoire sous l’empire duquel l’industrie manufacturière tend à se centraliser de plus en plus dans une seule petite île ; et il n’hésita plus, dès lors, à admettre qu’il s’était trompé, ni à exprimer sa croyance, que c’était par l’adoption de mesures protectrices que nous devions, finalement, obtenir une complète liberté commerciale. Cette croyance s’est fortifiée à chaque heure qui s’est écoulée depuis, ainsi que pourront s’en apercevoir ceux qui voudront bien comparer la manière dont il l’a exprimée et les faits sur lesquels elle s’appuie dans le présent ouvrage, avec ceux du volume où il annonçait cette découverte de la loi qui régit l’occupation des divers terrains, découverte qui l’avait conduit d’abord à voir qu’une agriculture réelle suivait toujours, et jamais ne précédait, l’établissement d’une industrie diversifiée, et que, conséquemment, la protection était une question agricole et non industrielle[13].

Philadelphie, 18 octobre 1860.


PRINCIPES
DE LA
SCIENCE SOCIALE



CHAPITRE I.

DE LA SCIENCE ET DES MÉTHODES DE LA SCIENCE.

§ 1. — La connaissance positive des Phénomènes naturels dérive de l’observation directe. Les plus anciennes conceptions abstraites des lois de la nature ne sont que les points d’attente de l’Expérience. La Logique et les Mathématiques ne sont que des instruments pour faciliter l’acquisition de la science et ne sont pas elles-mêmes des sciences.

Lorsque le premier homme eut assisté pendant plusieurs jours (ne fût-ce qu’une seule semaine) au lever et au coucher du soleil et qu’il se fût aperçu que son lever était invariablement accompagné de la présence de la lumière, tandis que son coucher l’était aussi invariablement de son absence, dès ce jour il acquit les premiers et grossiers éléments d’une connaissance positive, c’est-à-dire de la science. Étant donnée la cause, c’est-à-dire le lever du soleil, il lui eût été impossible de concevoir que l’effet ne dût pas en résulter. En continuant ses observations il apprit à remarquer qu’à certaines saisons de l’année le corps lumineux semblait traverser certaines parties du ciel et qu’alors il faisait constamment chaud, qu’il poussait sur les arbres des feuilles auxquelles succédaient les fruits, tandis que pendant d’autres saisons ce même corps lumineux semblait occuper d’autres parties du ciel et qu’alors les fruits disparaissaient et que les feuilles tombaient, semblant ainsi des signes précurseurs du froid de l’hiver. Ce fut pour lui une nouvelle connaissance ajoutée à celles qu’il possédait déjà, et avec elle vint la prévoyance et le sentiment de la nécessité de l’action. S’il voulait subsister pendant la saison du froid, il ne le pouvait qu’en s’y préparant pendant la saison chaude, et c’est là un principe aussi parfaitement compris par les Esquimaux nomades des bords de l’Océan Arctique que des savants les plus éclairés et les plus éminents de l’Europe et de l’Amérique.

Les premières idées d’un tel homme durent être celles d’espace, de quantité et de forme. Évidemment le soleil était très-éloigné, tandis que, parmi les arbres, les uns se trouvaient placés à une certaine distance et les autres à la portée de la main. La lune était un corps d’une espèce unique, tandis que les étoiles étaient innombrables. L’arbre était d’une taille élevée et l’arbuste petit. Les collines étaient hautes et s’élançaient vers un point culminant, tandis que les plaines étaient basses et plates. Nous avons là tous les concepts à la fois les plus abstraits, les plus simples et les plus évidents. L’idée d’espace est la même, soit que nous considérions la distance qui existe entre le soleil et les étoiles qui l’environnent ou celle qui existe entre les montagnes et nous. Il en est de même du nombre et de la forme, qui s’appliquent aussi facilement aux sables du rivage de la mer qu’aux arbres gigantesques de la forêt, ou aux divers corps que nous voyons se mouvoir à travers les espaces de la voûte céleste.

En second lieu vint le désir ou plutôt le besoin de comparer les distances, les nombres et les quantités, et le moyen d’arriver à ce résultat se trouva mis à sa portée dans un mécanisme que lui fournit la nature, mécanisme toujours à sa disposition : son doigt ou son bras lui donna la mesure de la grandeur et son pas celle de la distance ; l’étalon auquel il compara le poids se trouva dans quelqu’un des produits les plus ordinaires répandus autour de lui. Il arrive toutefois que dans une foule de cas la distance, la vitesse, les dimensions échappent à une appréciation directe, et c’est ainsi que naît le besoin d’inventer un moyen pour comparer les quantités éloignées et inconnues avec celles qui, placées près de nous, peuvent être déterminées ; c’est l’origine des mathématiques ou de la science par excellence, ainsi appelée par les Grecs, parce qu’ils lui furent redevables de presque toutes les connaissances positives qu’ils possédèrent.

La table de multiplication donne au cultivateur le moyen de déterminer le nombre de jours contenu dans un nombre donné de semaines, et au marchand le nombre de livres que renferme sa cargaison de coton. À l’aide de sa règle, le charpentier détermine la distance qui existe entre les deux bouts de la planche qu’il travaille. La ligne de sonde fournit au marin le moyen de constater la profondeur de l’eau qui entoure son navire, et, grâce au baromètre, le voyageur détermine la hauteur de la montagne dont il a gravi le sommet. Ce sont là tout autant d’instruments pour rendre plus facile l’acquisition de nos connaissances, et l’on peut aussi considérer comme tels les formules mathématiques, à l’aide desquelles le savant peut déterminer la grandeur et la pesanteur de corps placés par rapport à lui à une distance de plusieurs milliards de lieues ; et c’est ainsi qu’il peut résoudre d’innombrables questions qui sont pour l’homme du plus haut intérêt. Ces instruments sont la clef de la science, mais on ne doit pas les confondre avec la science elle-même, bien qu’on les ait compris souvent dans la liste des sciences, et même tout récemment dans l’ouvrage si connu de M. Auguste Comte.

Que cela ait jamais pu avoir lieu, il faut l’attribuer à ce fait que tout ce qui appartient réellement à la physique est discuté sous le titre de mathématiques, ainsi qu’on le voit lorsqu’il s’agit de ces lois importantes dont nous devons la découverte à Kepler, à Galilée et à Newton. Qu’un corps poussé par une force unique se meuve en ligne droite et avec une vitesse constante et que l’action et la réaction soient égales et contraires, ce sont là des faits à la connaissance desquels nous sommes arrivés par suite d’investigations dirigées dans un certain sens ; mais ces faits une fois acquis ne sont que des faits purement physiques, obtenus à l’aide de l’instrument auquel nous appliquons la dénomination de mathématiques et qui, pour nous servir des expressions de M. Comte, « n’est qu’une immense extension de la logique naturelle à un certain ordre de déductions[14]. »

La logique elle-même n’est qu’un autre instrument inventé par l’homme pour lui permettre d’acquérir la connaissance des lois de la nature. La terre apparaît à ses yeux comme une surface plane, et cependant il voit chaque jour le soleil se lever à l’Orient et se coucher à l’Occident avec la même régularité ; c’est là un fait dont il peut inférer qu’il en sera toujours ainsi, mais dont il ne peut acquérir la certitude que lorsqu’il se sera rendu compte des causes qui l’ont produit. Un certain jour il voit le soleil s’éclipser, un autre jour la lune cesse de donner sa lumière, et il veut savoir pourquoi ces phénomènes ont lieu, quelle loi régit les mouvements de ces corps. Une fois en possession de cette connaissance ; il peut prédire à quel moment ils cesseront de nouveau d’éclairer le monde, et déterminer à quelle époque le même fait a dû se passer dans les temps anciens. Tantôt la glace ou le sel se fond, tantôt le gaz fait explosion ; un autre jour les murailles des cités sont ébranlées dans leurs fondements et leurs débris jonchent le sol ; il cherche à savoir ce qui a produit ces catastrophes, à connaître les rapports des causes et des effets. Dans ces efforts pour obtenir la réponse à toutes ces questions, il observe et enregistre des faits, et il les systématise dans le but d’en déduire les lois en vertu desquelles ces faits se produisent ; c’est alors qu’il invente les baromètres, les thermomètres et d’autres instruments pour l’aider dans ses observations ; mais le but final de tous ses efforts consiste toujours à obtenir une réponse aux questions suivantes : Quelle est la cause de tous ces faits ? Pourquoi la rosée tombe-t-elle sur la terre tel jour et non pas tel autre ? Pourquoi le blé pousse-t-il abondamment dans tel champ et manque-t-il tout à fait dans tel autre ? Pourquoi la houille brûle-t-elle et pourquoi le granit est-il incombustible ? Quelles sont en un mot les lois établies par le Créateur pour le gouvernement de la matière ? Les réponses à ces questions constituent la science, et les mathématiques, la logique et tous les autres mécanismes en usage ne sont que des instruments employés par l’homme pour résoudre ces mêmes questions.

En discutant le sujet de la mécanique rationnelle sous le titre de Mathématiques, M. Comte avertit ses lecteurs « qu’ici nous rencontrons une confusion perpétuelle entre les points de vue abstraits et concrets ; logiques et physiques, entre les conceptions artificielles nécessaires pour fonder les lois générales d’équilibre de mouvement, et les faits naturels fournis par l’observation qui doivent former la base même de la science[15]. » Ceci revient à dire que les faits naturels fournis par l’observation, devenant plus nombreux, il devient nécessaire de chercher à perfectionner le mécanisme à l’aide duquel on doit les étudier, et ce qui démontre qu’il en est ainsi dans l’exemple auquel M. Comte fait allusion, c’est qu’il admet que la science dont il traite « est fondée sur quelques faits généraux, que nous fournit l’observation et dont nous ne pouvons donner d’explication d’aucune espèce[16]. » De même que nous franchissons successivement les diverses portes de la science, nous passons aussi de serrures simples à de plus compliquées, et qui exigent de nouvelles gardes dans les clefs qui doivent ouvrir ces serrures ; mais la clef n’est toujours qu’une clef et ne peut devenir une serrure, lors même que les combinaisons en seraient cinquante fois plus multipliées que celles des clefs fabriquées jusqu’à ce jour par les Bramah, les Chubbs ou les Hobbs, et lors même qu’il faudrait employer des années d’études avant d’arriver à savoir s’en servir.

On verrait alors se former ce qu’on pourrait appeler la science de la clef, mais cela ne constituerait aucune partie de la science véritable. « Lorsque d’Alembert, pour nous servir des propres paroles de M. Comte, fit cette découverte, à l’aide de laquelle toute recherche sur le mouvement d’un corps ou d’un système quelconque pouvait se convertir tout d’abord en une question d’équilibre, » il ne fit qu’ouvrir une nouvelle combinaison dans la clef qui devait nous aider à pénétrer dans le sanctuaire de la nature, et reculer ainsi les limites de cette branche de la science qui traite des propriétés de la matière et des lois qui la régissent, et qui est connue sous le nom de science physique.

§ 2. — Les sciences se développent en passant de l’abstrait au concret, des masses aux atomes, du composé au simple. Les vérités particulières se répandent avec leurs sujets dans toute l’étendue de l’univers, les lois de la nature étant partout identiques et dans toutes leurs applications.

Les mathématiques abstraites précédèrent naturellement la physique, par cette raison qu’elles étaient uniquement le produit de la logique et reposaient sur ces premiers principes qui, dans leurs éléments, sont tellement, à peu de chose près, intuitifs, qu’au moment où le jeune écolier commence l’étude de la géométrie, il lui semble qu’il possède déjà la notion d’une foule de choses qu’on lui présente alors comme science. C’est ce qui explique aussi pourquoi la morale, la poésie, les beaux-arts et la métaphysique étaient dans un tel état de progrès chez les Grecs, tandis que la science de la mécanique y existait à peine.

À défaut d’observations positives, des hommes adonnés aux spéculations de la pensée regardèrent au dedans d’eux-mêmes et inventèrent des théories qui furent présentées au monde comme des lois ; mais ainsi qu’on l’a dit avec beaucoup de raison, « l’homme ne peut trouver, en matière de science et de religion, que des choses fausses, et toutes les vérités qu’il découvre ne sont que des faits ou des lois qui émanent du Créateur. » Les hommes du moyen âge, les philosophes des écoles enseignaient des théories qui avaient été découvertes par les Grecs, leurs devanciers, et il était réservé à Bacon d’enseigner cette philosophie qui amène à rechercher la vérité au sein même des faits naturels et non des idées spéculatives des hommes. Depuis l’époque où vivait Bacon jusqu’à nos jours, il y a eu tendance perpétuelle à substituer des observations et des inductions scrupuleuses aux rêves des théoriciens ; de même que la doctrine cartésienne des tourbillons avait disparu devant la découverte de la gravitation, de même le phlogistique imaginaire de Stahl et les cosmogonies plutonienne et neptunienne ont cédé la place aux découvertes de la science moderne. L’un, depuis longtemps, a été remplacé par l’oxygène de Lavoisier, et les autres n’ont pu se maintenir aussitôt qu’elles ont été réfutées par les observations des géologues, dont la branche de science ne remonte guère au delà du siècle actuel.

En physique, ainsi que cela a eu lieu partout, la partie la plus abstraite et la plus générale a précédé, dans son développement, la partie concrète et spéciale. L’astronomie, ou la science des lois qui régissent les corps extérieurs à notre planète, fut étudiée à une époque très-reculée ; les pâtres de la Chaldée avaient observé avec soin les mouvements des corps célestes, et les Babyloniens avaient calculé les éclipses, des milliers d’années avant l’ère chrétienne. Le puits de Syène fournit à Ératosthène les observations nécessaires pour déterminer le méridien terrestre ; et bien des siècles avant Copernic, Archimède enseignait le double mouvement que la terre accomplit autour de son axe et autour du soleil. La durée précise de l’année solaire avait été déterminée par Hipparque, en même temps que les observations faites par les Mexicains et celles des Étrusques conduisaient, à cet égard, si près du même résultat que la différence entre les uns et les autres n’était que de 10 minutes.

Les mouvements des corps célestes furent donc ainsi de bonne heure étudiés et compris ; toutefois il était réservé à Newton de découvrir pour quelle raison la pomme détachée de l’arbre tombe sur la terre ; à Franklin de découvrir l’identité de la foudre et de l’électricité ; à Cavendish la composition de que nous respirons ; à Black l’existence du calorique latent, et aux savants même de nos jours les lois en vertu desquelles nous voyons et nous entendons. Le grand ouvrage de Laplace sur la mécanique céleste fut le produit de cette même époque qui assistait à la naissance d’une science nouvelle, ayant pour objet de déterminer la composition du globe sur lequel nous vivons et nous accomplissons nos mouvements, et dont nous tirons notre subsistance de chaque jour. C’est ainsi qu’à mesure que nous nous rapprochons davantage de l’homme, de ses actes ordinaires et de ses desseins, nous trouvons les plus grands retardements dans ces connaissances positives acquises de si bonne heure, si l’on se reporte à la méthode à suivre dans les efforts qu’il a fallu faire pour les acquérir. L’étude de l’histoire conduit inévitablement à admettre avec Buffon cette opinion : « Que quelque puissant intérêt que nous ayons à nous connaître, il est probable que nous connaissons toute chose beaucoup mieux que nous-mêmes ; » et avec Rousseau cette croyance : « Qu’il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui se passent tout près de nous ».

Si nous passons, des lois plus abstraites et plus générales qui régissent les mouvements des corps éloignés de nous, à celles qui déterminent la composition de la matière qui nous environne d’une façon immédiate, nous apercevons de nouvelles lois, mais toutes subordonnées à celles que nous avons d’abord obtenues et en harmonie avec elles. Après la physique qui s’occupe des masses, la chimie s’occupe des éléments dont elles se composent, éléments tous sujets aux mêmes lois qui régissent ces masses elles-mêmes. Les atomes, résultats de l’analyse de Cavendish, obéissent à la loi de la gravitation aussi bien que la terre, les satellites de Jupiter et Jupiter lui-même. « La distinction entre la chimie et la physique, dit M. Comte, est beaucoup moins facile à établir que celle qui existe entre la chimie et l’astronomie ; et, ajoute-t-il, c’est une distinction à l’égard de laquelle il devient plus difficile de se prononcer, à mesure que de nouvelles découvertes révèlent des rapports plus intimes[17]. »

Le lecteur se convaincra facilement qu’il en est ainsi, s’il réfléchit aux développements considérables que les sciences physiques doivent aujourd’hui aux travaux de Cavendish, de Priestley, de Black, de Davy, de Lavoisier, de Fourcroy, de Gay-Lussac et d’autres chimistes éminents.

Dans un autre passage de son admirable tableau des progrès et des développements graduels de la science, M. Comte démontre ainsi la relation intime qui existe entre la physique d’une part, la chimie et la physiologie de l’autre.

« Grâce à la série importante des phénomènes électro-chimiques, la chimie devient, en quelque sorte, un prolongement de la physique ; et à son autre extrémité, elle établit les bases de la physiologie par suite de ses recherches dans le domaine des combinaisons organiques. Ces relations sont tellement réelles qu’il est arrivé souvent, que des chimistes non exercés à la philosophie de la science sont demeurés incertains si tel ou tel sujet particulier se trouvait compris dans le cercle de leur science, ou devait appartenir, soit à la physique, soit à la physiologie[18]. »

Quant à présent, M. Comte pense « que la dépendance directe de la chimie à l’égard de l’astronomie, n’est que très-faible ; mais qu’au moment où arrivera le développement de la chimie concrète, c’est-à-dire l’application méthodique des connaissances chimiques à l’histoire naturelle du globe, les considérations astronomiques se feront jour, sans nul doute, là même où il semble aujourd’hui qu’il n’existe aucun point de contact entre les deux sciences. La géologie, bien qu’encore peu avancée, nous fait pressentir la nécessité future et comme un vague instinct de ce qui existait probablement dans les esprits au siècle de la théologie, lorsqu’on s’était, chimériquement et toutefois obstinément, attaché à cette idée, d’unir l’astrologie et l’alchimie. En réalité, il est impossible de concevoir les grandes opérations qui s’accomplissent à l’intérieur du globe comme radicalement indépendantes de ses conditions planétaires[19]. »

Si nous laissons les masses dont s’occupe la physique pour passer aux atomes dans lesquels elles se résolvent par suite de l’analyse chimique, nous trouvons immédiatement ces atomes se disposant eux-mêmes en formes organisées et vivantes, et constituant les sujets plus spéciaux de la physiologie végétale, animale et humaine, dont M. Comte définit ainsi les relations avec la chimie :

« La physiologie, dit-il, dépend de la chimie à la fois comme point de départ et comme moyen principal d’investigation. Si nous séparons les phénomènes de la vie, proprement dits, des phénomènes de l’animalité, il est clair que les premiers, dans le double mouvement intérieur qui les caractérise, sont essentiellement chimiques. Les opérations qui résultent de l’organisation ont un caractère particulier ; mais, à part ces modifications, elles sont nécessairement soumises aux lois générales des effets chimiques. Lors même qu’on étudie les corps vivants sous un point de vue uniquement statique, la chimie est d’un usage indispensable, en ce qu’elle nous permet de distinguer avec prévision les divers éléments anatomiques de toute espèce d’organisme[20] ».

Plus loin, en traitant de la biologie, il s’exprime ainsi :

« C’est à la chimie que la biologie est par sa nature le plus immédiatement et le plus complètement subordonnée. En analysant le phénomène de la vie, nous avons vu que les actes fondamentaux, qui, à raison de leur perpétuité, caractérisent cet état, consistent dans une série de compositions et de décompositions, et qu’ils sont conséquemment d’une nature chimique. Bien que dans les organismes les plus imparfaits les réactions vitales soient profondément distinctes des effets chimiques ordinaires, il n’en est pas moins vrai que toutes les fonctions de la vie organique, proprement dite, sont nécessairement régies par les lois fondamentales de composition et de décomposition qui forment le sujet de la science chimique. Si nous pouvions concevoir, en parcourant toute l’échelle des êtres, la même séparation de la vie organique, par rapport à la vie animale, que nous n’apercevons que dans les végétaux, le mouvement vital n’offrirait que des conceptions chimiques, à l’exception des circonstances essentielles qui distinguent cet ordre de réactions moléculaires. Selon moi, la source générale de ces différences importantes doit être recherchée dans le résultat de chaque conflit chimique, qui ne dépend pas uniquement de la simple composition des corps entre lesquels il a lieu, mais qui est modifié par leur organisation propre, c’est-à-dire par leur structure anatomique. La chimie doit évidemment fournir le point de départ de toute théorie rationnelle de nutrition, de sécrétion, en un mot de toutes les fonctions de la vie végétale, considérées isolément ; chacune de ces fonctions est régie par l’influence des lois chimiques, sauf en ce qui concerne les modifications spéciales appartenant aux conditions organiques[21]. »

Toutefois, ce n’est pas seulement à la chimie que se relie la physiologie. Quelque éloignée de l’astronomie que paraisse cette dernière branche des connaissances, le rapport entre elles « est plus important, dit M. Comte, qu’on ne le suppose généralement. Je conçois, dit-il, en quelque façon comme plus qu’impossible de comprendre la théorie de la pesanteur et ses effets sur l’organisme, isolée de la considération de la gravitation générale. Je conçois en outre, et plus particulièrement, qu’il est impossible de se former une idée scientifique des conditions de l’existence vitale, sans tenir compte de l’agrégation des éléments astronomiques caractérisant la planète qui est le siège de cette existence vitale. Nous verrons plus complètement, dans le volume suivant, de quelle façon l’humanité est affectée par ces conditions astronomiques ; mais nous devons examiner rapidement ces rapports.

« Les données astronomiques propres à notre planète sont naturellement statiques et dynamiques. L’importance biologique des conditions statiques devient de suite évidente. Personne ne met en doute l’importance pour l’existence vitale de la masse de notre planète, en comparaison de celle du soleil, qui détermine l’intensité de pesanteur ; ni l’importance de sa forme qui règle la direction de la force ; ou de l’équilibre fondamental et des oscillations régulières des fluides qui couvrent la plus grande partie de sa surface, et à laquelle se lie si étroitement l’existence des êtres vivants ; ou de ses dimensions qui servent de bornes à la reproduction illimitée des espèces, et notamment de l’espèce humaine ; ou de sa distance du centre de notre système, qui détermine principalement sa température. Tout changement soudain dans l’une quelconque de ces conditions modifierait considérablement les phénomènes de la vie. Mais l’influence des conditions dynamiques de l’astronomie sur l’étude de la biologie est encore plus importante. Sans les deux conditions, et de la fixité des pôles comme centre de rotation, et de l’uniformité de la vitesse angulaire de la terre, il y aurait une perturbation continuelle des milieux organiques, qui serait incompatible avec la vie. Bichat avait remarqué que l’intermittence de la vie animale, proprement dite, est subordonnée, dans ses périodes, à la rotation diurne de notre planète ; et nous pouvons étendre l’observation à tous les phénomènes périodiques qui se manifestent dans un organisme quelconque, dans l’état normal ou dans l’état pathologique, en faisant toutefois la part des influences secondaires et transitoires. En outre, il y a toute raison de croire que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et de ses principales phases naturelles dépend de la vitesse angulaire propre à notre planète. En effet, nous sommes autorisés à admettre que, toutes choses égales d’ailleurs, la durée de la vie doit être plus courte particulièrement dans l’organisme animal, à mesure que les phénomènes vitaux se succèdent plus rapidement. Si la terre devait tourner beaucoup plus vite, la série des phénomènes physiologiques en serait accélérée proportionnellement, et, conséquemment, la vie serait plus courte ; de telle sorte que la durée de la vie peut être regardée comme dépendante de la durée du jour. Si la durée de l’année devait changer, la vie de l’organisme en serait de nouveau affectée. Mais une considération encore plus frappante, c’est que l’existence vitale est absolument enchaînée à la forme de l’orbite de la terre, ainsi qu’on l’a déjà observé. Si cette ellipse devait devenir, au lieu de presque circulaire, aussi excentrique que l’orbite d’une comète, le milieu atmosphérique et l’organisme subiraient tous deux un changement funeste à l’existence vitale. C’est ainsi que la faible excentricité de l’orbite de la terre est une des principales conditions des phénomènes biologiques, presque aussi nécessaire que la rotation immanente de la terre ; et tout autre élément du mouvement annuel exerce une influence plus ou moins marquée sur les conditions biologiques, bien qu’elle ne soit pas aussi considérable que celle que nous avons avancée. L’inclinaison du plan de l’orbite, par exemple, détermine la division de la terre en climats, et conséquemment, la distribution géographique des espèces vivantes, animales et végétales. Et réciproquement, par suite de l’alternative des saisons, cette inclinaison influence les phases de l’existence individuelle dans tous les organismes ; et l’on ne peut douter que la vie serait affectée si la révolution de la ligne des nœuds s’accomplissait plus rapidement ; de telle sorte que son état d’immobilité presque complète a quelque valeur biologique. Ces considérations font voir combien il est nécessaire aux biologistes de se renseigner exactement, et sans aucun intermédiaire, sur les éléments réels particuliers à la constitution astronomique de notre planète. Une connaissance inexacte ne suffirait pas. Les lois des limites de variation des divers éléments, ou, au moins, une analyse scientifique des principales bases de leur fixité, sont indispensables pour les recherches biologiques, et l’on ne peut les obtenir qu’en acquérant la connaissance des conceptions de l’astronomie, géométriques et mécaniques.

« Il peut sembler d’abord anormal, et cela peut paraître une atteinte au système encyclopédique des sciences, que l’astronomie et la biologie soient aussi directement et éminemment unies, tandis qu’il existe entre elles deux autres sciences. Mais tout indispensables que sont la physique et la chimie, l’astronomie et la biologie sont par leur nature les deux branches principales de la philosophie naturelle. Se complétant réciproquement, elles renferment dans leur harmonie rationnelle le système général de nos conceptions fondamentales. Le système solaire et l’homme sont les termes extrêmes dans lesquels nos idées se renfermeront éternellement. Le système d’abord et l’homme ensuite, conformément à la marche positive de notre raison spéculative ; et l’inverse dans les opérations actives, les lois du système déterminant celles qui régissent l’homme et demeurant inaltérables par lui. Entre ces deux pôles de la philosophie naturelle s’interposent les lois de la physique, comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, à leur tour, celles de la chimie, comme un préliminaire immédiat des lois biologiques. Telle étant la constitution rationnelle et indissoluble de ces sciences, on voit clairement pourquoi j’ai insisté sur la subordination de l’étude de l’homme à celle du système, comme étant le principal caractère philosophique d’une biologie positive. »

Si nous passons maintenant à la branche plus concrète et plus spéciale de connaissances, qui traite des rapports de l’homme avec ses semblables et avec la terre dont il tire ses moyens de subsistance, nous trouvons la chimie qui en jette les fondements, lorsqu’elle « abolit l’idée de destruction et de création[22] » et qu’elle établit comme certains les faits suivants : que la consommation des subsistances n’est qu’un pas nécessaire vers leur reproduction ; que, dans toutes les opérations agricoles, l’homme ne fait que fabriquer une machine qui l’entretient pendant qu’il est occupé à cette fabrication ; que plus il consacre de temps et d’intelligence au développement des forces productives de la terre, plus aussi sa puissance de consommation doit être considérable, et que plus la consommation des subsistances suit rapidement la production de celles-ci, plus la reproduction des éléments indispensables pour de nouveaux approvisionnements sera considérable. Ces aperçus relatifs à l’effet du principe ainsi établi ne paraissent pas s’être présentés à l’esprit de M. Comte  ; mais il démontre clairement la relation directe qui existe entre la chimie et la science sociale, lorsqu’il dit à ses lecteurs : « Qu’avant qu’on connût aucune matière ou produit gazeux, beaucoup de phénomènes frappants doivent avoir suggéré inévitablement l’idée de l’annihilation ou de la production réelle de la matière dans le système général de la nature. Ces idées ne pouvaient céder devant la véritable conception de décomposition et de composition jusqu’au moment où nous avons décomposé l’air et l’eau, puis analysé les substances végétales et animales, et terminé par l’analyse des alcalis et des terres, montrant ainsi le principe fondamental de la perpétuité indéfinie de la matière. Dans les phénomènes vitaux, l’examen chimique, non-seulement des corps vivants, mais encore de leurs fonctions, tout imparfait qu’il est à cette heure, doit jeter une vive lumière sur l’économie de la nature vitale, en démontrant qu’il ne peut exister aucune matière organique radicalement hétérogène pour une matière inorganique, et que les transformations vitales sont sujettes, comme toutes les autres, aux lois générales des phénomènes chimiques. »

Il n’est guère possible d’étudier ces faits sans arriver à croire à l’universalité des lois qui régissent la matière, quelque forme que cette matière puisse revêtir ; argile, houille, fer, froment, ou homme ; qu’elle soit condensée sous la forme de chaînes de montagnes, ou d’immenses agglomérations d’hommes. Nous ne pouvons concevoir aucun corps sans pesanteur, et il nous serait impossible d’en imaginer un seul qui ne fût pas soumis à la loi de composition des forces. La chimie et la physiologie, plus concrètes et plus spéciales que la physique, fournissent de nouvelles lois, mais toujours subordonnées à celles qui gouvernent les masses d’où proviennent les atomes dont on s’occupe dans ces branches des connaissances humaines. La chimie concourt au développement de la physique, en même temps que les recherches du physiologiste posent constamment de nouvelles questions et favorisent ainsi le progrès de la science chimique. Chacune d’elle prête son aide et le reçoit à son tour.

La racine, la tige, les branches, les feuilles et les fleurs de l’arbre obéissent au même système de lois. Une eau colorée appliquée à la racine change la couleur de la fleur, et si la racine cesse d’absorber des sucs nourriciers, l’arbre périt. Cet arbre est semblable à l’arbre de la science dont la racine existe dans la physique, en même temps que sa tige se partage en divisions basées sur l’observation et l’expérience, et qu’il nous reste à trouver les feuilles, les fleurs et le fruit dans les branches mêmes de la science qui sont moins susceptibles de démonstration.

On ne peut guère mettre en doute aujourd’hui que cela ne soit vrai, en ce qui concerne les parties les plus abstraites et les plus générales de la science dont nous avons voulu surtout parler.

Pourrions-nous donc mettre en doute que nous trouverons un résultat identique, en ce qui concerne ces sciences plus concrètes et plus spéciales qui traitent de l’homme dans ses rapports avec le


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monde matériel, de l’homme dans ses rapports avec ses semblables, de l’homme comme être capable d’acquérir la puissance sur les diverses forces naturelles destinées à son usage, et responsable envers ses semblables et envers son Créateur de l’emploi convenable des facultés dont il a été si merveilleusement doté ? Si la racine, la tige et les branches obéissent aux mêmes lois, ne trouverons-nous pas que les fleurs et le fruit de l’arbre de la science leur sont soumis également, et le diagramme placé en regard de cette page ne représentera-t-il pas avec une très-grande exactitude la relation existante entre les diverses branches des connaissances et l’ordre successif de leur développement.

§ 3. — Distributions et divisions des connaissances par Bacon. Racines et branches de l’arbre de la science.

« Les distributions et les divisions de la science, dit Bacon, dans son Novum Organum, ne sont pas semblables à plusieurs lignes qui se rencontrent à un angle, et ne se touchent que par un point ; mais aux branches d’un arbre aboutissant à une tige, laquelle a une certaine dimension et une somme d’intégrité et de continuité, avant d’arriver à la cessation de continuité et à la division en branches et mères-branches. Conséquemment, ajoute Bacon, il est à propos, avant d’aborder la première distribution, de créer et de constituer une science universelle sous le nom de Philosophia prima, ou philosophie sommaire, qui nous servira de voie principale ou commune, avant d’arriver à cet endroit où les voies se séparent et se partagent. »

Préoccupé de l’ordre et de la division des sciences, et engagé ainsi qu’il l’était à les présenter au lecteur dans l’introduction de son ouvrage, Bacon n’a pas tenu son engagement : « La première partie de cette Introduction, qui comprend la division des sciences, nous manque, » dit son éditeur. Il nous soumet, à la place, une étude proportionnée à l’élucidation que le texte lui a paru exiger plutôt qu’un essai destiné à combler la lacune existante.

On parle généralement des diverses branches de la science naturelle ; mais cette expression figurée comporte avec le sujet un parallélisme plus complet, puisqu’un arbre a non-seulement des branches, mais encore des racines. Celles-ci sont, à proprement parler, des branches souterraines constituant la base et le soutien de l’arbre, et fournissant la subsistance vitale de l’arbre qui se développe par, et avec ces racines elles-mêmes. Sa tige, ses branches, ses fleurs et ses fruits sont un aliment transformé, fourni par les racines, et les allusions que présente la figure sont bien en harmonie avec l’histoire naturelle du sujet que nous voulons développer.

La racine centrale ou racine pivotante, ainsi que peut le voir le lecteur, représente la matière, avec ses qualités essentielles d’inertie, d’impénétrabilité, de divisibilité, et de force attractive. Les branches latérales représentent, d’une part, les forces mécaniques et chimiques, et de l’autre les forces végétales et animales, et, de ces racines qui servent à la subsistance de l’être, part la tige homme, ainsi composée quant à sa constitution naturelle. L’âme étant la vie occulte de l’organisation, ne peut se représenter, bien qu’elle se manifeste par son évidence propre dans les fleurs et les fruits, ou les émotions et les pensées qui dérivent de ses facultés.

Nous avons maintenant la tige, c’est-à-dire l’homme « possédant une certaine dimension et une certaine somme d’unité et de continuité, avant d’arriver à se discontinuer et à se diviser » dans les divers embranchements de ses divers genres d’activité. Ces branches sont ses fonctions, qui se ramifient dans toutes leurs différences spéciales d’application. La première branche du côté matériel est la physique, ainsi qu’on l’a représenté dans la figure. Ses ramifications sont l’histoire naturelle et la chimie — les masses et les atomes ; et les rejetons sont la mécanique et la dynamique chimique, l’une étant l’action des masses et l’autre celle des atomes.

La branche principale, du côté vital de l’arbre, et qui s’élève un peu au-dessus de la physique, doit être nécessairement l’organologie, qui forme d’abord une branche secondaire, la science des êtres végétaux, ou la phytologie, et d’où naît la physiologie végétale ; et secondairement la science des êtres animaux, ou la zoologie qui conduit à la biologie, ou la science de la vie.

Si nous suivons la tige dans l’ordre naturel du rang et du développement successif, nous voyons qu’elle nous présente la science sociale, qui se divise en jurisprudence et économie politique, en même temps que, du côté correspondant, la branche principale, la psychologie, se ramifie en éthique et en théologie ; et enfin l’arbre est couronné à son sommet par l’intuition, qui est comme la branche matérielle, et l’inspiration qui est comme la branche vitale. Ces sciences, placées au point le plus élevé et que nous avons nommées en dernier lieu, sont exactement la source de l’autre science ou des autres sciences auxquelles Bacon fait allusion, et qu’il place au-dessus de la métaphysique lorsqu’il s’exprime en ces termes : « Quant au point culminant, la loi suprême de la nature, nous ignorons si les recherches de l’homme peuvent y atteindre, » c’est-à-dire de façon à coordonner et à disposer dans un ordre méthodique ses enseignements.

Dans ce plan de la science des choses, il n’y a place ni pour la logique, ni pour les mathématiques, sciences qui régissent respectivement l’esprit et la matière. Aucune d’elles n’appartient à l’histoire naturelle, toutes deux n’étant que de simples instruments qui servent à étudier la nature.

Historiquement, les branches placées à la cime de l’arbre de la science, comme celles de tous les autres arbres, sont les premières produites ; bientôt paraissent les branches placées immédiatement au-dessous, mais qui viennent plus tard à maturité, les instincts de religion et de raison apparaissant dans toute leur vigueur dès l’enfance des races. La science sociale, la métaphysique, se développent, la première nécessairement, et la seconde spontanément, aussitôt que les sociétés se forment et que s’éveille la réflexion ; et elles donnent bientôt naissance à des fleurs et à des fruits ; c’est-à-dire à la musique, à la poésie, aux beaux-arts, à la logique, aux mathématiques et à ces généralités de la vérité spéculative qui sont les produits de l’imagination et de la réflexion. La correspondance entre la figure choisie et les faits à éclairer nous semble complète.

Avec le temps, les branches les plus rapprochées de la terre, plus matérielles dans leur substance et plus dépendantes de l’observation, acquièrent du développement dans leur plus grande diversité d’usage. Les sciences qui s’appliquent à la substance, aux objets naturels, croissent et se ramifient d’une façon presque indéfinie ; la philosophie physique et l’organologie, dans leurs dépendances, poussant, pour ainsi dire, dans toutes les directions suivies par l’observation et l’expérience, d’abord dominées par l’ombre des branches spéculatives placées au-dessus d’elles, mais toujours vivifiées par certaines branches spéculatives ; tandis qu’à leur tour elles reconnaissent ce service en leur fournissant une force substantielle, en modifiant et corrigeant leur développement à mesure qu’il a lieu.

Telle est l’histoire de la science et telle est l’explication de ses divisions, de sa succession et de sa coordination successives ; elle représente la nature composée de l’homme, les sources de ses facultés et l’ordre de leur développement.

§ 4. — L’enfance des sciences est purement théorique ; à mesure qu’elles arrivent à l’état de connaissance positive, les lois remplacent les hypothèses. Les mathématiques servent à régler leur développement, les choses éloignées s’étudient à l’aide de celles qui sont rapprochées de nous, le passé et l’avenir à l’aide du présent. La méthode pour découvrir est la même dans toutes les branches de la science. Auguste Comte en niant ce fait, ne trouve ni philosophie dans l’histoire, ni science sociale.

L’homme cherche à dominer la matière, et, par cette raison, il désire acquérir la connaissance des lois qui ont été établies pour la régir. Pour que la matière soit soumise à une loi, il est indispensable qu’il existe une succession régulière et uniforme de causes et d’effets, dont la nature puisse s’exprimer en quelques propositions ; de telle façon qu’en observant les causes nous puissions prédire les effets, ou qu’en observant avec certitude ceux-ci nous puissions affirmer que celles-là ont préexisté.

Dans les premiers âges de la société les théories abondent, et il en est ainsi, par cette raison qu’à défaut de connaissance, presque tous les faits qui se présentent « sont regardés comme accidentels, ou attribués à l’intervention directe de puissances mythologiques, dont les qualités sont conçues assez vaguement pour faire que l’idée des événements, dépendant de leur action, s’écarte à peine une fois de celle de faits absolument fortuits, et qui ne peuvent se ramener à l’ordre et à la règle ; » et c’est ainsi que les Grecs, au temps d’Homère, sollicitaient le secours de divinités imaginaires qui étaient excitées à agir par les mêmes sentiments et les mêmes passions que celles qui dirigeaient leurs adorateurs ; exactement comme agit aujourd’hui le pauvre Africain qui fait ses offrandes de vin de palmier, de rhum, de blé ou d’huile au bloc de bois ou de pierre, au serpent alligator, ou à l’amas de chiffons dont il a fait son idole. Cependant, avec le temps on arrive à comprendre la succession régulière des effets et des causes, et à chaque phase du progrès la théorie tend à disparaître, laissant la place à la science ; avec celle-ci arrive pour l’homme la puissance de diriger à son profit les forces de la nature. À chaque phase nouvelle il acquiert une nouvelle preuve de l’universalité des lois naturelles, preuve nouvelle de ce fait, que là où des exceptions paraissent exister, elles sont plutôt apparentes que réelles et ne peuvent que prouver la règle, lorsqu’on les a analysées avec soin et complètement comprises ; ainsi que nous le voyons pour la fumée, lorsqu’elle s’élève dans l’air, contrariant en apparence cette grande loi, en vertu de laquelle toute la matière dont la terre se compose tend vers son centre[23].

Prouver l’universalité de la loi, et par là même établir l’unité de la science, c’est ce qui semblait avoir été d’abord l’intention de M. Comte, au livre duquel nous avons emprunté les citations précédentes ; livre servant de préambule, et qui semblait destiné à former la base d’un ouvrage spécialement consacré à la science sociale. Il a paru depuis ; mais là, aussi bien que dans toutes les parties du livre publié antérieurement et qui traitait de l’homme et de ses actes, M. Comte a ignoré à dessein la méthode mathématique, à laquelle les branches les plus anciennes et les plus développées de la science ont de si larges obligations. Cette manière de procéder paraît avoir résulté de ce qu’il a regardé les mathématiques comme une science, et non comme un simple instrument pour acquérir les connaissances scientifiques. Ainsi, en traitant de la chimie, il nous dit « que toute tentative pour rapporter les questions chimiques aux doctrines mathématiques doit être considérée, aujourd’hui et toujours, comme profondément irrationnelle, comme étant contraire à la nature des phénomènes[24] ». Quelles sont donc ces doctrines ? Sont-elles plus que de simples formules adaptées aux circonstances particulières du cas à examiner ? Assurément non. Le géomètre nous dit que tout entier est égal à toutes ses parties, et que les parties qui forment la moitié d’un objet quelconque sont égales entre elles ; ce sont là des axiomes d’une application universelle également vrais, par rapport à tous les corps, qu’ils soient traités par le chimiste, le sociologue ou celui qui mesure la terre, mais qui n’impliquent aucune question de doctrine quelconque.

Souvent M. Comte parle des mathématiques comme étant, ce qui est évidemment vrai, « un instrument d’une admirable efficacité, » mais si ce n’est qu’un instrument, il ne peut pas plus être considéré comme une science qu’une clef ne peut devenir une serrure.

Cet instrument, ou la méthode mathématique, est toujours susceptible d’application quel que soit le sujet de nos investigations. Cette méthode est l’analyse, c’est-à-dire l’étude de chaque cause isolée tendant à produire un effet donné. C’est à cette méthode que nous devons toutes les découvertes de Copernic, de Kepler, de Newton et de leurs successeurs ; mais c’est également celle du chimiste qui commence par constater la force isolée de chacun des divers éléments des corps et finit en concluant la loi, de l’effet qui se produit. Le physiologiste analyse ce qui est connu, dans l’espoir de pouvoir en déduire ce qui reste encore inconnu, et il emploie toujours les formules qui appartiennent à la catégorie particulière des faits dont il s’occupe. Lorsqu’il s’applique à l’étude du squelette, il emploie les formules du physicien, mais lorsqu’il étudie la composition du sang, il a nécessairement recours aux formules du chimiste, dans lesquelles se trouve comprise toute la science empruntée à l’observation des savants qui l’ont précédé. C’est cependant cette méthode que repousse M. Comte, lorsqu’il traite de la science sociale, ainsi qu’on le verra par le passage suivant :

« Il ne peut exister d’étude scientifique de la société, soit dans ses conditions, soit dans ses mouvements, si on sépare cette étude en portions diverses, et qu’on en étudie les divisions isolément. J’ai déjà fait des remarques à ce sujet, relativement à ce qu’on appelle l’économie politique. Les matériaux peuvent être fournis par l’observation de diverses branches de connaissances ; et cette observation peut être nécessaire pour atteindre le but ; mais on ne peut l’appeler science. La division méthodique des études qui a lieu dans les simples sciences inorganiques est complètement irrationnelle, lorsqu’il s’agit de la science toute récente, et si complexe, de la société, et ne peut produire aucun résultat. Un jour viendra où une sorte de subdivision pourra être praticable et désirable ; mais il nous est impossible, quant à présent, de prévoir quel peut être le principe de cette classification : car le principe lui-même doit naître du développement de la science ; et ce développement ne peut avoir lieu autrement qu’au moment où nous aurons formé de la science un ensemble[25]. »

« Dans les sciences organiques, les éléments nous sont bien mieux connus que le tout qu’elles constituent ; de telle façon que, dans ce cas, nous devons procéder du simple au composé ; mais la méthode inverse est nécessaire dans l’étude de l’homme et de la société ; l’homme et la société, pris dans leur ensemble, nous étant mieux connus et étant pour nous des sujets d’étude plus accessibles que les parties dont ils se composent. Si nous explorons l’univers, c’est comme ensemble qu’il est impénétrable pour nous ; tandis qu’en examinant l’homme ou la société, la difficulté qui nous arrête consiste à pénétrer les détails. Nous avons vu dans notre tableau de la biologie, que l’idée générale de la nature animale est plus distincte pour nos esprits que la notion plus simple de la nature végétale ; et que l’homme est l’unité biologique ; l’idée de l’homme étant à la fois l’idée la plus complexe et le point de départ de la spéculation par rapport à l’existence vitale. Ainsi, si nous comparons les deux moitiés de la philosophie naturelle, nous trouverons que, dans un cas, c’est le dernier degré de composition, et dans l’autre le dernier degré de simplicité, qui dépasse le but que peuvent atteindre nos recherches[26]. »

Ceci semblerait être un retour à ce que M. Comte appelle ordinairement la période métaphysique de la science. Dans les siècles passés un philosophe aurait dit pareillement : « Ces masses de granit nous sont mieux connues que les parties dont elles se composent, et, en conséquence, nous bornerons nos recherches à résoudre cette question : Comment sont-elles arrivées à la forme sous laquelle elles existent, et à la position qu’elles occupent actuellement ? ». Sans l’analyse du chimiste, il nous eût été aussi impossible de pouvoir « pénétrer dans les détails » du bloc de pierre, et d’acquérir ainsi la connaissance de la composition des montagnes éloignées auxquelles il avait été emprunté, qu’il le serait aujourd’hui de pénétrer dans les détails des sociétés qui ont disparu, si nous ne vivions pas au milieu d’autres sociétés, composées d’hommes dotés des mêmes dons naturels, animés des mêmes sentiments et des mêmes passions dont nous avons observé l’existence chez les hommes des temps passés, et si nous n’étions pas également en possession des milliers de faits accumulés pendant les siècles nombreux qui se sont écoulés depuis cette époque. Ce sont les détails de la vie telle qu’elle est autour de nous, que nous avons besoin d’étudier, en commençant par l’analyse pour arriver à la synthèse, ainsi que fait le chimiste, lorsqu’il résout en atomes le morceau de granit et qu’il acquiert ainsi le secret de la composition de la masse. Lorsqu’il s’est assuré que ce morceau est composé de quartz, de feldspath et de mica, et qu’il s’est pleinement édifié à l’égard des circonstances sous l’empire desquelles le granit se présente dans le pays qui l’environne, il demeure complètement certain, que quelque autre bloc qui puisse se présenter, sa composition et son gisement dans l’ordre de formation seront les mêmes. Il procède constamment en partant de l’objet qui est proche et connu qu’il peut analyser et examiner, à celui qui est éloigné et inconnu qu’il ne peut ni analyser ni examiner, étudiant ce dernier au moyen des formules obtenues par l’analyse du premier. C’est ainsi que le géologue, en étudiant les dépôts terreux de la Sibérie et de la Californie, a pu prédire qu’on trouverait de l’or dans les montagnes de l’Australie.

Si nous voulons comprendre l’histoire de l’homme dans les siècles passés ou dans les pays lointains, nous devons commencer par l’étudier dans le présent, et le possédant ainsi dans le passé et le présent, nous devenons alors capables de prédire l’avenir. Pour atteindre ce but, il est nécessaire que nous en agissions avec la société, comme le chimiste avec le morceau de granit ; c’est-à-dire que nous la résolvions en ses diverses parties et que nous étudiions chacune d’elles séparément, en constatant comment elle se comporterait, si elle était abandonnée à elle-même, et comparant ce que serait son action indépendante, avec l’action que nous apercevons dans l’état de société ; — et alors, à l’aide de la même loi que mettent à profit le physicien, le chimiste et le physiologiste, la loi de la composition des forces, nous pouvons arriver à la loi de l’effet. Agir ainsi, ce ne serait pas cependant adopter la marche suivie par M. Comte, qui nous présente l’éloigné et l’inconnu, c’est-à-dire les sociétés des siècles passés, comme un moyen de comprendre les mouvements des hommes qui nous entourent, et de prédire ce qu’il adviendra des hommes de l’avenir. Malgré notre profonde considération pour M. Comte, nous devons dire que, suivre une telle marche, nous paraît équivalent à ceci : donner à ses lecteurs un télescope pour étudier les montagnes de la lune, dans le but de comprendre les mouvements du laboratoire.

La conséquence nécessaire de cette méthode à rebours et erronée, c’est qu’il est amené à des conclusions qui sont directement le contraire de celles auxquelles les instincts naturels aux hommes les amènent, et, en outre, directement opposées aux tendances de pensée et d’action à toutes les époques de civilisation avancée, dans le monde ancien ou moderne ; et comme conséquence nécessaire, il laisse ses lecteurs aussi ignorants sur l’intelligence des causes de perturbation qui existent aujourd’hui, ou sur le remède qu’il faudrait y appliquer, que le médecin qui bornerait l’étude de son malade à l’examen du corps en masse, abandonnant toute investigation sur l’état des poumons, de l’estomac ou du cerveau. Le système de sociologie de M. Comte n’explique pas le passé et ne peut, conséquemment, être d’aucun usage pour diriger l’avenir ; et la raison pour laquelle il n’atteint pas, et ne peut atteindre ce but, c’est que M. Comte a évité d’employer la méthode des sciences naturelles, la méthode philosophique, qui consiste à étudier ce qui est près de nous et connu, dans le but d’acquérir la puissance de comprendre ce qui est éloigné et inconnu ; méthode qui étudie le présent pour obtenir les connaissances à l’aide desquelles nous comprenons les causes des événements dans le passé et nous prédisons ceux qui découleront inévitablement, dans l’avenir, de causes identiques.

§ 5. — L’école anglaise des économistes ne reconnaît pas l’homme réel de la société, mais l’homme artificiel créé par son propre système. Sa théorie, ne s’occupant que des instincts les plus bas de l’humanité, regarde ses plus nobles intérêts comme de simples interpolations dans son système.

Si de la France nous passons à l’Angleterre, nous nous trouvons dans la patrie d’Adam Smith, dont les doctrines ont été répudiées, toutefois, par ses successeurs de l’école moderne qui emprunte son origine aux leçons de Malthus et de Ricardo. « La science sociale, ainsi que nous l’enseigne un de ses professeurs les plus distingués (et contrairement aux idées de M. Comte), est une science de déduction ; non pas, sans doute, ajoute-t-il, sur le modèle de la géométrie, mais sur le modèle des sciences physiques les plus élevées. Elle déduit la loi qui régit chaque effet des lois de causalité sur lesquelles l’effet repose ; non pas, toutefois, simplement d’après la loi d’une cause unique, comme dans la méthode géométrique, mais en considérant toutes les causes qui influent simultanément sur l’effet et fondant ces lois entre elles[27] ».

Telle est la théorie. Nous pouvons maintenant examiner ce qui se passe dans la pratique, en partant de cette théorie. « L’économie politique, dit le même auteur, considère l’espèce humaine comme occupée uniquement d’acquérir et de consommer la richesse, et elle cherche à démontrer quelle est la direction des efforts actifs vers laquelle elle serait poussée, vivant dans l’état de société, si ce motif, hormis dans la mesure où il est contrarié par les deux motifs contraires que nous avons signalés plus haut (la répugnance pour le travail et le désir de la jouissance actuelle de plaisirs coûteux) était le régulateur unique de toutes ses actions. Sous l’influence de ce désir, l’économie politique montre l’espèce humaine accumulant la richesse et employant cette richesse même à en produire de nouvelles, sanctionnant par un consentement réciproque l’institution de la propriété ; établissant des lois pour empêcher les individus d’empiéter sur les propriétés d’autrui par la force ou la fraude ; adoptant divers procédés pour accroître la productivité du travail ; plaçant enfin, d’un commun accord la division des produits sous l’influence de la concurrence… et employant certains expédients pour faciliter la répartition. Toutes ces opérations, bien qu’un grand nombre d’entre elles résultent réellement de plusieurs motifs, sont considérées par l’économie politique comme découlant uniquement du désir de la richesse… Non pas qu’aucun économiste ait été jamais assez absurde pour supposer que l’espèce humaine fût réellement ainsi constituée ; mais parce que c’est ainsi que la science doit être nécessairement étudiée[28]. »

« Dans un but d’utilité pratique, cependant, le principe des populations doit être nécessairement intercalé dans l’exposition ; et cela a lieu, bien qu’agir ainsi, implique, nous dit-on, le besoin de se départir de la stricte exactitude d’un système purement scientifique[29]. »

Cela fait, nous avons l’homme de l’économie politique, d’un côté influencé uniquement par la soif de la richesse, et de l’autre si complètement soumis à l’empire de l’appétit sexuel, qu’il est en tout temps disposé à s’y abandonner, à quelque degré que la satisfaction de cet appétit doive tendre à arrêter le développement de la richesse.

Qu’est-ce donc que cette chose à la recherche de laquelle il se livre si constamment ? Qu’est-ce que la richesse ? À cette question l’économie politique ne fournit pas de réponse ; car, jusqu’à ce jour, on n’a jamais établi en quoi elle consiste. Si l’on eût songé que la terre en formait une partie quelconque, on eût répondu, tout d’abord, qu’en vertu d’une loi importante de la nature, plus on faisait usage de la terre, et, en même temps, plus était considérable la quantité de travail appliquée à son amélioration, moins le fruit des efforts humains devait être considérable, plus la société humaine devait devenir pauvre et tendre à la pauvreté et à la mortalité ; et les preuves certaines d’un tel état de choses peuvent facilement se tirer de passages empruntés à des écrivains d’une grande autorité. Si l’on eût ensuite admis que la richesse pouvait se trouver dans le développement des facultés intellectuelles, on aurait pu fournir des preuves suffisantes, que non-seulement toute recherche dirigée dans ce sens serait vaine, mais encore qu’elle aurait pour résultat l’établissement de ce fait, que toute augmentation dans le nombre de ceux qui enseignent doit être accompagnée d’une diminution dans la quantité de richesse dont peut disposer la société. Ainsi déçu dans tous ses efforts, l’interrogateur, après avoir étudié attentivement tous les livres, répéterait encore sa question : qu’est-ce que la richesse ?

En portant ensuite ses regards sur l’être qui se livre avec tant de persévérance à la poursuite de ce je ne sais quoi d’infini qui semble embrasser tant d’objets, et qui, cependant, exclut une si large part des choses que l’on considère ordinairement comme richesses, il voudra se convaincre lui-même si le sujet de l’économie politique est réellement cet être connu sous le nom d’homme. Il pourra peut-être se demander si l’homme ne possède pas d’autres qualités que celles qui lui sont attribuées. Cet homme est-il, comme les animaux qui paissent dans les champs, uniquement occupé de chercher sa subsistance et de trouver un abri pour son corps ? Comme les animaux, engendre-t-il des enfants uniquement pour satisfaire ses passions brutales et les laisse-t-il ensuite se nourrir et s’abriter comme ils le peuvent ? N’a-t-il pas des sentiments et des affections sur lesquels réagit le soin de sa femme et de ses enfants ? Ne possède-t-il pas le jugement pour l’aider à décider ce qu’il croit devoir lui être utile ou nuisible ? Il admettra qu’il possède ces qualités ; mais l’économiste lui assurera que sa science est uniquement celle de la richesse matérielle, à l’exclusion complète de la richesse qui consiste en affection et en intelligence et qu’Adam Smith tenait en si haute estime ; et c’est ainsi que l’investigateur, au bout de toutes ses recherches, découvrirait que le sujet de l’économie politique n’était pas réellement l’homme, mais un être imaginaire, mu dans ses actions par la passion la plus aveugle et consacrant toute son énergie à la poursuite d’un objet tellement indéfinissable par sa nature que, dans tous les livres en usage, il resterait à trouver une définition qu’un jury d’économistes consentît à admettre, définition qui, à la fois, embrasserait tout ce qui doit y être compris et rejetterait tout ce qui ne doit pas l’être.

La loi de la composition des forces exige que nous étudiions toutes les causes tendant à produire un effet donné. Cet effet, c’est l’Homme, l’homme du passé et l’homme du présent ; et le philosophe qui renonce à prendre en considération les sentiments, les affections et l’intelligence dont il a été doué, commet exactement la même erreur que celle où tomberait le physicien, si, ne considérant que la gravitation, il oubliait la chaleur ; et qu’il en conclût, qu’à une époque peu éloignée, toute la matière dont la terre se compose dût devenir une masse solide, dont auraient disparu les plantes, les animaux et les hommes. Telle est l’erreur de l’économie politique moderne, et l’on en voit les résultats dans ce fait, qu’elle nous offre à examiner un animal qui n’est qu’une simple brute, s’il faut trouver un nom pour lequel elle détourne le sens du mot HOMME, reconnu par Adam Smith comme exprimant l’idée d’un être fait à l’image de son Créateur.

C’est avec raison que Goëthe a posé cette question ? « Que sont tous nos rapports avec la nature, si en employant la méthode analytique, nous ne nous occupons que des parties matérielles, prises individuellement et que nous ne sentions pas le souffle de l’esprit qui imprime à chaque partie sa direction, et régit ou sanctionne toute déviation, à l’aide d’une loi inhérente ? » Et à notre tour, demanderons-nous, quelle est la valeur d’un procédé analytique qui choisit uniquement les parties matérielles de l’homme, celles qui lui sont communes avec la bête, et rejette celles qu’il partage avec les anges. Telle est la marche adoptée par l’économie politique moderne, qui non-seulement ne sent pas le souffle de l’esprit, mais qui ignore l’existence de l’esprit même et que l’on voit par conséquent définir, ce qu’il lui plaît d’appeler le taux naturel du salaire « le prix nécessaire pour permettre aux travailleurs, l’un dans l’autre, de subsister et de perpétuer leur espèce, sans augmentation ou diminution[30], » en d’autres termes le prix qui permettra à quelques-uns de s’enrichir et de voir leur espèce s’accroître, tandis que d’autres, exposés à tous les dangers, meurent de faim ou de soif. Tels sont les enseignements d’un système qui a conquis légitimement le nom de science sinistre, science dont l’étude a conduit Sismondi à poser cette question : « La richesse est-elle donc tout, et l’homme n’est-il donc absolument rien ? » Aux yeux de l’économie politique moderne, il n’est rien et ne peut être rien, puisqu’elle ne tient pas compte des qualités par lesquelles il se distingue de la brute, et qu’elle est amenée, conséquemment, à le regarder simplement comme un instrument à employer par le capital, afin de permettre au possesseur de ce capital d’obtenir une compensation pour l’usage qu’il en fait !

« Plusieurs économistes, a dit un économiste français distingué, choqué du caractère matérialiste donné à ce qu’on a appelé la science économique, s’expriment en des termes qui feraient croire que les hommes ont été faits pour les produits, et non les produits pour les hommes[31]. » Et c’est à une semblable conclusion que doivent arriver tous ceux qui commencent par la méthode de l’analyse, et finissent par l’exclusion de toutes les qualités élevées et distinctives de l’homme.

§ 6. — Toutes les sciences et toutes leurs méthodes se trouvent comprises dans la Sociologie. L’analyse conduit à la synthèse. La science est une et indivisible. Les relations économiques des hommes exigent des formules mathématiques pour les convertir en vérités systématiques. Les lois de la société ne sont pas établies d’une manière fixe. Les termes employés par les théoriciens ne sont pas suffisamment définis et sont équivoques.

Avec le progrès des connaissances, nous arrivons à passer graduellement du composé au simple, de ce qui est abstrait et épineux, à ce qui est clair et ce qui s’apprend facilement. Grâce à Descartes, nous sommes assurés que « toutes les idées simples sont vraies » et nous pouvons retrouver partout l’évidence de ce fait dans la magnifique simplicité et l’étendue merveilleuse des propositions de la science, propositions qui sont elles-mêmes le résultat d’une longue induction, conduisant à la connaissance de grandes vérités ; lesquelles ne sont pas perceptibles tout d’abord, mais qui, une fois proclamées, sont assez concluantes pour clore presque immédiatement et à jamais toute discussion à leur égard. La chute d’une pomme conduisit Newton à la loi de la gravitation, et c’est à la découverte de cette loi que nous devons l’étonnante perfection de l’astronomie moderne. L’identité bien établie de la foudre et de l’électricité a servi de base à la science, grâce au secours de laquelle nous avons pu disposer en maîtres des services d’une grande puissance naturelle, qui a remplacé tous les moyens imaginés par l’homme. Kepler, Galilée, Newton, Franklin, eussent échoué dans tous leurs efforts pour étendre le domaine de la science, s’ils avaient suivi la méthode adoptée par M. Comte, « dans sa tentative pour établir un système de science sociale. »

La méthode dont nous parlons remplace-t-elle entièrement la méthode à priori ? Parce que nous procédons d’après l’analyse, nous interdisons-nous nécessairement la synthèse ? En aucune façon. L’une est la préparation indispensable de l’autre. C’est par l’observation attentive de faits particuliers que M. Le Verrier fut conduit à cette grande généralisation scientifique : qu’une planète nouvelle et non observée jusqu’alors devait exister, dans une certaine région des cieux ; et cette planète y fut presque aussitôt découverte. C’est par suite de l’analyse attentive des diverses terres que Davy put annoncer ce fait si important, que toutes les terres ont une base métallique ; et c’est là un des plus grands exemples de généralisation que l’on puisse citer, l’un de ceux dont la vérité se confirme plus solidement de jour en jour. Goëthe a parfaitement défini les deux méthodes, lorsqu’il a dit « que la synthèse et l’analyse étaient la systole et la diastole de la pensée humaine et qu’elles étaient pour lui, comme une seconde manière de respirer, jamais isolée, soumise à un mouvement continuel de pulsation. Le vice de la méthode à priori, dit l’auteur auquel nous empruntons ce passage, lorsqu’elle s’écarte du droit chemin, ne consiste pas en ce qu’elle devance les faits et anticipe sur les conclusions tardives de l’expérience, mais en ce qu’elle se déclare satisfaite de ses propres sentences, ou ne recherche qu’une confrontation partielle et hâtive avec les faits : c’est ce que Bacon appelle notiones temerè è rebus abstractas, (les idées isolées inconsidérément des faits)[32]. »

Si la science est une et indivisible, la méthode pour étudier doit être, conséquemment, une. Qu’il en soit ainsi, en ce qui concerne toutes les branches de connaissances sur lesquelles repose la science sociale, c’est-à-dire la physique, la chimie et la physiologie, c’est ce qu’on ne peut guère mettre en doute aujourd’hui ; mais ce n’est que tout récemment qu’on a eu raison de croire que cette relation réciproque existait. À chaque nouvelle découverte, le rapprochement devient plus étroit, et en même temps que chacune d’elles a lieu, nous apercevons combien les faits acquis à toutes les branches les plus anciennes et les plus abstraites de nos connaissances se relient intimement à la marche progressive de l’homme vers cet état de développement auquel il semble avoir été destiné. De moment en moment, à mesure qu’il acquiert un empire plus étendu sur les diverses forces qui existent dans la nature, il devient capable de vivre en rapport plus immédiat avec son semblable, d’obtenir des quantités plus considérables de subsistances et de vêtements, d’améliorer ses modes de pensée et d’action, et de fournir une instruction plus profitable à la génération destinée à lui succéder. La connaissance qui conduit à de pareils résultats n’est que la base sur laquelle nous devons édifier nécessairement, lorsque nous entreprenons de fonder cette division plus élevée appelée science sociale ; et l’instrument qui a été employé avec tant de succès, pour jeter les fondations, ne peut qu’être reconnu également utile pour construire l’édifice lui-même.

Les mathématiques doivent être appliquées, dans la science sociale, ainsi qu’elles le sont maintenant, dans toutes les autres branches de recherches, et plus on se sert des mathématiques, plus la science sociale prend la forme d’une science réelle, et plus on démontre combien sont intimes les relations de celle-ci avec d’autres branches de nos connaissances. La loi de Malthus a été le premier exemple de l’application des mathématiques, et si elle s’était trouvée vraie, elle eût donné à l’économie politique une précision qui, jusqu’à ce jour, lui avait complètement fait défaut, en faisant dépendre directement le progrès de l’homme de la présence ou de l’absence de certaines forces sur le sol où il vivait. Il en a été de même de la célèbre théorie de la rente de M. Ricardo, en vertu de laquelle fut établi ce qu’il pensait être la division naturelle des produits du travail entre les travailleurs et les chefs d’industrie, ou les propriétaires du sol qui donnait ces produits. La méthode régulatrice de ces deux grandes lois était exacte, le fait seul de l’avoir adoptée a placé justement leurs auteurs au premier rang des économistes, et a donné à leurs ouvrages une influence que n’a jamais exercée aucun des auteurs qui ont écrit sur la science économique. Bien qu’ils soient tombés dans cette erreur dont nous avons parlé plus haut, qui consiste « à ne rechercher qu’une confrontation partielle et hâtive avec les faits » et que, conséquemment, ils aient fourni au monde des théories positivement contraires à la vérité, nous ne pouvons méconnaître quel avantage infini fût résulté pour le progrès de la science d’avoir les faits subordonnés à ces rapports, s’ils eussent été réels, ni de quelle importance il doit être d’avoir les faits réels, soumis à des rapports de cette nature, toutes les fois que cela est possible.

Prenons pour exemple la proposition suivante :

Dans la première période de la société, lorsque la terre est abondante et que la population est relativement peu considérable, le travail est improductif et sur le faible produit qui en résulte, le propriétaire du sol ou un autre capitaliste prélève une large proportion, n’en laissant qu’une très-mince au travailleur. Cette proportion plus large ne donne pourtant qu’une faible quantité, et le travailleur et le capitaliste sont pauvres tous deux ; et le premier à ce point qu’on l’a vu partout être l’esclave du second. Cependant la population et la richesse augmentant, et le travail devenant plus productif, la part du propriétaire du sol diminue en proportion, mais s’accroît en quantité. La part du travailleur augmente, non-seulement en quantité, mais aussi en proportion ; et plus a lieu rapidement l’augmentation de productivité de son travail, plus est considérable la proportion de la quantité augmentée qui lui reste en définitive ; et de cette façon, en même temps que les intérêts de tous deux sont dans une parfaite harmonie réciproque, il y a une tendance constante à l’établissement d’une égalité de condition ; l’esclave de la première période devient l’homme libre de la seconde.

Si l’on admet la vérité de notre assertion (et s’il en est ainsi, elle établit directement le contraire de ce qui a été avancé par Malthus et Ricardo), nous avons ici l’expression distincte d’un rapport mathématique entre les variations concomitantes de la puissance de l’homme et de la matière ; de l’homme représentant seulement ses propres facultés, et de l’homme représentant les résultats accumulés des facultés humaines s’exerçant sur la matière et les forces qui lui sont inhérentes. Le problème de la science sociale et celui qu’ont tenté de résoudre ces auteurs consiste à savoir quels sont les rapports de l’homme et du monde matériel extérieur. Ces rapports changent, ainsi que nous le voyons, les hommes, dans certains pays, devenant d’année en année et de plus en plus les maîtres, et dans d’autres pays, les esclaves de la nature.

De quelle manière arrive-t-il que ces changements s’accomplissent ? Il nous faut une réponse mathématique à cette question, et jusqu’à ce qu’elle soit donnée, ainsi qu’on croit qu’elle se trouve dans la très-simple proposition énoncée ci-dessus, l’économie politique ne peut avoir, avec la science sociale, d’autres rapports que ceux qui existent entre les observations des pâtres chaldéens et l’astronomie moderne.

On peut dire à peine que la science sociale ait une existence. Pour qu’elle pût exister, il serait nécessaire de posséder d’abord les connaissances physiques, chimiques et physiologiques qui nous permettraient d’observer comment il se fait que l’homme est capable d’acquérir la puissance sur les diverses forces destinées à son usage, et de passer de l’état d’esclave à celui de maître de la nature. « L’homme, dit Goëthe, ne se connaît qu’autant qu’il connaît la nature extérieure, » et il a fallu que les parties les plus abstraites et les plus générales de nos connaissances acquissent un haut degré de développement avant de pouvoir aborder avec fruit l’étude des parties éminemment concrètes et spéciales, et la science infiniment variable des lois qui régissent l’homme dans ses rapports avec le monde extérieur et avec ses semblables. La chimie et la physiologie sont toutes deux de date récente. Il y a cent ans, les hommes n’avaient aucune connaissance sur la nature de l’air qu’ils respiraient, et c’est dans cette période qu’Haller a jeté les fondements de la science physiologique de nos jours. En physique même, la doctrine d’Aristote, la doctrine des quatre éléments, régnait encore dans un grand nombre d’écoles, et probablement subsiste encore dans quelques régions placées aux confins extérieurs de la civilisation. Dans un tel état de choses, il ne pouvait guère se faire de progrès qui amenât à acquérir la connaissance de ce fait : combien il était au pouvoir de l’homme de forcer la terre à lui fournir les subsistances nécessaires pour une population constamment croissante ; et sans cette connaissance, il ne pouvait rien exister qui ressemblât à la science sociale.

La science exige des lois, et les lois ne sont que des vérités universelles, des vérités auxquelles on ne peut trouver d’exceptions. Celles-ci obtenues, l’harmonie et l’ordre remplacent le chaos, et nous arrivons, dans toute branche de la science, à reconnaître aussi bien les effets comme résultats naturels de certaines causes définies, et à prévoir la réapparition d’effets analogues lorsque des causes semblables se rencontreront, à les reconnaître aussi bien, disons-nous, que le premier homme lorsqu’il eut définitivement lié dans sa pensée la présence et l’absence de la lumière au lever et au coucher du soleil.

Y a-t-il, cependant, dans la science sociale une proposition dont la vérité soit admise universellement ? Il n’en existe pas une seule. Il y a cent ans on estimait que la force d’une nation tendait à s’accroître avec l’augmentation de sa population ; mais on nous enseigne aujourd’hui que cette augmentation entraîne avec elle la faiblesse au lieu de la force. Chaque année nous avons de nouvelles théories sur les lois de la population et de nouvelles modifications à celles qui ont vieilli ; et la question relative aux lois qui régissent la distribution des produits, entre le propriétaire du sol et celui qui l’occupe, se discute aujourd’hui avec autant de vigueur qu’il y a cinquante ans. Parmi les disciples de MM. Malthus et Ricardo, à peine en trouverait-on deux qui s’entendissent sur ce que leurs maîtres ont eu réellement l’intention d’enseigner. Un jour, on nous dit que la doctrine Ricardo-Malthusienne est morte, et le lendemain nous apprenons que douter de sa vérité est une preuve d’ignorance ; et cependant les personnes auxquelles nous devons toutes ces connaissances appartiennent à la même école d’économistes[33]. Les avocats les plus décidés de la suppression de toute entrave lorsqu’il s’agit du commerce des draps, se retrouvent parmi les adversaires les plus intraitables de la liberté, s’il s’agit du commerce de l’argent ; et c’est parmi les partisans les plus enthousiastes de la concurrence pour la vente des marchandises qu’on trouve les adversaires les plus décidés de la rémunération vénale du temps et des talents du travailleur. Les maîtres de la science qui se réjouissent de toute circonstance, tendant à augmenter le prix du drap et du fer, comme amenant l’amélioration de la condition humaine, se trouvent aux premiers rangs parmi ceux qui repoussent l’augmentation dans le prix attribué aux services du travailleur, comme tendant à diminuer le pouvoir de maintenir le commerce. D’autres qui professent le principe de la non-intervention du gouvernement, lorsqu’elle s’adresse à la diffusion des connaissances parmi le peuple, sont les défenseurs les plus résolus de la convenance de cette intervention, si elle s’adresse à des mesures qui amènent la guerre et la destruction. Tout n’est donc que confusion et rien n’est établi solidement. Il suit de là nécessairement que le monde regarde tranquillement ce spectacle, attendant le moment où les professeurs arriveront à s’entendre quelque peu, réciproquement, sur ce qu’il faut croire.

Pour obtenir ce résultat, il est indispensable qu’ils arrivent à comprendre le sens des diverses expressions d’un usage courant, et l’on n’a fait encore aucun pas vers ce but. « Le grand défaut d’Adam Smith, et de nos économistes en général, dit l’archevêque de Dublin, Whateley, c’est le manque de définitions. » Et, pour preuve de ce qu’il avance, il présente à ses lecteurs les définitions nombreuses et profondément différentes données par les professeurs les plus distingués, et relatives aux termes si importants de valeur, richesse, travail, capital, rentes, salaires et profit ; et Whateley démontre que, faute de conceptions claires, le même mot est employé par le même auteur, en certain cas, dans un sens complètement contradictoire avec celui qu’il lui donne dans un autre cas. Il pourrait, ainsi qu’il le dit avec beaucoup de vérité, ajouter à cette nomenclature une foule d’autres termes « que l’on emploie souvent sans plus d’explication, ou sans avoir l’air de se douter qu’ils en méritent plus que s’il s’agissait du mot triangle ou du chiffre vingt[34]. » Et, par suite, il arrive, ainsi que nous le démontrerons plus tard, que des mots qui ont la plus grande importance sont employés par des auteurs distingués comme étant complètement synonymes, lorsque, en réalité, ils expriment des idées non-seulement différentes, mais positivement contraires.

§ 7. — La science sociale, qui contient et concrète toutes les autres, attend encore son propre développement. Obstacles qu’elle rencontre. L’étude métaphysique de l’homme doit être remplacée par son étude méthodique. Les lois physiques et les lois sociales sont indivisibles dans l’étude de la société, tous les phénomènes de cet unique sujet ne formant qu’une seule science.

Les causes de l’existence d’un état de choses semblable s’expliquent facilement. Parmi toutes les autres sciences, la science sociale est la plus concrète et la plus spéciale, celle qui dépend le plus des branches plus anciennes et plus abstraites de nos connaissances, celle dans laquelle il est le plus difficile de recueillir et d’analyser les faits, et, par conséquent, la dernière qui fait son apparition sur la scène du-monde. Parmi toutes les sciences, c’est également la seule qui affecte les intérêts des hommes, leurs sentiments, leurs passions, leurs préjugés, et, conséquemment, la seule dans laquelle il est très-difficile de trouver des individus comparant des faits, uniquement dans le but d’en-déduire la connaissance qu’ils sont destinés à fournir. Traitant, ainsi qu’elle le fait, des rapports réciproques de l’homme avec ses semblables, il lui faut lutter partout contre les attaques des individus qui recherchent la jouissance du pouvoir et du privilège aux dépens des autres hommes. Le souverain tient en faible estime la science qui enseigne, à ses sujets, à mettre en doute qu’il exerce justement son pouvoir par la grâce de Dieu. Le soldat ne peut croire à une science qui songe à anéantir son métier, ni le partisan du monopole accepter volontiers les avantages de la concurrence. L’homme d’État vit en dirigeant les affaires de la société, et il n’a qu’un médiocre désir de voir les membres de cette société instruits sur la direction de leurs propres affaires. Tous ces individus tirent profit de l’enseignement du mensonge, et, conséquemment, regardent d’un œil défavorable ceux qui cherchent à enseigner la vérité. Le propriétaire du sol croit à une certaine doctrine, et son tenancier à une autre, et, en même temps, celui qui alloue le salaire envisage toutes les questions d’un point de vue directement opposé à celui où se place l’individu qui reçoit ce même salaire.

C’est ici que nous nous trouvons en face d’une difficulté contre laquelle, ainsi que nous l’avons déjà dit, aucune autre science n’a eu à lutter. L’astronomie, pour se frayer sa voie, et arriver à la hauteur merveilleuse où nous la voyons aujourd’hui, n’a rencontré qu’une opposition momentanée de la part des écoles, par la raison qu’aucun individu n’était intéressé personnellement à continuer d’enseigner la révolution du soleil autour de la terre. Pendant un certain temps les professeurs, laïques et spirituels, se montrèrent disposés à nier le mouvement de celle-ci ; mais le fait demeura prouvé et l’opposition cessa. Il en fut de même également lorsque la géologie enseigna, pour la première fois, que la terre existait depuis bien plus longtemps qu’on ne l’avait cru jusqu’alors. Les écoles qui représentaient le passé agirent alors ainsi qu’elles l’avaient fait du temps de Copernic et de Galilée, dénonçant comme hérétiques tous les individus qui mettaient en doute l’exactitude de la chronologie admise ; mais bien qu’il se soit écoulé peu de temps depuis cette époque, l’opposition a déjà disparu. Les Franklin, les Dalton, les Wollaston, les Berzelius, ont poursuivi leurs recherches sans redouter les attaques ; car il était peu probable que leurs découvertes dussent faire tort à la bourse des propriétaires de terres, des marchands ou des hommes d’État. La science sociale, cependant, se trouve encore la plupart du temps entre les mains des hommes des écoles, et partout soutenue par ceux qui tirent profit de l’ignorance et de la faiblesse du peuple.

Les hommes qui occupent des chaires, en Autriche et en Russie, ne peuvent enseigner ce qui est défavorable aux droits divins des rois, ou favorable à l’accroissement de la puissance populaire. Les doctrines des écoles françaises varient de temps à autre, selon que le despotisme cède devant le peuple ou le peuple devant le despotisme. L’aristocratie territoriale de l’Angleterre s’est montrée satisfaite le jour où Malthus la convainquit que la pauvreté et la misère des classes populaires résultaient, nécessairement, d’une grande loi émanant d’un Créateur qui n’est que sagesse et bienveillance, et l’aristocratie industrielle n’est pas moins satisfaite lorsqu’elle voit établi (au moins le pense-t-elle) ce fait, que les intérêts généraux du pays doivent être favorisés par des mesures qui ont pour but la production d’une quantité abondante de travail à bon marché, c’est-à-dire mal rétribué.

Le système de l’union américaine étant fondé sur l’idée d’une égalité politique complète, nous serions peut-être autorisés à attendre de nos professeurs quelque chose de différent, sinon même de meilleur ; mais dans ce cas nous serions généralement désappointés. À quelques faibles exceptions près, nos professeurs enseignent la même science sociale que celle qui est enseignée à l’étranger par les hommes qui vivent de l’inculcation dans les esprits des droits divins de la royauté ; et ils démontrent que les individus doivent se gouverner par eux-mêmes à l’aide de livres où leurs élèves apprennent : que plus la tendance vers l’égalité augmente, plus augmente aussi la haine entre les diverses classes dont la société se compose. La science sociale, telle qu’on l’enseigne dans les collèges de l’Amérique du nord et de l’Europe, se trouve aujourd’hui au niveau de la chimie dans la première partie du siècle dernier, et elle demeurera telle, aussi longtemps que ceux qui l’enseignent continueront à ne regarder qu’au dedans d’eux-mêmes et à inventer des théories au lieu de porter leurs regards au dehors, sur le laboratoire de l’univers, pour rassembler des faits dans le but de découvrir des lois. En l’absence de ces lois, ils répètent constamment des phrases qui n’ont aucun sens réel et qui tendent, ainsi que Goëthe le dit avec tant de vérité, « à ossifier les organes de l’intelligence, » non-seulement d’eux-mêmes, mais encore de leurs auditeurs[35].

L’état dans lequel existe aujourd’hui la science sociale est celui que M. Comte appelle ordinairement l’état métaphysique, et elle continuera à y demeurer, jusqu’au jour où ceux qui l’enseignent ouvriront les yeux pour reconnaître ce fait, qu’il n’existe qu’un système de lois destiné à régir toute la matière, sous quelque forme que celle-ci se présente ; charbon de terre, arbre, cheval ou homme, et qu’il n’y a également qu’une manière d’en étudier toutes les divisions. « La feuille, dit un écrivain moderne, est à la plante ce qu’un petit monde est au vaste univers, la plante en miniature ; une loi commune les régit toutes deux, et conséquemment toutes les dispositions que nous trouvons dans les parties dont se compose la feuille, nous devons nous attendre à les retrouver dans les parties de la plante, et vice versa. » Il en est de même de l’arbre de la science avec ses nombreuses branches ; ce qui est vrai de sa racine ne peut être qu’également vrai de ses feuilles et de son fruit. Les lois de la science physique sont également celles de la science sociale ; à chaque effort que nous tentons pour découvrir la première, nous ne faisons que nous frayer la route pour découvrir la dernière. « Les générations successives de l’espèce humaine, dit Pascal, à travers le cours des âges, doivent être regardées comme un seul homme, vivant toujours et apprenant sans cesse. » Et parmi les hommes qui ont le plus largement contribué à la fondation d’une véritable science sociale, il faut ranger les maîtres éminents auxquels nous avons de si grandes obligations pour le merveilleux développement de la physique, de la chimie et de la physiologie dans les siècles passés et de nos jours.

L’homme moderne est donc celui qui possède le plus de cette connaissance des actes sociaux, nécessaire pour comprendre les causes des effets si variés enregistrés dans les pages de l’histoire, et pour prédire ceux qui résulteront dans l’avenir des causes existant aujourd’hui. L’homme des premiers âges du monde ne possédait guère de la science que l’instrument nécessaire pour l’acquérir, et ce qu’il en acquérait était d’un caractère purement physique et très-limité dans ses proportions. L’homme de nos jours n’est pas seulement en possession de la science physique, et dans une proportion prodigieuse si on la compare à celle qui existait il y a un siècle ; mais il y a ajouté les sciences chimique et physiologique qui, alors, étaient à peine connues, et il a prouvé que les lois qui régissent les premières et en même temps les plus abstraites, sont également celles qui régissent les sciences plus concrètes et spéciales. Si donc cette idée de Pascal est vraie, que nous devons considérer la succession indéfinie des générations humaines comme un seul homme, ne doit-il pas arriver que les lois de toutes les branches les plus anciennes et les plus abstraites de la science se trouvent également vraies, en ce qui concerne la science éminemment concrète et spéciale qui embrasse les rapports de l’homme en société ; et qu’en conséquence, il sera démontré que toutes les sciences n’en forment qu’une seule dont les parties diffèrent, comme les couleurs du spectre solaire, mais produisant ainsi que le rayon du soleil, lorsqu’on ne l’a pas décomposé, une seule lumière blanche et éclatante.

Démontrer que les choses se passent ainsi, tel est l’objet du présent ouvrage.


CHAPITRE II.

DE L’HOMME, SUJET DE LA SCIENCE SOCIALE.

§ 1. — L’association est essentielle à l’existence de l’homme ; comme les planètes gravitent l’une vers l’autre, de même l’homme tend à se rapprocher de son semblable. Les centres locaux équilibrent et répartissent les masses selon les lois de l’ordre et de l’harmonie. La centralisation et la décentralisation sont analogues et également nécessaires, parmi les planètes et au sein des sociétés. Preuves tirées de l’histoire des nations. La liberté d’association maintenue par la balance des attractions. Le bien-être des individus et des agglomérations sociales dépend de leur somme de liberté.

L’homme, élément moléculaire de la société, est le sujet de la science sociale. Il partage avec les autres animaux le besoin de manger, de boire et de dormir, mais son besoin le plus impérieux est celui de l’association avec ses semblables. Né le plus faible et le plus dépendant de tous les animaux, il exige le plus de soins dans son enfance et doit son vêtement à des mains étrangères, tandis que la nature le fournit aux oiseaux et aux quadrupèdes. Capable d’atteindre le plus haut degré de science, il vient au monde dénué même de cet instinct qui enseigne à l’abeille et à l’araignée, à l’oiseau et au castor à construire leurs demeures et à pourvoir à leur subsistance. Dépendant de sa propre expérience et de celle des autres pour tout ce qu’il connaît, il a besoin du langage pour le mettre à même, ou de retenir les résultats de ses propres observations, ou de profiter de celles des autres ; et sans l’association, il ne peut exister aucune espèce de langage. Créé à l’image de celui qui l’a fait, il devait participer à son intelligence, mais ce n’est qu’au moyen des idées qu’il peut mettre à profit les facultés dont il a été doué ; et sans le langage il ne peut exister d’idées — ni pouvoir de penser. Sans le langage, il doit donc demeurer dans l’ignorance des facultés qui lui ont été accordées pour remplacer la force du bœuf et du cheval, la vitesse du lièvre et la sagacité de l’éléphant, et rester inférieur aux brutes. Pour que le langage existe, il faut qu’il y ait association et réunion d’hommes avec leurs semblables ; et c’est à cette condition seulement que l’homme peut être considéré comme tel ; ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons concevoir l’être auquel nous attachons l’idée d’homme. « Il n’est pas bon que l’homme vive seul, a dit le Créateur, » et nous ne le trouvons jamais vivant dans cet état ; les souvenirs les plus anciens du monde nous présentent des êtres vivant réunis et employant des mots pour exprimer leurs idées. D’où sont venus ces mots ? D’où est venu le langage ? Nous pourrions, avec tout autant de raison, demander pourquoi le feu brûle-t-il ? Pourquoi l’homme voit-il, sent-il, entend-il, marche-t-il. Le langage échappe à ses lèvres, par une inspiration de la nature, et le pouvoir d’employer les mots est une faculté essentielle qui lui est propre, et qui le rend capable d’entretenir commerce avec ses semblables et en même temps apte à cette association sans laquelle le langage ne peut exister. Les mots société et langage représentent à l’esprit deux idées distinctes, et, toutefois, aucun effort de notre esprit ne pourrait nous faire concevoir l’existence de l’une sans y joindre celle de l’autre.

Le sujet de la science sociale est donc l’homme, c’est-à-dire l’être auquel ont été accordées la raison et la faculté d’individualiser les sons, de manière à donner une expression à toutes les variétés d’idées, et qui a été placé dans une position où il peut exercer cette faculté. Isolez-le, et avec le pouvoir de la parole, il perd le pouvoir de raisonner, et avec celui-ci, la qualité distinctive de l’homme. Rendez-le à la société, et en recouvrant la puissance du langage, il devient de nouveau l’homme qui raisonne.

Ici se présente la grande loi de la gravitation moléculaire, comme condition indispensable de l’existence de cet être que nous connaissons sous le nom d’homme. Les particules de matière ayant chacune une existence indépendante, l’atome d’oxygène ou d’hydrogène est aussi parfait et aussi complet qu’il pourrait l’être, s’il était réuni à des millions d’atomes semblables à lui. Le grain de sable est parfait, soit qu’il vole emporté par le vent, ou qu’il demeure avec d’autres grains de sable sur les rivages du vaste Océan Atlantique. L’arbre et l’arbuste, transportés de pays éloignés et placés seuls dans une serre, produisent les mêmes fruits et donnent les mêmes odeurs qu’au moment où ils se trouvaient dans les bois d’où ils ont été transplantés. Le chien, le chat et le lapin, pris individuellement, possèdent toutes leurs facultés, placés dans un état d’isolement complet. Il n’en est pas ainsi à l’égard de l’homme. L’homme sauvage, partout où on l’a rencontré, a toujours prouvé que, non-seulement il était privé de la faculté de raisonner, mais privé également de l’instinct qui, chez les autres animaux, remplace la raison, et par conséquent, de tous les êtres, le plus dénué de ressources.

L’homme tend, nécessairement, à graviter vers son semblable. De tous les animaux, il est le plus disposé à se réunir en troupeau, et plus est considérable le nombre d’hommes réunis dans un espace donné, plus grande est la force d’attraction que ce centre exerce, ainsi qu’on l’a vu par l’exemple des grandes villes de l’ancien monde, telles que Ninive et Babylone, ainsi qu’on le voit aujourd’hui à Paris, à Londres, à Vienne, à Naples, à Philadelphie, à New-York et à Boston. Là, comme partout ailleurs, la gravitation est en raison inverse de la distance.

Les choses étant ainsi, comment se fait-il que tous les membres de la famille humaine ne tendent pas à se réunir sur un seul point de la terre ? C’est en vertu de l’existence de la même loi simple et universelle, grâce à laquelle se maintient l’ordre magnifique du système dont notre planète forme une partie. Nous sommes environnés de corps de diverses dimensions, et quelques-uns d’entre eux sont eux-mêmes pourvus de satellites, chacun ayant son centre local d’attraction, au moyen duquel ses parties sont maintenues dans leur union. S’il était possible que cette puissance d’attraction fut annihilée, les anneaux de Saturne, les lunes de notre terre et de Jupiter, se briseraient en morceaux et tomberaient comme une masse de ruines, sur les corps auxquels ils servent maintenant de satellites. C’est ce qui a lieu par rapport aux planètes elles-mêmes. Quelques petits que soient les astéroïdes, chacun a en lui-même un centre particulier d’attraction qui lui permet de conserver sa forme et sa substance, malgré l’attraction supérieure des corps plus considérables qui l’entourent de toutes parts.

Il en est de même dans notre univers. — Considérez les centres d’attraction vers lesquels les hommes gravitent, centres dont quelques-uns exercent plus ou moins d’influence. Londres et Paris peuvent être envisagés comme les soleils rivaux de notre système planétaire, chacune de ces villes exerçant une attraction puissante ; et sans l’existence de l’attraction, en sens contraire, de centres particuliers, tels que Vienne et Berlin, Florence et Naples, Madrid et Lisbonne, Bruxelles et Amsterdam, Copenhague, Stockholm et Saint-Pétersbourg, l’Europe offrirait le spectacle d’un vaste système de centralisation, dont la population tendrait toujours vers Londres et Paris, pour y faire tous ses échanges et par suite en recevoir ses lois. Il en est de même aussi dans l’Union. Tout le monde s’aperçoit combien est puissante, même aujourd’hui, la tendance qui porte les populations vers New-York, malgré l’existence de centres locaux d’attraction que leur offrent les villes de Boston, de Philadelphie, Baltimore, Washington, Pittsburg, Cincinnati, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans, Augusta, Savannah et Charlestown, et les nombreuses capitales des États qui forment l’Union. Si nous arrivions à ne plus tenir compte de ces centres d’attraction et à établir à New-York un gouvernement central semblable à ceux d’Angleterre, de France ou de Russie, non-seulement cette ville prendrait un développement pareil à celui de Londres, mais bientôt même il le dépasserait, et l’effet qui en résulterait serait le même que l’effet produit dans le monde astronomique par une série de faits analogues. Les gouvernements locaux tomberaient en pièces, et tous les atomes dont ils se composaient tendraient, tout d’abord, à se porter vers le nouveau centre de gravitation qui aurait été produit ainsi. L’association locale et volontaire formée pour les divers besoins de la vie, au milieu de ce qui ne serait plus alors que les provinces d’un grand état central, cesserait d’exister ; mais, à sa place, on ne retrouverait plus que l’association forcée entre des maîtres, d’un côté, et des subordonnés de l’autre. Toute localité environnante qui aurait besoin de faire tracer une route ou construire un pont, d’établir une banque ou d’obtenir le redressement de ses griefs, serait conséquemment obligée d’adresser sa demande à la grande ville, placée à plusieurs centaines de milles et de rétribuer une armée de fonctionnaires avant de pouvoir obtenir l’autorisation désirée, ainsi que cela se pratique aujourd’hui en France. Toute association qui aurait à souffrir de taxes trop lourdes ou d’autres mesures vexatoires dont elle voudrait être allégée, chercherait à se faire entendre, mais sa voix serait étouffée par celle des hommes qui profitent de pareils abus, ainsi qu’on le voit aujourd’hui à l’égard des plaintes adressées au Parlement de l’Irlande ou de l’Inde. Au lieu de se transporter comme aujourd’hui à la petite capitale de leur État, située dans leur voisinage immédiat, et d’obtenir, sans frais, les lois nécessaires, ils se verraient forcés d’employer des agents pour la négociation de leurs affaires ; et ces agents, ainsi que cela a lieu maintenant en Angleterre, amasseraient des fortunes énormes aux dépens des pauvres pétitionnaires placés à de si grandes distances. On assiste déjà à beaucoup de faits pareils, à Washington, et cependant combien cela est insignifiant si on le compare à ce qui arriverait, si toutes les affaires traitées par les législatures d’États et les bureaux de comtés rentraient dans les attributions du Congrès, ainsi que cela a lieu aujourd’hui pour le Parlement britannique !

La tendance de la capitale d’un État à la centralisation est, à son tour, considérablement neutralisée par l’existence de centres opposés d’attraction dont le siège se trouve dans les divers comtés, et dans les nombreux bourgs et villes de l’Union, chacune gouvernant ses affaires personnelles et offrant des lieux où les populations des divers districts et de tout le pays même se rencontrent et se mettent en contact, pour l’échange des produits matériels ou intellectuels de leur travail. Annulez les centres dont nous parlons, centralisez les pouvoirs des villes et des comtés dans les législatures d’État, et la puissance de l’association locale — dans l’étendue des États, se trouvera en grande partie annihilée. La capitale d’un État, ou celle de l’Union, se développerait rapidement, ainsi que le ferait le soleil, si l’attraction particulière des planètes était supprimée. La splendeur de tous deux s’accroîtrait considérablement, mais dans l’espace maintenant traversé par les planètes le mouvement cesserait d’exister, ainsi que cela arriverait dans l’étendue de l’Union, si elle dépendait d’un centre unique ; et sans mouvement il ne peut y avoir ni association, ni force, ni conséquemment progrès.

Il y a plus, avec le développement de la centralisation, on verrait une diminution dans la force neutralisante qui maintient les familles réunies malgré l’attraction exercée par la capitale. Tout ce qui tend à l’établissement de la décentralisation et à la production de l’emploi local, du temps et du talent, tend aussi à donner de la valeur à la terre, à en favoriser la division et à permettre aux parents et aux enfants de rester plus étroitement unis entre eux, et plus sont forts les liens qui relient les membres des diverses familles dont la société se compose, plus sera complète la révolution qu’elles accompliront sur leur axe, et plus sera considérable l’attraction au sein des agglomérations sociales qui constituent l’État. Tout ce qui, au contraire, tend à la diminution du travail local, tend aussi à immobiliser le sol, à rompre les liens de famille et à favoriser l’érection de grandes villes aux dépens du pays tout entier, ainsi que nous l’avons vu en Italie, en Irlande, dans l’Inde et en Angleterre, et ainsi qu’on le voit aujourd’hui dans ce fait du développement rapide de nos villes, accompagné, comme cela a toujours lieu, par suite de l’exil volontaire de nos populations dans des parties lointaines du territoire, d’une diminution constante dans la faculté d’associer et de combiner leurs efforts.

L’histoire nous fournit à chaque page la preuve que la tendance à l’association, cette tendance sans laquelle l’être humain ne peut devenir l’être auquel nous appliquons la dénomination d’homme, s’est développée partout avec l’accroissement du nombre et de la force des centres locaux d’attraction et a décliné avec eux. De pareils centres se trouvaient dans presque toutes les Îles de la Grèce, tandis que la Laconie et l’Attique, la Béotie et Argos, l’Arcadie et l’Élide, Mégare et Corinthe pouvaient se féliciter d’avoir leurs centres propres et individuels. L’association locale y existait à un degré qui n’avait pas encore été égalé dans le monde ; et cependant la tendance à l’association générale se manifestait dans la fondation des jeux Isthmiques et Néméens, et de ces jeux Olympiques plus célèbres encore, qui attiraient et réunissaient tous les hommes distingués par leurs facultés physiques ou intellectuelles, non-seulement dans les États et les villes de la Grèce même, mais encore jusqu’au fond de l’Italie et de l’Asie. Nous trouvons dans la ligue des Amphictyons une nouvelle preuve de la tendance à l’association générale, comme conséquence de l’association locale ; mais là, malheureusement, l’idée ne fut pas complètement développée. La puissance d’attraction de ce soleil du système social ne fut pas suffisante pour maintenir l’ordre dans le mouvement des planètes qui, par suite, s’élancèrent follement hors de leur orbite et s’entrechoquèrent.

C’est à raison de l’action égale des forces contraires que le monde céleste peut nous révéler une harmonie si merveilleuse et un mouvement si continu ; et c’est au même principe développé dans notre pays, à un degré plus considérable que dans aucun autre pays de la terre, que nous devons de constater que l’histoire de l’Union n’a présenté aucun cas de guerre civile, en même temps qu’elle a présenté une somme d’activité pacifique bien supérieure à celle qui existe ailleurs. Détruisez les gouvernements d’États et centralisez le pouvoir entre les mains du gouvernement général, et vous aurez pour résultat une diminution constante dans la puissance d’association volontaire en vue des travaux de la paix, et un accroissement dans la tendance à l’association forcée ayant la guerre pour but. Détruisez le gouvernement central et les conflits entre les divers états deviendront inévitables. Les populations de la Grèce avaient encore à apprendre toutes ces vérités, et les conséquences s’en retrouvent dans les guerres fréquentes qui éclataient entre les états et les villes ; résultat de l’établissement d’un gouvernement fortement centralisé, maître absolu des dépenses demandées au trésor public, qui se remplissait des impôts levés sur mille cités sujettes. Depuis lors ces cités perdirent le pouvoir de s’associer pour la détermination de leurs droits respectifs et durent recourir, pour obtenir justice, aux tribunaux d’Athènes. C’est à Athènes que s’adressaient tous ceux qui devaient payer de l’argent à l’État ou en recevoir, tous ceux qui avaient des causes à plaider, tous ceux qui recherchaient des places donnant pouvoir ou profit, tous les individus qui se trouvaient dans l’impossibilité de vivre dans leur pays et ceux encore qui préféraient la rapine au travail ; à chaque pas dans cette direction, la décentralisation céda devant la centralisation, jusqu’à ce qu’enfin Athènes et Sparte, Samos et Mitylène et tous les autres états et villes de la Grèce furent enveloppés dans une commune ; l’Attique même, devint en grande partie la propriété d’un seul homme, entouré d’une multitude d’esclaves ; la disposition à l’association volontaire et le pouvoir de la mettre en pratique avaient disparu complètement.

Si nous jetons nos regards sur l’Italie nous y apercevons une série de faits analogues. Aux époques les plus anciennes de leur existence l’Étrurie et la Campanie, la Grande-Grèce et le territoire montueux des Samnites, offrirent à l’observateur des villes nombreuses, servant chacune de centre à un canton, dans l’étendue duquel existait à un haut degré l’habitude de l’association locale et volontaire. Avec le temps nous voyons cette habitude disparaître graduellement, et d’abord parmi la population de Rome même, occupée perpétuellement à troubler ses pacifiques voisins. La ville centrale se développant à l’aide du pillage, à chaque pas fait dans cette direction, les centres locaux d’attraction diminuèrent d’importance, et il devint de plus en plus nécessaire de recourir à l’arbitrage de Rome même. A mesure que le pouvoir se centralisa de plus en plus dans l’enceinte de ses murs, sa population devint aussi de plus en plus dépendante du trésor public, et la puissance de l’association volontaire disparut peu à peu, en même temps que l’Italie tout entière offrit le spectacle de grands seigneurs habitant des palais et entourés de troupeaux d’esclaves. Tant que les forces opposées étaient restées en équilibre, l’Italie avait fourni au monde des hommes ; mais à mesure qu’elle décline, elle n’offre plus chaque jour que des esclaves, tantôt sous les haillons de misérables mendiants, tantôt revêtus de la pourpre impériale.

En étudiant l’histoire de la République et de l’Empire, nous voyons qu’on doit attribuer la longue durée de leur existence à ce fait, que la population des provinces possédait en très-grande partie la faculté de se gouverner elle-même, pourvu qu’elle se soumit seulement à l’accomplissement de certaines obligations envers le gouvernement central. Pendant plusieurs siècles l’association locale appliquée à presque tous les besoins demeura intacte ; les bourgs et les villes s’imposaient elles-mêmes leurs taxes, fixaient leurs lois et choisissaient les magistrats qui devaient en surveiller l’exécution.

L’Italie moderne, depuis l’époque des Lombards, a présenté pendant une longue suite de siècles, ce fait remarquable de la relation qui existe entre l’attraction locale et le pouvoir de l’association volontaire. Milan, Gênes, Venise, Florence, Rome, Naples, Pise, Sienne, Padoue et Vérone, formaient chacune des centres d’attraction semblables à ceux qui avaient existé autrefois en Grèce ; mais faute d’un soleil doué d’une force attractive suffisante pour maintenir l’harmonie du système, elles se faisaient une guerre perpétuelle, jusqu’à ce qu’enfin l’Autriche et la France en vinrent à centraliser dans leurs mains le gouvernement de la Péninsule ; et l’habitude de l’association volontaire disparut entièrement.

L’Inde possédait des centres nombreux d’attraction. Outre ses diverses capitales, chaque petit village présentait une communauté sociale se gouvernant elle-même ; dans laquelle le pouvoir de s’associer existait à un degré qu’on ne trouvait guère aussi considérable en d’autres pays ; mais avec le développement du pouvoir central à Calcutta, l’habitude et la faculté d’exercer la puissance d’association ont presque entièrement disparu.

L’Espagne avait de nombreux centres locaux. Dans ce pays l’association existait dans de grandes proportions, et non-seulement parmi les Maures, peuple éclairé, mais encore parmi les populations de la Castille et de l’Aragon, de la Biscaye et du royaume de Léon. La découverte de ce continent, dont le gouvernement espagnol devint le seigneur absentéiste, augmenta considérablement le pouvoir central et fut accompagnée d’un affaiblissement correspondant dans l’activité et l’association locale ; les conséquences en sont manifestes dans la dépopulation et la faiblesse qui en résultèrent à partir de cette époque.

En Allemagne, nous trouvons la patrie de la décentralisation européenne, de la jalousie contre le pouvoir central et du maintien des droits locaux ; et la conséquence de ce fait a toujours été parmi ses populations une tendance à l’association, très-prononcée, tendance qui de nos jours a eu pour conséquence l’union de ses agglomérations sociales formant le Zollverein, un des événements les plus importants à enregistrer dans l’histoire de l’Europe. Comme la Grèce, l’Allemagne a toujours manqué d’un soleil autour duquel ses nombreuses planètes pussent accomplir leur pacifique révolution, et de même qu’en Grèce, les pouvoirs extérieurs à son système ont dû armer une société contre une autre, dans une mesure qui a retardé considérablement le progrès de la civilisation à l’intérieur, bien qu’en thèse générale elle soit peu intervenue par ses progrès au dehors[36].

Forte pour se défendre, elle a donc été conséquemment faible pour prendre l’offensive, et n’a point montré de disposition à faire des guerres de conquête ou à lever des impôts sur ses voisins plus pauvres, ainsi qu’on l’a vu dans un pays placé près d’elle, la France, où le pouvoir est fortement centralisé. Toujours riche en centres locaux d’attraction, il a toujours été impossible d’y créer une grande ville centrale destinée à diriger les manières de penser et d’agir, et c’est à cela qu’il faut attribuer ce fait, que l’Allemagne prend si rapidement aujourd’hui la position de centre intellectuel principal, non-seulement de l’Europe, mais du monde entier.

Parmi les États de l’Allemagne il n’en est aucun dont la politique ait tendu aussi fortement que celle de la Prusse au maintien des centres locaux d’action, comme avantageux à la fois aux plus précieux intérêts du peuple et de l’État. Toutes les anciennes divisions, depuis les communes jusqu’aux provinces, ont été soigneusement conservées, ainsi que leurs constitutions ; et nous voyons, comme conséquence de ce fait, la population marchant très-rapidement vers la liberté, tandis que l’État fait de non moins rapides progrès en richesse et en pouvoir. Les résultats pacifiques de la décentralisation se manifestent là pleinement dans ce fait, que, sous la conduite de la Prusse, l’Allemagne du Nord a été amenée à un vaste système de fédération, grâce auquel le commerce intérieur a pris un rang qui correspond presque exactement à celui des États-Unis.

Nulle part en Europe, la décentralisation n’avait été plus en vigueur, et nulle part la tendance à une association pacifique, ou, en d’autres termes, la force de résister aux attaques du dehors, résultat de l’union, ne s’était montrée plus complètement qu’en Suisse, malgré l’existence des dissidences religieuses les plus profondes. Les guerres et les révolutions de la période qui se termine en 1815, les révolutions continuelles et le développement toujours croissant de la centralisation en France, ont cependant produit en Suisse leur effet accoutumé, en donnant naissance à l’établissement d’une centralisation plus prononcée, sous l’empire de laquelle les cantons plus faibles ont été privés des droits dont ils avaient joui depuis plusieurs siècles ; et la tyrannie et l’oppression remplacent peu à peu la liberté et l’immunité, en matière d’impôts, qui existaient antérieurement.

La Révolution française anéantit les gouvernements locaux qu’elle aurait dû fortifier ; et c’est ainsi que la centralisation augmenta lorsqu’elle aurait dû diminuer ; les conséquences de ce fait se manifestent dans une succession perpétuelle de guerres et de révolutions. On fit un grand pas vers la décentralisation lorsque les terres des nobles émigrés et du clergé furent partagées entre le peuple ; et c’est aux effets neutralisateurs de cette mesure qu’il faut attribuer la force croissante de la France, malgré son système excessif de centralisation.

La Belgique et la Hollande nous offrent des exemples remarquables de l’efficacité de l’action locale pour produire des habitudes d’association. Dans ces deux pays les bourgs et les villes étaient nombreux, et les résultats de la combinaison des efforts se révèlent dans la fertilité merveilleuse de contrées qui, primitivement, étaient comptées au nombre des plus pauvres de l’Europe.

Dans aucune partie de l’Europe la division de la terre n’était aussi complète, ou la possession aussi assurée qu’en Norvège, à l’époque de la conquête de l’Angleterre par les Normands et avant cette époque ; et dans aucune autre partie, conséquemment, la puissance de l’attraction locale ne se manifesta aussi complètement. L’habitude de l’association y existait, conséquemment, à un degré alors inconnu en France et en Allemagne ; elle se développait dans l’établissement « d’une littérature indigène et qui vivait dans la langue vulgaire et l’esprit des populations[37]. » Ailleurs, le langage des classes qui ont reçu de l’éducation et celui des classes sans éducation différaient assez profondément pour rendre la littérature des premières complètement inaccessible aux secondes ; et, comme conséquence nécessaire, il y avait « absence de ce mouvement de circulation d’un même esprit et d’une même intelligence parmi les diverses classes qui forment le corps social, différant seulement de degré, et non de nature, chez les plus instruits et chez les plus ignorants ; absence de cette circulation et de cet échange d’impressions au moyen d’une langue et d’une littérature communes à tous, qui seuls peuvent donner l’âme à une population et en faire une nation[38]. »

La Norvège devançait aussi les autres nations, par ce fait que les travaux y étaient diversifiés ; ce qui fournissait une nouvelle preuve que l’habitude de l’association y existait. « Le fer, continue M. Laing, est le premier élément de tous les arts utiles, et un peuple qui peut le fondre après l’avoir arraché au minerai, et le travailler de toutes les façons requises pour les constructions maritimes les plus importantes, depuis le simple clou jusqu’à l’ancre, ne pouvait se trouver dans l’état de barbarie complète dans lequel on a voulu nous le représenter. Il possédait une littérature qui lui était propre et des lois, des institutions, des arrangements sociaux, un esprit et un caractère très-analogues à ceux des Anglais, si même ils ne sont la source de ces derniers ; et il devançait toutes les nations chrétiennes dans une branche des arts utiles où il est indispensable d’en posséder une grande réunion : l’art de construire, de gréer et de manœuvrer de grands navires[39]. »

La même habitude d’association locale a toujours existé depuis, accompagnée d’une tendance à l’union, dont les effets se sont pleinement révélés dans l’établissement, depuis quarante ans, d’un système de gouvernement où les forces de centralisation et de décentralisation sont équilibrées avec une exactitude de proportion qui n’a été dépassée dans aucun pays du monde ; et, comme conséquence de ce fait, ce petit peuple a montré une force de résistance à la centralisation qu’on a cherché à faire pénétrer chez lui du dehors, dont on ne trouverait guère un second exemple dans l’histoire[40].

L’attraction des centres locaux, dans toute l’étendue des Îles Britanniques, autrefois si développée, a, depuis bien longtemps, tendu à diminuer considérablement : Édimbourg, autrefois la capitale d’un royaume, est devenue une simple ville de province, et Dublin, jadis le siège d’un parlement indépendant, a tellement décliné, que, sans l’existence de ce fait, que la ville est la résidence où le représentant de Sa Majesté tient ses levers en certaines occasions, il en serait à peine question. Londres, Liverpool, Manchester et Birmingham ont pris un accroissement rapide ; mais, sauf ces exceptions, la population du Royaume-Uni est restée stationnaire dans la période écoulée de 1841 à 1851. Partout s’est manifestée une tendance à la centralisation, accompagnée d’un affaiblissement de l’attraction locale, d’un accroissement dans l’absentéisme et du déclin de la faculté de s’associer volontairement ; ce déclin s’est révélé d’une manière prodigieuse il y a quelques années dans le fait de l’émigration. A chaque pas dans cette direction, on a constaté un accroissement constant dans la nécessité de l’association forcée, qui s’est manifesté par l’augmentation des flottes et des armées et celle des impôts nécessaires à leur entretien.

Les États du Nord de l’Union présentent, ainsi qu’on l’a vu déjà, la combinaison des forces centralisatrices et décentralisatrices dans une proportion qui n’a jamais été égalée en aucun autre pays, et, conséquemment, nous y trouvons existant à un haut degré la tendance à l’exercice de l’action locale pour la création d’écoles et de bâtiments affectés à ces écoles, la construction de routes, la formation d’associations pour presque tous les buts imaginables. Il y a ici une imitation exacte du système de lois qui maintient l’harmonie dans l’étendue de l’univers, chaque État constituant un corps complet en lui-même, pourvu d’une attraction locale qui tend à maintenir sa forme, malgré la tendance à graviter vers le centre, autour duquel lui et les autres États, ses frères, doivent accomplir leur révolution.

Il arrive, comme conséquence de ce fait, que la marche suivie par le Nord de l’Union a toujours été pacifique, et à aucune époque il ne s’y est manifesté le moindre désir d’agrandir son territoire ou d’empiéter sur les droits des États voisins. L’annexion des provinces anglaises, avec ses millions d’habitants libres, augmenterait considérablement la puissance des États du Nord ; et cependant, en même temps qu’ils ont coopéré avec ceux du Sud à l’achat de la Floride et de la Louisiane, et à l’annexion du Texas, on peut regarder la question de l’incorporation du Canada à l’Union américaine comme n’ayant guère fait jusqu’à ce jour l’objet d’un sérieux examen.

Si nous jetons les yeux sur les États du Sud, ils nous offriront un tableau tout opposé.

Là des maîtres sont propriétaires d’individus auquel est refusé tout pouvoir de s’associer volontairement, et qui ne peuvent même vendre leur travail personnel, ou en échanger le produit contre le travail de leurs semblables. Telle est la centralisation. C’est pourquoi nous voyons dans le Sud une tendance si prononcée à troubler ailleurs la puissance d’association. Telle a été l’origine de toutes les guerres de l’Union. La guerre tend à augmenter le nombre de machines humaines portant le mousquet et exigeant pour leur entretien la levée d’impôts considérables, qui seraient mieux appliqués à la construction de routes ou d’usines utiles à l’encouragement de l’esprit d’association.

La barbarie est une conséquence nécessaire de l’absence d’association. Dépouillé de la sociabilité, l’homme, perdant ses qualités distinctives, cesse d’être le sujet de la science sociale.

§ 2. — L’individualité de l’homme est proportionnée à la diversité de ses qualités et des emplois de son activité. La liberté de l’association développe l’individualité. Variété dans l’unité et repos dans la diversité. L’équilibre des mondes et des sociétés se maintient par un contre-poids.

La seconde qualité distinctive de l’homme est son individualité. Un rat, un rouge-gorge, un loup ou un renard sont chacun, partout où on les trouve, le type de leur espèce, possédant des habitudes et des instincts qui leur sont communs avec toute leur race. Il n’en est pas ainsi à l’égard de l’homme, chez lequel nous trouvons des différences de goûts, de sentiments et de facultés, presque aussi nombreuses que celles qu’on observe sur le visage humain.

Cependant, pour que ces différences se développent, il est indispensable que l’homme forme une association avec ses semblables, et partout où elle lui a été refusée, on ne peut pas plus constater l’individualité que si on la recherchait parmi les renards et les loups. Les sauvages de la Germanie et ceux de l’Inde diffèrent si peu qu’en lisant les récits qui concernent les premiers, nous croirions facilement lire ceux qui concernent les seconds. Si nous passons de ceux-ci à des formes plus humbles d’association, telles qu’elles existent parmi les tribus sauvages, nous trouvons une tendance croissante au développement des variétés du caractère individuel ; mais si nous voulons trouver ce développement élevé à son plus haut point, nous devons le chercher dans les lieux où l’on fait les appels les plus multipliés aux efforts intellectuels, où il y a la plus grande variété de travaux ; dans les lieux où, conséquemment, la puissance d’association existe à son état le plus parfait, c’est-à-dire dans les bourgs et les villes. Un tel fait est complètement d’accord avec ce qui s’observe partout ailleurs.

« Plus un être est imparfait, dit Goëthe, plus les parties individuelles qui le constituent se ressemblent réciproquement et plus ces parties elles-mêmes ressemblent au tout. Plus un être est parfait et plus sont dissemblables les parties qui le composent. Dans le premier cas, ces parties sont, plus ou moins, une reproduction de l’ensemble ; dans le second, elles en sont totalement différentes. Plus les parties se ressemblent, moins il existe entre elles de subordination réciproque : la subordination des parties indique un haut degré d’organisation[41]. »

Ces paroles de Goëthe sont aussi vraies, appliquées aux sociétés, qu’aux végétaux et aux animaux en vue desquels elles ont été écrites. Plus les sociétés sont imparfaites, moins les travaux y sont variés et moins, conséquemment, le développement de l’intelligence y est considérable, plus les parties qui les composent se ressemblent, ainsi que peut le constater facilement toute personne qui étudiera l’homme dans les pays purement agricoles. Plus est grande la diversité des travaux, plus est considérable la demande d’efforts intellectuels, plus les parties constituantes des sociétés deviennent dissemblables, et plus l’ensemble devient parfait, comme on peut s’en apercevoir immédiatement, en comparant un district purement agricole avec un autre où se trouvent heureusement combinés l’agriculture, l’industrie et le commerce. La différence, c’est là le point essentiel pour l’association. Le fermier n’a pas besoin de s’associer avec un autre fermier son confrère, mais il a besoin de le faire avec le charpentier, le forgeron et le meunier. L’ouvrier du moulin n’a guère de motif de faire des échanges avec son confrère, mais il a besoin d’en faire avec celui qui construit des maisons ou qui vend des substances alimentaires, et plus sont nombreuses les nuances de différence qui existent dans la société dont il fait partie, plus sera grande la facilité et la tendance vers cette combinaison d’efforts nécessaire au développement des qualités particulières de ses membres pris individuellement. On a souvent remarqué dans quelle proportion extraordinaire, lorsqu’une demande de services nouveaux surgit, on trouve des qualités spéciales dont l’existence n’avait pas été soupçonnée auparavant. C’est ainsi qu’à l’époque de notre révolution les forgerons et les avocats se révélèrent comme d’excellents soldats, et la Révolution française a mis en lumière les talents militaires de milliers d’individus qui, sans ces circonstances, auraient passé leur vie derrière une charrue. C’est l’occasion qui fait l’homme. Dans toute société, il existe une somme immense de capacité latente qui n’attend que le moment propice pour se révéler ; et c’est ainsi qu’il arrive que dans les agglomérations sociales où n’existe pas la diversité des travaux, la puissance intellectuelle reste stérile à un si haut point. On a défini la vie : « un échange de rapports mutuels, » et là où la différence des objets n’existe pas, les échanges ne peuvent avoir lieu.

Il en est de même dans toute la nature. Pour faire naître l’électricité, il faut mettre deux métaux en contact ; mais pour les combiner il faut d’abord les réduire à leurs éléments primitifs, et cela ne peut s’opérer que par l’intervention d’un troisième corps différant complètement de tous deux. Ces mesures une fois prises, le corps qui, auparavant était lourd et inerte, devient actif et plein de vie et capable immédiatement d’entrer dans de nouvelles combinaisons. Ainsi également d’une masse de houille. Brisez-la en morceaux les plus petits possible, et dispersez-les sur le sol ; ils resteront toujours des morceaux de houille. Mais décomposez-les par l’action de la chaleur, faites que leurs diverses parties soient individualisées, et immédiatement elles deviennent susceptibles d’entrer dans de nouvelles combinaisons, de former des parties constituantes du tronc, des branches, des feuilles ou des bourgeons d’un arbre, ou des os, des muscles ou du cerveau d’un homme. Le blé, fruit du travail humain, peut rester (et nous savons que cela a eu lieu), pendant une longue suite de siècles, sans se décomposer et sans se combiner avec aucune autre matière ; mais s’il est introduit dans notre estomac, il se résout aussitôt dans ses éléments primitifs, dont une partie devient des os, du sang, ou de la graisse, et se dissipe de nouveau dans l’atmosphère sous la forme de transpiration, tandis qu’une autre est rejetée sous la forme de matière excrémentielle, et prête à entrer instantanément dans la composition de nouvelles formes végétales. La puissance d’association existe ainsi partout dans le monde matériel, en raison de l’individualisation. C’est ainsi également qu’il en a été partout à l’égard de l’homme, et le développement de l’individualité a été, en tout temps et dans tous les pays, en raison de son pouvoir d’obéir à cette loi primitive de la nature qui impose la nécessité de s’associer avec ses semblables.

Ce pouvoir ainsi qu’on l’a déjà vu, a toujours existé en raison directe de l’équilibre des forces centralisatrices et décentralisatrices ; là où cette action s’est trouvée le plus développée, nous devons trouver le plus d’individualité, et l’on peut démontrer facilement que les choses se sont passées ainsi. Dans aucun pays du monde l’individualité n’a existé à un aussi haut degré qu’en Grèce, dans la période immédiatement antérieure à l’invasion de Xerxès ; et c’est alors, et dans ce pays, que nous le trouvons à son plus haut point de développement. C’est aux hommes que produisit cette période que le siècle de Périclès doit son illustration. La destruction d’Athènes par les armées des Perses amena la transformation des citoyens en soldats, avec une tendance constante à l’accroissement de la centralisation et à l’affaiblissement du pouvoir de s’associer volontairement et de l’individualité, jusqu’au moment où l’on trouve l’esclave seul cultivant le territoire de l’Attique, les citoyens libres de la première période ayant complètement disparu. Il en fut encore de même en Italie où l’on trouvait l’individualité la plus puissante, à l’époque où la Campanie était couverte de nombreuses villes. Par suite de leur déclin, la grande ville se remplit de pauvres et devint la capitale d’un territoire cultivé par des esclaves. Il en est de même encore en Orient, où la société est partagée en deux grandes classes, l’une composée d’individus qui travaillent et sont esclaves, et l’autre qui vit de ce travail des individus esclaves. Entre deux classes semblables il ne peut exister aucune association, parce qu’il manque entre eux cette différence de travaux nécessaire pour produire un échange de services. La chaîne de la société éprouvant alors une interruption dans les anneaux qui la relient, il n’existe aucun mouvement entre les diverses parties, et là où le mouvement cesse, il ne peut exister plus de développement dans l’individualité du caractère qu’on n’en trouverait dans le caillou, avant qu’il n’eût été soumis à l’action du chalumeau chimique.

Les villes et les bourgs nombreux de l’Italie, au moyen âge, étaient remarquables par leur mouvement et le développement de leur individualité. Il en était de même en Belgique et en Espagne, avant la centralisation qui suivit immédiatement l’expulsion des Maures et la découverte des mines d’or et d’argent du continent américain. C’est ce qui eut lieu également dans chacun des royaumes qui forment maintenant le royaume uni d’Angleterre et d’Irlande.

Si nous examinons l’Irlande en particulier, nous la voyons à la fin du dernier siècle donner au monde des hommes tels que Burke, Flood, Grattan, Sheridan et Wellington ; mais, depuis cette époque, la centralisation s’est développée considérablement et l’individualité a disparu. Le même fait a eu lieu également en Écosse depuis l’union. Il y a cent ans, ce pays offrait aux regards une réunion d’individus occupant un rang aussi distingué qu’aucun autre en Europe ; mais ses institutions locales sont tombées en décadence, et l’on nous apprend, qu’aujourd’hui, il s’y trouve « moins de penseurs originaux que jamais, depuis le commencement du dernier siècle[42]. » L’esprit de toute la jeunesse, nous dit le même journal, est aujourd’hui forcé « de se façonner au moule des universités anglaises, qui exercent sur lui une influence défavorable à l’originalité et à la puissance de la pensée. »

Dans l’Angleterre elle-même la centralisation a fait des progrès considérables, et l’on en a constaté l’influence parmi ses populations, dans l’accroissement constant du paupérisme, situation contraire au développement de l’individualité. Les petits propriétaires fonciers ont peu à peu disparu pour faire place au fermier et à des ouvriers pris à bail, et au grand manufacturier entouré de masses innombrables de travailleurs dont il ignore même les noms ; à chaque pas fait dans cette direction, on voit diminuer la puissance de l’association volontaire. Londres prend un développement énorme, aux dépens du pays pris en masse, et c’est ainsi que la centralisation produit l’excès de population, maladie qu’il faut guérir par la colonisation qui tend, à chaque moment, à diminuer la puissance d’association.

Si nous jetons les yeux sur la France, nous y voyons le déclin de l’individualité suivre constamment le développement de la centralisation. Au siècle de Louis XIV où la centralisation est si complète, presque tout le territoire du royaume était entre les mains de quelques grands propriétaires et grands dignitaires de l’Église, dont la plupart n’étaient que des courtisans sur le visage desquels se réfléchissait la physionomie du souverain qu’ils étaient obligés d’adorer. Le droit au travail était alors réputé un privilège qui devait s’exercer suivant le bon plaisir du monarque, et il était défendu aux individus, sous peine de mort, d’adorer Dieu selon les inspirations de leur conscience, ou même de quitter le royaume.

Si nous nous transportons en Amérique, nous voyons dans les États du nord l’individualité développée à un degré tout à fait inconnu ailleurs ; et, par ce motif, que la centralisation y est très-restreinte, en même temps que la décentralisation facilite le rapide développement de la puissance d’association. Là, tous les anneaux de la chaîne sont au complet, et chaque individu sentant qu’il peut s’élever s’il en a la volonté, il y a là le plus puissant stimulant pour s’efforcer de développer son intelligence. Dans les États du Sud le pouvoir se concentre entre les mains de quelques individus, et l’association entre esclaves ne peut avoir lieu, que par la volonté du maître ; comme conséquence de ce fait, l’individualité y est réduite aux plus faibles proportions.

C’est dans la variété qu’existe l’unité, et c’est là un axiome aussi vrai dans le monde social que dans le monde matériel. Que le lecteur observe les mouvements d’une ville et qu’il étudie la facilité avec laquelle des individus, de professions si diverses, combinent leurs efforts, le nombre de gens qui doivent travailler de concert pour produire un journal à deux sous, un navire, une maison, un opéra ; qu’il compare ensuite ce spectacle avec la difficulté qu’on éprouve dans l’intérieur du pays et surtout dans les districts purement agricoles de se réunir, même pour les opérations les plus simples, et il s’apercevra que c’est la différence des fonctions qui conduit à l’association. Plus l’organisation de la société est parfaite, plus est considérable la variété des appels faits à l’exercice des facultés physiques et intellectuelles, plus aussi s’élèvera le niveau de l’homme considéré dans son ensemble et plus seront prononcés les contrastes entre les individus.

C’est ainsi que l’individualité se développe en même temps que la puissance d’association, et prépare la voie à une combinaison d’efforts nouveaux et plus parfaits.

Plus l’attraction locale tend à faire un équilibre parfait à l’attraction centrale, c’est-à-dire plus la société tend à se conformer aux lois que nous voyons régir notre système des mondes, plus aussi l’action de toutes les parties sera harmonieuse et plus forte sera la tendance à l’association volontaire et au maintien de la paix au dehors aussi bien qu’au dedans.

§ 3. — La responsabilité de l’homme se mesure par son individualité. Preuves historiques à l’appui : L’association, l’individualité et la responsabilité se développent et déclinent simultanément.

Parmi les attributs qui distinguent l’homme de tous les autres animaux, vient ensuite la responsabilité de ses actions devant ses semblables et devant son Créateur.

L’esclave n’est pas un être responsable ; car il ne fait qu’obéir à son maître. Le soldat n’est pas responsable des meurtres qu’il commet, car il n’est qu’un instrument entre les mains de l’officier, son supérieur, et celui-ci, à son tour, ne fait qu’obéir au chef irresponsable de l’État. Le pauvre n’est pas un être responsable, bien que souvent on le considère comme tel. La responsabilité augmente avec l’individualité, et cette dernière se développe, ainsi que nous l’avons vu, avec la puissance d’association.

Le sauvage égorge et pille ses semblables et montre avec orgueil leurs têtes, ou le butin qu’il a conquis, comme une preuve de sa ruse ou de son courage. Le soldat se vante de ses prouesses sur le champ de bataille et énumère avec plaisir les hommes tombés sons son bras ; et cela, dans une société dont les lois ordonnent l’amende et la prison, pour punir la plus légère atteinte aux droits individuels. Une nation belliqueuse s’enorgueillit de la gloire acquise sur le champ de bataille, au prix de centaines et de milliers de morts ; elle décore ses galeries de tableaux enlevés à titre de butin à leurs possesseurs légitimes, en même temps que ses généraux et ses amiraux vivent dans l’opulence, fruit de leur part respective dans les dépouilles de la guerre. A mesure que l’individualité se développe, les hommes apprennent à donner à de pareils actes leurs noms véritables et les seuls légitimes : ceux de vol et de meurtre.

Le sauvage n’est pas responsable de ses enfants, pas plus que l’esclave qui ne les regarde que comme la propriété de son maître. A chaque pas vers l’individualité parfaite, individualité qui est toujours le résultat d’un accroissement dans le pouvoir de s’associer volontairement, les hommes apprennent à apprécier de plus en plus leur sérieuse responsabilité envers la société en général et envers leur Créateur, pour préparer soigneusement leurs enfants à remplir leurs devoirs envers tous deux. C’est à ce sentiment, plus qu’à tout autre, que sont dus les vigoureux efforts accomplis pour acquérir cette domination sur les forces de la nature qui distingue l’homme en société de l’homme isolé ; il arrive ainsi que chaque aptitude caractéristique d’un individu est aidée par celle de tous les autres et lui vient en aide à son tour. Le sauvage est indolent et fait périr ses enfants du sexe féminin. Le fermier développe la culture de ses terres afin de pourvoir plus complètement à l’éducation morale et physique de ses fils, et de les rendre ainsi plus aptes qu’il ne l’a été lui-même à l’accomplissement de leurs devoirs envers leurs semblables. L’artisan perfectionne ses machines afin d’appeler à son aide la puissance de l’électricité, ou de la vapeur, et chaque pas fait dans cette direction développe plus complètement ses propres facultés spéciales. Il devient ainsi plus individualisé, en même temps que s’accroît considérablement le sentiment de la responsabilité vis-à-vis de lui-même et de ses enfants, et la disposition à associer ses efforts à ceux de ses semblables, soit pour augmenter la productivité de leur travail commun, soit pour administrer les affaires de l’association dont il est membre.

Ici encore nous apparaît la correspondance entre le développement des qualités essentielles de l’homme, développement qui est en raison de l’équilibre des forces centralisatrices et décentralisatrices. Les Spartiates n’admettaient pas la responsabilité du père à l’égard de ses enfants, et ils s’efforçaient de prévenir le développement de la richesse en s’entourant d’esclaves auxquels était déniée toute individualité. L’Ilote n’avait pas de volonté qui lui fût propre. Dans l’Attique, au contraire, bien que les esclaves fussent nombreux, le travail était bien plus respecté, et la diversité des travaux donnait lieu à une demande considérable d’efforts intellectuels. En conséquence les droits des parents y étaient respectés, en même temps qu’on y tenait complètement compte de ceux de l’enfant, sous l’empire des lois de Solon.

Dans l’Orient et en Afrique, où l’individualité n’existe en aucune façon, des parents tuent leurs enfants, des enfants abandonnent leurs parents, lorsque ceux-ci ne peuvent plus se nourrir eux-mêmes. En France, où la centralisation est si puissante, les hospices d’enfants trouvés sont nombreux, et ce n’est que tout récemment qu’on a fait quelques tentatives pour répandre parmi les masses populaires les bienfaits de l’éducation. L’accroissement de la centralisation dans le Royaume-Uni a été accompagné d’un mépris croissant pour les droits des enfants, et l’infanticide y joue aujourd’hui le rôle que remplit en France l’hospice des enfants trouvés. Il n’existe aucune mesure pour l’éducation générale du peuple, et le sentiment de la responsabilité s’affaiblit en même temps que s’abaisse le niveau de l’individualité ; résultat qui a suivi l’immobilisation du sol et la substitution des journaliers aux petits propriétaires.

Dans l’Allemagne décentralisée, au contraire, il y a progrès constant dans les mesures prises pour l’éducation. Cependant c’est dans les États décentralisés du Nord de l’Union que nous constatons la preuve la plus concluante du sentiment progressif de la responsabilité à cet égard. Le système d’éducation générale inauguré dans le Massachusetts par les premiers colons a fait son chemin peu à peu dans la Nouvelle-Angleterre, dans l’État de New-York, en Pennsylvanie, et dans tous les États de l’Ouest, favorisé dans ces derniers par les concessions de terres du gouvernement général, sous la réserve expresse d’être consacrées à cet objet. New-York, sans aucune subvention, présente dans ses écoles publiques 900.000 élèves, avec des bibliothèques y attachées contenant 1.600.000 volumes. Les écoles publiques de la Pennsylvanie contiennent 600.000 élèves, en même temps que le Wisconsin, le plus nouveau de tous les États, manifeste une disposition à dépasser, sous ce rapport, ses frères aînés.

En aucune partie du monde le sujet de l’éducation n’est étudié avec autant de soin que dans toute l’étendue des États du Nord, tandis que les États si fortement centralisés du Sud présentent seuls ce fait, que toute instruction y est interdite par la loi à la population ouvrière. Il en résulte comme conséquence naturelle, que les écoles de quelque nature qu’elles soient, y existent en petit nombre, et que la proportion des individus dépourvus d’instruction au sein de la population blanche y est très-considérable.

La responsabilité, l’individualité et l’association se développent ainsi de concert, chacune d’elles donnant et recevant une assistance mutuelle ; et partout on les voit se développer, à mesure que le gouvernement social se rapproche davantage du système qui maintient la merveilleuse harmonie du monde céleste.

§ 4. — L’homme est un être créé pour le développement et le progrès. Le progrès est le mouvement qui exige l’attraction, qui dépend d’une action et d’une réaction, et implique l’individualité et l’association. Le progrès a lieu en raison de ces conditions.

En dernier lieu, l’homme se distingue de tous les autres animaux, par sa capacité pour le progrès. Le lièvre, le loup, le bœuf et le chameau, sont encore aujourd’hui les mêmes que ceux qui existaient au temps d’Homère, ou de ces rois d’Égypte qui ont laissé, après eux, dans les pyramides, la preuve manifeste de l’absence d’individualité chez leurs sujets. L’homme seul se souvient de ce qu’il a vu et appris, seul il profite des travaux de ses devanciers.

Pour atteindre ce but il a besoin du langage, et à cet effet il doit former une association.

Pour qu’il y ait progrès il faut qu’il y ait mouvement. Le mouvement est lui-même le résultat de la décomposition et de la recomposition incessante de la matière, et l’œuvre de l’association n’est autre chose que la décomposition et la recomposition incessante des diverses forces humaines. Dans une collection de journaux à deux sous nous retrouvons les portions du travail de milliers d’individus, depuis l’ouvrier qui a extrait de la mine le fer, le plomb et la houille, et le ramasseur de chiffons, jusqu’aux individus qui ont fabriqué les caractères et le papier, aux fabricants de machines et au mécanicien, au compositeur, au pressier, à l’écrivain, à l’éditeur, au propriétaire du journal, et finalement aux enfants qui le distribuent ; et cet échange de services continue chaque jour, sans interruption, pendant toute l’année, chacun de ceux qui concourent à l’œuvre recevant sa part de rétribution et chaque lecteur du journal sa part de l’œuvre.

Pour qu’il y ait mouvement il faut qu’il y ait chaleur, et plus celle-ci sera intense, plus le mouvement sera accéléré, ainsi qu’on peut le constater dans la rapidité avec laquelle, sous les régions tropicales, l’eau se décompose et se transforme de nouveau en pluie, ainsi que dans la croissance et le développement si prompt des végétaux de ces régions. La chaleur vitale est le résultat de l’action chimique, le combustible c’est la nourriture, et la substance dissolvante, quelqu’un des sucs qui résultent de la consommation des aliments : Plus l’opération de la digestion s’accomplit promptement, plus est régulier et parfait le mouvement de la machine. La chaleur du corps social résulte de la combinaison de divers éléments, et pour que celle-ci ait lieu, il doit y avoir une différence dans ces éléments. « Partout, dit un auteur que nous avons déjà cité, une simple différence, soit dans la matière soit dans les conditions, ou la position provoque une manifestation des forces vitales, un échange mutuel de relations entre les corps, chacun d’eux donnant à l’autre ce que celui-ci ne possède pas[43]. » Et ce tableau des mouvements qui s’accomplissent dans le monde inorganique est également vrai appliqué au monde social.

Plus est rapide la consommation des aliments matériels ou intellectuels, plus la chaleur qui doit en résulter sera considérable, et plus aussi sera rapide l’augmentation de puissance pour remplacer la quantité consommée. Pour que la consommation suive de près la production, il faut qu’il y ait association et celle-ci ne peut exister sans la diversité dans les modes d’occupation. La réalité de ce fait deviendra évidente pour tous ceux qui constatent combien se répandent promptement les idées dans les pays où l’agriculture, l’industrie et le commerce sont réunis, si on le compare avec ce qu’on observe dans les pays purement agricoles : l’Irlande, l’Inde, l’Amérique, la Turquie, le Portugal, le Brésil, etc. Nulle part, cependant, la différence n’est plus fortement manifeste que dans les États du nord de l’Union comparés à ceux du sud. Dans les premiers, il existe une grande chaleur et un grand mouvement correspondant, et plus il y a de mouvement, plus il y a de force. Dans les seconds, il y a peu de chaleur, très peu de mouvement et une force insignifiante.

Le progrès exige le mouvement. Le mouvement vient avec la chaleur et la chaleur résulte de l’association. L’association implique l’individualité et la responsabilité, et chacune d’elles aide au développement de l’autre, en même temps qu’elle profite du secours qu’elle en reçoit.

§ 5. — Les lois qui régissent les êtres sont les mêmes à l’égard de la matière, de l’homme et des sociétés. Dans le monde solaire, l’attraction et le mouvement sont en raison de la masse des corps et de leur proximité ; dans le monde social, l’association, l’individualité, la responsabilité, le développement et le progrès, sont directement proportionnés l’un à l’autre. Définition de la science sociale.

Les lois que nous venons de présenter sont celles qui régissent la matière sous toutes ses formes, sous celle de charbon de terre, ou d’argile ou de fer, de cailloux, d’arbres, de bœufs, ou d’hommes. Si elles sont vraies à l’égard des sociétés elles doivent l’être également à l’égard de chacun des individus et de tous ceux dont elles se composent, de même que les lois relatives à l’atmosphère, prise en masse, le sont à l’égard de tous les atomes qui la forment. Cette assertion deviendra évidente pour tout lecteur qui réfléchira dans quelle proportion considérable il profite, physiquement et intellectuellement de son association avec ses semblables et qui songera que la peine la plus sévère, de l’aveu général, est la privation des rapports qu’il est habitué à entretenir grâce à cette association. De nouvelles réflexions le convaincront que plus est complète son individualité, c’est-à-dire plus sa richesse matérielle et intellectuelle est considérable, plus est complet le pouvoir qu’il possède de déterminer pour lui-même, dans quelle mesure il lui convient de s’associer avec ceux qui l’entourent. En outre, il s’apercevra que sa responsabilité à l’égard de ses actes augmente en raison de l’augmentation de son pouvoir de déterminer pour lui-même quelle sera sa marche dans la vie ; que s’il est pauvre et meurt de besoin, il ne peut être tenu à la responsabilité rigoureuse qu’on serait en droit d’exiger de lui, avec raison, s’il vivait dans l’opulence. Enfin il se convaincra que son pouvoir d’accomplir des progrès est proportionnel à son aptitude à combiner ses efforts avec ceux de ses semblables, et qu’au point de vue matériel et intellectuel, sa puissance de produire tend à s’accroître avec tout accroissement dans la demande de produits ou d’idées, résultant de l’accroissement de la capacité de ses semblables pour fournir en échange d’autres produits ou d’autres idées.

Si le lecteur venait à se demander maintenant à lui-même à quoi il a dû d’être l’homme qu’il est en réalité, sa réponse serait qu’il en est redevable au pouvoir de s’associer avec ses semblables du temps présent, et avec ceux du temps passé qui nous ont légué les leçons de leur expérience. S’il poursuivait son enquête, dans le but de déterminer de quel bien il désirerait le moins d’être privé, il trouverait que c’est la puissance d’association. Puis et seulement, en second lieu, il désirerait la volition complète, c’est-à-dire le droit de déterminer, quand, comment, et avec qui il veut travailler et de quelle manière il entend disposer de ses produits : Dépourvu de la faculté de vouloir il sentira qu’il est un être irresponsable. Avec la faculté de vouloir, sachant que son avenir dépendra de lui, il se sentira responsable de l’usage convenable des avantages qu’il possède ; et il aura toute espèce de motif pour développer ses facultés et se rendre capable de prendre lui-même dans le monde une place plus élevée et de pourvoir aux besoins de sa femme et de ses enfants ; chaque pas dans cette direction sera un acheminement vers de nouveaux progrès.

La science sociale traite de l’homme considéré dans ses efforts pour la conservation et l’amélioration de son existence et peut être définie aujourd’hui : La science des lois qui régissent l’homme dans ses efforts pour s’assurer l’individualité la plus élevée et la puissance la plus considérable d’association avec ses semblables.


CHAPITRE III.

DE L’ACCROISSEMENT DANS LA QUANTITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE.

§ 1. — La quantité de matière n’est pas susceptible d’accroissement. Elle ne peut être changée que de forme ou de lieu. Elle revêt constamment des formes nouvelles et plus élevées, passant du monde inorganique au monde organique et aboutissant à l’homme. La puissance de l’homme est bornée à la direction des forces naturelles. Loi de la circulation illimitée.

Pour que la puissance d’association prenne de l’accroissement, et qu’il y ait parmi les hommes une augmentation d’activité, accompagnée d’un accroissement de la faculté de disposer en maître des forces de la nature, il faut qu’il y ait augmentation dans la quantité des individus occupant un espace donné, c’est-à-dire qu’en d’autres termes, la population doit augmenter en densité. Un fait démontre qu’il en a été ainsi ; c’est que la population de la France a doublé depuis le commencement du dernier siècle, ainsi que celle de l’Angleterre dans le siècle actuel, et que celles de New-York et de Massachusetts, qui, il y a soixante ans, ne comptaient que 700.000 habitants, en comptent aujourd’hui plus de 4.000.000.

La quantité de matière n’a pas cependant augmenté, et elle n’est pas susceptible d’augmentation. L’homme ne peut lui en ajouter aucune ; sa puissance se borne à effectuer des changements de lieu et de forme. Puisqu’il en est ainsi, il est évident qu’une partie de la matière qui existait antérieurement a revêtu des formes nouvelles et plus élevées, passant des formes simples du granit, du schiste, de l’argile ou du sable, aux formes compliquées et hétérogènes qui se manifestent dans les os, les muscles et le cerveau de l’homme.

Avec l’accroissement dans la quantité des individus qu’il fallait nourrir, il a fallu un accroissement correspondant dans la quantité de nourriture animale et végétale ; et pour que cette quantité pût être fournie, il est devenu nécessaire que d’autres parties des rochers, ou de l’argile et du sable, résultant de leur décomposition, prissent la forme de blé et de seigle, d’avoine et d’herbage, tandis que d’autres parties se transformaient encore en moutons et en veaux, en porcs et en bœufs. La réalité de ce changement devient évidente dans ce fait, que, quelque considérable qu’ait été l’augmentation dans la quantité d’individus à nourrir, la facilité pour se procurer de la nourriture est plus grande aujourd’hui qu’à aucune autre époque antérieure. Quelle a été cependant, pouvons-nous demander aujourd’hui, l’action exercée par l’homme pour amener ces résultats ?

« Les phénomènes de l’univers visible se résolvent en Matière et en Mouvement. L’union de tous deux constitue la Force ; et la matière elle-même a été envisagée, au point de vue de l’analyse métaphysique, comme le résultat et la preuve d’un équilibre de forces. Ces forces accomplissent un mouvement de circulation et de va-et-vient perpétuels. L’homme ne peut ni créer ni détruire une parcelle de matière, ni modifier la quantité de force existante dans l’univers. Sa puissance se borne à modifier le mode selon lequel elle se manifeste, se dirige et se distribue. Cette force existe dans la matière à l’état latent, et il peut la mettre en liberté, en détruisant l’équilibre d’autres forces qui maintenaient celle-ci en repos. L’homme peut arriver à ce résultat en donnant une direction convenable à quelque force indépendante existant en réserve dans la Nature, qui, après l’accomplissement de sa mission, vient former un nouvel équilibre avec une ou plusieurs forces libres, pour demeurer en repos jusqu’à ce qu’elles soient encore évoquées pour un nouveau travail. Tout développement de force entraîne une consommation de matière et non son anéantissement, mais son changement de forme. Pour produire dans la batterie voltaïque une somme donnée de lumière ou de chaleur, ou bien encore une certaine quantité de mouvement électro-magnétique, pour transmettre un message sur les fils métalliques de New-York à Buffalo, il faut qu’une certaine quantité de zinc soit brûlé par un acide et convertie en oxide. Pour donner l’impulsion au bateau à vapeur qui doit parcourir des centaines de milles, il faut qu’une quantité donnée de houille se décompose en gaz et en cendres, et qu’une certaine quantité d’eau se transforme en vapeur. Pour effectuer une action musculaire dans le corps humain, le cerveau, c’est-à-dire la batterie galvanique de l’organisme humain, doit transmettre son message par l’intermédiaire des fils télégraphiques animaux, les nerfs, et, dans cet acte, abandonner une partie de sa propre substance ; le muscle, en obéissant à cet ordre, subit un changement en vertu duquel une portion de sa substance perd ses propriétés vitales et se sépare de la partie vivante, en s’unissant à l’oxygène et se transformant en une matière inorganique qui doit être rejetée hors de l’économie animale. Les gymnotes, ou anguilles électriques de l’Amérique du Sud, si on les stimule pour leur faire donner des décharges électriques répétées, s’épuisent au point de pouvoir être touchées impunément. Il leur faut un repos prolongé et une nourriture abondante pour remplacer la force galvanique qu’elles ont dépensée. Les choses ne se passent pas autrement par rapport à l’homme, si ce n’est eu égard aux proportions.

« Le télégraphe électro-magnétique a familiarisé la plupart de nos lecteurs avec la batterie qui le fait mouvoir. On dispose, en les faisant alterner, une certaine quantité de plaques de zinc et de cuivre dans un vase contenant un acide. Lorsque les extrémités de l’appareil sont réunies au moyen d’un fil métallique, quelle que soit sa longueur, une action chimique commence à se manifester à la surface du zinc, et le long du fil se propage une force capable de soulever des fardeaux, de mettre des roues en mouvement et de décomposer des corps composés, dont les éléments ont l’un pour l’autre l’affinité la plus puissante. Au moment où la continuité du fil est interrompue et le circuit suspendu, la force disparaît et la réaction qui s’opérait entre l’acide et le zinc s’arrête immédiatement. Lorsque la communication est rétablie, l’action de l’acide sur le zinc se renouvelle, et la force qui s’était évanouie se manifeste de nouveau avec toute son énergie primitive. La substance qui forme le fil métallique n’est pourtant que le conducteur de la force et ne contribue pas, pour la part la plus minime, aux manifestations de celle-ci. Il se passe quelque chose d’analogue dans le rôle que remplit l’homme à l’égard de la matière et des forces de la nature. L’homme ne sert qu’à les mettre en circulation, sans rien ajouter ou rien ôter à leur quantité même. Sa personne n’est qu’une scène dans le théâtre de leur action, théâtre où ces forces ont leurs entrées et leurs sorties, où chacune d’elles, à son moment donné, joue plusieurs rôles tour à tour, subissant ou causant des métamorphoses ; mais elles sont immortelles dans leur essence et parcourent, à travers des vicissitudes infinies, un cercle immense d’applications diverses pour l’entretien de la vie et les ressources qui l’alimentent[44]. »

Nous avons ici une circulation perpétuelle, et plus le mouvement est rapide, plus la force produite est considérable. Cette circulation a existé de tout temps, mais à chaque progrès que la terre a fait pour arriver à sa condition actuelle, on a vu un développement plus considérable dans le mécanisme de la décomposition et de la recomposition, avec une tendance constamment croissante vers le développement des forces qui existent toujours dans la matière à l’état latent, et qui attendent le moment où l’homme les dégagera. Les géologues nous apprennent que, dans la période Silurienne, le continent actuel de l’Europe n’était guère représenté que par quelques îles indiquant les points qu’occupent, aujourd’hui, l’Angleterre, l’Irlande, la France et l’Italie. La Russie et la Suède étaient alors un peu plus nettement définies ; mais ni l’Espagne, ni la Turquie n’existaient encore, et ce qu’on y rencontrait, dans la vie végétale ou animale, avait un caractère uniforme et n’atteignait que le plus humble degré de développement. Plus tard, nous arrivons à l’époque de la formation de la houille, époque où la vie végétale était exubérante, mais cependant n’offrait encore que le caractère le moins varié. Les formations houillères de l’Angleterre, et celles de la Belgique et des États-Unis, présentaient alors partout le même genre de plantes et offraient toutes l’absence totale de véritables fleurs, ce qui caractérise un développement végétal très-peu avancé.

Or, quel pouvait être, demanderons-nous, le but de toute cette végétation ? de produire la décomposition et de dégager les forces latentes de la matière. « C’est dans l’estomac des plantes, dit Goëthe, que le développement commence. » Sans cet estomac, sans cette opération de la digestion, on n’aurait jamais vu commencer cette phase du changement qui a fait passer le monde inorganique, des formes anguleuses aux formes ovales et magnifiques de l’organisme développé au plus haut point ; et jamais la terre n’aurait pu devenir la résidence de l’homme qui a besoin, pour se soutenir, d’une nourriture à la fois animale et végétale[45].

« Les animaux qu’il consomme (pour citer ici le même auteur) se nourrissent eux-mêmes d’aliments végétaux. Les végétaux, à leur tour, digèrent les éléments inorganiques qui leur sont fournis par le soleil et l’air. La chimie moderne a prouvé que les éléments ultimes de tous les corps sont le carbone, l’oxygène, l’azote et l’hydrogène, qui forment les quatre principaux éléments de la création organique, ainsi que le soufre, le phosphore, le chlore, la chaux, le potassium, le sodium, le fer et quelques autres substances inorganiques. Ces éléments doivent être introduits dans le corps du végétal, ou de l’animal, afin que celui-ci puisse vivre et se développer. De ce petit nombre d’éléments, combinés en quantités et en proportions diverses, sont formés l’air et l’eau, les rochers et les terres qui sont le résultat de leur décomposition.

« Des expériences nombreuses ont démontré que les éléments qui entrent dans la formation des végétaux et des animaux sont empruntés à l’air, à l’eau, à la terre et au rocher ; elles révèlent ce fait, que les quantités exactes des éléments identiques acquises par ceux-là avaient disparu de ceux-ci, sous l’empire de circonstances préparées de telle sorte que ces quantités ne pussent être tirées d’autres sources que celles dont la disparition était soumise à l’examen. Pour le rapport détaillé des expériences et des raisonnements à l’aide desquels on rend ces conclusions évidentes, nous renvoyons celui qui étudiera ces matières aux ouvrages de Liebig et des autres auteurs qui ont écrit sur la chimie organique, et qui ont poursuivi la voie de recherches ouverte et parcourue par lui avec tant de succès.

« La propriété fondamentale de la vitalité, commune à tous les corps organisés, consiste dans leur constante rénovation matérielle ; attribut qui les distingue des corps inertes ou inorganiques, dont la composition est toujours fixe. Ceux-ci peuvent toujours être recomposés artificiellement en réunissant leurs parties constituantes ; tandis qu’aucune habileté chimique ne suffit pour produire du bois, du sucre, de l’amidon, de la graisse, de la gélatine, de la chair, etc., dont les éléments, bien qu’également simples, également bien connus, se refusent à se combiner pour former des composés organisés, autrement que sous les influences de cette puissance mystérieuse que nous appelons la force vitale. La formation d’un cristal, l’opération de l’ordre le plus élevé qui s’accomplisse à notre connaissance dans un corps inorganique et qui n’implique qu’un seul acte, celui de l’agrégation moléculaire, peut être dirigée artificiellement par le chimiste ; tandis que la formation d’une simple cellule telle que celles qui composent le champignon, et les algues microscopiques qui colorent les eaux des étangs, bien que l’opération organique soit de l’ordre le plus infime, implique la double action de l’agrégation et de la désagrégation, et défie la science de pouvoir la produire. Il est au-dessus de la portée de l’homme de créer la forme la plus chétive et la moins compliquée de la vie.

« Tandis que les éléments constituants de la vitalité sont abondamment répandus dans le monde naturel, les végétaux seuls ont une puissance d’assimilation suffisante, pour composer leurs tissus en les tirant directement des matières inorganiques, à savoir les matières liquides et gazeuses, et les molécules terreuses, qui sont des minéraux décomposés. Non-seulement les choses se passent ainsi, mais aucune partie d’un être organisé ne peut servir d’aliment aux végétaux, jusqu’à ce que, par suite de la putréfaction et de la décomposition, elle ait pris la forme d’une matière organique. C’est cette propriété qui fait de l’organisation végétale la base essentielle de toutes les autres. En l’absence de végétaux, il faudrait que tous les animaux devinssent carnivores et obtinssent leur subsistance en se détruisant réciproquement, ce qui aboutirait promptement à l’extermination de leur espèce. C’est pour cette raison que la vie végétale a dû nécessairement précéder la vie animale. Que les choses se soient passées ainsi, c’est ce qui est prouvé surabondamment par les recherches des géologues, qui, en retrouvant dans les roches l’histoire des siècles passés, démontrent qu’une longue période s’est écoulée, postérieurement à la croissance des lichens et des fougères dans les premiers âges du monde, avant que l’espèce la plus humble d’animaux fît son apparition sur la terre.

« L’organisme animal, au contraire, exige, pour se soutenir et se développer, des atomes fortement organisés. La nourriture des animaux, en toute circonstance, est composée de parties d’organismes. Tandis que quelques-uns d’entre eux se nourrissent directement de substances végétales, d’autres auxquels il est nécessaire que la matière se soit élevée à un plus haut degré d’existence vitale, avant de se l’assimiler, se repaissent d’animaux d’un ordre inférieur. Possédant une moindre faculté d’assimilation, il faut que leur nourriture, à l’aide d’agents intermédiaires, ait formé des combinaisons plus en harmonie avec celles de leurs propres tissus que l’organisation végétale même. Sans un arrangement et une gradation de cette espèce, les êtres d’une nature plus élevée seraient condamnés à périr par défaut d’aliments, ou à dépenser toute leur activité en transformations chimiques, sans en réserver aucune partie pour la locomotion ou tout autre effort musculaire. Nous pouvons remarquer ici, qu’avec cette nécessité de vaincre et de capturer sa proie, naît un degré de puissance intellectuelle, qui rend les animaux carnivores capables de former certains plans, et d’accomplir, par suite de leur association avec leurs semblables, des choses qui dépasseraient leur pouvoir s’ils étaient privés de ce secours. L’araignée tisse sa toile avec art pour attraper des mouches, et les loups se réunissent en meute pour chasser. Partout les fonctions supérieures s’allient à une énergie moindre dans les fonctions inférieures. Les êtres chez lesquelles ces dernières prédominent se suffisent à eux-mêmes et sont indépendants ; mais ils ont peu de portée dans l’instinct et peu de pouvoir, au delà de ce qu’exige la satisfaction des grossiers besoins primitifs. En remontant l’échelle des êtres jusqu’à l’homme (sommet et couronnement de toutes choses), nous trouvons en lui, le plus dépendant de tous, le plus porté à l’association (à laquelle le rend si éminemment propre la faculté de la parole) ; et quoique, isolé, il soit de tous les êtres celui qui peut le moins se suffire à lui-même, au moyen de l’association, il établit sa souveraineté sur la nature et sur toutes ses forces animées ou inanimées.

« Il existe une autre distinction entre la vie animale et la vie végétale : La croissance et le développement des végétaux dépendent de l’élimination de l’oxygène, des autres parties qui composent leur nourriture. Les végétaux exhalent continuellement ce gaz dans l’air par la surface de leurs feuilles. La vie des animaux se manifeste dans la continuelle absorption de l’oxygène de l’air, et dans sa combinaison avec certaines parties constituantes du corps. Son office consiste à produire la chaleur animale, en brûlant les parties combustibles de l’organisme. Il se combine avec le carbone des aliments, et, dans cette opération, il se dégage exactement la même quantité de chaleur que s’il eût brûlé directement en plein air. Le résultat donne du gaz acide carbonique qui est rejeté en dehors des poumons et de la peau ; ce gaz est absorbé par les feuilles des plantes, le carbone se sépare et s’incorpore à leur substance, et l’oxygène s’exhale de nouveau dans l’atmosphère pour recommencer à circuler.

« Décrivons plus complètement cette évolution : Le carbone en s’unissant avec l’eau, dans la plante, forme, entre autres choses, l’amidon que la sève charrie vers la partie de l’organisme qui en a besoin. On en trouve abondamment dans les graines. L’amidon forme dans le blé la moitié du poids du grain, et n’est composé que de carbone et d’eau. L’homme se nourrit de blé, mais on ne trouve pas d’amidon dans le corps humain. Lorsqu’il pénètre dans notre estomac, il subit un changement chimique, une combustion lente, réelle, pendant laquelle le carbone de l’amidon se combine avec l’oxygène et forme du gaz acide carbonique qui, joint à l’eau, mise en liberté sous la forme de vapeur, est rejeté dans l’atmosphère, en abandonnant l’organisme humain, pour se transformer, de nouveau, sous l’influence de l’élaboration que lui fait subir la plante, en cet amidon d’où ils étaient tirés. Après avoir servi à conserver la chaleur interne, base de la vie animale, ces deux éléments séparés, en se rapprochant, recomposent une partie de la substance des plantes qui, lorsqu’elle est complétée de nouveau, fait l’office de combustible dans l’économie animale.

« Les exemples que nous avons présentés, suffisent, en tant que cela concerne les parties constituantes organiques, pour démontrer cette loi, que les animaux et les végétaux se transforment réciproquement et dépendent l’un de l’autre pour leur subsistance. L’échange de leurs éléments s’accomplit par l’intermédiaire de l’air atmosphérique, qui fournit aux plantes la plus grande partie de leur nourriture. On a constaté en brûlant toute matière végétale sous une forme quelconque, à l’état sec, que la partie organique, qui est combustible et disparaît dans l’air, est de beaucoup la plus considérable. Elle forme ordinairement, en poids, de 90 à 97 livres sur 100. Cette partie de la plante ne peut avoir été primitivement formée que par l’air, sinon directement, au moins au moyen de composés dont les éléments sont eux-mêmes empruntés à l’air, existant dans le sol et absorbés par les racines. Pour nous servir des expressions du professeur Draper, dans sa Chimie des Plantes, l’air atmosphérique est le grand réservoir où toutes choses prennent leur source et vers lequel toutes choses retournent. C’est le berceau de la vie végétale et le tombeau de la vie animale.

« En moyenne, environ une livre sur dix, du poids net de plantes cultivées, y compris leurs racines, tiges, feuilles et graines, est formée d’une matière qui existait comme partie de la substance solide du sol sur lequel la plante croissait. Chaque organe de la tige, des bourgeons et des feuilles de la plante a une charpente réticulée de matière inorganique dont la base est le silex ou la chaux. Le silex qui nous est familier sous les diverses formes de sable blanc, de caillou et de quartz cristallisé, constitue plus de 60 et quelquefois 95 p. 100[46] de la totalité des terrains. C’est le silex qui donne au sol sa porosité, afin que l’air et l’eau puissent en pénétrer la texture. L’alumine, au contraire, base de l’argile, rend le sol dur et compacte. L’office du silex, dans les plantes, est de donner de la force, comme dans la paille du blé, par exemple. Il sert de charpente osseuse dans toute la famille des graminées ; Il faut de 93 à 150 livres de silex soluble pour environ une acre de blé. »

§ 2. — Préparation de la terre pour recevoir l’homme.

Le développement ainsi commencé dans l’estomac des végétaux se continue dans celui des animaux, jusqu’à ce que la terre peu à peu se prépare à servir aux besoins de l’homme ; et lorsque celui-ci apparaît, nous constatons cette différence importante : tandis que tous les autres animaux ont été condamnés à rester à jamais les esclaves de la nature, lui seul a été doté des facultés nécessaires pour lui permettre d’en devenir le souverain, et de lui faire accomplir la tâche qui est dévolue à lui-même.

Si nous jetons en ce moment les yeux sur la terre, nous voyons partout les mêmes forces mises en action, produisant de nouvelles combinaisons pour l’entretien de la vie végétale, comme préparation de la terre qui doit servir de séjour d’abord aux animaux d’un ordre inférieur, mais finalement à l’homme. On estime que la somme de calorique qui soulève l’eau de la mer, sous forme de vapeur, est égale à la force de 16 billions de chevaux. Condensée de nouveau, cette vapeur reprend la forme d’eau qui, retombant en pluie, va se perdre de nouveau dans l’Océan, et dans son passage entraîne avec elle des portions considérables du sol résultant de la décomposition des roches dont la terre est formée ; cette décomposition, à son tour, est une conséquence des températures sans cesse variables, lesquelles sont elles-mêmes le résultat du mouvement qui s’opère parmi les molécules dont se composent l’air et l’eau. « La congélation, dit le docteur Clarke, est la charrue de Dieu qu’il pousse à travers chaque pouce de terre, brisant chaque fragment et pulvérisant le tout, » et rendant ainsi toutes les parties propres à former facilement de nouvelles combinaisons.

Les parcelles de terre ainsi obtenues sont mises, par le mouvement des eaux, en relation étroite et réciproque, et c’est ici que nous trouvons la différence amenant la combinaison et produisant le mouvement. Plus la variété des parties est considérable, plus sera grande l’aptitude du corps composé à fournir l’entretien à la vie végétale, ainsi qu’on le constate dans les deltas du Mississippi, du fleuve des Amazones et du Gange, qui tous nous offrent des arbres d’une dimension gigantesque, environnés d’arbustes de tout genre, se développant avec une exubérance prodigieuse. C’est là que nous trouvons des formes plus humbles de la vie animale. Mais l’impureté de l’air empêche que, de longtemps encore, ces lieux puissent être habités par l’homme, ou même par les animaux d’un ordre élevé.

D’immenses quantités de cette terre sont entraînées dans l’Océan ; là elle disparaît pour passer dans l’estomac de myriades d’êtres animés dont celui-ci est le séjour. Des sondages pratiqués récemment dans les profondeurs de l’Atlantique ont révélé ce fait, qu’on ne voit point la terre adhérer à la ligne de sonde, tandis que cette dernière amène du fond de l’Océan, des myriades d’animaux microscopiques.

« Dans son sein, dit un écrivain moderne, on voit à l’œuvre, de tout petits insectes, auxquels la nature a imposé, outre la nécessité de chercher leur nourriture et d’avoir soin de leurs petits, la tâche perpétuelle de se construire de nouvelles demeures. Pour se défendre et pour s’abriter, le Mollusque se livre à un travail incessant, réparant, agrandissant et restaurant sa demeure ; lorsqu’il meurt enfin, il la laisse comme un nouvel appendice qui s’ajoute à la masse épaisse et toujours croissante du calcaire coquillier. Dans les mers plus méridionales, sur un espace de plusieurs milliers de lieues, des insectes encore plus infimes élèvent leurs massifs remparts de coraux qui, tantôt revêtant une longue étendue de côtes et tantôt formant la ceinture d’îles solitaires, défient la mer la plus furieuse ; et à mesure que les générations des ces Mollusques périssent successivement, elles laissent sur les lits rocheux de pierre calcaire coralline, un monument impérissable de leurs travaux incessants. Ces roches contiennent les deux cinquièmes de leur poids d’acide carbonique, qui semble destiné à y être à jamais emprisonné. Il a été enlevé, directement ou indirectement, à l’atmosphère ; et c’est ainsi que la mer puise toujours, nécessairement l’acide carbonique dans l’air. En conséquence, les travaux accomplis par les animaux marins, ainsi que l’anéantissement de la matière végétale, amèneraient, chaque année, une diminution dans la quantité de ce gaz, contenue dans l’atmosphère, si la nature n’accomplissait une autre opération pour compenser cette disparition constante.

« Mais la terre elle-même opère des exhalations dans ce but. Se frayant un passage à travers les crevasses et les fissures de son écorce si nombreuses à la surface, le gaz acide carbonique s’en dégage en quantités considérables et se mêle, chaque jour, avec l’air ambiant. Il pétille dans les sources de Carlsbad ; il se précipite, comme vomi par des soufflets souterrains, sur le plateau de Paderborn. Il va remplir d’écus sonnants les coffres du prince de Nassau ; il cause le naïf étonnement des voyageurs qui visitent la Grotte du Chien ; il intéresse le chimiste-géologue dans les souterrains de Pyrmont ; il est terrible à la fois pour l’homme et pour la brute, dans la fatale Vallée de la Mort, la chose la plus merveilleuse du monde, au milieu même des merveilles de l’île de Java. Et de plus, il est hors de doute que ce gaz se dégage, encore plus abondamment, du milieu inconnu de ces nappes d’eau qui occupent une portion si considérable de la surface du globe. Fournie par ces sources nombreuses, affluant perpétuellement dans l’air, ou s’élevant à la surface de la mer, une certaine quantité d’acide carbonique remplace, chaque jour, la quantité soustraite qui doit s’absorber dans la croûte solide de la terre. Si nous savions au bout de quel laps de temps la terre doit expirer, de nouveau, la somme d’acide carbonique ainsi absorbée journellement, nous pourrions exprimer par le langage combien de temps exige cette lente et séculaire rotation, pour achever l’une de ses immenses évolutions circulaires.

« Ainsi, de même que la vapeur aqueuse de l’atmosphère, l’acide carbonique contenu dans celle-ci circule continuellement. Tandis que celui qui flotte suspendu dans l’air, pendant une génération, effectue, pour ainsi dire, plusieurs évolutions, passant de l’atmosphère à la plante, de la plante à l’animal, et de celui-ci retournant encore à l’air, sans être jamais, en réalité, la propriété d’aucun être et s’arrêter longtemps nulle part, toute la quantité de carbone produite se meut lentement dans un cercle plus considérable, entre l’air et l’eau. Il s’élève de la terre à une extrémité de la courbe, à l’état de gaz élastique ; comme passe-temps, il prend, sur sa route, successivement et pendant de courts intervalles, des formes variées de plantes et d’animaux, jusqu’au moment où il s’absorbe de nouveau dans la terre, à l’autre extrémité de la courbe, à l’état de pierre calcaire solide et de plantes fossiles[47]. »

Les couches de pierre calcaire, résultant du travail de ces petits êtres qui absorbent ainsi l’acide carbonique émané de l’atmosphère, deviennent à leur tour les noyaux d’îles destinées à offrir des lieux de séjour aux classes inférieures d’animaux et finalement à l’homme. La manière dont s’accomplit l’œuvre préparatoire est parfaitement décrite dans le passage suivant :

« Les îles de corail des mers tropicales offrent les exemples les plus remarquables de la rapidité avec laquelle un rocher nu se pare de la vie végétale et se dispose à devenir l’habitation d’êtres humains. Les créatures qui élèvent ces îles, et les font sortir des profondeurs inconnues de l’Océan, participent, ainsi que l’indique leur nom de zoophyte (ou animal-plante) des caractères distinctifs de deux ordres de vitalité. Ils accomplissent leurs fonctions sans l’office du cœur ou d’un système quelconque de circulation ; les divers polypes d’un groupe ont chacun une bouche, des tentacules et un estomac, — là s’arrête la propriété individuelle, — et forment une masse vivante d’animaux nourris par des bouches et des estomacs nombreux, mais unis entre eux par des tissus. Ils n’ont d’autres pouvoirs d’action que celui d’allonger leurs bras pour saisir la nourriture que les flots, en passant, mettent à leur portée ; ils se propagent par bourgeons, une légère saillie se montre d’abord sur leur côté, le bourgeon augmente, on voit se développer un cercle de tentacules, avec une bouche au milieu, et la croissance continue jusqu’à ce que le rejeton soit aussi grand que son auteur et commence à pousser à son tour des bourgeons, et c’est ainsi que le groupe continue à se développer. Ils secrètent le corail (comme le quadrupède secrète ses os) jusqu’à ce qu’ils aient construit des récifs isolés et atteint la surface de l’eau. Mais il est indispensable, pour la vie de ces architectes sous-marins, qu’ils soient couverts par les vagues, et lorsqu’ils sont arrivés à la hauteur de la marée basse, ils meurent. Une nouvelle phase se manifeste alors ; le sommet du rocher se couvre, par couches successives, de fragments pulvérisés de corail et de gravier que les flots ont détachés des flancs du récif et lancés à la surface. Agassiz pose en fait, que toute la partie de la Floride connue sous le nom d’Everglades, n’est qu’un vaste banc de corail, composé de récifs à peu près parallèles, qui, sortis du fond de la mer pour venir à sa surface, se sont développés et se sont soudés à la terre ferme, en remplissant, graduellement, les intervalles qui les séparaient des dépôts de sable corallifère et des débris apportés là par l’action des marées et des courants.

« Le coco, avec son enveloppe qui semble si bien faite pour flotter sur les eaux, prend racine sur le sable nu de l’île de corail, à peine élevée au-dessus du niveau de l’Océan, et, baigné par l’embrun, se développe avec un grand luxe de végétation. Nourri d’abord seulement par le peu d’aliments organiques que lui fournissent les débris des zoophytes qui construisirent l’île, la décomposition de ses feuilles donne bientôt un terreau suffisant pour faire croître d’autres végétaux. Les usages du cocotier sont nombreux. Quand les habitants apparaissent sur l’île, il leur offre la matière première des vêtements légers que demande le climat ; avec la coque de la noix ceux-ci font des tasses pour boire et d’autres ustensiles, des nattes, des cordages, des lignes à pêcher et de l’huile ; il donne, en outre, un aliment, une boisson et des matériaux de construction ; le fruit se présente sur le même arbre et au même instant à tous les degrés de formation, depuis la première, après la chute de la fleur, jusqu’au moment où il devient une noix dure, sèche, qui semble toute prête à germer. Le pandanus, ou pin spirale, qui prend racine promptement dans un terrain maigre, en poussant de son tronc des arcs-boutants qui s’implantent dans la terre et élargissent la base, soutien de l’arbre dans sa croissance, fournit un fruit à gousses douceâtres, qui, bien que légèrement amer, dit M. Dana dans sa Géologie d’un voyage d’exploration de la mer du Sud (à laquelle nous empruntons ces faits), peut se conserver et servir de nourriture quand les autres aliments viennent à manquer. Le petit poisson et les crabes des récifs, ainsi que les gros poissons qu’on pêche dans les eaux profondes avec des hameçons en bois, aident à la subsistance des indigènes. Ces chétives ressources, ajoute M. Dana, entretiennent une population de 10.000 individus dans la seule île de Taputeouea, dont la superficie habitable n’excède pas six milles carrés.

« L’opération à l’aide de laquelle, en cette circonstance, le sommet de la montagne sous-marine sortie des flots est préparé à devenir la demeure de l’homme, par suite de la germination des plantes, s’accomplit rapidement. Celle qui transforme, en fragments pulvérisés, les pics des montagnes terrestres comprend un plus grand nombre de phases intermédiaires, et une bien plus grande variété de résultats. Quelques-uns des rochers, tels que les ardoises et les schistes, se décomposent avec une telle facilité qu’on peut observer tout le phénomène dans un court espace de temps, et nous avons constamment l’occasion d’en surveiller les progrès. Au contraire, les masses de roches granitiques, qui, suivant l’opinion des géologues, constituant les couches inférieures et primitives du globe, ont été amenées, par suite du déchirement et du soulèvement de la croûte terrestre, à en occuper les sommets, sont d’une nature moins friable. Mais leur composition chimique favorise leur prompte désagrégation sous l’influence des éléments. La présence des alcalis dans le feldspath et le mica, qui dans le granit, sont combinés avec la silice, exerce dans ce changement une action puissante. L’acide carbonique, le grand dissolvant des matières les plus dures, décompose la potasse, avec laquelle la silice se trouve combinée dans le feldspath et la rend soluble. L’intensité de la gelée et la longueur du temps pendant lequel les roches du sommet des montagnes sont exposées au froid, les brusques changements de température auxquels elles sont soumises, et qui à raison de leur peu d’aptitude à conduire le calorique, entraîne l’inégalité dans la contraction et la dilatation de leur surface, lesquelles, à leur tour, produisent l’exfoliation et les craquements, l’humidité de l’air pendant l’été, alors que les vapeurs aqueuses se condensent sur leur sommet, telles sont, entre autres circonstances, celles qui hâtent la destruction des roches dans ces régions.

« A mesure que la désagrégation s’accomplit par suite de la marche des saisons, les parcelles décomposées tombent par leur propre poids et sont entraînées par les pluies dans les vallées sous-jacentes, qui reçoivent de la même façon les débris provenant des roches intermédiaires. Pendant cette opération les roches ne sont pas simplement divisées en petits fragments par une action mécanique ; mais de leurs éléments insolubles naissent des sels solubles tels que ceux de chaux, de soude, etc., qui peuvent être absorbés par la racine des plantes. Dans la décomposition du feldspath, le silicate de potasse est enlevé peu à peu par les eaux, et tandis que le sable reste sur les pentes, la fine alumine ou l’argile s’accumule dans les vallées, et forme un mélange d’argile et de sable plus favorable à la croissance de l’herbe et des céréales. C’est ainsi qu’on assiste à toutes les gradations, depuis le granit aride et nu du sommet des collines, en passant par les terrains maigres et poreux des coteaux, jusqu’aux riches terres des prairies de la vallée.

« Cependant une espèce de végétation peut trouver sa nourriture même sur la surface des rochers[48]. Les lichens et les algues croissent au-dessus de la limite des neiges éternelles ; et dans les climats glacés du Nord, à la surface nue des roches granitiques, on voit fleurir une espèce de lichens que le voyageur canadien, pressé par la faim, recherche comme aliment et auquel il donne le nom appétissant de tripe de roche. Des débris de ces matières végétales sont balayés par chaque orage, et viennent s’accumuler à leur base avec les dépôts d’origine minérale. Après un laps de temps suffisant, il se forme au pied des versants un sol capable de nourrir de grands arbres. Le premier arbre laisse tomber ses feuilles et ses branches pour nourrir le sol qui s’engraisse, dans un cercle autour de son tronc, mesuré par l’étendue de ses branches. En prenant ce point de départ, l’opération continue, probablement, comme il suit : Sur la circonférence extérieure du premier cercle ainsi fertilisé, et au point du versant, qui placé entre le tronc et le sommet de la colline, n’est pas aussi riche que le point inférieur, dans l’ensemble des principes végétaux propres à la nutrition, il devient possible à un autre arbre de croître. Celui-ci, à son tour, devient le centre d’un cercle de terrain fertilisé, sur la circonférence supérieure duquel s’accumulent, par suite de la chute des feuilles et des branches, de nouveaux matériaux capables de nourrir un nouveau rejeton. Chaque nouvelle plante devient ainsi un engrais du terrain pour celle qui doit la remplacer ; et la végétation remonte vers le sommet, à travers un sol d’une fécondité sans cesse décroissante et qui, bien que devenu plus fertile et plus tenace par le développement même de cette végétation, abandonne toujours quelque portion de ses éléments minéraux et végétaux qui vont fertiliser la vallée sous-jacente. Le mode de procéder, ainsi qu’une foule d’autres que l’on constate dans les opérations de la nature, consiste dans l’action et la réaction, et dans une perturbation de l’équilibre, mettant en mouvement le mécanisme qui doit le rétablir. Les forces élémentaires, la gravitation et l’action dissolvante des courants d’eau portent jusqu’aux plaines les plus basses les principes minéraux organiques qui doivent alimenter la végétation ; et la végétation à son tour les reporte sur les coteaux, préparant le sol pour ses propres progrès, à mesure qu’elle continue son développement. Les plantes les plus grêles et les plus chétives apparaissent toujours les premières, semblables aux pionniers et aux troupes légères qui déblayent le terrain, devant les colonnes épaisses de l’armée qui les suit[49]. »

La plante est ainsi, nous le voyons, un fabricant de terrain, et ce qui, à cet égard, est vrai par rapport à elle, l’est également de tous les êtres vivants doués de mouvement qui parcourent la surface de la terre. Le développement commencé dans l’estomac de la plante se continue dans celui de l’homme, que l’on a comparé avec raison à une machine locomotive. Nous introduisons dans l’estomac de celle-ci du combustible, sous l’empire de circonstances qui tendent à favoriser sa décomposition, c’est-à-dire le mouvement des éléments qui le composent. Ce mouvement donne la force. L’homme introduit dans son estomac, en guise de combustible, les divers produits des règnes végétal et animal ; arrivés dans ce réceptacle, ils sont soumis à l’opération de décomposition d’où résultent la chaleur vitale et la force. La manière dont se combinent les végétaux et les animaux, pour produire cette augmentation de mouvement, est parfaitement démontrée dans le passage suivant :

« L’homme lui-même et les autres animaux se prêtent secours pour accomplir la même transformation. Ils consomment des aliments végétaux, et cette consommation a les mêmes résultats définitifs que lorsque ces substances périssent par suite d’une décomposition réelle, ou sont anéantis par l’action du feu. Ces aliments sont introduits dans l’estomac sous la forme dans laquelle la plante la donne ; ils sont expirés de nouveau, par les poumons et la peau, sous la forme d’acide carbonique et d’eau. Nous pouvons d’ailleurs suivre cette opération de plus près, et cet examen sera pour nous, à la fois intéressant et instructif.

« La feuille de la plante vivante absorbe l’acide carbonique qu’elle soustrait à l’air, et abandonne l’oxygène contenu dans ce gaz. Elle ne retient que le carbone. Les racines pompent l’eau qu’elles empruntent au sol, et de ce carbone et de cette eau la plante forme de l’amidon, du sucre, de la graisse et d’autres substances. L’animal introduit dans son estomac cet amidon, ce sucre, ou cette graisse, et à l’aide de ses poumons aspire l’oxygène de l’atmosphère ; avec ces matériaux il anéantit les travaux antérieurs de la plante vivante, rejetant de nouveau par les poumons et la peau l’amidon et l’oxygène, sous la forme d’acide carbonique et d’eau. L’opération est clairement représentée dans le tableau suivant :

La plante
Absorbe :
L’acide carbonique par ses
feuilles,
L’eau par ses racines.
Produit :
L’oxygène par ses feuilles,
L’amidon, etc., dans sa
substance solide.
L’animal
Absorbe :
L’amidon et la graisse
dans son estomac,
L’oxygène dans ses poumons.
Produit :
L’acide carbonique et l’eau
par la peau et les poumons.

« L’évolution commence avec l’acide carbonique et l’eau, et se termine avec les mêmes substances. Les mêmes matériaux, le même carbone par exemple, circulent de nouveau, dans tous les sens, tantôt flottant dans l’air invisible, tantôt formant la substance de la plante croissante, tantôt celle de l’animal qui se meut, et tantôt encore se dissolvant dans l’air, prêt à recommencer la même et incessante révolution. Le carbone forme aujourd’hui une partie d’un végétal, demain il peut entrer dans la structure du corps humain, et huit jours après il peut avoir pénétré dans une autre plante et dans un autre animal. Ce qui m’appartient cette semaine vous appartient la semaine suivante. En réalité, rien ne constitue une propriété privée dans une matière sans cesse en mouvement[50]. »

§ 3. — L’homme a cela de commun avec les animaux qu’il consomme des subsistances. Sa mission sur cette terre consiste à diriger les forces naturelles, de telle façon qu’il fasse produire au sol des quantités plus considérables des denrées nécessaires à ses besoins. Conditions sous l’influence desquelles, uniquement, ces quantités peuvent s’augmenter. Elles ne peuvent être remplies que dans les pays où les travaux sont diversifiés, où l’individualité reçoit son développement, où la puissance d’association s’accroît.

Dans les premiers âges de la société les changements de forme sont très-lents ; et c’est ainsi que nous voyons, du temps des Plantagenets, et quelques siècles plus tard, que le rendement d’un acre de terre n’était que de six ou huit boisseaux de froment. Quelque faible que fût ce rendement, il était cependant accompagné d’une amélioration constante, dans la forme de la matière résultant du mouvement qui avait été jusqu’alors obtenu. Les rochers avaient été décomposés, et les argiles et les sables avaient revêtu une forme d’un ordre plus élevé ; la magnifique verdure du froment avait remplacé la couleur brune et sombre de la terre nue. Peu à peu, on voit l’homme disposer de plus en plus en souverain des forces diverses destinées à son usage, et faire de nouveaux progrès jusqu’à l’époque plus récente où il obtient 30, 40 et 50 boisseaux par acre, en même temps que les autres produits se comptent par centaines d’acres.

Sans la chaleur vitale cette domination des forces ne pourrait s’obtenir, et sans combustible il ne pourrait exister de chaleur. Ce combustible, ainsi que nous le voyons, c’est l’alimentation sans laquelle il ne peut y avoir d’action vitale ; et c’est ainsi que nous atteignons le point où l’homme et les autres animaux se trouvent placés réciproquement sur le même niveau. Comme tous les animaux, il mange, boit et dort ; comme eux aussi il doit se procurer des provisions d’aliments.

S’il jette les yeux autour de lui, il aperçoit des masses immenses de matière tenues en repos à raison de la force de gravitation, et, par conséquent, demeurant improductives. C’est une réserve de puissance latente attendant le moyen auxiliaire qui la mettra en liberté. Le sol durci donne à peine un maigre herbage ; mais à cette heure, il le remue de manière à exposer ses molécules à l’action du soleil et de la pluie ; puis il y met une semence prête à recevoir dans son estomac l’aliment nécessaire à sa nourriture. La semence germe, et la plante se développe avec le secours de la terre et de l’atmosphère, produisant l’avoine, le seigle ou le blé nécessaires à l’entretien de l’homme ou des animaux dont il se nourrit. En tout ceci, cependant, il n’a pas fait plus que ne fait l’individu qui alimente la locomotive, en plaçant la matière dans les circonstances propres à favoriser sa décomposition, et en communiquant ainsi à ses molécules une individualité grâce à laquelle elles ont pu se combiner avec d’autres molécules. L’acte de combinaison est un acte de mouvement, et ce mouvement communique la force.

Pour arriver à ce résultat, il a labouré plus profondément ; et, de cette manière, il a pu offrir à l’action du soleil et de la pluie une quantité plus considérable du sol. Il a ouvert des tranchées et il a ainsi facilité l’écoulement des eaux qui, autrement, seraient demeurées stagnantes et auraient détruit ses semences ; et précisément, pour avoir ainsi favorisé le mouvement de la matière, il s’est trouvé récompensé par un accroissement plus rapide dans la quantité du sol qui a revêtu la forme nécessaire à ses besoins.

Plus le mouvement est considérable, plus le progrès dans la forme est rapide. Le pin au port si raide fait place à l’orge à la tige si gracieuse, en même temps que de magnifiques champs de trèfle rouge remplacent les mauvaises herbes des marais follement développées ; le loup décharné disparaît de la terre, qui à cette heure nourrit le noble coursier et l’homme civilisé.

En acquérant un empire plus étendu sur les forces naturelles, l’homme devient ainsi capable d’obtenir une quantité constamment plus considérable de substances alimentaires sur toute surface donnée, avec un accroissement constant dans le pouvoir de vivre en relation avec ses semblables. L’association se développe, donnant à son tour le pouvoir de mettre en activité d’autres forces, qui étaient ainsi demeurées en grande partie inertes et n’attendaient que la main de l’homme. Il soulève la pierre à chaux et la soumet au procédé de décomposition, qui fournit à l’air de l’acide carbonique et à la terre de la chaux vive. Il arrache à la mine le charbon de terre, et celui-ci se décompose à son tour, fournissant à l’atmosphère de nouvelles quantités de matériaux qui se recomposeront sous la forme de végétaux destinés à le nourrir. Il exploite le minerai de fer qu’il décomposera à l’aide de la houille, et là encore se trouvent de nouvelles quantités de matières indispensables à l’entretien de la vie organique, et fournies également par la même opération, nécessaire pour lui donner les instruments dont il a besoin pour l’œuvre de culture. La matière ainsi décomposée continue à se mouvoir, et doit continuer à se mouvoir ainsi tant que les hommes verront s’augmenter leur puissance d’association. Les divers minerais ne reviennent jamais à leur forme primitive, et la chaux ne redevient pas de la pierre calcaire, après être entrée dans la composition des substances alimentaires. Consommées, celles-ci retournent encore à l’air atmosphérique, ou à la terre ; et l’homme lui-même meurt enfin et est enseveli, et s’acquitte ainsi de la dette qu’il a contractée envers la nature. Même lorsqu’il vit encore, il absorbe constamment, et abandonne à la terre et à l’atmosphère, les molécules qui composent son système animal, ainsi que nous le voyons si bien expliqué dans le passage suivant :

« Dans les forêts naturelles où les feuilles tombent chaque année et où les arbres meurent périodiquement, la matière minérale abandonne le sol pour la plante, et retourne à son tour au sol, sous la forme des débris de celle-ci, ne parcourant ainsi qu’une phase de courte durée, de la terre à la plante et de la plante à la terre. Et il en est de même aussi dans les prairies naturelles, où chaque année, à l’automne, l’herbe s’épaissit, se fane et rend ses matières minérales au sol ; et où chaque année aussi, au printemps, les jeunes herbages poussent et se nourrissent des débris de l’année antérieure. Mais il en est autrement lorsque les produits végétaux sont consommés par les animaux. Ils sont alors introduits dans leur estomac, ils s’y dissolvent ou s’y digèrent, et leurs diverses parties sont absorbées par les vaisseaux destinés à cet usage, pour être charriées vers les parties du corps où leurs services sont nécessaires. Nous n’avons pas à suivre, quant à présent, la matière saline au-delà du sang et des tissus. C’est principalement dans les os que sont déposés l’acide phosphorique et la chaux, sous la forme de phosphate de chaux.

« L’importance du phosphate de chaux pour l’économie animale deviendra manifeste, si nous citons ce fait, qu’ordinairement les os secs laissent pour résidu, après la combustion, la moitié de leur poids, d’une cendre blanche qui consiste, pour la plus grande partie, en phosphate de chaux.

« Mais, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, toutes les parties du corps, même les plus solides, accomplissent une série constante de renouvellements. Les os sont soumis à cette loi de changement aussi bien que les parties molles ; et l’acide phosphorique introduit aujourd’hui, au bout de quelques jours est rejeté au dehors, mêlé à d’autres matières de rebut et aux excrétions du corps ; le corps lui-même meurt enfin, et toutes ses parties matérielles retournent immédiatement à la terre d’où il est venu. Là elles subissent, sous l’influence de l’air, une complète disjonction ou décomposition, par suite de laquelle leur matière minérale même arrive à cet état où elle peut, avec avantage, pénétrer dans les racines de nouvelles plantes. Relativement à la révolution qu’accomplit cette matière minérale, il y a d’autres détails minutieux et pleins d’intérêt ; mais nous ne voulons pas mettre à l’épreuve la patience de nos lecteurs en y insistant ici. Les changements généraux que nous avons indiqués se trouvent reproduits succinctement dans le tableau ci-dessous :


Absorbé par la Plante.
Acide phosphorique, chaux, sel commun et autres tirés du sol.
Substance complète des plantes.
Absorbé par l'Animal.
a. Parties de plantes.
b. Les os et les tissus, avec l’oxygène enlevé aux poumons.
Système osseux complet, sang et tissus,
Les phosphates et autres sels qui se trouvent dans les excrétions.
Absorbé par le Sol.
Excréments des animaux, plantes et animaux morts.
L’acide phosphorique, la chaux, etc., etc.

« Il peut se faire qu’un investigateur curieux de la terre humaine en recueille assez pour « boucher un trou et se défendre contre le vent. » Mais notre science nous apprend que cette terre n’est pas l’espèce de matière dont est faite l’argile ; et ces usages si grossiers ne sont, après tout, que des manques de respect imaginaires envers nos cendres chéries. Elles ont un autre usage désigné auquel elles ne peuvent échapper, de quelque manière qu’on les traite. La plante est merveilleusement organisée de manière à ne pas se développer sans l’acide phosphorique, etc., qu’elle est forcée de recueillir, pour le fournir à l’animal, à mesure qu’il se développe. Et le sol est si pauvrement pourvu de ces substances, et d’autres indispensables, que la plante et l’animal doivent tous deux rendre infailliblement à la terre, leur mère commune, les matériaux qu’ils lui ont empruntés, lorsque le terme de leur vie est arrivé. C’est ainsi qu’est assurée la circulation constante de la même quantité, relativement faible, de substance minérale, et que l’obligation est imposée à chaque parcelle de se préparer avec zèle à rendre un nouveau service, aussitôt qu’a été accomplie chaque charge imposée primitivement. Comme nous n’avons pas la propriété de nos cendres après la mort, nous ne devons pas avoir pour elles une affection ou un respect insensé ; et assurément nous ne devons pas craindre qu’on puisse jamais les empêcher longtemps de se mêler, sous une forme quelconque, à de nouvelles phases de la vie végétale ou animale[51]. »

La plante et l’animal doivent tous deux, ainsi que nous le voyons ici, restituer infailliblement les matériaux qu’ils ont empruntés à leur mère commune, la terre ; et ce n’est qu’à cette condition que le mouvement peut être augmenté ou même se conserver. La terre, notre puissante mère, ne donne rien, mais elle est disposée à prêter volontiers toute chose, et plus la demande qui lui sera faite sera considérable, plus aussi le sera la quantité fournie, pourvu que l’homme se rappelle qu’il ne fait qu’emprunter à une banque immense, où la ponctualité est exigée aussi rigoureusement que dans les banques d’Amérique, de France, ou d’Angleterre.

Pour que cette condition puisse être remplie, il faut qu’il y ait association, et la différence est aussi indispensable à l’association dans le monde social que dans le monde matériel. L’individu dont la terre produit du blé n’a pas besoin de s’associer avec son confrère producteur de blé ; le planteur de canne à sucre n’a pas besoin de faire des échanges avec un autre planteur son voisin, non plus que le producteur de laine, d’aller trouver le fermier son confrère, qui a aussi de la laine à lui vendre ; mais tous, et chacun d’eux, trouvent avantage à échanger le travail et ses produits avec le charpentier, le forgeron, le maçon, celui qui met en œuvre le moulin à scier, le mineur, le fabricant de fourneaux, le fileur, le tisserand et l’imprimeur, tous ayant besoin d’acheter des aliments et de donner en paiement leurs services, ou les diverses denrées qu’ils ont à céder. Là où il y a diversité de travaux, le producteur et le consommateur prennent leur place l’un à côté de l’autre ; un mouvement rapide a lieu parmi les produits du travail, avec un accroissement constant dans la puissance de rembourser à la terre, notre mère, les prêts qu’elle nous fait et d’établir auprès d’elle un crédit pour des prêts futurs plus considérables. Là, au contraire, où il ne se trouve que des fermiers et des planteurs, et où conséquemment il n’y a pas de mouvement dans la société, le producteur et le consommateur sont séparés par un si profond intervalle, que le pouvoir de rembourser les emprunts faits à la vaste banque s’anéantit, et que le mouvement cesse peu à peu parmi les parcelles de la terre elle-même, ainsi que nous le constatons dans tous les pays purement agricoles. La Virginie et les Carolines se sont appliquées constamment à épuiser les éléments de fertilité que le sol contenait primitivement, par suite du défaut de consommateurs et de leur dépendance nécessaire de marchés éloignés ; et c’est ce qui a lieu sur une grande échelle aux États-Unis, et particulièrement dans les États du Sud. Le fermier qui commence son exploitation sur une riche terre de prairie obtient d’abord 40 ou 50 boisseaux de blé par acre, mais la quantité diminue, d’année en année, et tombe finalement à 15 ou 20 boisseaux. Il y a cent ans, les fermiers de New-York recueillaient ordinairement 24 boisseaux de froment, mais la moyenne aujourd’hui n’est guère de plus de moitié, en même temps que le riche état de l’Ohio est déchu au point de ne donner qu’une moyenne de 11 boisseaux ; et à chaque degré de diminution progressive, on voit diminuer la capacité d’association, la puissance du sol pour fournir les moyens d’entretien étant toujours la mesure du pouvoir des individus de vivre en société. Que cet état de choses doive certainement se révéler, lorsque le consommateur et le producteur sont séparés par un immense intervalle, c’est ce qui est clairement démontré dans l’émigration remarquable qui a lieu en ce moment même, de l’état de l’Ohio dont l’établissement n’a guère commencé qu’il y a cinquante ans ; de la Géorgie, qui possède une population de 900.000 citoyens et un territoire capable de nourrir la moitié de l’Union, et de l’Alabama qui, il y a quarante ans, n’était qu’un désert occupé dans sa principale étendue par quelques bandes d’Indiens errants[52].

« La plante, dit le professeur Johnston, dans l’article auquel nous avons déjà fait de si larges emprunts, est l’esclave de l’animal. L’homme, continue-t-il, placé sur la terre, s’il n’y eut été précédé par la plante, serait un être complètement dépourvu de secours. Il ne pourrait vivre de la terre ou de l’air ; et cependant son corps a besoin d’une quantité constante des éléments que chacun d’eux contient. C’est la plante qui choisit, recueille et réunit ces matériaux indigestes, et en fabrique des aliments pour l’homme et les autres animaux. Et ceux-ci n’apparaissent que pour rendre à leurs esclaves laborieux les matériaux de rebut dont ils ne peuvent plus faire usage, en qu’ils soient soumis à une nouvelle élaboration et deviennent des aliments agréables au goût. Considérée sous cet aspect, la plante semble uniquement l’esclave de l’animal ; et cependant combien cette esclave est dévouée ! Combien elle est belle et intéressante ! Elle travaille sans cesse et pourtant elle s’impose à elle-même sa tâche. Elle se fatigue jusqu’à en mourir ; et cependant elle renaît à un moment précis, aussitôt que le printemps reparaît, jeune, belle et aussi bien disposée que jamais, reprenant avec joie l’œuvre à laquelle elle est destinée[53]. Toutefois elle ne peut agir ainsi qu’à la condition que les matériaux de rebut dont l’homme ne peut plus faire usage, retourneront à leur point de départ. »

Ces matériaux, ainsi que nous l’avons vu, sont tirés principalement de l’atmosphère ; mais pour qu’ils puissent lui être empruntés, il est indispensable que la terre elle-même contienne les éléments nécessaires pour se combiner avec eux[54]. L’atmosphère qui plane aujourd’hui, sur les champs de tabac épuisés de la Virginie, contient les mêmes éléments que celle qui plane sur les plus belles fermes du Massachusetts, de la Belgique ou de l’Angleterre ; et cependant il n’y existe aucune puissance de combinaison, parce que certains autres éléments ont été enlevés et envoyés au dehors, et qu’à défaut de ceux-ci il ne peut y avoir aucun mouvement dans le sol. Pendant que ces éléments existaient dans le pays, les individus pouvaient vivre réunis sur le territoire ; mais avec l’appauvrissement de celui-ci les premiers ont disparu. Pour que la puissance d’association entre les individus s’accroisse, il faut qu’il y ait un échange réciproque constamment croissant, c’est-à-dire mouvement, entre la terre et l’atmosphère ; et cet échange ne peut avoir lieu dans un pays quelconque où n’existe pas la diversité des travaux, et dans lequel, conséquemment, le lieu de consommation étant éloigné du lieu de production, le fermier se borne à la culture unique des produits qui peuvent supporter le transport en des contrées lointaines. Aussi voyons-nous diminuer considérablement la puissance productive de la terre, dans les pays du continent oriental où il n’existe que peu ou point de manufactures, en Irlande, en Portugal, en Turquie, dans l’Inde, etc. Aussi voyons-nous pareillement, avec l’abaissement du chiffre de la population et la diminution du mouvement dans la société, la difficulté de se procurer les substances alimentaires augmenter, en même temps que diminue la quantité d’individus qui ont besoin d’être nourris. Les famines sont, aujourd’hui, plus fréquentes dans l’Inde qu’elles ne l’étaient il y a un siècle, à une époque où la population était bien plus nombreuse, et où la combinaison des efforts actifs existait dans toute l’étendue du pays. Si nous portons nos regards sur les siècles passés, nous retrouvons partout des faits de même nature. La vallée de l’Euphrate offrait autrefois aux regards des millions d’individus bien nourris ; mais à mesure qu’ils ont disparu, le mouvement a cessé, et le petit nombre de nomades qui l’occupent aujourd’hui ne se procurent, qu’avec peine, les moyens de soutenir leur existence. Lorsque l’Afrique, formant une province, était largement peuplée, sa population était abondamment nourrie, mais le petit nombre d’individus qui y restent maintenant y périssent faute de nourriture. Il en a été de même, en général, dans l’Attique et en Grèce, dans l’Asie mineure, en Égypte et partout en réalité. L’association, c’est-à-dire la combinaison des moyens d’action, est nécessaire pour permettre à l’homme d’obtenir l’empire sur les diverses forces existantes dans la nature ; et cette combinaison ne peut jamais avoir lieu, si ce n’est lorsque le métier du tisserand et le fuseau prennent leurs places naturelles à côté de la charrue et de la herse. Le consommateur doit se placer près du producteur, pour permettre à l’individu de remplir la condition à laquelle il obtient des prêts de cette vaste banque, la terre, leur mère commune, de remplir, disons-nous, cette simple condition, que lorsqu’il aura consommé le capital qui lui a été fourni, il le restituera au lieu d’où il a été tiré.

Dans tous les pays où l’on a rempli cette condition, nous voyons un accroissement constant dans le mouvement de la matière destinée à fournir à l’homme ses aliments, et un accroissement également constant dans le nombre des individus qui ont besoin de s’en procurer ; et, pareillement, une amélioration dans la quantité et la qualité des substances alimentaires à répartir entre les membres de cette population croissante. Au temps des Plantagenets et des Lancastres, alors que la population de l’Angleterre ne dépassait guère deux millions d’individus, un acre de terre ne donnait guère que six boisseaux de froment, et quelque faible que fût la quantité d’individus à nourrir, les famines étaient fréquentes et cruelles. De nos jours nous voyons dix-huit millions d’individus occupant la même superficie, et se procurant des provisions bien plus considérables d’une nourriture très-supérieure.

En reportant nos regards vers la France, nous rencontrons des faits exactement semblables. En 1760, la population était de 21.000.000 et la production totale de blé de 94.500.000 hectolitres ; tandis qu’en 1840, la première s’était élevée au chiffre de 34.000.000 et la seconde à 182.516.000 hectolitres, ce qui donne pour chaque individu la quantité de 20 % en plus, dans la dernière période comparée à la première, avec une amélioration considérable dans la qualité du blé lui-même ; et cependant la superficie appropriée à la culture des céréales n’avait guère augmenté. C’est à la même époque qu’on introduisit la culture de la pomme de terre ; et des légumes verts de diverses espèces fournissent aujourd’hui des quantités de substance alimentaire qui, seules, sont elles-mêmes pour les deux tiers aussi considérables que toute la quantité produite il y a 80 ans[55]. Le produit total a été triplé à cette époque, tandis que le chiffre des individus à nourrir n’a augmenté que de 60 %. Le paysan français s’acquitte aujourd’hui des dettes qu’il a contractées envers la terre, notre mère commune, en lui restituant l’engrais donné par ses récoltes ; et il devient capable de le faire, par suite de la diversité des travaux ; tandis qu’à une époque plus reculée, lorsque dans ce pays il existait à peine des manufactures, les famines étaient assez fréquentes, et souvent assez désastreuses, pour enlever une large part de cette même population disséminée sur le sol.

Il en est de même en Belgique, en Allemagne et dans tous les autres pays où la diversité des travaux — la différence — facilite l’œuvre de l’association ; tandis que le contraire, exactement, s’observe dans tous les pays purement agricoles qui s’occupent constamment à épuiser le sol et à diminuer la puissance d’association, ainsi que nous l’avons constaté d’une façon permanente, dans la Virginie et la Caroline de ce côté de l’Océan, et du côté opposé en Portugal et en Turquie.

A chaque pas que fait l’homme vers l’accroissement de la puissance d’association, qui résulte d’une augmentation de mouvement parmi les éléments dont se compose sa nourriture, il peut appeler à son aide d’autres forces qu’il emploiera à moudre son blé, et à en transporter le produit au marché ; à transformer ses arbres en planches, à les façonner pour construire des maisons, à convertir sa laine en drap, enfin à transmettre ses messages avec une rapidité qui semble, pour ainsi dire, supprimer le temps et l’espace. A chaque pas qu’il fait, il peut, de plus en plus, économiser ses labeurs personnels et consacrer son temps et son intelligence avec un redoublement d’énergie à la production du blé qu’il faut moudre, des arbres qu’il faut scier, ou de la laine qu’il faut convertir en drap ; et préparer ainsi un accroissement d’association avec ses semblables et une correspondance plus développée avec ceux qui sont éloignés, chaque progrès n’étant que le précurseur d’un progrès nouveau.

C’est ainsi, qu’avec le développement des forces latentes de la terre, se manifeste une tendance chaque jour croissante vers l’augmentation dans le mouvement de la matière et un perfectionnement dans la forme sous laquelle elle existe ; cette matière passant de la forme inorganique à la forme organique et aboutissant à la plus élevée, c’est-à-dire à l’homme. Plus la matière tend à revêtir cette dernière, plus se développe la puissance d’association, avec la faculté constamment croissante, de la part de l’homme, de diriger les grandes forces de la nature, accompagnée d’un développement également rapide de son individualité, ou du pouvoir de se gouverner lui-même ; développement qui nous est un sûr garant qu’il saura constamment maintenir et augmenter le sentiment de sa responsabilité.

§ 4. — Loi de l’augmentation relative, dans l’accroissement de la quantité de l’espèce humaine et de la quantité des subsistances.

Nous trouverons maintenant la loi de l’accroissement relatif de la quantité de l’espèce humaine, et de celle des substances alimentaires et autres denrées nécessaires à son entretien, dans les propositions suivantes :

— Le mouvement donne la force, et plus le mouvement est rapide, plus est considérable la force obtenue.

— Avec le mouvement, la matière revêt des formes nouvelles et plus élevées, passant des formes simples du monde inorganique, et à travers les formes complexes du monde végétal, aux formes encore plus complexes du monde animal et aboutissant à l’homme.

— Plus le mouvement est rapide, plus est grande la tendance aux changements de forme, à l’accroissement de la force, et plus est considérable l’accroissement de puissance dont l’homme peut disposer.

— Plus les formes sous lesquelles la matière existe sont simples, moins est énergique la résistance à la gravitation ; plus est grande la tendance à la centralisation, moins il y a de mouvement et moins il y a de force.

— Plus la forme est complexe, plus le pouvoir de résistance à la gravitation devient considérable ; plus la tendance à la décentralisation devient grande, plus il y a de mouvement et plus il y a de force.

— A chaque nouvel accroissement de puissance d’une part, il y a, d’autre part, diminution de résistance. Plus il y a de mouvement produit, plus il doit y avoir, conséquemment, de tendance à une nouvelle augmentation de mouvement et de force.

— La forme la plus complexe et la plus excellemment organisée sous laquelle la matière existe est celle de l’homme ; c’est là seulement que nous trouvons cette faculté de direction nécessaire pour produire une augmentation de mouvement et de force.

— Partout où existe surtout l’homme nous trouverons donc la tendance la plus considérable à la décentralisation de la matière, c’est-à-dire à l’accroissement de mouvement, à de nouveaux changements de forme, et à ce développement de plus en plus élevé, qui d’abord se manifeste dans le monde végétal, et aboutit à la production de nouvelles quantités d’individus humains.

— A chaque nouvel accroissement dans la proportion suivant laquelle la matière a revêtu la forme d’homme, nous trouverons, par suite, un accroissement dans le pouvoir de celui-ci, de guider et diriger les forces destinées à son usage avec un mouvement qui s’accélère constamment, et des changements de forme constamment plus rapides, et un accroissement constant dans son pouvoir d’avoir à sa disposition les substances alimentaires et les vêtements nécessaires à son entretien.

Que dans le monde matériel la résistance à la gravitation soit en raison directe de l’organisme, c’est ce qui sera évident pour le lecteur, après un moment de réflexion. La matière inorganique se développant sous l’influence de la chaleur, le plus léger abaissement de température suffit pour la condenser de nouveau et la faire retomber en pluie. Dans le monde organique, on trouve les formes les plus humbles de la vie végétale dans les petites plantes qui chaque année retournent à la poussière d’où elles sont venues ; tandis qu’on trouve les formes les plus élevées dans le chêne, qui pendant plusieurs siècles étend ses rameaux en défiant l’effort des vents, donne, chaque année, des feuilles, des fleurs et des fruits, malgré la force de gravitation. Dans le monde animal, ce sont les mollusques, les insectes corallifères et les polypes, placés au dernier échelon des êtres organisés, qui sont le plus subordonnés à l’empire des forces qui les enchaînent à la terre. Mais cette subordination diminue à mesure que nous nous élevons jusqu’au cheval, jusqu’à l’abeille et à l’oiseau. Arrivés à l’homme, nous le trouvons se créant une demeure sur les eaux vives, ou à son gré pénétrant dans les profondeurs de l’Océan ; tantôt faisant sur un navire le tour du globe, et tantôt se préparant des machines à l’aide desquelles il peut descendre au sein de l’immense abîme ; et non-seulement en remonter, mais en rapporter, contrairement aux lois de la gravitation, les matières inorganiques qui conviennent à ses besoins.

Il en est de même à l’égard des races humaines. Plus elles sont abaissées par rapport à leur condition morale et physique, plus elles sont soumises aux forces centralisatrices, et c’est pourquoi, dans les premiers âges de la société, lorsque ces races n’exercent qu’un faible pouvoir sur la nature, nous voyons qu’il a été si facile aux Attila et aux Alaric de réunir des millions d’individus, pour piller et massacrer ceux qui avaient le bonheur d’être mieux pourvus qu’eux-mêmes des biens terrestres. C’est pourquoi encore nous voyons les grandes villes du globe exercer une force d’attraction si puissante sur les individus qui ont des dispositions perverses, et sur ceux qui vivent plus volontiers de rapine que d’une honnête industrie.

Le rapport direct entre le mouvement, la force et la fonction, que nous avons affirmé plus haut, en ce qui concerne tous les êtres organisés, est pleinement démontré dans la vie individuelle de l’homme. De sa naissance à son âge viril, ses fonctions vitales, c’est-à-dire la digestion, la circulation et l’assimilation, s’accomplissant avec rapidité et énergie, triomphent, en grande partie, des lois physiques et chimiques qui sont en antagonisme direct avec la vitalité ; « et c’est ainsi qu’elles donnent lieu à la croissance du corps » jusqu’au moment où le terme du développement est atteint. La circulation, échange des relations réciproques de son système, qui représente toutes les forces actives mises en jeu par l’assimilation, parcourt l’intervalle de 130 pulsations par minute à 60 dans l’âge de déclin. L’histoire de sa jeunesse forme une série de triomphes sur la résistance que lui opposent les influences environnantes, jusqu’au jour où il atteint sa grande climatérique ; et dans toute la marche accomplie pour s’émanciper de l’empire des forces opposées de la nature, la rapidité du mouvement à l’intérieur de son organisme est la mesure et l’exposant de la somme de pouvoir, de vie et de liberté qui lui sont propres. Lorsqu’un des plateaux de la balance commence à baisser, lorsque le mouvement et la sensibilité, sa compagne inséparable, commencent à s’affaiblir, lorsque la transformation opérée par la digestion et le commerce de la circulation et l’assimilation, résultat de la nutrition, commencent à diminuer de force et de rapidité, l’homme aussi commence à mourir. A partir de ce moment, la balance du pouvoir qui lui est opposé s’augmente constamment, en même temps que la résistance de son organisme vital, perd aussi constamment le mouvement et la force, jusqu’au jour où, finalement, son corps est forcé d’obéir aux lois de décomposition et de gravitation.

Dans le monde matériel, le mouvement parmi les atomes de la matière est une conséquence de la chaleur physique. Ce mouvement est donc le plus considérable sous l’équateur, et diminue jusqu'à ce qu’en nous approchant des pôles nous atteignions la région de centralisation et de mort physique.

Dans le monde moral, le mouvement est une conséquence de la chaleur sociale, le mouvement consistant, ainsi que nous l’avons déjà démontré, dans un échange de rapports résultant de l’existence des différences qui développent la vie sociale. Le mouvement le plus considérable a lieu dans les agglomérations sociales où se trouvent heureusement combinés l’agriculture, l’industrie et le commerce ; et dans lesquelles, conséquemment, la société jouit de l’organisation la plus élevée. Il diminue à mesure que nous approchons des États despotiques et en décadence de l’Orient, régions de centralisation et de mort sociale. Il s’accroît à mesure que nous quittons les États purement agricoles du sud pour les contrées d’une industrie plus diversifiée dans les États du nord et de l’est ; et là, conséquemment, nous trouvons la décentralisation et la vie.

Dans le monde matériel aussi bien que dans le monde moral, la centralisation, l’esclavage et la mort sont des compagnons inséparables.

§ 5. — Loi de Malthus sur la population. Elle enseigne, qu’en même temps que la tendance de la matière à revêtir les formes les plus humbles n’augmente que dans une proportion arithmétique, on constate que cette même tendance, lorsqu’elle cherche à atteindre la forme la plus élevée, n’existe que dans une proportion géométrique.

La manière d’envisager les faits que nous venons de présenter diffère complètement de celle qui est admise aujourd’hui généralement, et connue sous le nom de loi de la population de Malthus, loi qui peut se formuler brièvement dans les termes suivants : la population tend à s’accroître dans une proportion géométrique, tandis que la quantité de subsistances ne peut s’accroître que dans une proportion arithmétique. La première, conséquemment, dépasse perpétuellement la seconde ; et de là vient que l’on voit partout se produire la maladie de l’excès de population avec ses compagnes ordinaires, la pauvreté, la misère et la mort ; maladie qui exige comme remèdes, d’une part, les guerres, les pestes et les famines, et de l’autre l’exercice de la contrainte morale qui engagera les individus des deux sexes à s’abstenir du mariage, et à éviter ainsi le danger résultant d’une nouvelle augmentation dans le nombre des individus à nourrir. Si l’on réduit cette théorie à des propositions distinctes, on peut alors la formuler comme il suit :

1° La matière tend à se revêtir de formes de plus en plus élevées, passant des formes simples de la vie inorganique aux formes complexes et magnifiques de la vie végétale et animale, et finalement aboutissant à l’homme ;

2° Cette tendance existe à un faible degré en ce qui concerne les formes les plus humbles de la vie, la matière ne tendant à prendre, que dans une proportion arithmétique, les formes de pommes de terre, de navets et de choux, de harengs et d’huîtres ;

3° Lorsque, cependant, nous atteignons la forme la plus élevée que la matière soit susceptible de revêtir, nous trouvons que la tendance à prendre cette forme augmente dans une proportion géométrique ; comme conséquence de ce fait, tandis que l’homme tend à croître en nombre dans la proportion des chiffres 1, 2, 4, 8, 16 et 32, les pommes de terre et les choux, les pois et les navets, les harengs et les huîtres n’augmentent que dans la proportion de 1, 2, 3 et 4 ; d’où découle ce résultat, que la forme la plus élevée dépasse perpétuellement les formes inférieures, et engendre la maladie de l’excès de population.

Si de pareils faits étaient affirmés relativement à toute autre chose que l’homme, on les regarderait comme absurdes au plus haut degré, et l’on exigerait que les individus qui les avancent expliquassent comment on aurait ainsi mis à l’écart une loi universelle. Partout ailleurs l’augmentation dans la quantité est en raison inverse du développement. Il faut des quantités innombrables de petits insectes corallifères pour élever des îles destinées à des animaux et à des individus humains qui se comptent par milliers et par millions. Il faut des milliers d’individus de la Clio Borâlis pour fournir une bouchée à l’énorme baleine. La lignée d’un couple de carpes pourrait, nous dit-on, en une seule décade, croître jusqu’au chiffre de plusieurs millions. D’innombrables fougères préparent le sol, pour un seul chêne ; et les petits nés d’une seule paire de lapins compteraient par millions au bout d’une vingtaine d’années, tandis qu’il n’en naîtrait pas une douzaine d’un couple d’éléphants. Et lorsque nous atteignons la forme la plus élevée que la matière puisse revêtir, nous apprenons qu’il existe une loi nouvelle et supérieure, en vertu de laquelle la population humaine s’accroît dans une proportion géométrique, tandis que la multiplication des harengs, des lapins, des pommes de terre, des navets, et de toutes les autres denrées nécessaires à son usage, n’a lieu que dans une proportion arithmétique ! Telle est la loi extraordinaire proposée par Malthus, applicable au seul être auquel a été inculqué le désir de l’association, comme nécessaire pour concorder avec la condition unique de son existence ; au seul être auquel a été départie une variété infinie de facultés qui le rendent apte à s’associer avec ses semblables, facultés qui, pour se développer, exigent l’association ; au seul être également qui, ayant été doué du pouvoir de distinguer le bien du mal, et devenu ainsi responsable de ses actions, aurait pu demander, avec raison, d’être affranchi d’une loi qui exigeait de lui le choix entre le renoncement à cette espèce d’association, qui, de toutes est la plus propre à l’amélioration de son intelligence et de son cœur, et la nécessité de mourir de faim. Telle est, cependant, suivant les doctrines généralement admises de l’économie politique moderne, la loi de la population instituée par un Créateur qui n’est que sagesse, puissance et bonté, à l’égard de la créature faite à son image et douée du pouvoir de commander à toutes les forces de la nature et de les appliquer à son usage ; et quelque étrange que cela paraisse, aucune proposition soumise à l’examen n’a exercé, ou n’exerce aujourd’hui, une influence aussi considérable sur les destinées de la race humaine. Il faut l’attribuer en partie à ce que cette loi s’est corroborée par une autre, en vertu de laquelle on suppose que partout l’homme a commencé l’œuvre de culture sur des terrains riches, nécessairement ceux des marais et des rivières, en recueillant pour son travail un large profit ; et qu’il s’est trouvé forcé, à mesure que la population et la richesse se sont développées, de s’adresser à des terrains moins riches, ne recueillant en retour de tous ses efforts qu’un profit constamment moindre ; théorie qui, si elle était vraie, établirait pleinement l’exactitude de celle de Malthus. Quels sont ses titres à être admise comme telle, c’est ce que nous allons faire voir maintenant.


CHAPITRE IV.

DE L’OCCUPATION DE LA TERRE.

§ 1. — La puissance de l’homme est limitée, dans l’état de chasseur et dans l’état pastoral. Mouvement du colon isolé. Il commence toujours par la culture des terrains plus ingrats. Avec l’accroissement de la population, il acquiert un accroissement de force, et devient capable de commander les services de sols plus fertiles, dont il obtient des quantités plus considérables de subsistances. Transition graduelle de l’état d’esclave, à celui de dominateur, de la nature.

De quelque côté que nous jetions nos regards nous verrons que l’homme a commencé par vivre en chasseur, subsistant de son butin de chasse et dépendant complètement des dons spontanés fournis par la terre ; et qu’ainsi il a été partout l’esclave de la nature. Plus tard nous le trouvons à l’état de pasteur, environné d’animaux qu’il a apprivoisés et dont il dépend pour ses provisions de nourriture, en même temps qu’il tire de ces mêmes animaux les peaux qui le protégeront en hiver contre les rigueurs du froid.

Dans un semblable état de choses il ne peut exister qu’une faible puissance d’association ; on estime alors que huit cents acres de terre sont nécessaires pour permettre, à un chasseur, d’obtenir autant de subsistances qu’il pourrait le faire, d’une demi-acre de terre mise en culture. Liebig nous en explique ainsi la raison : « Une nation de chasseurs, dit-il, disséminée sur un espace restreint, est complètement incapable de s’accroître au-delà d’une certaine limite qui est bientôt atteinte. Le carbone nécessaire à la respiration doit s’obtenir des animaux ; et de ceux-ci il ne peut vivre qu’un nombre borné sur l’espace que nous supposons. Les animaux reçoivent des plantes les parties constituantes de leurs organes et de leur sang, et le transmettent, à leur tour, aux sauvages qui ne subsistent que de la chasse. Ceux-ci pareillement reçoivent cette nourriture, ne contenant plus les composés dépouillés d’azote qui, pendant la vie des animaux, servaient à entretenir le mécanisme de la respiration. Chez ces individus qui se bornent à une alimentation animale, c’est le carbone de la chair et du sang qui doit remplacer l’amidon et le sucre. Mais quinze livres de viande ne contiennent pas plus de carbone que quatre livres d’amidon ; et tandis que le sauvage, avec un seul animal et un poids égal d’amidon, pourrait se conserver en vie et en santé pendant un certain nombre de jours, il serait forcé, s’il se bornait à se nourrir de chair, de consommer cinq animaux semblables pour se procurer le carbone nécessaire à la respiration pendant le même espace de temps[56]. »

Pour que la puissance d’association s’accroisse, il est donc indispensable que l’homme puisse se procurer de plus grandes quantités d’aliments végétaux, et il ne peut le faire qu’à l’aide de la culture. Ceci toutefois implique un état qui se rapproche de celui d’individualité, individualité qui, en pareil cas, ne peut exister en aucune façon. Les terres sont alors un fonds commun, et il en est de même des troupeaux ; et lorsqu’à raison du manque de provisions il devient nécessaire de se déplacer, la tribu émigre, en masse, ainsi qu’on l’a vu dans les tribus de l’Asie et du nord de l’Europe, et qu’on le voit aujourd’hui chez celles du continent occidental. Sous l’empire de pareilles circonstances, il ne peut rien exister d’analogue à cette individualité qui consiste, pour les hommes, dans le pouvoir de déterminer par eux-mêmes, s’ils émigreront ou s’ils resteront dans les lieux où ils s’étaient d’abord fixés. Si la majorité de la tribu décide qu’il faut partir, tous doivent le faire ; car le petit nombre de ceux qui resteraient seraient massacrés par d’autres tribus, avides d’accroître le territoire sur lequel elles avaient été accoutumées à errer, et dont elles n’avaient tiré qu’une misérable subsistance. Dans cette phase de la société, l’homme n’est donc pas seulement l’esclave de la nature, mais encore l’esclave des individus qui l’environnent et forcé de céder à la volonté tyrannique de la majorité.

L’absence du pouvoir, pour l’homme pris individuellement, de déterminer la série de ses actes personnels, ou pour une minorité, de décider et d’agir par elle-même, est donc, ainsi, une conséquence nécessaire de l’impossibilité d’appeler à leur secours les forces naturelles qui les environnent de toutes parts, et à l’aide desquelles ils obtiendraient des quantités plus considérables de subsistances sur de moindres superficies de terrain ; ce qui leur permettrait de vivre dans des rapports réciproques plus intimes. Comment, toutefois, le chasseur ou le pâtre, pourrait-il contraindre la nature à travailler à son profit ?

« Les instruments qu’il emploie sont de l’espèce la plus grossière, tels que la nature les met à sa portée, tels, par exemple, que le coquillage dont se servent, en guise de houe, les insulaires de la mer du Sud. Toutes les armes et tous les outils dont ses ancêtres ont fait usage, à l’époque où la tribu traversait les périodes de la vie de chasseur et de pâtre, étaient du même genre. Un caillou avait servi de fer de flèche, et l’arête vive d’un silex fourni le seul instrument tranchant qu’ils eussent su façonner. Un arc taillé au moyen d’un pareil couteau, et dont la corde était une lanière coupée dans la peau d’un daim, était son arme principale pour chasser ou combattre de loin ; avec une massue durcie au feu, quelquefois munie d’une pierre coupante attachée à l’extrémité par des lanières, il combattait corps à corps. L’os pointu de la jambe d’un daim servait à sa femme d’aiguille, et les tendons du même animal fournissaient le fil pour coudre les vêtements de peau de sa famille. L’expérience et la tradition de sa tribu ne lui avaient pas fait connaître d’autres instruments. Que l’on parcoure le plus prochain musée où se trouve rassemblée une collection des outils employés par les sauvages, on verra combien ces outils sont imparfaits, et, en même temps, on observera, avec quelque étonnement, qu’ils suffisent pleinement aux besoins restreints de ceux qui s’en servent ; et que, pendant une longue suite d’années, des générations se succèdent sans faire d’amélioration sensible dans leur outillage primitif. »[57].

Quelle sera sa manière de procéder, sous l’empire de pareilles circonstances, c’est ce qu’on démontre dans le tableau ci-après de la marche suivie par un individu que l’on suppose isolé, et par ses descendants, pendant une période de temps que le lecteur peut à son gré prolonger, de plusieurs années à plusieurs siècles. En admettant une pareille hypothèse et plaçant ainsi notre colon dans une île, nous pouvons éliminer les causes de perturbation qui, partout, dans la vie réelle, sont résultées du voisinage d’autres individus aussi peu avancés dans la fabrication des instruments nécessaires pour soumettre la nature, et poussés, conséquemment, par l’appréhension de la faim, à piller et à massacrer leurs semblables. Ayant ainsi, à l’aide du procédé adopté par les mathématiciens, étudié quelle serait la marche suivie par l’homme abandonné à lui-même, en supprimant les causes de perturbation, nous serons alors préparés à aborder l’examen de ces mêmes causes, par suite desquelles cette marche a été si prodigieusement différente dans un grand nombre de pays.

Le premier cultivateur, le Robinson de son temps, pourvu cependant d’une femme, ne possède ni hache, ni bêche. La population étant peu nombreuse, la terre est, conséquemment, abondante, et il peut la choisir lui-même, sans craindre qu’on mette son droit en question le moins du monde. Il est environné de terrains ayant au plus haut degré les qualités voulues pour le rémunérer largement de son travail ; mais ces terrains sont couverts d’arbres énormes qu’il ne peut abattre, ou de marais qu’il ne peut dessécher. Pénétrer à travers les premiers est même une sérieuse tâche ; car il a affaire à une masse de racines, de tronçons, de débris de bûches et de broussailles, tandis que dans les derniers, à chaque pas il enfonce jusqu’aux genoux. En même temps l’atmosphère est impure, les brouillards séjournent sur les bas-fonds, et le feuillage épais des bois empêche l’air de circuler. Il n’a pas de hache, mais lors même qu’il en aurait une, il n’oserait s’aventurer dans de pareils lieux ; car, en ce cas, ce serait risquer sa santé et, presque infailliblement sa vie. Puis, la végétation y est tellement exubérante, qu’avant qu’il pût, avec les instruments imparfaits dont il dispose, défricher une seule acre de terre, une partie en serait, de nouveau, tellement envahie par la végétation qu’il lui faudrait recommencer sans cesse son travail de Sisyphe. Les terrains élevés, comparativement pauvres en bois de haute futaie, ne sont guère susceptibles de récompenser ses efforts. Il y a cependant des endroits sur les collines où le peu d’épaisseur de la couche de terre a empêché de croître les arbres et les buissons ; ou bien il se trouve des espaces entre les arbres qui peuvent être cultivés, pendant qu’il en reste encore ; et quand l’homme arrache ces racines de quelques arbustes disséminés sur la surface de la terre, il n’a pas à appréhender leur prompte reproduction. Avec ses mains il peut même réussir à enlever l’écorce des arbres, ou bien, à l’aide du feu, les détruire dans une assez grande étendue pour n’avoir plus besoin que de temps pour lui donner quelques acres de terre défrichées, sur lesquelles il pourra répandre ses semences, sans trop redouter les mauvaises herbes. Faire de pareilles tentatives sur des terrains plus riches serait peine perdue. En quelques endroits le sol est toujours humide, tandis qu’en d’autres les arbres sont trop grands pour que le feu puisse les attaquer sérieusement, et l’action du feu n’aurait d’autre résultat que de faire croître les mauvaises herbes et les broussailles. Il commence donc l’œuvre de culture sur les terrains plus élevés, où pratiquant avec son bâton des trous dans le sol léger qui se draine lui-même, il enterre le grain à un pouce ou deux de profondeur, et au temps de la récolte, il obtient un rendement double de ce qu’il a semé. En broyant ce grain entre des pierres, il se procure du pain, et sa condition est améliorée. Il a réussi à faire travailler la terre à son profit, dans le temps où lui-même s’occupe de prendre au piège des oiseaux ou des lapins, ou de cueillir des fruits.

Plus tard l’homme réussit à rendre une pierre tranchante et il se procure ainsi une hache, à l’aide de laquelle il devient capable d’opérer plus rapidement en dépouillant les arbres de leur écorce, et d’extirper les pousses et leurs racines, opération, néanmoins, très-lente et très-pénible. Avec le temps il met en œuvre un nouveau sol dont la puissance productrice, en ce qui concerne les substances alimentaires, était moins apparente que ceux sur lesquels il avait fait ses premières tentatives. Il découvre un minerai de cuivre et réussit à le traiter par le feu, et peut ainsi obtenir une meilleure hache, avec bien moins de peine qu’il ne lui en a fallu pour se procurer celle de qualité inférieure qu’il avait employée jusqu’à ce jour. Il se procure aussi un instrument qui ressemble quelque peu à une bêche ; et aujourd’hui il peut pratiquer des trous de quatre pouces de profondeur, plus aisément qu’il ne pouvait le faire pour ceux de deux pouces seulement, avec un bâton. Maintenant qu’il pénètre dans un sol plus profond et qu’il peut remuer et diviser la terre, la pluie est absorbée au sein de ce même sol, tandis qu’auparavant elle ne faisait que couler sur une surface aride ; le nouveau sol ainsi obtenu se trouve meilleur, et peut se cultiver plus facilement que celui sur lequel il dépensait jusqu’alors sa peine en pure perte. Ses semences protégées plus efficacement sont moins exposées à être gelées en hiver, ou desséchées en été ; aujourd’hui il recueille le triple de ce qu’il a semé. Bientôt nous le verrons exploitant un autre sol nouveau. Il a trouvé un terrain qui, traité par le feu, lui donne de l’étain, et, de la combinaison de ce métal avec le cuivre, il obtient du laiton qui lui fournit de meilleurs instruments et lui permet d’opérer plus rapidement. En même temps qu’il peut labourer plus profondément le terrain déjà occupé, il peut défricher d’autres terrains sur lesquels la végétation devient plus exubérante ; en effet, il peut maintenant détruire les arbustes, avec quelque espoir de prendre possession de la terre, avant qu’ils ne soient remplacés par d’autres également inutiles à ses projets. Puis ses enfants ont grandi et ils peuvent sarcler le terrain, et peuvent, d’ailleurs, l’aider à faire disparaître les obstacles qui entravent ses progrès. Il profite maintenant de l’association et de la combinaison des efforts actifs, comme il avait déjà profité du pouvoir obtenu sur les diverses forces naturelles qu’il a soumises à son service. Bientôt nous le voyons mettre le feu à une pièce de terrain ferrugineux qu’il foule de tous côtés, et il obtient alors une hache et une bêche véritables, d’une qualité inférieure, il est vrai, mais pourtant bien supérieure encore à celles qui jusqu’à ce jour l’ont aidé dans ses travaux. Avec le secours de ses fils arrivés à l’âge viril, il abat le pin léger qui croît sur le flanc de la colline, laissant toutefois intacts les gros arbres des vallées où coule la rivière. Son terrain cultivable s’accroît en étendue, en même temps qu’avec sa bêche il peut pénétrer plus avant qu’autrefois, exploitant les qualités d’un sol dont les couches sont plus éloignées de la surface. Il constate avec grand plaisir que sous le sable léger il se trouve de l’argile, et qu’en combinant ces deux éléments, il obtient un nouveau sol bien plus productif que celui sur lequel il avait travaillé en premier lieu. Il remarque également, qu’en retournant les surfaces il facilite la décomposition ; et chaque accroissement de ses connaissances augmente la rémunération de ses efforts. Avec un nouvel accroissement de sa famille, il a conquis l’avantage important d’une combinaison plus considérable d’efforts actifs. Les opérations qu’il était indispensable d’accomplir pour rendre son terrain plus promptement productif, mais qui étaient impraticables pour lui seul, deviennent simples et faciles, aujourd’hui qu’elles sont entreprises par ses nombreux fils et petits-fils, dont chacun se procure une quantité bien plus considérable de subsistances qu’il ne le pouvait primitivement, seul, et cela au prix d’efforts bien moins rudes. Bientôt ils étendent leurs opérations en quittant les hauteurs et se dirigent vers les terrains bas de la rivière, dépouillant de leur écorce les grands arbres et mettant le feu aux broussailles, et facilitant ainsi le passage de l’air pour rendre peu à peu la terre propre à être occupée.

Avec l’accroissement de population, arrive maintenant un accroissement dans la puissance d’association, qui se manifeste par une plus grande division des travaux, et accompagné d’une plus grande facilité de faire servir à son profit les grands agents naturels qui doivent être employés dans ces travaux. Maintenant une partie de la petite communauté accomplit tous les travaux des champs, tandis que l’autre se livre uniquement à ceux qui devront donner un nouveau développement aux richesses minérales dont elle est environnée de toutes parts. On invente la houe, à l’aide de laquelle les enfants peuvent débarrasser le sol des mauvaises herbes et arracher les racines dont sont encore infestées les meilleures terres, celles qui ont été le plus récemment soumises à la culture. On a réussi à apprivoiser le bœuf, mais jusqu’à ce jour on a eu peu d’occasion d’utiliser ses services. On invente alors la charrue, et au moyen de lanières de cuir, on peut y atteler le bœuf, et, grâce à ce secours, labourer le sol plus profondément, en même temps qu’on étend la culture sur un espace plus vaste. La communauté s’accroît, et, avec elle, la richesse des individus qui la composent, devenus capables, d’année en année, de se procurer de meilleurs instruments et de soumettre à la culture plus de terres, et des terres de meilleure qualité. Les subsistances et les vêtements deviennent plus abondants, en même temps que l’air devient plus salubre sur les terrains plus bas, par suite du défrichement des bois. La demeure devient aussi plus confortable. Dans le principe ce n’était guère qu’un trou pratiqué dans la terre. Par suite, elle se composa de troncs d’arbres morts que les efforts isolés du premier colon parvinrent à rouler et à superposer. Jusque-là la cheminée était chose inconnue, et l’homme devait vivre au milieu d’une fumée perpétuelle, s’il ne voulait mourir de froid ; la fenêtre était un objet de luxe, auquel on n’avait pas encore songé. Si la rigueur de l’hiver l’obligeait à tenir sa porte close, non-seulement il était suffoqué, mais il passait ses journées au milieu de l’obscurité. L’emploi de son temps, pendant la plus grande partie de l’année, était donc complètement stérile, et il courait le risque de voir sa vie abrégée par la maladie, résultat de l’air insalubre qu’il respirait dans l’intérieur de sa misérable hutte, ou du froid rigoureux qu’il endurait au dehors. Avec l’accroissement de la population, tous ont acquis la richesse, produit de la culture de sols nouveaux et de meilleure qualité, et d’un pouvoir plus grand de commander les services de la nature. Avec l’accroissement dont nous venons de parler, il y eut un nouvel accroissement dans la puissance de l’association, en même temps qu’une tendance croissante au développement de l’individualité, à mesure que les modes de travail sont devenus de plus en plus diversifiés. Maintenant l’homme abat le chêne immense et l’énorme pin ; avec ces matériaux il peut, dès lors, construire de nouvelles demeures ; et chacune d’elles est, successivement et régulièrement, construite dans de meilleures conditions que la première. La santé s’améliore et la population s’accroît encore plus rapidement. Une partie de cette population s’occupe aujourd’hui des travaux des champs, tandis que l’autre prépare les peaux de bêtes et les rend propres à devenir des vêtements ; une troisième classe fabrique des haches, des bêches, des houes, des charrues et autres instruments destinés à seconder l’homme dans les travaux des champs et ceux de construction. La quantité de subsistances augmente rapidement et, avec elle, la puissance d’accumulation. Dans les premières années, on était perpétuellement exposé au danger de la disette ; aujourd’hui qu’il y a un excédant, une partie des produits est mise en réserve en prévision de l’insuffisance des récoltes.

La culture s’étend sur le flanc des collines, où des sols creusés plus profondément, maintenant sillonnés par la charrue, donnent un rapport plus considérable, tandis qu’en bas, sur le revers des coteaux, chaque année est marquée successivement par la disparition des grands arbres qui, jusqu’alors, occupaient les terrains plus riches, les espaces intermédiaires devenant, dans l’intervalle, plus fertiles, par suite de la décomposition d’énormes racines, et plus faciles à labourer, par suite du dépérissement graduel des tronçons d’arbres. Un seul bœuf attelé à une charrue peut maintenant retourner les mottes de terre, sur un espace plus considérable que deux bœufs ne pouvaient le faire dans le principe. Un seul laboureur fait alors plus de besogne que n’en auraient pu accomplir, sur le terrain cultivé primitivement, des centaines d’individus à l’aide de bâtons pointus. La communauté étant devenue ensuite capable de drainer quelques-uns des terrains bas, on obtient d’abondantes moissons de blé, d’un sol meilleur maintenant mis en culture pour la première fois. Jusqu’alors les bœufs erraient dans les bois, attrapant pour se nourrir ce qu’ils pouvaient ; mais aujourd’hui on abandonne la prairie à leur usage ; l’emploi de la hache et de la scie permet à la famille de les retenir dans l’enceinte d’une clôture, et de diminuer ainsi la peine qu’il y avait à se procurer des provisions de viande, de lait, de beurre et de peaux. Jusqu’à ce jour, son animal domestique était surtout le porc qui pouvait se nourrir de glands ; aujourd’hui elle y joint le bœuf et peut-être les moutons, les terres cultivées primitivement étant abandonnées à ces derniers. Elle se procure beaucoup plus de viande et de blé, et avec bien moins de peine qu’à aucune autre époque antérieure, conséquence de l’accroissement du nombre de ses membres et de la puissance d’association. De nombreuses générations ont déjà disparu, des générations plus jeunes profitent aujourd’hui de la richesse que les premières ont accumulée, et peuvent ainsi appliquer leur propre travail avec un avantage chaque jour plus considérable, en obtenant une rémunération constamment croissante, en même temps qu’une augmentation a lieu dans la faculté d’accumuler, et qu’il reste des efforts moins pénibles à accomplir. Maintenant elle appelle à son secours des forces nouvelles, et l’on ne laisse plus l’eau couler en pure perte. L’air lui-même est approprié au travail ; les moulins à vent doivent moudre le blé et les scieries débiter le bois de charpente, qui disparaît plus rapidement, tandis que le drainage est en voie d’amélioration, grâce à des bêches et des charrues plus perfectionnées. Le petit fourneau fait son apparition, et le charbon étant appliqué maintenant à la réduction du minerai de fer que donne le sol, il se trouve que le travail d’un seul jour devient plus fructueux que n’était autrefois celui de plusieurs semaines. La population se répand le long des collines, descend dans les vallées, et devient de plus en plus compacte au siège de l’établissement primitif ; à chaque pas en avant, nous trouvons la tendance croissante à combiner les efforts pour produire les substances alimentaires, fabriquer les vêtements et les ustensiles de ménage, construire des maisons, et préparer les machines destinées à l’aider dans tous ces travaux. Maintenant les arbres les plus gros, ceux qui croissent sur le terrain le plus fertile, disparaissent, et des marais profonds sont desséchés. Bientôt on trace des routes pour faciliter les relations entre l’ancien établissement et les établissements plus nouveaux qui se sont formés autour de celui-ci, et permettre ainsi à l’individu qui cultive le blé de l’échanger contre de la laine, on peut-être contre des bêches ou des charrues perfectionnées, contre des vêtements ou des ameublements.

La population s’accroît encore ; sa richesse et sa force prennent un nouveau développement ; elle acquiert ainsi du loisir pour songer aux résultats que lui fournit sa propre expérience, non moins que celle de ses devanciers. De jour en jour l’intelligence est provoquée davantage à l’action. Le sable des alentours s’est trouvé recouvrir une couche de marne ; on combine ces deux éléments à l’aide des moyens perfectionnés aujourd’hui en usage ; on crée ainsi un sol d’une qualité bien supérieure à ceux qu’on avait jusqu’à ce jour soumis à la culture. En même temps qu’il y a accroissement dans la rémunération du travail, tous les individus sont mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés, et tous sont excités à faire de nouveaux efforts ; jouissant d’une meilleure santé et pouvant travailler à l’intérieur aussi bien qu’au dehors, suivant la saison, ils peuvent se livrer à un travail plus constant et plus régulier. Jusqu’à ce jour ils ont eu de la peine à moissonner dans la saison favorable. Le moment de la moisson passant rapidement, il s’est trouvé que toute la force employée par la communauté était insuffisante pour empêcher qu’une quantité considérable de blé ne restât sur pied, à moins qu’étant devenu trop mûr, il ne tombât sur le sol ébranlé par les secousses du vent, ou les efforts des moissonneurs pour le récolter. Très souvent ce blé s’est trouvé complètement perdu, par suite des changements de temps, lors même que le moment était opportun pour le recueillir. Le travail a été surabondant pendant le cours de l’année, en même temps que la moisson créait une demande de travail à laquelle on ne pouvait répondre. La faucille remplace maintenant l’œuvre des bras, en même temps que la faux permet au fermier de couper ses foins. Puis viennent la faux à râteau et la herse, instruments qui tous ont pour but d’augmenter la facilité d’accumulation, et d’accroître ainsi la possibilité d’appliquer le travail à de nouveaux terrains plus profonds ou plus étendus, plus complètement couverts de bois, ou plus exposés aux inondations, et dès lors exigeant des remblais ainsi que des drainages. On crée aussi de nouvelles combinaisons. On constate que l’argile forme une couche inférieure, relativement à la terre appelée chaux, et que cette dernière, comme les terres ferrugineuses, a besoin d’être décomposée pour devenir propre à se combiner. La route tracée, le wagon, le cheval, facilitent le travail et permettent au fermier d’obtenir promptement des approvisionnements de la terre carbonifère qui a reçu le nom de houille ; et l’homme obtient maintenant, en brûlant la chaux et la combinant avec l’argile, un terrain de meilleure qualité qu’à aucune autre époque antérieure, un terrain qui lui donne plus de blé et qui exige de lui un travail moins pénible. La population et la richesse s’accroissent encore et la machine à vapeur prête son secours pour le drainage, en même temps que le chemin de fer et la locomotive facilitent le transport de ses produits au marché. Son bétail étant maintenant engraissé sous son toit, une portion considérable de ses riches prairies est convertie en engrais, qu’il appliquera aux terrains plus pauvres qui ont été primitivement mis en culture. — Au lieu d’expédier les subsistances qui doivent les engraisser au marché, il tire maintenant du marché leurs débris sous la forme d’os, à l’aide desquels il entretient la bonne qualité de sa terre. En passant ainsi progressivement de terrains peu fertiles à des terrains de meilleure qualité, on se procure une quantité constamment croissante de substances alimentaires et d’autres choses nécessaires à la vie, avec un accroissement correspondant dans la faculté de consommer et d’accumuler. Le danger de la disette et de la maladie a désormais disparu. La rémunération du travail devenant plus considérable et la condition de l’homme, en s’améliorant chaque jour, rendant le travail agréable, on voit aussi l’homme partout s’appliquant davantage au travail, à mesure que son labeur devient moins pénible. La population augmente encore, et l’on voit cet accroissement rapide devenir plus considérable, à chacune des générations qui se succèdent, en même temps qu’avec celles-ci on voit s’accroître la faculté de vivre dans des rapports réciproques, par suite du pouvoir de se procurer constamment des approvisionnements plus considérables sur la même superficie de terrain. A chaque pas fait dans cette direction, on voit le désir de l’association et de la combinaison des efforts actifs se développer, avec le développement du pouvoir de satisfaire ce désir ; et c’est ainsi que les travaux des individus deviennent plus productifs et qu’augmentent les facilités du commerce, avec une tendance constante à produire l’harmonie, la paix, la sûreté des personnes et des propriétés garantie soit entre ces individus soit avec le monde, accompagnée d’une augmentation constante de population, de richesse, de prospérité et de bonheur.

Telle a été l’histoire de l’homme partout où l’on a laissé s’accroître la population et la richesse. Avec le développement de la population, il y a eu accroissement de la puissance d’association entre les individus pour conquérir la domination sur les grandes forces existantes dans la nature, pour dégager ces mêmes forces et les contraindre à lui prêter secours dans le travail ayant pour but de produire la nourriture, le vêtement et l’abri exigés pour ses besoins, et lui rendre plus faciles les moyens d’étendre la sphère de ses associations. Partout on a vu l’homme commencer pauvre, sans ressources personnelles, et incapable de combiner ses efforts avec ceux de ses semblables, et, conséquemment, partout l’esclave de la nature. Partout, à mesure que la population a augmenté, on l’a vu devenir, d’année en année et de siècle en siècle, de plus en plus en plus le dominateur de cette même nature, et chaque progrès dans ce sens a été marqué par le rapide développement de l’individualité suivi d’un accroissement dans la puissance d’association, dans le sentiment de la responsabilité, et dans la puissance du progrès.

Que les choses se soient passées ainsi chez toutes les nations et dans toutes les parties de la terre, c’est ce qui est tellement évident qu’il semblerait presque inutile de fournir la preuve d’un pareil fait ; et cela le serait réellement, si l’on n’eût affirmé que la marche des choses avait eu lieu précisément en sens inverse ; que l’homme avait toujours commencé l’œuvre de culture sur les terrains fertiles, et qu’alors les subsistances avaient été abondantes ; mais qu’à mesure que la population avait augmenté, ses successeurs s’étaient vus forcés d’avoir recours à des terrains de qualité inférieure, qui n’accordaient à leur labeur qu’une rémunération de moins en moins considérable, en même temps qu’il y avait tendance constante à l’excès de population, à la pauvreté, à la misère et à la mortalité. S’il en était ainsi, il ne pourrait rien exister qu’on pût appeler l’universalité, dans les lois naturelles auxquelles l’homme est soumis ; car, en ce qui concerne toutes les autres sortes de matières, nous le voyons invariablement s’adresser d’abord à celles qui sont inférieures, et passer, à mesure que la richesse et la population se développent, à celles qui sont supérieures, avec une rémunération constamment croissante pour son travail. Nous l’avons vu commencer par la hache formée d’un caillou tranchant, et passer successivement à l’usage de la hache de cuivre, de bronze et de fer, jusqu’au moment où il est arrivé enfin à celle d’acier ; nous l’avons vu abandonner le fuseau et la quenouille pour le métier à filer et la mécanique, le canot pour le navire, le transport à dos d’homme pour le transport sur les wagons du chemin de fer, les hiéroglyphes tracés sur des peaux par un pinceau grossier pour le livre imprimé, et la société grossière de la tribu sauvage, chez laquelle la force constitue le droit, pour la communauté sociale organisée, où l’on respecte les droits des individus, faibles sous le rapport du nombre ou de la puissance musculaire. Après avoir étudié ces faits et nous être convaincus que telle a été la marche suivie par l’homme, en ce qui concerne toutes les choses autres que la terre, nécessaires pour la culture, nous sommes portés à croire que là aussi il en a dû être de même, et que cette théorie invoquée, en vertu de laquelle l’homme devient de plus en plus l’esclave de la nature, à mesure que la richesse et la population se développent, doit être une théorie fausse.

§ 2. — Théorie de Ricardo. Elle manque de cette simplicité qui caractérise constamment les lois de la nature. Elle est basée sur la supposition d’un fait qui n’a jamais existé. La loi, ainsi que le prouve l’observation, est directement le contraire de la théorie qu’il a proposée.

Il y a aujourd’hui quarante ans que M. Ricardo communiqua au monde sa découverte sur la nature et les causes de la rente et les lois de son progrès[58], et, pendant presque tout ce laps de temps, cette découverte a été admise par la plupart des économistes de l’Europe et de l’Amérique, comme étant tellement incontestable que le doute, à l’égard de sa vérité, ne pouvait être regardé chez un individu que comme une preuve de son incapacité à la comprendre. Fournissant, ainsi qu’elle le faisait, une explication simple et facile de la pauvreté existante dans le monde, à l’aide d’une loi émanée d’un Créateur, qui n’est que sagesse, puissance et bonté, elle affranchissait les classes gouvernantes de toute responsabilité à l’égard des misères dont elles étaient environnées, et fut, par conséquent, adoptée tout d’abord. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, elle a été la doctrine immuable de la plupart des écoles de l’union américaine et de l’Europe ; et, toutefois, il ne s’est jamais trouvé, parmi ceux qui l’enseignaient, deux économistes complètement d’accord sur le sens réel de ce que leur maître avant voulu enseigner. Après avoir étudié les ouvrages des plus éminents parmi ces économistes, et n’avoir constaté qu’un désaccord presque général, l’élève, en désespoir de cause, a recours à M. Ricardo lui-même ; et alors il trouve, dans son fameux chapitre sur la rente, des assertions contradictoires qui ne peuvent se concilier, et une série de complications telles qu’on n’en avait jamais rencontrées auparavant dans le même nombre de pages. Plus il étudie, plus sont considérables les obstacles qui lui apparaissent, et plus il se rend facilement compte de la diversité des doctrines enseignées par des hommes qui déclarent hautement appartenir à la même école, et qui tous, s’ils ne s’entendent guère sur aucun autre point, s’accordent sur celui-là seul, qu’ils regardent la nouvelle théorie de la rente comme la grande découverte du siècle.

En portant ses regards autour de lui, il s’aperçoit que toutes les lois de la nature, reconnues, sont caractérisées par la plus parfaite simplicité et l’étendue la plus large ; que ces lois sont d’une application universelle, et que ceux qui les enseignent n’ont nul besoin d’avoir recours à de mesquines exceptions pour rendre compte de faits particuliers. La simplicité de la loi de Kepler « sur les aires égales dans des temps égaux » est parfaite. La vérité de cette loi est, conséquemment, universelle, et tous ceux auxquels on l’explique, non-seulement se sentent assurés qu’elle est vraie, mais encore qu’elle doit continuer de demeurer telle, par rapport à toutes les planètes que l’on peut découvrir, quelque nombreuses qu’elles puissent être et quelle que soit leur distance du soleil et de notre terre. Un enfant peut la comprendre, et l’individu le plus novice peut ainsi se l’assimiler assez complètement pour l’enseigner lui-même aux autres. Elle n’a besoin d’aucun commentaire, et c’est en cela qu’elle diffère, prodigieusement, de celle sur laquelle nous appelons en ce moment l’attention du lecteur. Quels que soient les autres mérites de cette dernière, on ne pourra lui attribuer celui de la simplicité ou de l’universalité.

Au premier coup d’œil, cependant, elle paraît extrêmement simple. On paye une rente, dit-on, pour un terrain de première qualité qui rapporte 100 quarters, en retour d’une quantité donnée de travail, lorsqu’il devient nécessaire, avec l’accroissement de la population, de cultiver le terrain de seconde qualité pouvant ne rapporter que 90 quarters, en retour de la même quantité de travail ; et le montant de la rente que l’on reçoit ainsi, pour le n° 1, est égal à la différence qui existe entre leurs produits respectifs. Aucune proposition n’a pu être destinée à commander un assentiment plus général. Tout individu qui l’entend énoncer aperçoit autour de lui un terrain qui paye une rente, et voit également que celui qui donne 40 boisseaux par acre paye un revenu plus considérable que le terrain qui n’en donne que 30, et que cette différence est presque équivalente à la différence du produit. Il devient immédiatement disciple de M. Ricardo, et admet que la raison pour laquelle on paye certains prix en retour de l’usage de la terre, c’est qu’il existe des sols de diverses qualités, lorsque assurément il regarderait comme souverainement absurde l’individu qui entreprendrait de lui prouver qu’on paye les bœufs certains prix, parce que l’un de ces animaux est plus pesant qu’un autre ; qu’on paye des rentes pour des maisons, parce que quelques-unes pourront loger 20 personnes, tandis que d’autres n’en logeront que 10, ou que tous les navires peuvent prendre du fret, parce que quelques-uns ont une capacité différente des autres.

Tout le système, ainsi que le lecteur s’en apercevra, est basé sur l’affirmation de l’existence d’un fait : à savoir, qu’au commencement de la mise en culture, lorsque la population est peu nombreuse, et que, conséquemment, la terre est abondante, les terrains les plus fertiles, ceux que leurs qualités rendent propres à rémunérer le plus largement une quantité donnée de travail, sont les seuls cultivés. Un fait semblable existe ou n’existe pas ; s’il n’existe pas, tout le système s’écroule. On se propose en ce moment de démontrer qu’il n’existe en aucune façon, et qu’il serait contraire à la nature des choses qu’il en fût, ou que jamais il pût en avoir été ainsi.

Le tableau que nous offre M. Ricardo diffère complètement de celui que nous avons précédemment soumis à l’examen du lecteur. Le premier, plaçant le colon sur les terrains les plus fertiles, exige que ses enfants et ses petits-enfants se trouvent réduits, successivement et régulièrement, à la déplorable nécessité d’occuper les terrains qui ne peuvent donner qu’une rémunération plus faible au travail, et qu’ils deviennent ainsi de plus en plus, de génération en génération, les esclaves de la nature. Le second, plaçant le cultivateur primitif sur les terrains plus ingrats, nous montre ceux qui viennent après lui, usant du pouvoir constamment croissant de passer à la culture de terrains plus fertiles, et devenant aussi de plus en plus, de génération en génération, les dominateurs de la nature, la forçant à travailler à leur profit et s’avançant constamment, de triomphe en triomphe, avec un invariable accroissement dans la puissance d’association, dans le développement de l’individualité, dans le sentiment de la responsabilité, et dans la faculté de faire de nouveaux progrès. De ces deux tableaux, quel est le vrai ? C’est ce qu’il faut établir par la détermination d’un fait : Comment les hommes ont-ils agi autrefois ? et comment agissent-ils aujourd’hui par rapport à l’occupation de la terre ? Si l’on peut démontrer que, dans tous les pays et dans tous les siècles, l’ordre des événements qui se sont succédé a été en opposition directe avec celui que M. Ricardo suppose avoir existé, alors sa théorie doit être abandonnée comme tout à fait dénuée de fondement. Qu’il en ait été ainsi, et que partout, dans, les temps anciens et modernes, la culture ait toujours commencé par les terrains les plus ingrats, et que l’homme n’ait pu, que grâce au développement de la population et de la richesse, soumettre à la culture les terrains plus fertiles, c’est ce que nous allons démontrer maintenant par un examen succinct des faits, tels qu’ils s’offrent à nous dans l’histoire du monde.

Nous commençons cet examen par les États-Unis, par la raison que leur établissement étant de date récente et se trouvant encore en progrès, la méthode que le colon a été, et est encore porté à suivre, peut être indiquée facilement. Si nous constatons qu’il commence invariablement par les terrains élevés et maigres qui n’exigent que peu de défrichement et aucun drainage, lesquels ne peuvent rendre au travail qu’une faible rémunération, et qu’aussi invariablement il passe, des terrains élevés aux terrains plus bas, lesquels ont besoin à la fois d’être défrichés et drainés, nous aurons alors présenté au lecteur un tableau véritable confirmé par la pratique, au moins par la pratique dans l’Amérique du nord. Si cependant nous pouvons alors suivre le cultivateur dans l’intérieur du Mexique, à travers le Brésil, le Pérou et le Chili, en Angleterre et dans toute l’étendue de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grèce et de l’Égypte, dans l’Asie et dans l’Australie, et démontrer que telle a été, invariablement, sa méthode d’action, on peut croire alors, que lorsque la population est peu nombreuse et par conséquent la terre abondante, la culture commence et doit toujours commencer sur les terrains les moins fertiles ; qu’avec l’augmentation de la population et de la richesse, on exploite toujours les terrains plus fertiles, qui donnent une rémunération constamment croissante aux efforts du travailleur ; et qu’avec le progrès de la population et de la richesse, il y a une diminution constante dans la quantité proportionnelle de ces efforts indispensable pour se procurer les choses nécessaires à la vie, avec un accroissement également constant dans la quantité proportionnelle de ceux que l’on peut appliquer à rendre plus considérable la somme de son bien-être, et des choses qui contribuent à sa commodité, à son luxe et à ses jouissances.

§ 3. — Marche de la colonisation aux États-Unis.

On voit les premiers colons de race anglaise s’établir sur le sol stérile de Massachusetts et fonder la colonie de Plymouth. Le continent américain tout entier était devant eux, mais comme tous les colonisateurs, ils n’avaient à prendre que ce qu’ils pouvaient obtenir avec les moyens dont ils disposaient. D’autres établissements se formèrent à Newport et à New-Haven, et de là on peut, en suivant leurs traces, les voir longer le cours des fleuves, mais en tout cas occuper les terrains plus élevés, abandonnant le défrichement des bois et le dessèchement des marais à leurs successeurs plus riches. Si l’on demandait au lecteur de désigner les terrains de l’Union qui semblent le moins destinés à produire des subsistances, son choix tomberait sur les terrains rocheux d’abord occupés par les hardis puritains ; et s’il se plaçait alors sur les hauteurs de Dorchester, près de Boston, et qu’il jetât les regards autour de lui, il se trouverait environné de preuves de ce fait : que tout ingrat qu’était en générale le sol de Massachusetts, les parties les plus riches restent encore incultes ; tandis que, parmi les parties cultivées, les plus productives sont celles qui ont été appropriées aux besoins de l’homme dans ces cinquante dernières années.

Si nous jetons maintenant les yeux sur New-York, nous voyons qu’on a procédé de même. Le sol improductif de l’île Manhattan et les terrains élevés des rives opposées ont appelé d’abord l’attention, tandis que les terrains plus bas et plus riches, qui se trouvent tout à fait à portée du cultivateur, restent même jusqu’à ce jour, incultes et non soumis au drainage. En suivant la population, nous la voyons longer le cours de l’Hudson jusqu’à la vallée des Mohicans, et là s’établir près de la source du fleuve sur des terrains qui n’exigent que peu de défrichement ou de drainage. Si nous avançons davantage vers l’Ouest, nous voyons le premier chemin de fer suivre la succession des terrains plus élevés sur lesquels on trouve les villages et les bourgs des plus anciens colons ; mais si nous suivons la route nouvelle et directe, nous la voyons traverser les terrains les plus fertiles de l’État qui ne sont encore ni cultivés ni desséchés.

En considérant ensuite l’histoire même de ces bourgs et de ces villages, nous constatons qu’eux-mêmes sont arrivés tard dans l’ordre d’établissement. Il y a soixante ans, Geneva existait à peine, et la route, de ce point à Canandaigua, n’était qu’un sentier tracé par des Indiens, sur lequel on ne trouvait encore que deux familles établies ; mais en portant, de là, nos regards vers le sud, dans la direction des hautes terres qui confinent à la Pennsylvanie, nous trouvons partout des traces d’occupation. C’est là qu’a été créé le domaine considérable acquis par M. Pulteney, et qu’un établissement s’est formé sur la petite baie de Coshocton ; les terrains environnants sont représentés comme étant d’une très-grande valeur, « à raison de l’absence complète de toutes les maladies périodiques, particulièrement les fièvres intermittentes », dont eurent tant à souffrir, on ne l’ignore pas, les premiers colons qui s’établirent sur les terrains fertiles des parties basses[59].

Dans le New-Jersey, nous les trouvons occupant les terrains élevés, vers les sources des fleuves, tandis qu’ils négligent les terrains plus bas qui ne peuvent se drainer[60]. Cet État abonde aussi en beau bois de construction, couvrant un sol riche qui n’a besoin que d’être défriché, pour donner au travailleur une rémunération plus ample qu’aucun autre mis en culture n’en a donné depuis un siècle, lorsque la terre était plus abondante et la population peu nombreuse. Sur le bord du Delaware, nous voyons les quakers choisissant les sols plus légers qui produisent le pin, tandis qu’ils évitent les sols plus fertiles et plus gras du rivage opposé de la Pennsylvanie. Chaque colon choisit également les parties plus élevées et plus asséchées de son exploitation rurale, abandonnant les prairies, dont un grand nombre, même aujourd’hui, restent dans l’état de nature, tandis que d’autres ont été soumises au drainage pendant ces dernières années. Les meilleures portions de chaque ferme sont, invariablement, celles qui ont été le plus récemment mises en culture, tandis que les terrains les plus ingrats des divers lieux aux alentours sont ceux où l’on voit les plus anciens bâtiments d’exploitation rurale. Si nous avançons encore à travers les terrains sablonneux de l’État en question, nous trouvons des centaines de petites clairières depuis longtemps abandonnées par leurs propriétaires, attestant la nature du sol que cultivent les individus, lorsque la population est peu nombreuse et que le terrain fertile est très-abondant. Après avoir défriché les terres qui produisent le chêne, ou drainé celles qui donnent le cèdre blanc, ils abandonnent celles qui produisent le pin de cet État, le plus misérable de tous les arbres de ce genre.

Les Suédois ont formé un établissement à Lewistown et à Christiana, sur le sol sablonneux du Delaware. Traversant cet État vers l’entrée de la baie de Chesapeake, nous trouvons, dans les petites villes en décadence d’Elkton et de Charlestown, autrefois les centres d’une population assez active, une nouvelle preuve du peu de fertilité des terres occupées primitivement, lorsque les belles prairies, au milieu desquelles se trouvent aujourd’hui les fermes les plus riches de cet État, étaient en grand nombre, mais considérées comme sans valeur. Penn vient après les Suédois, et, profitant des dépenses qu’ils ont faites et de leur expérience, choisit les terrains élevés sur le Delaware, à environ douze milles au nord de l’emplacement qu’il choisit ensuite pour sa ville, près du confluent de cette rivière et du Schuylkill. En partant de ce dernier point, et suivant la ligne de l’établissement, nous constatons qu’il ne se développe pas d’abord en descendant vers les riches prairies, mais en remontant et longeant les hauteurs entre les deux rivières, où l’on aperçoit encore, sur une étendue de plusieurs milles, d’anciens établissements qui attestent les desseins des premiers colonisateurs. Si nous passons sur la rive droite ou la rive gauche de la rivière, nous reconnaissons, dans la nature des constructions, des preuves d’une occupation et d’une culture plus récentes. Sur les cartes des premiers temps, les terrains fertiles, situés dans le voisinage de la Delaware, depuis New-Castle ; et presque à la limite atteinte par la marée montante, à une distance de plus de soixante milles, sont notés comme formant de vastes étendues, et, de plus, marqués de points indiquant des arbres, pour montrer qu’ils n’ont pas encore été défrichés, tandis que tous les terrains élevés sont divisés en petites fermes[61]. En passant au nord et à l’ouest, nous voyons les plus anciennes habitations toujours à une grande distance de la rivière ; ce n’est qu’à des époques plus récentes, que l’accroissement de la population et de la richesse a amené la culture au bord de l’eau. A chaque nouveau mille que nous parcourons, nous trouvons des preuves plus nombreuses de la culture récente des terrains de meilleure qualité. Partout nous rencontrons maintenant des fermes sur les flancs des collines, tandis que les terrains bas deviennent de plus en plus âpres et incultes. Plus loin encore, la culture abandonne presque partout le bord de la rivière ; et si nous en recherchons la trace, nous devons passer en deçà dans des lieux où, à une certaine distance, nous trouverons des fermes qui ont été exploitées pendant cinquante ans ou davantage. Si maintenant, suivant l’ancienne route qui forme aux alentours des sinuosités, et cherchant évidemment des collines à traverser, nous nous enquérons de la cause qui prolonge ainsi la distance, nous apprenons que cette route a été faite pour les convenances des premiers colons ; si, au contraire, nous suivons les routes nouvellement tracées, nous voyons qu’elles se maintiennent constamment sur les terrains bas et fertiles soumis en dernier lieu à la culture[62].

En revenant au fleuve et continuant notre course, les arbres deviennent de plus en plus nombreux, et le terrain à prairies de moins en moins drainé et occupé, jusqu’à ce qu’enfin, au moment où nous remontons les petits embranchements de la rivière, la culture disparaît et les bois primitifs restent intacts, toutes les fois, du moins, que les besoins de l’industrie houillère, de date toute récente, n’ont pas amené à les abattre. Si nous voulons voir le terrain choisi par les premiers colons, il nous suffira de gravir le flanc de la colline, et sur le plateau supérieur nous trouverons des maisons et des fermes, dont quelques-unes ont cinquante ans d’existence et qui aujourd’hui, pour la plupart, sont abandonnées. En traversant les montagnes, nous voyons près de leur sommet, les habitations des premiers colons, qui choisissaient le terrain où croit le pin, facile à défricher, et auxquels les souches de sapin fournissaient tantôt du goudron, tantôt des matières destinées à remplacer les chandelles que la pauvreté ne leur permettait pas d’acheter. Immédiatement après, nous nous trouvons dans la vallée de la Susquehanna, sur les terrains à prairies, dont la nature nous est révélée par la grande dimension des arbres qui les couvrent, mais sur lesquels la bêche ni la charrue n’ont pas encore laissé leur empreinte. Ainsi les terrains fertiles sont abondants, mais le colon préfère ceux qui sont moins riches ; les dépenses qu’il faudrait faire pour défricher les premiers dépasseraient leur valeur après le défrichement. En descendant la petite rivière, nous atteignons le Susquehanna, et à mesure que nous avançons, nous voyons la culture descendre des collines, les vallées sont de plus en plus déboisées ; les prairies et les bestiaux apparaissent, signes irrécusables d’un accroissement de richesse et de population.

En passant à l’ouest et remontant la Susquehanna, l’ordre est encore interverti. La population diminue, la culture tend à abandonner les bas-fonds sur le bord de la rivière et à gravir les flancs des collines. Si, quittant la rivière et gravissant les bords, nous passons au pied des hauteurs de Mancy, la route que nous suivons traversera un beau terrain calcaire, dont la fertilité ayant été moins évidente pour les premiers colons, il en est résulté que de vastes superficies de ce même terrain, contenant des centaines d’acres, passèrent de main en main en échange d’un dollar ou même d’une cruche de whisky. Ils préféraient les terrains qui produisent le chêne, parce qu’ils pouvaient écorcer ces arbres et les détruire ensuite par le feu. Avec l’accroissement de la population et de la richesse, on les voit revenir aux terrains qu’ils avaient d’abord dédaignés, combinant les terrains de qualité supérieure avec ceux de qualité secondaire, et obtenant pour leur travail une rémunération bien plus considérable. Si maintenant nous pouvions considérer le pays à vol d’oiseau, il nous serait facile de suivre très-exactement le cours de chaque petit ruisseau, à cause du bois qui reste encore sur ses bords, remarquable au milieu des terrains plus élevés et défrichés des lieux avoisinants. En atteignant la source de la rivière, nous nous retrouvons au milieu de la culture, et nous voyons que là, comme partout ailleurs, les colons ont choisi les terrains élevés et secs sur lesquels ils pouvaient commencer leur œuvre avec la charrue, de préférence aux terrains plus fertiles qui exigeaient l’emploi de la hache. Si au lieu de tourner au sud dans la direction des comtés plus anciens, nous portons nos regards au nord vers les comtés nouvellement colonisés, nous verrons que le chef-lieu de la population occupe toujours les terrains les plus élevés, près de la source des divers petits cours d’eau qui y prennent leur point de départ. Si nous passons à l’ouest et que nous traversions la crête de l’Alleghany jusqu’aux sources de l’Ohio, l’ordre des faits est de nouveau renversé. La population, d’abord disséminée, occupe les terrains plus élevés ; mais à mesure que nous descendons la rivière, les terrains plus bas sont de plus en plus cultivés, jusqu’au moment où nous nous trouvons enfin à Pittsburg, au milieu d’une population compacte, consacrant toute son activité à combiner la houille, la pierre à chaux et le minerai de fer, dans le but de préparer une machine qui permette au fermier de l’ouest de fouiller profondément le terrain dont, jusqu’à ce jour, il n’a fait qu’écorcher, pour ainsi dire, les couches superficielles, et de défricher et de drainer les terrains fertiles des bas-fonds sur les bords de la rivière, au lieu des terrains plus élevés et plus secs dont il faisait jusqu’alors ses moyens de subsistance.

Les premiers colons de l’Ouest choisirent constamment les terrains plus élevés, abandonnant à leurs successeurs les terrains plus bas et plus fertiles. Malgré la fécondité du sol, on évitait et on évite encore les vallées situées immédiatement dans le voisinage des rivières, à raison du danger des fièvres qui, encore aujourd’hui, enlèvent en si grand nombre, les individus émigrant vers les États de fondation récente. La facilité de recueillir quelque faible récolte poussait toujours à choisir le terrain le plus promptement cultivable, et aucun autre ne remplissait mieux ce but qu’un terrain couvert de peu de bois et débarrassé de broussailles. Par suite de la chute constante des feuilles et de leur décomposition, le sol était demeuré couvert d’une légère moisissure, ce qui empêchait l’herbe de pousser ; et en faisant périr les arbres, pour laisser pénétrer le soleil, les colons purent obtenir une faible rémunération de leur travail. Le principal but à atteindre, le but vraiment important, était d’avoir un emplacement sec pour y construire une habitation ; et conséquemment, on vit le colon choisir toujours les hauteurs ; la même raison qui l’empêchait de commencer l’œuvre du drainage artificiel agissant avec la même énergie relativement au terrain nécessaire pour la culture[63].

En arrivant au Wisconsin, le voyageur trouve le premier colon de cet État, appartenant à la race blanche, placé sur le terrain le plus élevé connu sous le nom du Gros-Rempart, et il suit les anciennes routes le long des crêtes sur lesquelles se trouvent les petits bourgs et les villages créés par les individus qui ont dû commencer en ces lieux l’œuvre de la culture. Quelquefois il traverse une prairie humide dans laquelle peut se trouver le terrain le plus riche de l’État et « la terreur du premier émigrant[64]. »

En descendant l’Ohio et en arrivant au confluent de ce fleuve et du Mississippi, nous perdons de vue tous les indices qui attestent l’existence d’une population, sauf le le pauvre bûcheron qui risque sa santé, dans le labeur auquel il se livre pour se procurer le bois destiné à la construction des nombreux bateaux à vapeur. Là, pendant des centaines de milles, nous traversons le terrain le plus riche couvert d’arbres gigantesques ; malgré toutes ses qualités productives, il reste sans valeur, pour tous les besoins de la culture ; n’étant pas protégé par des digues, il est exposé aux inondations du fleuve, et le voisinage de ce dernier est funeste à la vie et à la santé ; des millions d’acres de terre possédant les qualités qui les rendent propres à récompenser le plus amplement le travailleur restent sans être défrichés, ou drainés, tandis que les terrains plus élevés et plus ingrats sont soumis à la culture[65].

En descendant plus loin nous rencontrons la population et la richesse se préparant à gravir le Mississippi, et abandonnant les bords du golfe du Mexique. Des digues ou levées protègent contre l’invasion du fleuve, et l’on aperçoit de magnifiques plantations, sur une terre semblable sous tous les rapports à la région sauvage et sans culture qu’on vient de laisser derrière soi. Si maintenant le voyageur veut chercher les habitations des premiers colons, il doit laisser le bord de la rivière et gravir les hauteurs ; et à chaque pas il trouvera une nouvelle preuve de ce fait, que la culture commence invariablement par les sols les moins fertiles ; si vous demandez aux colons pionniers pourquoi ils dépensent leur labeur sur le sol ingrat des hauteurs tandis qu’il y a abondance de sols fertile, leur réponse sera invariablement celle-ci : qu’ils peuvent cultiver le premier, tel qu’il se comporte, tandis qu’ils ne peuvent cultiver les seconds. Le pin des collines est petit et l’on peut s’en débarrasser facilement ; puis il fournit du combustible, en même temps que ses souches fournissent la lumière artificielle. Essayer de défricher le terrain qui porte le gros bois de construction serait pour le colon une cause de ruine. Si, au lieu de descendre le Mississippi nous remontons le Missouri, le Kentucky, le Tennessee, ou la rivière Rouge, nous constatons invariablement : que plus la population est compacte et plus la masse de richesse est considérable, plus aussi les bons terrains sont cultivés ; qu’à mesure que la population diminue, en même temps que nous nous rapprochons des sources des cours d’eau et que la terre devient plus abondante, la culture s’éloigne du bord des rivières, la quantité de bois et des terres à prairies non drainées augmente, et que les habitants disséminés obtiennent des couches superficielles du sol, une rémunération moins considérable pour leur travail, en même temps que diminue leur pouvoir de se procurer facilement les choses nécessaires à la vie et tout ce qui contribue à leur commodité et à leur bien-être. Si nous traversons le Mississippi pour pénétrer dans le Texas, nous trouvons la ville d’Austin, siège du premier établissement américain, placé sur le Colorado, tandis que des millions d’acres du plus beau bois et des plus belles terres à prairies du monde, complètement inoccupées, ont été négligées, comme ne pouvant rembourser les frais de simple appropriation. Si nous portons nos regards sur la colonie espagnole de Bexar, nous y constaterons une nouvelle démonstration du même fait universel, à savoir la tendance complète de la colonisation à se porter vers les sources des cours d’eau.

Si nous tournons les yeux vers les États atlantiques du sud, nous rencontrons partout la preuve de ce même fait si important. Les plus riches terrains de la Caroline du nord, sur une étendue de plusieurs millions d’acres, ne sont jusqu’à ce jour, ni défrichés ni drainés, tandis qu’on y voit sur tous les autres points des individus dépensant leur labeur sur des terrains peu fertiles qui ne leur rendent que de trois à cinq boisseaux par acre. La Caroline du sud possède des millions d’acres des plus beaux terrains à prairies et autres, susceptibles de donner d’immenses revenus au cultivateur, et qui n’attendent que le développement de la richesse et de la population ; et il en est de même dans la Géorgie, la Floride et l’Alabama. Les terres les plus fertiles de l’ouest, du sud et du sud-ouest, sont tellement dépourvues de valeur que le Congrès en a fait une concession, sur une étendue de près de 40 millions d’acres, aux États dans lesquels elles se trouvent situées, et ceux-ci les ont acceptées.

Les faits sont partout les mêmes, et s’il était possible de trouver une exception apparente, elle ne ferait que prouver la règle. Par la même raison que le colon se bâtit une hutte de bois afin de se pourvoir d’un abri jusqu’à ce qu’il puisse en avoir un construit en pierre, il commence à cultiver là où il peut faire usage de sa charrue, et éviter ainsi le danger de mourir de faim, qui résulterait de ses efforts pour s’en servir dans les lieux où cela lui serait impossible, et où les fièvres, suivies de la mort, seraient l’inévitable résultat de ses tentatives. Dans tous les cas que l’histoire nous a transmis, lorsqu’on a voulu essayer de former des établissements sur des terrains fertiles, ou ils ont échoué complètement, ou leur progrès a été très-lent ; et ce n’est qu’après des efforts répétés qu’ils ont prospéré. Le lecteur qui désire avoir une preuve de ce fait, et de la nécessité absolue de commencer par les terrains moins fertiles, peut l’obtenir en étudiant l’histoire des colonies françaises dans la Louisiane et à Cayenne, et en comparant leurs échecs répétés avec le développement constant des colonies formées dans la région du Saint-Laurent, où se sont formés des établissements nombreux et assez prospères, sur des points où la terre est maintenant considérée comme presque complètement sans valeur, parce qu’on peut obtenir ailleurs avec très-peu de travail des terrains de meilleure qualité. Il peut se convaincre surabondamment en comparant le développement calme, mais constant, des colonies établies sur les terrains stériles de la Nouvelle-Angleterre, avec les échecs multipliés de la colonisation sur les terrains plus fertiles de la Virginie et de la Caroline. Ces derniers ne pourraient être mis en culture par des individus travaillant pour eux-mêmes. Aussi voyons-nous les plus riches colons acheter des nègres et les forcer d’accomplir leur tâche, tandis que le travailleur libre va chercher les terrains légers et sablonneux de la Caroline du nord. Aucun individu abandonné à lui-même ne commencera l’œuvre de la culture sur les terrains riches, parce que c’est alors que ceux-ci donnent le moindre rapport ; et c’est sur ces terrains, dans tous les pays nouveaux du monde, que la condition du travailleur se trouve la pire, le travail y étant entrepris avant que ne se soit formée l’habitude de l’association, qui ne vient qu’avec l’augmentation de la richesse et de la population. Le colon qui cherchait les terrains élevés et légers obtenait des moyens de subsistance, bien que la rémunération de son travail fût très-faible. S’il eût entrepris de drainer les riches terrains du marais Terrible[66], il serait mort de faim, ainsi que cela est arrivé à ceux qui ont colonisé l’île fertile de Roanoke.

§ 4. — Marche de la colonisation au Mexique, aux Antilles et dans l’Amérique du Sud.

En traversant le Rio-Grande, pour pénétrer dans le Mexique, le lecteur trouvera une nouvelle démonstration de l’universalité de cette loi. A sa gauche, près de l’embouchure de la rivière, mais à quelque distance de ses bords, il apercevra la ville de Matamoras, dont la création est de date récente. Partant de ce point, il peut suivre le cours de la rivière, à travers de vastes étendues des plus riches terrains à l’état de nature, où se rencontrent des établissements disséminés çà et là, et occupant les points les plus élevés jusqu’à l’embouchure du San-Juan ; en suivant celui-ci jusqu’à sa source, il se trouvera dans un pays assez peuplé, dont la capitale est Monterrey. Placé là s’il porte ses regards vers le nord, il voit la culture s’avançant à travers les terrains élevés du Chihuahua, mais s’éloignant invariablement des bords de la rivière. La ville de ce nom est située à une distance de vingt milles, même de l’affluent tributaire du grand fleuve, et à plus de cent milles de l’embouchure du petit cours d’eau. En passant à l’ouest, de Monterrey à Saltillo et de là au sud, le voyageur cheminera à travers des plaines sablonneuses, dont l’existence est une preuve de la nature générale du pays. Arrivé au Potosi, il se trouve au milieu d’une contrée sans rivière, où l’irrigation est presque impossible, et dans laquelle, toutes les fois que viennent à manquer les pluies périodiques, sévissent la famine et la mort ; cependant s’il jette les yeux vers la côte, il aperçoit un pays arrosé par de nombreuses rivières, où le coton et l’indigo croissent spontanément ; où le maïs pousse avec une exubérance de végétation inconnue partout ailleurs ; un pays qui pourrait approvisionner de sucre le monde entier, et où le seul danger à redouter, à cause de la nature du sol, c’est de voir les récoltes étouffées, à raison du rapide développement des plantes qui surgissent sur une terre féconde, sans l’assistance, et même contre la volonté de l’homme qui entreprendrait de les cultiver ; mais on n’y aperçoit point de population. Le terrain n’est ni cultivé, ni desséché, et demeurera probablement tel qu’on le voit aujourd’hui ; en effet, ceux qui entreprendraient cette double tâche avec les ressources dont le pays dispose actuellement, mourraient de faim, s’ils étaient épargnés par les fièvres qui, là comme partout, règnent sur les terres plus fertiles, jusqu’au moment où celles-ci auront été soumises à la culture[67].

En s’avançant, le voyageur aperçoit Zacatecas, situé sur des hauteurs, et aride, ainsi que Potosi, et cependant cultivé. En continuant son chemin sur la crête, il a sur sa gauche Tlascala, autrefois centre d’une population nombreuse et riche, placée à une grande distance de tout cours d’eau, et occupant les terrains élevés d’où descendent les petits ruisseaux qui vont se réunir aux eaux de l’Océan Atlantique et de l’Océan Pacifique. Sur sa droite est la vallée de Mexico, région susceptible de récompenser amplement les efforts du travailleur, et qui, du temps des Cortez, produisait d’abondantes subsistances pour quarante cités. Cependant la population et la richesse ayant diminué, les individus qu’on y trouve encore se sont retirés vers les hautes terres qui bordent la vallée, pour cultiver le sol plus ingrat dont la seule ville qui reste encore tire ses moyens de subsistance ; comme conséquence de ce fait, il arrive que le prix du blé est plus élevé qu’à Londres ou à Paris, tandis que le salaire est très-bas. Là le terrain fertile surabonde, mais la population s’en éloigne, tandis que, suivant M. Ricardo, c’est celui qui devrait être approprié tout d’abord.

En passant au sud, on voit Tabasco presque entièrement inoccupé, bien que possédant des terres fertiles. En arrivant dans le Yucatan, pays où l’eau est un objet de luxe, nous rencontrons une population considérable et prospère, presque dans le voisinage des meilleurs terrains de l’Honduras, terrains qui, au moment où la population et la richesse auront augmenté dans une proportion suffisante, donneront au travailleur un revenu aussi considérable, si même il ne l’est plus, que celui qu’on a recueilli jusqu’à ce jour ; cependant, aujourd’hui, ce n’est qu’un désert n’offrant de moyens de subsistance qu’à quelques misérables bûcherons qui exploitent le bois de campêche ou le bois d’acajou.

Si nous nous arrêtons là et que nous regardions dans la direction du nord, vers la mer des Caraïbes, nous apercevons les petites îles nues et couvertes de rochers de Montserrat, de Levis, de Saint-Kitts, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et autres cultivées dans toute leur étendue, tandis que la Trinité, avec le sol le plus riche du monde, reste presque à l’état de nature, et que Porto Rico, dont le terrain est d’une fertilité incomparable, ne commence qu’aujourd’hui à être soumis à la culture.

Si nous nous tournons ensuite vers le sud, nous remarquons la ligne du chemin de fer de Panama, percée à travers les jungles épaisses qui se reproduisaient presque aussi rapidement qu’elles avaient été détruites. Abandonnée à elle-même, cette ligne serait presque envahie de nouveau par ces jungles dans l’espace d’une année, la destruction des matières mortes étant, en ce pays, en raison directe de la croissance de la matière vivante. Sur les flancs de Costa-Rica et de Nicaragua, on voit des terres d’une fertilité incomparable, complètement inoccupées, tandis qu’on peut apercevoir partout des villages indiens à mi-chemin des montagnes sur des terres qui se drainent elles-mêmes[68].

En portant nos regards plus au sud, et remarquant la position de Santa Fe de Bogota, et la ville de Quito, centres de population où les habitants se groupent sur les terrains élevés et secs, tandis que la vallée de l’Orénoque[69] reste inoccupée, le lecteur verra se produire sur une grande échelle le même fait, dont nous avons démontré l’existence dans de faibles proportions sur le bord des rivières de Pennsylvanie. Puis, faisant une halte sur les pics du Chimboraçao, et jetant les yeux autour de lui, il apercevra le seul peuple civilisé, à l’époque de Pizarre, occupant le Pérou, pays élevé et sec, où le drainage s’effectue par de petits ruisseaux dont le courant rapide a empêché qu’il ne se formât des marais où la matière végétale pourrait périr, afin de rendre un sol riche pour la production du bois de haute futaie, avant la période de culture, ou, plus tard, des substances alimentaires. Le terrain, étant peu fertile, fut défriché facilement ; n’ayant pas besoin de drainage artificiel, il fut occupé de bonne heure[70].

En se tournant maintenant vers l’est, il voit devant lui le Brésil, pays baigné par les plus grands fleuves du monde, qui, jusqu’à ce jour, n’est qu’un désert, et cependant peut produire d’énormes quantités de sucre, de café, de tabac et de tous les autres produits des régions tropicales. Ses champs sont couverts de troupeaux innombrables de bétail, et les métaux les plus précieux se trouvent presque à la surface du sol. Mais, « étant privé de ces plateaux qui couvrent une partie considérable de l’Amérique espagnole, le Brésil n’offre pas une situation que choisissent volontiers les colonisateurs européens[71]. » « Les plus grandes rivières, dit un autre auteur, sont celles qui sont les moins navigables, et la raison en est[72] que ces rivières constituent les moyens de drainage des grands bassins de l’univers, dont le sol ne doit être soumis à la culture que lorsque la population et la richesse, et, conséquemment, la puissance d’association, ont augmenté considérablement. » Avec cette augmentation viendra le développement de l’individualité, et alors les hommes deviendront libres. Mais partout on voit l’homme fort cherchant à cultiver les terres fertiles avant le développement de la population et de la richesse, et, par suite, s’emparant du pauvre Africain et le forçant de travailler pour un faible salaire, et sous l’influence de conditions funestes à la vie humaine. Les fleuves les plus utiles du Brésil, ceux qui sont le plus navigables, ne sont pas l’Amazone, le Topayos, le Zingu ou le Negro, « traversant des contrées qui, un jour[73], dit Murray, seront les plus magnifiques de l’univers ; mais ceux qui coulent entre la chaîne des côtes et la mer, et dont aucun ne peut atteindre un cours prolongé. » Et c’est pourquoi nous constatons, en comparant les diverses parties de cette contrée, que le même fait d’une si haute importance, se révèle sur une échelle si considérable dans les parties orientales et occidentales du continent. Les petites pentes escarpées du Pérou ont offert l’exemple de la plus ancienne civilisation de cette portion du globe, et si nous jetons maintenant les yeux sur les pentes analogues du Chili, nous voyons un peuple dont la population et la richesse s’accroissent rapidement, tandis que la grande vallée de la Plata, dont les terrains sont susceptibles de donner au travailleur la plus ample rémunération, reste, jusqu’à cette heure, plongée dans la barbarie. Là, comme partout ailleurs, il nous est démontré que la culture commence sur les terrains les moins fertiles.

§ 5. — Marche de la colonisation en Angleterre.

En traversant l’Océan et débarquant dans le sud de l’Angleterre, le voyageur se trouve dans un pays où les cours d’eau sont de peu d’étendue et les vallées circonscrites, et conséquemment de bonne heure bien appropriées à la culture. Ce fut là que César trouva le seul peuple de l’île qui ai fait quelque progrès dans l’art du défrichement, les habitudes de la vie parmi les indigènes devenant plus grossières et plus barbares à mesure qu’ils s’éloignaient de la côte. Les tribus éloignées, à ce qu’il nous rapporte, n’ensemençaient jamais leurs terres, mais poursuivaient le gibier à la chasse ou gardaient leurs troupeaux, vivant des dépouilles de l’un ou du lait de ceux-ci, et n’ayant d’autres vêtements que leurs peaux. — S’il dirige ensuite sa marche vers le comté de Cornouailles, il trouve un pays signalé pour sa stérilité, offrant de toutes parts des indices d’une culture « qui remonte à une antiquité reculée et inconnue », et sur la limite extérieure de cette terre stérile, dans une partie du pays aujourd’hui si éloignée de tous les lieux de passage qu’elle est même à peine visitée, il trouve les ruine de Tintagel, le château où le roi Arthur tenait sa cour[74]. Sur sa route, il n’aperçoit guère d’éminence qui aujourd’hui ne révèle des preuves de son antique occupation[75]. S’il recherche ensuite les centres de l’ancienne culture, on le renverra aux emplacements des bourgs pourris, à ces parties du royaume où des individus, qui ne savent ni lire ni écrire, vivent encore dans des huttes en terre, et reçoivent pour leur labeur huit schellings par semaine, à ces communes où la culture a recommencé sur une si grande échelle[76]. S’il cherche le palais des rois normands, il le trouvera à Winchester, et non dans la vallée de la Tamise. S’il cherche encore les forêts et les terrains marécageux de l’époque des Plantagenets, partout on lui montrera des terres cultivées d’une fertilité incomparable[77]. Si la curiosité l’engageait à voir le pays dont les marécages ont englouti presque toute l’armée du conquérant normand, au retour de son expédition dévastatrice dans le nord (expédition qui, même au siècle de Jacques Ier, faisait trembler encore l’antiquaire Camden), on lui montrerait le Lancashire méridional, avec ses champs si fertiles, couverts de blés ondulants, et les plaines où paissent de magnifiques bestiaux. S’il demande où est la terre la plus récemment cultivée, on le conduira aux marais de Lincoln, jadis les déserts sablonneux de Norfolk et du duché de Cambridge[78], qui tous aujourd’hui donnent les meilleures et les plus considérables récoltes de l’Angleterre ; mais qui, cependant, durent être presque entièrement sans valeur jusqu’au moment où la machine à vapeur, avec sa puissance merveilleuse, vint seconder l’œuvre de l’agriculteur. « La dépense de quelques boisseaux de houille, dit Porter, donne au fermier le pouvoir d’enlever à ses champs une humidité superflue, en faisant des déboursés comparativement insignifiants[79]. »

Si le voyageur désire, ensuite, étudier comment a eu lieu successivement l’occupation de la terre dans les villes et les villages, il trouvera, en se livrant à cette enquête, que ceux qui ont accompli l’œuvre de culture ont cherché les flancs des collines, laissant les sites moins élevés aux individus qui avaient besoin d’employer l’eau qui s’écoulait de leurs terres desséchées[80]. En outre, s’il désire comparer la valeur actuelle du terrain qu’on regardait il y a si peu de temps comme ingrat, il apprendra qu’il n’a plus le même rang que le terrain considéré autrefois comme fertile, et qu’il donne aujourd’hui un revenu plus élevé ; fournissant ainsi une nouvelle preuve de ce fait, que non-seulement ce sont les terrains de meilleure qualité qui ont été soumis à la culture en dernier lieu, mais que la faculté d’en tirer parti s’obtient au prix d’un travail bien moins considérable, les salaires ayant constamment haussé avec l’accroissement du revenu[81].

En arrivant dans le nord de l’Écosse, si nous désirons trouver les centres de la plus ancienne culture, il faudra visiter les districts éloignés qui sont aujourd’hui ou complètement abandonnés, ou sur lesquels le pâturage de quelque gros bétail peut seul engager à revendiquer la propriété du sol[82], et si nous recherchons les plus anciennes habitations, nous les trouvons dans les cantons qui, aux époques modernes, restent à l’abri de l’invasion de la charrue[83]. Les emplacements où le peuple autrefois avait coutume de s’assembler, et où il avait laissé après lui des traces de son existence, dans des pierres rangées en cercle semblables à celles de la plaine de Salisbury en Angleterre, se retrouveront invariablement dans les parties du royaume qui aujourd’hui n’engagent que très-faiblement à les occuper ou à les cultiver[84]. En recherchant les demeures de ces chefs qui autrefois troublaient si souvent la paix du pays, nous les trouvons dans les parties les plus élevées ; mais si nous voulons voir ce qu’on a appelé le grenier de l’Écosse, on nous renvoie aux terrains légers du Moray Frith faciles à défricher et à cultiver. Si nous demandons à connaître les terrains les plus neufs, on nous conduit aux Lothians, ou vers les bords de la Tweed, qui n’ont été, que pendant un court intervalle, habités par des barbares dont la plus grande joie consistait à faire des invasions dans les comtés anglais adjacents, pour les piller. En cherchant les forêts et les marais de l’époque de Marie et d’Élisabeth, nos yeux rencontrent les plus belles fermes de l’Écosse. Si nous voulons voir la population la plus pauvre, on nous renvoie aux îles de l’ouest, Mull ou Skye, qui étaient occupées lorsque les terres à prairies n’avaient pas encore été drainées  ; à l’île de Mona, célèbre à l’époque où le sol fertile des Lothians n’était pas encore cultivé ; ou bien aux îles Orcades, considérées autrefois comme ayant une valeur assez considérable pour être reçues par le roi de Norvège, en nantissement d’une somme à payer, bien plus considérable que celle qu’on pourrait trouver aujourd’hui de ces pauvres îles, lors même que la vente comprendrait la terre et le droit de souveraineté réunis. Placés sur les hauteurs de Sutherland, nous nous trouvons au milieu des terres, qui, de temps immémorial, ont été cultivées par des highlanders mourant de faim ; mais sur les terrains plats situés plus bas, on voit de riches récoltes de navets croissant sur un sol qui n’était, il y a quelques années, qu’un désert. Plaçons-nous où nous voudrons, sur le siège d’Arthur, ou les tours de Stirling, ou sur les hauteurs qui bordent la grande vallée de l’Écosse, nous apercevons des terrains fertiles, presque complètement, sinon tout à fait inoccupés et non drainés, tandis qu’à côté nous pouvons apercevoir des terrains élevés et secs, qui depuis une longue suite de siècles ont été mis en culture.

§ 6. — Marche de la colonisation en France, en Belgique et en Hollande.

Si nous jetons les yeux sur la France au temps de César, nous voyons les Arvernes, les Éduens, les Séquanais, descendants des plus anciens possesseurs de la Gaule, et dont ils forment les tribus les plus puissantes, établis sur les flancs des Alpes, dans un pays aujourd’hui bien moins populeux qu’il ne l’était alors[85]. C’est là cependant que nous trouvons les centres principaux du commerce dans les riches cités d’Autun, de Vienne et de Soissons, tandis que la Gaule Belgique, aujourd’hui si riche, n’offrait aux regards qu’une seule résidence un peu remarquable, à l’endroit où passe la rivière de Somme où se trouve la ville d’Amiens. En montant encore davantage, au milieu des Alpes mêmes, nous voyons les Helvétiens, avec leur douzaine de villes et leurs villages, au nombre de près de quatre cents. En portant nos regards vers l’ouest, nous voyons dans la sauvage Bretagne, où les loups foisonnent encore, une autre portion des anciens colons de la Gaule, avec leurs misérables forts, placés sur les promontoires formés par les rochers escarpés de la côte, ou dans les gorges presque inaccessibles de l’intérieur du pays. Partout aux alentours, au milieu des terrains les plus élevés et les plus ingrats, on aperçoit, même aujourd’hui, des monuments de leur existence, dont on ne retrouve pas les analogues au milieu des terrains les plus bas et les plus fertiles de la France. En recherchant sur la carte les villes dont les noms nous sont le plus familiers (comme liés à l’histoire de ce pays, au temps du fondateur de la dynastie capétienne, de saint Louis et de Philippe-Auguste), telles que Châlons, Saint-Quentin, Soissons, Reims, Troyes, Nancy, Orléans, Bourges, Dijon, Vienne, Nîmes, Toulouse, ou Cahors, autrefois centres principaux des opérations de banque de la France, nous les trouvons à une grande distance vers les sources des rivières sur lesquelles elles sont situées, ou occupant les terrains élevés situés entre les rivières. Si nous considérons ensuite les résidences centrales du pouvoir à une époque plus rapprochée de nous, nous les rencontrons dans la farouche et sauvage Bretagne, encore habitée par un peuple à peine échappé à la barbarie, — à Dijon, — au pied des Alpes, — en Auvergne, naguère, si ce n’est même encore, à cette époque, « asile secret et assuré du crime, au milieu des rochers et des solitudes inaccessibles que la nature semble avoir destinés à servir de retraite aux bêtes fauves plutôt qu’à devenir le séjour d’êtres humains » — dans le Limousin, qui a donné tant de papes à l’Église, qu’à la longue, les cardinaux de ce pays pouvaient dicter, pour ainsi dire, les votes du conclave, et qui, encore aujourd’hui, est l’une des régions les moins fertiles de la France ou sur les flancs des Cévennes, où la littérature et l’industrie étaient très-avancées, à une époque où les terrains les plus fertiles du royaume restaient incultes[86]. Même encore maintenant, après tant de siècles écoulés, ses terrains les plus fertiles restent encore sans être drainés   ; l’empire est couvert dans toute son étendue de terrains marécageux, pour l’amendement desquels on invoque aujourd’hui l’assistance du gouvernement[87].

Si nous nous tournons ensuite vers la Belgique, nous voyons que le Luxembourg et le Limbourg, pays pauvres et grossiers, ont été cultivés depuis une époque qui se place bien au-delà de la limite historique, tandis que les Flandres, aujourd’hui si riches, restèrent jusqu’au VIIe siècle un désert impénétrable. Au xiiie siècle même, la forêt de Soignies couvrait l’emplacement de la ville de Bruxelles, et la fertile province du Brabant était, en très-grande partie, sans culture ; et cependant, si nous entrons dans une province tout à fait voisine, celle d’Anvers, dans la Campine, maintenant presque abandonnée, nous trouvons des preuves de culture qui remontent jusqu’au commencement de l’ère chrétienne. C’est là qu’on trouve l’ancienne cité d’Heerenthals, avec ses murs et ses portes, et Gheel, dont la fondation date du viie siècle ; le voyageur y traverse le domaine des comtes de Mérode, avec son château de Westerloo, l’un des plus anciens de la Belgique, et dans les fossés duquel on trouve encore des instruments de guerre dont l’usage date de la période romaine. Partout les plus anciens villages se trouvent placés, ou sur les monticules ou dans les sables, dans le voisinage des marais, dont le pays était alors couvert dans une si grande étendue. Le commerce de laine du pays prit sa source dans la Campine, et ce fut à la nécessité des communications, entre la population de ces terrains peu fertiles et d’autres, qu’il faut attribuer l’existence d’un grand nombre de bourgs et de villes. Du temps de César, l’emplacement de la ville actuelle de Maastricht n’était connu que comme le lieu de passage du Maes, et celui d’Amiens n’était guère que le lieu de passage de la Somme, tandis que le Brœcksel, d’une époque plus récente, aujourd’hui Bruxelles, n’arriva à être connu que pour avoir servi à ceux qui avaient besoin de traverser la Senne.

En consultant l’histoire ancienne de la Hollande, nous voyons un peuple misérable, entouré de forêts et de marais qui couvrent les terres les plus fertiles, vivant à peine sur des îles sablonneuses et forcé de se contenter, pour sa subsistance, d’œufs, de poissons et d’aliments végétaux d’une nature quelconque en très-petite quantité. Son extrême pauvreté l’affranchit des impôts écrasants de Rome, et peu à peu sa population et sa richesse augmentèrent. La première entre toutes les provinces, dès une époque reculée, fut l’étroit district s’étendant entre Utrecht et la mer, qui, dans la suite, donna son nom de terre principale (Haupt ou Headland) à toute la contrée ; et c’est là que nous trouvons le sol le plus ingrat, qui ne peut guère donner que de l’agrostis ou de la fougère. Ne pouvant se procurer des subsistances à l’aide de l’agriculture, les Hollandais cherchèrent à les obtenir par l’industrie et le commerce. La richesse et la population continuèrent à se développer, et avec leur développement vint le défrichement des bois, le dessèchement des marais et la mise en culture des terrains fertiles qu’on avait tant évités dans le principe, jusqu’au jour où nous reconnaissons la Hollande comme la plus riche nation de l’Europe.

§ 7. — Marche de la colonisation dans la Péninsule Scandinave, en Russie, en Allemagne, en Italie, dans les îles de la Méditerranée, en Grèce et en Égypte.

Plus au nord, nous rencontrons un peuple dont les ancêtres, quittant le voisinage du Don, traversèrent les riches plaines de l’Allemagne septentrionale, et finirent par choisir pour leur demeure les montagnes arides de la Péninsule scandinave, comme la terre qui leur convenait le mieux dans leur position actuelle[88]. Dans l’état d’infécondité où se trouvait alors le sol en général, les parties moins fertiles furent celles où l’on s’établit d’abord. Partout, dans toute l’étendue du pays, on constate la répétition des mêmes faits que nous avons déjà signalés par rapport à l’Écosse, les traces anciennes de l’agriculture sur des terrains élevés et peu fertiles, abandonnés depuis longtemps. Il est si vrai que les choses se sont passées ainsi qu’elles ont consolidé cette opinion, que la Péninsule avait dû être réellement le centre d’occupation de la grande Ruche du Nord, dont le débordement avait peuplé l’Europe méridionale. On supposait que personne n’aurait cultivé ces terrains si ingrats, lorsqu’il lui était loisible de choisir, pour les exploiter, des terrains très-riches, qui, selon M. Ricardo, sont toujours les premiers qu’on occupe de préférence. Les faits qu’on observe ici ne sont cependant que la répétition de ceux qui se sont offerts à nous, dans l’Amérique septentrionale et méridionale, en Angleterre, en Écosse, en France et en Belgique.

Si nous portons ensuite nos regards sur la Russie, nous voyons se représenter le même fait si important[89]. « Presque partout, dit un voyageur moderne anglais, nous voyons le terrain le moins fertile choisi pour la culture, tandis qu’à côté de celui-ci le terrain de la meilleure qualité reste abandonné. En effet, le sol moins fertile est généralement plus élevé et ne donne pas la peine de le soumettre au drainage[90]. »

« Dans la Germanie, suivant Tacite ; il n’y avait d’occupé qu’une partie du pays plat et découvert, les indigènes habitant surtout les forêts, ou la crête de cette chaîne continue de montagnes séparant les Suèves des autres peuplades qui habitent des parties plus éloignées[91]. » Si nous considérons maintenant le pays arrosé par le Danube et ses affluents, nous voyons la population nombreuse vers les sources des rivières, mais diminuant peu à peu à mesure que nous descendons le grand fleuve, jusqu’à ce qu’enfin, parvenus aux terres les plus fertiles, nous les trouvons complètement inoccupées. En faisant une halte de quelques instants en Hongrie, nous voyons dans la Puszta le berceau, ou plutôt, ainsi que nous l’apprend tout récemment un voyageur, le donjon de la nationalité hongroise ; et là nous avons une vaste plaine qui s’étend de la Theiss au Danube, d’une contenance d’environ 15, 000 milles carrés, consistant en une série de monticules sablonneux qui semblent rouler et onduler comme des vagues, au point de confondre, pour les yeux, le ciel et la terre[92].

Au-delà de la Theiss, abondent des terrains fertiles où la vie ne se révèle que par la présence de troupes innombrables d’oiseaux sauvages, de grues, de canards et autres que l’on rencontre au milieu des roseaux   ; sur les bords, on aperçoit un vautour déchirant quelque charogne, parfois l’aigle hardi, ou l’épervier au vol lourd, et tous faisant à peine un mouvement à notre approche. C’est là un tableau de solitude désolée et d’un aspect assez triste, mais qui ne représente qu’une partie de ces immenses districts marécageux de la Hongrie, dont le drainage, sous l’influence d’une culture efficace, ferait reconquérir tant de terres fécondes, et qui, aujourd’hui, engendrent si fréquemment des fièvres mortelles et d’autres maladies[93].

En portant les regards sur l’Italie, nous voyons une population nombreuse dans les hautes terres de la Gaule cisalpine, à une époque où les terrains fertiles de la Vénétie étaient inoccupés. En passant vers le sud, et longeant les flancs des Apennins, nous trouvons une population qui s’accroît peu à peu, en même temps que se développe une plus grande tendance à cultiver les terrains de meilleure qualité, et des bourgs dont on pourrait presque reconnaître l’âge d’après leur situation. Les montagnes des Samnites étaient peuplées, l’Étrurie était occupée, Veïès et Albe étaient bâties, avant que Romulus rassemblât ses bandes d’aventuriers sur les bords du Tibre, et Aquilée, dans l’histoire romaine, occupait un rang qui était refusé à l’emplacement de la Pise moderne.

Dans l’île de Corse, il existe trois régions distinctes : dans la première région, la plus basse, peuvent croître la canne à sucre, le cotonnier, le tabac et même la plante à indigo ; et de cette partie on pourrait faire, nous dit-on, « l’Inde de la Méditerranée[94]. » La seconde représente le climat de la Bourgogne, le Morvan et la Bretagne en France, tous pays qui ont été, le lecteur l’a déjà vu, les centres d’anciens établissements ; et c’est là, conséquemment, « que la plupart des Corses vivent dans des hameaux disséminés sur le flanc des montagnes ou dans les vallées[95]. » En jetant ensuite les yeux sur la Sicile, nous apprenons « que les indigènes paraissent avoir eu de grossières habitudes pastorales ; qu’ils étaient dispersés parmi de petits villages situés sur des hauteurs, ou dans des grottes taillées dans le roc, comme les premiers habitants » des îles Baléares et de la Sardaigne[96]. » Et cependant, parmi toutes les îles de la Méditerranée, aucune ne possédait aussi abondamment de ces terrains fertiles qui, d’après M. Ricardo, auraient dû être les premiers appropriés.

Si maintenant nous tournons nos regards vers la Grèce, nous rencontrons le même fait universel si important. Les établissements les plus anciennement formés furent ceux des montagnes de l’Arcadie, qui précédèrent, de longue date, ceux des terres de l’Élide arrosées par l’Alphée ; et le maigre sol de l’Attique, dont la stérilité était assez connue pour qu’on ait pu la regarder comme la cause qui la sauva autrefois des dévastations des envahisseurs, ce sol, disons-nous, fut un des premiers occupés, tandis que la grasse Béotie n’arriva qu’à pas lents et au dernier rang. Sur les hauteurs, en divers endroits, les emplacements des villes abandonnées présentaient, aux époques historiques de la Grèce, des preuves d’occupation et de culture ancienne[97]. Les pentes raides et de peu d’étendue de l’Argolide orientale furent abandonnées de bonne heure, comme n’étant pas susceptibles de donner un revenu au travailleur ; et cependant, c’est là qu’existaient les « salles de Tyrinthe » et qu’on trouve aujourd’hui les ruines du palais d’Agamemnon et de l’Acropole de Mycènes. « L’emplacement de la ville, au rapport d’Aristote, avait été, choisi, par « cette raison que la partie basse de la plaine était alors tellement marécageuse qu’elle ne produisait rien », tandis que, de son temps même, c’est-à-dire environ huit siècles plus tard, la plaine de Mycènes était devenue aride et celle d’Argos parfaitement desséchée et très-fertile[98]. Au nord du golfe de Corinthe, nous apercevons les Phocéens, les Locriens et les Étoliens, groupés sur les terrains les plus élevés et les moins fertiles, tandis que les riches plaines de la Thessalie et de la Thrace restaient presque complètement dépeuplées.

En traversant la Méditerranée, nous voyons que la Crète, pays montagneux et couvert de rochers, a été occupée depuis les siècles les plus reculés, tandis que le Delta du Nil restait à l’état de désert. En remontant ce fleuve, la culture nous apparaît de plus en plus ancienne à mesure que nous nous élevons, jusqu’à ce qu’enfin, à une très-grande distance, vers sa source, nous atteignions Thèbes, la première capitale de l’Égypte. Avec l’accroissement de la population et de la richesse, nous voyons la cité de Memphis devenir la capitale du royaume ; mais, plus tard encore, le Delta est occupé, des bourgs et des villes s’élèvent en des lieux qui étaient inaccessibles aux anciens rois, et à chaque pas dans cette direction, la rémunération du travail a augmenté.

En quittant le Nil pour nous diriger à l’est, nous voyons la portion la plus civilisée de la population de l’Afrique septentrionale se groupant autour des montagnes de l’Atlas, tandis que les terres plus riches, situées dans la direction de la côte, restent à l’état de nature. En regardant ensuite vers le sud, on trouve la capitale de l’Abyssinie, à une altitude qui n’est pas moins de 8.000 pieds au-dessus du niveau de la mer, tandis que des terrains d’une fécondité incomparable restent complètement abandonnés sans culture. Partout, dans toute l’étendue de l’Afrique, la plus grande somme de population et de richesse et l’état le plus rapproché de la civilisation se trouvent sur les plateaux élevés, qui, drainés naturellement, deviennent propres à être occupés de bonne heure, tandis que partout sur les terrains fertiles, vers l’embouchure des grandes rivières, la population est peu nombreuse et l’on n’y rencontre l’homme qu’au dernier degré de barbarie.

§ 8. — Marche de la colonisation dans l’Inde. La théorie de Ricardo est celle de la dépopulation et de la faiblesse croissante, tandis que la loi est celle du développement de l’association et de l’augmentation de la puissance.

En passant par la mer Rouge et pénétrant dans la mer Pacifique, nous apercevons des îles presque innombrables, dont les basses terres sont inoccupées ; leur fécondité supérieure les rend funestes à la vie, tandis que la population s’agglomère autour des hauteurs. Plus au sud sont les riches vallées de l’Australie, inhabitées, ou lorsqu’elles sont habitées, à tout prendre, ce n’est que par une population placée au dernier échelon de l’espèce humaine, tandis que sur les petites îles, sur les points élevés de la côte, on trouve une race supérieure, habitant des maisons, se livrant à l’agriculture et à l’industrie. En dirigeant nos pas au nord, vers l’Inde, nous rencontrons Ceylan, au centre de laquelle se trouvent les États du roi de Kandy, dont les sujets ont la même aversion pour les terrains bas et fertiles, terrains malsains dans leur état actuel, que celle qui est ressentie par la population du Mexique et de Java. Pénétrant dans l’Inde par le cap Comorin, et suivant la grande ligne de hautes terres, qui forme, pour ainsi dire, l’épine dorsale de la Péninsule, nous trouvons les villes de Seringapatam, de Poonah et d’Ahmed-Nugger, tandis qu’au-dessous, près de la côte, on voit les villes de Madras, de Calcutta et de Bombay, fondées par les Européens, créations de date très-récente. Comme intermédiaires entre les deux catégories, on aperçoit de nombreuses cités, dont la situation, tantôt à une très-grande distance des bords des rivières, et tantôt près de leur source, démontre que les terrains les plus fertiles n’ont pas été les premiers cultivés. Si nous nous arrêtons sur les hautes terres entre Calcutta et Bombay, nous avons d’un côté le Delta de l’Indus, et de l’autre celui du magnifique fleuve du Gange. Le premier poursuit son cours à travers des centaines de milles, sans qu’on aperçoive presque aucun établissement sur ses rives, tandis que, dans le haut du pays, à droite et à gauche, il existe une population nombreuse. Le riche Delta du second est inoccupé, et si nous voulons trouver le siège de la culture primitive, nous devons suivre le cours de l’Indus, jusqu’à ce qu’arrivés à une grande distance vers sa source, nous rencontrons Delhi, capitale de toute l’Inde, lorsque le gouvernement restait encore entre les mains de ses souverains indigènes. Là, comme partout, l’homme délaisse les terrains bas et fertiles qui ont besoin d’être défrichés et drainés, et cherche dans les terrains plus élevés, qui se drainent eux-mêmes, le moyen d’appliquer son travail à se procurer des substances alimentaires ; et là, comme toujours, lorsqu’on ne cultive que les couches superficielles du sol, la rémunération du travailleur est insignifiante. Aussi voyons-nous l’Hindou travailler pour une roupie ou deux par mois, salaire qui lui suffit pour se procurer chaque jour une poignée de riz et s’acheter un lambeau de coton dont il couvre ses reins. Les sols les plus fertiles existent en quantité illimitée sur une terre qui reste intacte, et tout près de celle que le travailleur creuse avec un bâton, à défaut de bêche, ramassant sa récolte avec ses mains, à défaut de faucille, et rapportant chez lui sur ses épaules sa misérable moisson, faute d’un cheval ou d’une charrette.

Passant au Nord, par le Caboul et l’Afghanistan, et laissant sur notre gauche la stérile Perse, dont les terrains secs et maigres ont été cultivés pendant une longue suite de siècles, nous atteignons le point le plus élevé de la surface de la terre ; et là, même sur les monts Himalayas, nous retrouvons le même ordre de culture ; partout les villages sont situés sur les pentes, sur lesquels la population fait croître du millet, du maïs et du sarrasin ; tandis que les terres des vallées forment généralement une masse de jungles, qui n’est ni appropriée, ni cultivée[99]. Dans le voisinage immédiat se trouve le berceau de la race humaine, où prennent leur source les rivières qui se déchargent dans l’Océan Glacial et la baie du Bengale, la Méditerranée et l’Océan Pacifique. C’est la région, parmi toutes les autres, qui convient le mieux au but qu’on se propose ; celle qui fournira le plus facilement à l’homme qui travaille, sans le secours d’une bêche ou d’une hache, une faible quantité de subsistances, et conséquemment la moins appropriée à ses besoins, lorsqu’il a conquis le pouvoir d’asservir les forces de la nature.

Là nous retrouvons de toutes parts l’homme à l’état de barbarie ; et en faisant une halte, nous pouvons suivre la marche des peuplades et des nations qui se dirigent successivement vers les terrains moins élevés et plus productifs ; mais qui, dans tous les cas, sont forcés de chercher la route la moins interrompue par les cours d’eau et, conséquemment, se maintiennent sur la crête qui sépare les eaux de la mer Noire et de la Méditerranée, de celles de la Baltique ; placés sur ce point nous pouvons les observer descendant des parties escarpées, quelquefois s’arrêtant dans le but de cultiver le terrain élevé, qu’on peut, avec des instruments passables, rendre susceptible de donner une faible quantité de subsistances ; d’autres fois s’avançant et arrivant dans le voisinage de la mer, pour s’établir non sur les terrains fertiles, mais sur les terrains ingrats du flanc ardu des collines, ceux sur lesquels l’eau ne peut séjourner et servir d’aliment à la croissance des arbres, ou offrir des obstacles aux colons, dont les moyens sont insuffisants pour le drainage des marais ; ou sur de petites îles formant des prés sur lesquelles l’eau ne fait que passer rapidement, ainsi que cela a lieu pour les îles de la mer Égée, cultivées depuis une époque si reculée. On voit quelques-unes de ces peuplades atteindre la Méditerranée, où l’on trouve les premières traces d’une civilisation, qui s’anéantit très-promptement, sous la pression des flots d’émigrants qui se succèdent ; tandis que d’autres s’avancent plus loin à l’ouest et pénètrent en Italie, en France et en Espagne. D’autres enfin plus aventureuses abordent dans les îles Britanniques. Nous les voyons encore, après quelques siècles de repos, traverser le grand Océan atlantique et commencer à gravir la pente de l’Alleghany ; se préparant à gravir et à franchir la grande chaîne qui sépare les eaux de l’Océan pacifique de celles de l’Océan atlantique ; en tout cas nous observons que les pionniers s’emparent avec joie du terrain sec et dépouillé des flancs escarpés des montagnes, de préférence au pays fertile et très-boisé des terrains d’alluvion. Partout nous les voyons, à mesure que la population s’accroît graduellement, quittant les flancs des collines et des montagnes pour se porter vers les terres fertiles placées à leurs pieds ; et partout, à mesure que cette population augmente, pénétrant dans le sol pour atteindre les couches plus profondes, et arriver à combiner l’argile ou le sable de la surface supérieure, avec la marne ou la chaux de la surface inférieure, et se créer ainsi, avec les divers matériaux que Dieu leur a fournis, un sol susceptible de donner un revenu plus considérable que celui sur lequel ils avaient été forcés, en premier lieu, de dépenser leurs efforts. Partout, avec l’accroissement de la puissance d’union, nous les voyons exercer sur la terre un pouvoir plus intense. Partout, à mesure que les sols nouveaux sont mis en exploitation et que les individus qui les occupent peuvent obtenir de plus amples revenus, nous constatons un accroissement plus rapide dans la population, lequel, à son tour, produit une plus grande tendance à la combinaison des efforts ; grâce à ces efforts, la puissance d’action de ces individus est triplée, quadruplée, quintuplée et quelquefois augmentée dans la proportion de cinquante pour cent ; ils deviennent alors capables de mieux pourvoir à leurs besoins immédiats, en même temps qu’ils accumulent plus rapidement les moyens mécaniques à l’aide desquels ils augmentent encore leur puissance productive, et mettent plus complètement en lumière les immenses trésors de la nature. Partout, nous constatons qu’en même temps que la population s’accroît, les approvisionnements de subsistances deviennent plus abondants et plus réguliers ; qu’on se procure avec plus de facilité les vêtements et les moyens de se mettre à l’abri ; que la famine et la peste tendent à disparaître, que la santé devient un fait plus général, que la durée de la vie se prolonge de plus en plus, et que l’homme devient à la fois plus heureux et plus libre.

En ce qui concerne tous les besoins de l’homme, sauf l’unique et si important besoin de subsistances, c’est ainsi qu’on admet que les choses se passent. On voit qu’à mesure que se développent la population et la richesse, les individus se procurent de l’eau, du fer, de la houille et des vêtements ; qu’ils jouissent de l’usage des maisons, des navires et des routes, au prix d’un travail bien moins considérable que celui qu’il fallait employer primitivement. On ne met pas en doute que les ouvrages gigantesques, au moyen desquels on amène de grands fleuves dans nos cités, permettent aux hommes d’obtenir l’eau à moins de frais, qu’au temps où chaque individu, à l’aide d’un seau, la puisait lui-même sur le bord de la rivière. On voit que le puits de houille, qui avait exigé plusieurs années pour être creusé et se débarrasser de l’eau nécessaire pour mettre en œuvre les plus puissantes machines à vapeur, fournit du combustible, au prix d’un travail bien moins considérable qu’à l’époque où les premiers colons rapportaient dans leur demeure des fragments de bois à moitié pourri, à défaut d’une hache pour tailler la bûche déjà tombée sur le sol ; on a vu que le moulin à blé convertit le grain en farine, à meilleur marché qu’aux jours où on le broyait entre deux pierres ; et que l’immense manufacture fournit du drap à moins de frais que le petit métier du tisserand ; mais on nie qu’il en soit de même à l’égard des terrains à mettre en culture. En ce qui concerne toute autre chose, l’homme emploie d’abord les pires instruments et arrive progressivement aux meilleurs ; mais en ce qui concerne la terre, et la terre uniquement, selon M. Ricardo, il commence par cultiver la meilleure et finit en s’adressant à celle de la pire qualité ; et à chaque phase de progrès, il trouve pour son travail une rémunération moindre, qui le menace de la faim et qui le prémunit contre l’idée d’élever des enfants pour l’aider dans sa vieillesse ; de peur qu’ils n’imitent la conduite des populations de l’Inde et des îles de la mer Pacifique, (dont les terres cependant sont abondantes et dont la nourriture serait à bon marché) et ne l’enterrent vivant, ou ne l’exposent sur le rivage, afin de pouvoir se partager entre eux sa chétive portion de nourriture.

Jusqu’à quel point toute chose se passe-t-elle ainsi ? C’est ce que le lecteur décidera maintenant par lui-même. Toutes les autres lois de la nature sont largement conçues et universellement vraies, et il peut maintenant être d’accord avec nous sur cette opinion : qu’il n’existe qu’une loi, une loi unique pour les moyens de subsistance, la lumière, l’air, le vêtement et le combustible ; que l’homme en toute circonstance, commence son labeur avec les instruments les moins perfectionnés et le continue en faisant usage de ceux qui le sont le plus ; et qu’il devient ainsi capable, en même temps que se développent la richesse, la population et la puissance d’association, de se procurer, au prix d’un travail constamment moindre, une somme plus considérable de toutes les choses nécessaires ou agréables, qui contribuent au bien-être et au luxe de la vie.

Pour apporter une preuve nouvelle, si toutefois elle peut encore être nécessaire, on peut dire, que presque partout la tradition reporte le premier établissement formé dans les diverses parties du monde, sur les hautes terres. Les traditions des Chinois placent les habitations de leurs ancêtres à la source des grands fleuves sur les plateaux élevés de l’Asie. Les Brahmines tirent leur origine de la vallée de Cachemire, et dans toute l’étendue de l’Asie ce pays est dénommé par un terme équivalent à celui de Voûte du monde. Le nom d’Abram, père de la haute terre, devint avec le temps Abraham, père d’une multitude ; et les hommes du Nord plaçaient la cité d’Odin dans l’Aaasgard ou château d’Aaas, mot qui, au rapport de M. Laing, « subsiste encore dans les langues du Nord et signifie la crête d’une terre élevée[100]. »

En outre, ainsi que nous apprend Agassiz, les rivières n’établissent jamais une ligne de démarcation entre les animaux terrestres, et c’est, comme conséquence de ce fait, que l’on voit les lieux où les rivières prennent leur source, et non les rivières, former les démarcations d’une carte ethnographique dressée exactement[101]. S’il était possible que l’homme pût commencer l’œuvre de culture sur les riches terrains d’alluvion, les choses ne se comporteraient pas de cette manière, parce que, à mesure que la population et la richesse augmenteraient, il se trouverait poussé irrésistiblement vers les terres plus élevées et moins fertiles, ainsi que nous le démontrons dans le dessin ci-contre :

M. Ricardo place ses premiers colons au point marqué B, c’est-à-dire celui sur lequel les terres sont le plus fertiles, et celui où les avantages naturels de la situation sont les plus considérables, à cause de la proximité du fleuve. A mesure que leur population augmente, ils doivent gravir la hauteur, ou gagner quelque autre vallée pour y reprendre leurs travaux. C’est là précisément, ainsi que le lecteur l’a vu, l’inverse de ce qui a eu lieu dans toutes les régions du monde, la culture ayant commencé partout sur les flancs des collines indiquées par le point A, là où le sol était le plus ingrat, et où les avantages de la position étaient le moins considérables. Avec le développement de la richesse et de la population, on a vu les individus descendre des terrains élevés qui bornaient l’horizon de la vallée des deux côtés, et s’agglomérer au pied de ces mêmes terrains. De là vient qu’on ne voit jamais les rivières tracer les lignes de séparation entre les diverses races d’animaux, ou les diverses nations.

La doctrine de M. Ricardo est celle d’une dispersion et d’une faiblesse croissante ; tandis que, sous l’influence des lois réelles de la nature, il y a tendance à un accroissement constant de la faculté de s’associer et de combiner ses efforts, à laquelle l’homme doit uniquement la possibilité de dompter les terrains plus productifs. A mesure qu’il abandonne les hauteurs et qu’il se rencontre avec son voisin, les efforts se combinent, les travaux se partagent, les facultés individuelles sont stimulées et mises en activité, la propriété se divise de plus en plus, l’égalité augmente, le commerce s’agrandit, les personnes et les propriétés jouissent d’une plus grande sécurité, et chaque pas dans cette direction ne fait que préparer un progrès nouveau.


CHAPITRE V.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Le décroissement de la population force l’homme d’abandonner les terrains les plus fertiles, et le contraint de revenir aux terrains les plus ingrats. Causes de la diminution de la population. La quantité des subsistances décroît dans une proportion plus considérable que celle des individus.

La population et la richesse tendent à augmenter, et la culture tend à se porter vers les sols plus fertiles, lorsque l’individu peut obéir librement à ses instincts naturels, qui le poussent à rechercher l’association avec ses semblables. La population et la richesse tendent à décroître, à mesure que l’association décline, et alors les sols fertiles sont partout délaissés ; à chaque pas dans cette direction, la difficulté de se procurer des subsistances augmente. C’est grâce à la population qu’on tire celles-ci des sols riches de la terre, tandis que la dépopulation ramène le malheureux cultivateur aux sols plus ingrats.

Lorsque les individus sont pauvres, ils sont forcés de choisir les terrains qu’ils peuvent, et non ceux qu’ils voudraient, cultiver. Bien que réunis autour des flancs de la même chaîne de montagnes, la difficulté de se procurer des subsistances les contraint à rester très-éloignés les uns des autres ; et n’ayant point de routes tracées, ils sont incapables de s’associer pour une défense commune. Les terrains maigres sont d’un faible rapport, et la petite peuplade renferme quelques individus, qui aimeraient mieux vivre du travail d’autrui que de leur travail personnel. Une population disséminée peut être pillée facilement, et une demi-douzaine d’hommes réunis dans ce but peut dépouiller, successivement, tous ceux dont se compose la petite communauté. L’occasion fait le larron, et le plus audacieux devient le chef de la bande. Les individus qui désireraient vivre de leur travail sont pillés tour à tour ; et c’est ainsi que ceux qui préfèrent le pillage peuvent passer leur vie dans la dissipation. Le chef partage les dépouilles, et par ce moyen peut augmenter le nombre de ses compagnons et agrandir la sphère de ses déprédations. A mesure que la petite société s’accroît, il arrive cependant à faire avec elle une transaction de rachat, moyennant une certaine portion de ses produits qu’il appelle rente ou taxe, ou taille. La population et la richesse s’accroissent très-lentement, à cause de la disproportion considérable entre les individus non travailleurs et les individus travailleurs. Les sols de bonne qualité ne s’améliorent que lentement, parce que la population ne peut se procurer des bêches pour cultiver la terre, ou des haches pour la défricher. Peu d’individus ont besoin de cuir, et il n’existe pas, sur le lieu occupé, de tannerie pour employer les peaux dont ils disposent. Peu d’individus peuvent fournir des souliers, et il n’y a pas de cordonnier pour consommer leur blé, pendant le temps qu’il fabriquerait les souliers dont on a besoin. Peu d’individus possèdent des chevaux, et il n’y a pas de forgeron. L’association des efforts actifs existe à peine.

Toutefois, et très-lentement, ils deviennent capables de soumettre à la culture des terres de meilleure qualité, diminuant ainsi la distance entre leur établissement et celui de leurs voisins, où règne un autre souverain au petit pied. Chaque chef, à cette heure, ambitionne le pouvoir de taxer les sujets de son voisin, et comme conséquence éclate la guerre ; le but de tous deux est le pillage, mais déguisé sous le nom de gloire. Chacun envahit le domaine de son adversaire et s’efforce de l’affaiblir, en massacrant ceux qui lui payent un revenu, incendiant leurs maisons et dévastant leurs petites fermes, tout en manifestant peut-être la plus grande courtoisie à l’égard du chef lui-même. Les terrains plus riches sont alors délaissés et leurs drainages comblés, tandis que ceux qui les occupaient sont contraints de chercher leur subsistance au milieu des terrains ingrats des collines, où ils se sont réfugiés pour leur sûreté. Au bout d’un an ou deux, la paix se conclut et le défrichement est à recommencer. Cependant la population et la richesse ayant diminué, il faut créer de nouveau les moyens nécessaires à cet effet, et il faut le faire sous l’empire des circonstances les plus désavantageuses. Avec la continuation de la paix, l’œuvre avance, et peu d’années après, la population, la richesse et la culture reviennent au point d’où elles étaient déchues. Cependant de nouvelles guerres ont encore lieu pour décider cette question : Lequel des deux chefs recueillera toute la rente (c’est le nom qu’ils lui donnent). Après une dévastation considérable de propriétés, une immense perte d’hommes, l’un des deux étant tué, l’autre devient son héritier, ayant conquis, de la sorte, et du butin et de la gloire. Il lui faut maintenant un titre pour le distinguer de ceux qui l’entourent. C’est alors un petit roi ; et comme de semblables actes se répètent ailleurs, de tels rois deviennent nombreux. La population se développant, et chaque petit souverain convoitant les domaines de ses voisins, de nouvelles guerres ont lieu, amenant toujours le même résultat : le peuple se réfugiant constamment sur les hauteurs pour sa sûreté, les meilleurs terrains abandonnés, les subsistances devenant plus rares, et la famine et la peste enlevant ceux qui avaient échappé par la fuite à la tendre clémence des envahisseurs.

Les petits rois, devenus maintenant des rois puissants, se trouvent entourés par des chefs inférieurs, qui se glorifient du nombre de gens qu’ils ont tués et de la quantité de butin qu’ils ont conquise. Les comtes, les vicomtes, les marquis et les ducs ne tardent pas à faire leur apparition sur la scène du monde, héritiers du pouvoir et des droits des chefs de brigands d’autrefois. La population et la richesse rétrogradent, et l’amour des titres se développe avec les progrès de la barbarie[102]. Les guerres se font alors sur une plus grande échelle et l’on y acquiert plus de gloire. Au milieu de terres éloignées et très-fertiles, occupées par une population nombreuse, se trouvent des cités opulentes, dont la population, non habituée à manier les armes, peut être dépouillée impunément, considération toujours importante aux yeux d’individus pour lesquels la poursuite de la gloire est une industrie. Des provinces sont dévastées et leur population exterminée ; si quelques individus échappent, ils se réfugient sur les collines et les montagnes pour y mourir par suite de la famine. La paix vient ensuite, après des années de dévastation, mais les terrains fertiles sont envahis par un excès de végétation, les bêches et les haches, le gros bétail et les moutons ont disparu ; les maisons sont détruites ; leurs propriétaires n’existent plus ; et l’œuvre de désolation impose une longue période d’abstinence, pour regagner le point d’où la culture a été chassée, par des individus s’appliquant à satisfaire leurs désirs égoïstes, au prix du bien-être et du bonheur du peuple sur les destinées duquel ils ont si malheureusement influé. De nouveau, la population se développe lentement et la richesse n’augmente guère plus vite ; car des guerres presque incessantes ont diminué le penchant et le respect pour le travail honnête, en même temps que la nécessité de recommencer encore l’œuvre de la culture sur les terrains ingrats ajoute à la répugnance pour le travail. A cette heure, on estime que les épées et les mousquets sont des instruments plus honorables que les bêches et les pioches ; et l’habitude de s’unir dans un but honorable étant presque éteinte, il se trouve, à chaque instant, des milliers d’individus tout prêts à former des corps d’expéditions pour se mettre en quête de butin. C’est ainsi que la guerre s’alimente elle-même, en produisant la pauvreté, la dépopulation et l’abandon des terroirs les plus fertiles ; tandis que la paix s’entretient également, en augmentant le nombre des individus, et l’habitude de l’association, par suite de l’augmentation constante de la faculté de tirer les provisions de subsistances de la superficie déjà occupée, à mesure que les forces presque illimitées de la terre se développent au milieu du progrès de la population et de la richesse.

§ 2. — Les faits réels sont précisément le contraire de ceux que suppose M. Ricardo. Progrès de la dépopulation en Asie, en Afrique et dans plusieurs parties de l’Europe.

Les tableaux que nous venons de présenter ne sont pas d’accord avec la doctrine de M. Ricardo ; cependant, de quelque part qu’on jette les yeux, on trouvera la preuve de leur vérité. Si nous portons nos regards vers l’Inde, nous y verrons un sol fertile partout transformé en un dédale de jungles, tandis que le dernier occupant de ce sol même meurt de faim, au milieu des forts situés sur les hauteurs. Dans la partie de l’Asie la plus rapprochée de nous, nous voyons le pays baigné par le Tigre et l’Euphrate, terre d’une fertilité incomparable et qui, à des époques très-reculées, entretenait les plus puissantes sociétés du monde, aujourd’hui si complètement abandonné, que M. Layard s’est trouvé lui-même forcé de rechercher la terre des collines, au moment où il voulait constater l’existence d’un peuple dans ses demeures. Aussi voit-on que les fièvres intermittentes, hôtesses constantes des terrains sauvages et en friche, sont le fléau général du voyageur en Orient.

En allant vers l’Ouest, nous constatons que les terres élevées de l’Arménie sont assez bien occupées pour permettre la continuation de l’existence d’une ville telle qu’Erzeroum ; tandis qu’aux environs de l’ancienne Sinope, on n’aperçoit plus que des forêts de bois de haute futaie, dont la dimension gigantesque fournit une preuve concluante de la fécondité du sol sur lequel elles croissent. En passant plus à l’Ouest et arrivant à Constantinople, nous trouvons l’immense vallée de Buyukderé, autrefois connue sous le nom de la Belle-Terre, complètement abandonnée, tandis que la ville tire les subsistances nécessaires à sa consommation journalière, de collines situées à une distance de 40 ou 50 milles ; et le tableau que nous offrons ici n’est que le spectacle en miniature de l’empire turc tout entier. Les riches terres du Bas-Danube, autrefois le théâtre où s’agitaient la vie et l’industrie romaine, n’offrent plus aujourd’hui que de misérables moyens d’existence à quelques porchers de la Servie, Ou à quelques paysans valaques. Dans toute l’étendue des îles Ioniennes, les terres les plus riches, autrefois très-cultivées, sont aujourd’hui abandonnées presque complètement, et doivent continuer de l’être, jusqu’à l’instant où pourra, de nouveau, s’y montrer cette habitude de l’association qui permet à l’homme de combiner ses efforts avec ceux de ses semblables pour dompter la nature.

Si nous arrivons maintenant en Afrique, nous pouvons suivre l’accroissement de cette habitude d’association et le développement de cette puissance, dans le fait suivant : la population descendant peu à peu vers le Nil, pour mettre en exploitation les terres fertiles du Delta ; et à mesure que la population décroît, l’abandon de ces mêmes terres, le comblement des canaux et la concentration de la population sur un sol plus élevé et moins productif. Si de là, nous passons à la province romaine, nous voyons ces terres autrefois si fertiles, les plaines de la Metidja, de Bône et autres, presque entièrement, sinon tout à fait abandonnées, tandis que la population qui subsiste encore se groupe autour des montagnes de l’Atlas. En considérant ensuite l’Italie, nous voyons une population croissante, soumettant à la culture ces riches terrains de la Campanie et du Latium, destinés à être de nouveau abandonnés peu à peu, et n’offrant aujourd’hui qu’une misérable subsistance à des individus dont la plupart cheminent vêtus de peaux de bêtes, et dont le nombre ne dépasse guère celui des villes qui jadis étaient si florissantes en ce pays. En nous dirigeant vers le Nord, nous verrons les terres fécondes de la république de Sienne cultivées jusqu’au XVIe siècle, à l’époque où le cruel vainqueur de Marignan rejeta vers les montagnes les faibles restes de la population échappés au fer de l’ennemi, et transforma en un désert pestilentiel les fermes si bien cultivées qu’on y voyait auparavant en si grand nombre. Plus au Nord on peut constater la destruction des canaux de Pise et l’abandon de son sol fertile, tandis que ses habitants meurent de la peste dans l’enceinte de la ville, ou se transportent vers la source de l’Arno, pour y chercher les moyens de subsistance que ne leur offrent plus, désormais, les terrains plus riches situés à son embouchure.

En France, à l’époque des guerres avec les Anglais, nous voyons les pays de vallées, et les plus fertiles, ravagés par des bandes de féroces montagnards, le farouche Breton, le cruel Gascon et le Suisse mercenaire, unis pour piller les hommes qui cultivaient un sol plus fécond et les contraignant à chercher un refuge dans la sauvage Bretagne elle-même. Nous pouvons voir les terres les plus riches du royaume complètement dévastées ; la Beauce, l’une de ses parties les plus fertiles, redevenue une forêt, tandis que, de la Picardie aux bords du Rhin, il ne reste debout aucune maison, si elle n’est protégée par les remparts d’une ville, ni une ferme qui ne soit saccagée. Plus tard, la Lorraine fut convertie en un désert, et l’on vit de magnifiques forêts aux mêmes lieux, où jadis le sol le plus fertile récompensait libéralement le travailleur. Sur toute l’étendue de la France, nous constatons les effets d’une guerre perpétuelle, dans la concentration de toute la population agricole au sein des villages, à une certaine distance des terres qu’elle cultive ; y respirant une atmosphère viciée et perdant la moitié du temps à se transporter eux-mêmes, ainsi que leurs grossiers instruments et leurs produits, à leurs petites propriétés ; tandis que le même travail appliqué à la terre elle-même mettrait en culture les terrains plus fertiles.

§ 3. — Épuisement du sol et progrès de la dépopulation aux États-Unis. A chaque pas fait dans cette direction, l’homme perd de sa valeur et la nature acquiert de la puissance à ses dépens

En traversant l’océan Atlantique, nous trouvons une nouvelle preuve de ce fait ; à savoir, que de même que partout une population nombreuse tire la subsistance des sols fertiles, de même la dépopulation chasse de nouveau les hommes vers les sols ingrats. Au temps de Cortez, la vallée du Mexique nourrissait un peuple nombreux ; aujourd’hui elle n’offre qu’un spectacle de désolation, ses canaux sont engorgés et la culture est abandonnée, tandis que des files de mulets y transportent, des terrains plus pauvres qui la bordent à une distance de 50 milles, les provisions nécessaires à l’entretien de la ville.

En nous transportant au nord et arrivant aux États-Unis, nous trouvons encore une démonstration de cette loi : que pour permettre aux individus de quitter la culture des terrains pauvres pour celle des terrains riches, il faut qu’il y ait développement dans l’habitude de l’association, conséquence de la diversité dans les modes de travail et du développement des individualités respectives. L’État de Virginie était autrefois placé à la tête de l’Union américaine ; mais le système qu’elle a adopté a amené l’épuisement des terres cultivées en premier lieu et l’abandon de son territoire ; état de choses dont on peut constater les conséquences, dans l’insalubrité constamment croissante des parties occupées primitivement, les bas comtés de la Virginie. « Le pays, dans toute son étendue, dit un auteur moderne, est couvert de ruines d’habitations de gentilshommes, dont quelques-unes égalent des palais par leurs dimensions, et d’anciennes et magnifiques églises, dont les solides murailles ont été construites avec des briques importées, mais qui n’ont pu conserver dans leur enceinte ceux qui les ont construites. Et quant à leurs descendants, où sont-ils ? demande l’auteur. Cette splendeur qui remplissait tous les comtés de la Virginie a disparu. Pour quelle raison ? Parce que tout le pays est en proie à des miasmes délétères et qu’on a laissé un pareil état de choses s’y perpétuer. Il est dangereux pour les blancs d’y passer la saison des maladies ; et, conséquemment, tous ceux qui le peuvent, abandonnent leurs habitations, pendant les mois d’août et de septembre, pour chercher une localité moins insalubre. »

« Cette région imprégnée de miasmes malfaisants couvre toute la côte maritime de la Virginie, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Géorgie, la Floride, l’Alabama, l’État du Mississippi et la Louisiane, excepté parfois quelque endroit isolé, et s’étend à l’intérieur des terres, sur un espace de 10 à 100 milles. Dans le voisinage de Charlestown, le pays est tellement mauvais, qu’il est mortel de dormir, une seule nuit, en dehors de la ville, et que le passage même à travers le district infecté, pendant la nuit, sur le chemin de fer, a provoqué chez les voyageurs des vomissements, comme à bord d’un navire chez les passagers atteints du mal de mer. »

Comme conséquence de ce fait, on voit la Virginie et la Caroline, constamment décliner relativement à la position qu’elles occupent dans l’Union ; et cet état de choses continuera, nécessairement, jusqu’au moment où l’accroissement de la faculté d’association leur permettra de cultiver les terres les plus fertiles. En portant les regards vers la Jamaïque, nous constatons le même fait si considérable, comme effet d’une cause exactement identique ; un rapport récent sur les propriétés de l’île indique 128 domaines où se cultive la canne à sucre, complètement ou en partie abandonnés. Si l’on y ajoute ceux où l’on cultive le café, et autres dans la même situation, le chiffre s’élève à 413, et embrasse une superficie de plus de 400.000 acres de terre.

L’abandon du sol par une portion de ses habitants entraîne, inévitablement, avec lui une diminution dans la faculté d’associer ses efforts pour l’entretien des conduits de drainage nécessaires à la conservation de la santé, et pour la construction et l’entretien des routes ; et à mesure que les charges augmentent, on voit la disposition à quitter le pays augmenter chaque année. Le pays purement agricole doit exporter des matières premières et épuiser son sol ; et cette exportation doit entraîner également avec elle la nécessité d’exporter l’individu, nécessité qu’accompagne constamment la diminution de la puissance d’association, du développement de l’individualité, de la facilité d’entretenir le commerce, et du rang qu’occupe la société particulière parmi les autres sociétés du monde. L’expérience de toute l’antiquité prouve qu’il en est ainsi ; et si nous voulons nous convaincre que les choses sont complètement établies de cette manière dans les temps modernes, nous n’avons qu’à tourner les yeux vers le Portugal, l’Irlande et la Turquie, dans l’hémisphère oriental, et dans l’hémisphère occidental, vers la Jamaïque, la Caroline et la Virginie.

Toutes les fois qu’on laisse s’accroître la population et la richesse, et, conséquemment, la puissance d’association, il eu résulte une tendance à l’abandon des terrains ingrats cultivés en premier lieu, ainsi que cela est prouvé par l’expérience de la France, de l’Angleterre, de l’Écosse, de la Suède, et de plusieurs de nos États du nord. Toutes les fois qu’au contraire, la population, la richesse et la puissance d’association déclinent, c’est le sol fertile qui est abandonné par les individus qui le quittent de nouveau pour les terrains ingrats, dans l’espoir de trouver dans la culture de ceux-ci les moyens de subsistance nécessaires à leurs familles et à eux-mêmes. A chaque pas dans la première direction, il y a accroissement dans la valeur de l’homme et décroissance dans celle de toutes les denrées nécessaires à ses besoins, accompagnée d’une plus grande facilité d’accumulation, tandis qu’à chaque mouvement fait dans la seconde, l’homme devient de plus en plus l’esclave de la nature et de son semblable, en même temps que la valeur des denrées augmente constamment, et que diminue, non moins constamment, sa valeur personnelle.


CHAPITRE VI.

DE LA VALEUR.

§ 1. — Origine de l’idée de valeur. Mesure de la valeur. Elle est limitée par le prix de reproduction.

En même temps que la population se développe et que la puissance d’association augmente, on voit partout l’homme abandonner la culture des terrains ingrats pour celle des terrains plus fertiles ; d’esclave de la nature il devient son souverain absolu et la force d’obéir à ses ordres ; on le voit de l’état d’individu faible passer à celui d’homme fort ; l’être qui n’était qu’une simple créature nécessaire devient un être puissant : de la pauvreté il arrive à la richesse, et maintenant il possède une foule d’objets auxquels il attache l’idée de valeur. Nous pouvons alors examiner pourquoi il agit ainsi, et de quelle manière il est habitué à la mesurer.

Notre Robinson, sur son île, trouvait autour de lui des fruits, des fleurs et des animaux de diverses espèces, plus ou moins appropriés à la satisfaction de ses besoins, mais dont la plupart restaient hors de sa portée en l’absence d’auxiliaires. Le lièvre et la chèvre le surpassaient tellement en vitesse qu’il ne pouvait espérer aucun succès en les poursuivant à la chasse, tant qu’il n’aurait à compter que sur ses jambes. L’oiseau pouvait prendre son essor dans les airs, tandis que lui-même restait enchaîné à la terre. Le poisson pouvait se plonger dans la profondeur des eaux, où l’homme était sûr de périr, en tentant de l’y suivre. Il pouvait mourir de faim, ayant sous les yeux des quantités illimitées de substances alimentaires, tandis que la mouche et la fourmi consommaient joyeusement des provisions surabondantes. L’arbre lui aurait fourni les matériaux d’une habitation, s’il eût possédé une hache pour l’abattre, ou une scie pour en faire des planches. Privé de ces instruments, il se trouve contraint à se creuser dans la terre un trou toujours humide et toujours exposé au vent, tandis que le mâle de l’abeille peut se construire l’habitation la plus parfaite.

Inférieur à tous les êtres de la création, sous le rapport des qualités physiques nécessaires à la conservation de l’individu, et de l’instinct qui pousse ceux-ci à faire usage des facultés dont ils ont été doués, l’homme est de beaucoup leur supérieur, par ce fait, qu’il a reçu en don l’intelligence, pour apprécier les forces naturelles dont il est entouré, et des bras qui lui permettent de mettre à exécution les idées que lui suggère son cerveau. S’il peut façonner un caillou pour frapper l’oiseau, il s’aperçoit que la loi de gravitation mettra celui-ci à sa portée. Après des efforts répétés, l’élasticité du bois lui permet de détacher une branche de l’arbre, et bientôt il met en activité les propriétés de pesanteur et de dureté de celui-ci, en faisant tomber sous ses coups des animaux sauvages d’une force bien supérieure à la sienne. Connaissant donc ainsi l’existence de l’élasticité, il courbe un morceau de bois, et bientôt il utilise la ténacité de la fibre animale qu’il convertit en une corde, et celle-ci sert à compléter un arc. Il construit un canot, et, grâce à lui, il peut naviguer et se transporter d’un point à un autre à la poursuite du gibier ; et c’est ainsi que, par degrés, on le voit arriver à dominer les diverses forces qui existent toujours dans la nature, et qui n’attendent que son appel pour s’enrôler à son service. A chaque pas qu’il fait, il constate une diminution dans le travail nécessaire pour le mettre à même de se procurer la nourriture, les vêtements et l’abri dont il a besoin pour soutenir et fortifier ses facultés physiques, en même temps que ses facultés intellectuelles se développent de plus en plus.

Dans les premiers temps de son séjour sur l’île, travaillant avec le seul secours de ses bras, Robinson était forcé de ne compter que sur les fruits que la terre produit spontanément, et pour s’en procurer une quantité suffisante, il lui fallait déployer une activité presque incessante, et parcourir des étendues immenses de terrain. Si parfois il se procurait une petite provision de nourriture animale, il y attachait une valeur très-élevée, sachant bien quels obstacles considérables il avait constamment rencontrés sur son chemin pour arriver à ce résultat ; et c’est ici que nous trouvons la cause de l’existence, dans l’esprit humain, de cette idée de valeur, qui n’est tout simplement que l’appréciation faite par nous de la résistance qu’il nous faudra vaincre, avant de pouvoir entrer en possession de l’objet désiré. Cette résistance diminue avec tout accroissement dans la puissance qu’acquiert l’homme de disposer des services toujours gratuits de la nature : aussi voyons-nous, dans toutes les sociétés en progrès, une augmentation constante dans la valeur du travail lorsqu’on l’évalue en denrées, et une diminution dans celle des denrées lorsqu’on les évalue d’après le travail.

Au début, il pouvait obtenir la nourriture végétale, au prix d’un travail moindre qu’il ne lui en fallait pour se procurer une nourriture animale ; mais maintenant qu’il possède un arc, il peut obtenir un surcroît de viande avec moins d’efforts que n’exigerait la possession d’un fruit. Immédiatement il s’opère un changement de valeur ; celle des oiseaux et des lapins baisse, comparée à celle des fruits, et la valeur de ceux-ci hausse, comparée à celle des premiers. Cependant il ne peut encore atteindre le poisson, quoiqu’il abonde dans la mer, et tout près de lui ; il donnerait peut-être volontiers une douzaine de lapins pour une seule perche. Ses facultés inventives sont maintenant mises en éveil par le désir de changer de régime, en même temps que la facilité plus grande qu’il possède de se procurer des provisions de nourriture lui permet de consacrer plus de temps, au perfectionnement des instruments à l’aide desquels il disposera des services de la nature. Il convertit un os en hameçon, et l’attache à une corde semblable à celle dont il a déjà fait usage dans le confection de son arc, et il peut alors se procurer du poisson, même avec moins de peine qu’il ne lui en faudrait pour se procurer des quantités semblables d’autres espèces d’aliments Immédiatement, le poisson diminue de valeur, comparé avec celles-ci, et celles-ci, à leur tour, augmentent, comparées avec le poisson ; mais la valeur de l’homme augmente par rapport à toutes choses, à raison de l’empire qu’il a conquis sur les diverses forces naturelles. Dans le principe, toute sa journée suffisait à peine pour lui fournir des quantités médiocres des aliments les moins substantiels ; mais maintenant, aidé par la nature, il se les procure en abondance, et il lui en coûte moitié moins de temps ; ce qui lui en reste, il peut l’appliquer à se confectionner des vêtements, à rendre son habitation plus confortable, à préparer les instruments nécessaires pour accroître encore sa puissance.

A chaque pas fait dans cette direction, il y a diminution dans la valeur de tous les instruments accumulés antérieurement, à raison de la diminution constante dans le prix de reproduction, à mesure que la nature est forcée, de plus en plus, à travailler au profit de l’homme. Au début, ce n’était qu’avec peine qu’il pouvait se procurer une corde pour son arc ; mais aujourd’hui cet arc même lui permet de se procurer, facilement, des oiseaux et des lapins qui lui fournissent des cordes dans une proportion supérieure à ses besoins ; et c’est ainsi que l’arc lui-même devient une cause de dépréciation de sa valeur personnelle. Il en est de même partout. La houille nous permet d’obtenir plus facilement des quantités de minerai de fer, avec une diminution dans la valeur du fer ; et le fer permet, à son tour, de se procurer des quantités plus considérables de houille, en même temps qu’il se manifeste une diminution constante dans la valeur du combustible et une augmentation dans celle de l’homme.

Profitant de son loisir, Robinson met à profit, maintenant, les services que lui rend son canot, pour étendre sa connaissance de la côte ; et, dans une de ses excursions nautiques, il découvre, sur une partie éloignée de l’île, un autre individu dans une situation analogue à la sienne, si ce n’est que, sur certains points, il a conquis une puissance plus grande, et, sur certains autres, une puissance moindre à l’égard de la nature. Cet individu n’a point de barque, mais ses flèches sont meilleures, parce qu’il a pu mettre à profit la pesanteur et la dureté du caillou dont il les arme ; il peut, conséquemment, tuer plus d’oiseaux et de lapins, en un jour, que Robinson ne pourrait le faire en une semaine. Leur valeur, à ses yeux, est donc moindre ; mais celle du poisson est bien plus considérable, à raison des obstacles plus grands qu’il faut vaincre avant de pouvoir s’en procurer. Nous trouvons ici les circonstances qui précèdent l’établissement d’un système d’échanges. Le premier des deux individus pouvait se procurer plus de nourriture, en un jour, par le moyen indirect de la pêche du poisson qu’il devait échanger avec son voisin, qu’il ne l’eût fait en une semaine avec son arc et ses flèches impuissants ; et le second pouvait se procurer plus de poisson, en consacrant un jour entier à tuer des oiseaux, qu’il ne l’eût fait en un mois, privé de hameçon et de ligne. Par l’opération de l’échange, le travail de tous deux peut devenir plus productif. Chacun, cependant, cherchant à ne donner que le travail d’un jour en échange du travail d’un autre jour, se refuse à laisser son semblable obtenir une somme de service plus considérable que celle qu’il donne en retour. Le premier possède des poissons de diverses espèces, dont la capture a exigé plus ou moins de temps, et il évalue chacun de ces poissons par rapport à la résistance qu’il a eue à vaincre pour se les procurer ; et, pour cette raison, il regarde un seul comme l’équivalent d’une douzaine de perches. Le second possède des substances alimentaires animales de plusieurs sortes, et, pareillement, il regarde un dindon comme l’équivalent d’une douzaine de lapins. La valeur échangeable est donc déterminée exactement par les mêmes règles qui ont guidé chacun des individus, lorsqu’il travaillait pour lui-même.

Quelle est maintenant leur position, comparée à celle où ils se trouvaient antérieurement ? Tous deux ont recueilli un profit, en appelant à leur aide certaines forces naturelles, grâce au secours desquelles leur travail a été allégé, en même temps que les résultats de celui-ci ont augmenté considérablement ; et cette augmentation, ils l’ont gardée tout entière pour eux, la nature ne réclamant pour ses services aucune compensation. En outre, tous deux ayant recueilli un profit, par suite du pouvoir de combiner leurs efforts pour l’amélioration de leur sort commun, chacun maintenant peut se consacrer, avec moins d’interruption, aux travaux particuliers pour lesquels il se trouve le plus apte, en même temps qu’il y a tendance constante à l’accroissement dans la rémunération que donne le travail, à mesure que l’individualité se développe de plus en plus. Pour tous deux, il y a plus de temps à consacrer au perfectionnement des instruments à employer comme auxiliaires d’une nouvelle production ; et c’est ainsi que chaque pas fait en avant, pour conquérir l’empire de la nature, se trouve n’être que le précurseur d’un progrès nouveau et plus considérable. Si notre insulaire, au lieu de trouver un voisin, eût été assez heureux pour trouver une femme, il se serait établi un semblable système d’échanges. Il poursuivrait le gibier, tandis qu’elle ferait cuire les aliments et transformerait les peaux en vêtements. Il produirait le lin et elle le convertirait en un tissu. La famille devenant nombreuse, l’un de ses membres cultiverait la terre, tandis qu’un second procurerait la nourriture animale nécessaire à son entretien, et qu’un troisième s’occuperait de la direction du ménage, de la préparation des aliments et de la confection des vêtements ; on verrait alors un système d’échanges, aussi complet dans sa succession que celui de la ville la plus considérable.

§ 2. — L’idée de comparaison se lie d’une façon indissoluble à celle de valeur. Les denrées et les choses diminuent de valeur, à mesure que la puissance d’association et la combinaison des efforts actifs deviennent de plus en plus complètes.

L’idée de comparaison se lie d’une façon inséparable à celle de valeur ; nous estimons qu’un daim vaut le travail d’une semaine et un lièvre celui d’un jour ; c’est-à-dire qu’en échange de ces animaux, nous donnerions volontiers cette quantité de travail. L’habitant isolé d’une île a donc ainsi un système d’échange établi, avec une mesure de valeur exactement semblable à celle en usage parmi les divers membres d’une société considérable. Lorsque cet habitant rencontre un autre individu, les échanges se forment entre eux, et sont régis suivant les mêmes lois, que lorsqu’ils s’accomplissent entre des nations dont la population se compte par millions.

En mesurant la valeur, la première idée, et la plus naturelle, est de comparer les denrées avec la résistance qu’il a fallu vaincre pour se les procurer, ou en d’autres termes, avec le travail physique et intellectuel qu’on a donné en échange de ces denrées. Dans l’échange, le mode le plus évident, c’est de donner travail pour travail. La terre de A donne plus de fruit qu’il n’en peut consommer, et celle de B plus de pommes de terre. Aucune ne possède de valeur dans son état actuel, et chaque individu peut approprier l’une ou l’autre à son gré. Comme il convient parfaitement à chacun de récolter ce qui est le plus à sa portée, chacun aussi veut que l’autre individu travaille ainsi pour lui, en recevant du travail en échange. Cependant chacun désirant avoir une quantité aussi considérable que celle qu’il pourrait se procurer, avec la même somme d’effort, veille avec soin à ne pas donner plus de travail qu’il n’en reçoit.

Nos colons ayant ainsi établi entre eux un système d’échanges, désirent, naturellement, se procurer pour leur travail les meilleurs auxiliaires qui soient à leur portée ; et il devient bientôt évident que, pour le défrichement des terres, la construction des maisons, et presque toute espèce de travaux, ils seraient puissamment aidés par la possession d’une hache, ou de tout autre instrument tranchant. N’ayant point de fer, ils sont forcés de se servir de l’équivalent dont ils peuvent disposer, un caillou ou quelque autre pierre dure ; et ils réussissent, à la longue, à en fabriquer un instrument, qui, bien que grossier, les aide si essentiellement dans leurs opérations que maintenant ils construisent une maison, en moins de temps qu’il n’en eût fallu pour construire la première. Ce résultat produit un changement immédiat dans la valeur de tous les articles existant antérieurement, et pour la production desquels une hache peut être utile. Le bateau qui aurait coûté une année de travail peut maintenant être reproduit, en n’y employant que la moitié de ce temps ; et maintenant l’on peut, en une semaine, couper la même quantité de bois de chauffage qui eût, autrefois, exigé quinze jours de travail. Cependant, comme aucun nouveau progrès n’a eu lieu dans la manière de prendre le daim ou le poisson, leur valeur en travail demeure la même. Si maintenant l’un des individus a plus de poisson qu’il ne lui en faut, en même temps que l’autre possède un surcroît de combustible, il faut que ce dernier en donne le double de ce qu’il aurait donné, avant qu’on eût fabriqué des haches ; en effet, il peut maintenant reproduire cette même quantité, avec la même somme d’efforts qui eût été nécessaire, antérieurement, pour s’en procurer la moitié.

Toutes les accumulations existant antérieurement sous la forme de maisons, de bateaux, ou de combustibles, s’échangent maintenant, uniquement, contre la quantité de travail nécessaire pour leur reproduction ; de telle façon que l’acquisition de la hache, à l’aide de laquelle ils ont pu commander les services de la nature, a augmenté la valeur de travail, estimé en maisons ou en combustible, et diminué la valeur des maisons et du combustible estimé en travail. Le prix de production a cessé d’être la mesure de la valeur, le prix auquel ces choses peuvent être reproduites ayant baissé. Toutefois la baisse ayant été occasionnée par le perfectionnement dans les moyens d’appliquer le travail, les valeurs actuelles continueront de rester identiques, jusqu’à ce qu’il s’opère de nouveaux changements. Plus ces progrès s’accomplissent lentement, plus demeure constante la valeur de la propriété comparée avec le travail ; et plus ils s’accomplissent rapidement, plus est rapide aussi le développement de la puissance d’accumulation, et la diminution de valeur de tous les instruments existants mesurée par le travail.

Dans cet état de choses, supposons qu’il arrive un navire dont le patron désire des fruits, du poisson, ou de la viande, en échange desquels il offre des haches ou des fusils. Nos colons évaluant les denrées qu’ils doivent céder, d’après la somme de travail qu’elles ont coûté pour leur reproduction, — c’est-à-dire les fruits moins que les pommes de terre, les lièvres et les lapins moins que le daim, — Nos colons, disons-nous, ne donneront pas le produit du travail de cinq jours, en venaison, s’ils peuvent se procurer ce dont ils ont besoin, contre des pommes de terre qu’ils peuvent obtenir en échange du travail de quatre jours.

En estimant la valeur des produits qu’on leur offre en échange des leurs, ils suivront une marche exactement semblable, mesurant la somme de difficultés qu’ils rencontrent pour les obtenir par tout autre procédé. Pour fabriquer une hache grossière, il leur en a coûté le travail de plusieurs mois, et s’ils peuvent s’en procurer une bonne au même prix, il sera plus avantageux d’agir ainsi que d’employer le même laps de temps à produire une autre hache, semblable à celle qu’ils possèdent déjà. Toutefois ils peuvent se fabriquer ces outils, mais des fusils ils ne le pourraient pas ; et ils attacheront plus de valeur à la possession d’un seul fusil qu’à celle de plusieurs haches. Pour l’un des objets ils donneraient les provisions obtenues par le travail de plusieurs mois ; mais ils seraient disposés à donner pour l’autre toutes les épargnes d’une année.

Supposons que chacun peut se pourvoir d’un fusil et d’une hache, et examinons le résultat. Les deux individus se trouvant dans une situation exactement identique, c’est-à-dire chacun possédant les mêmes instruments, leur travail aurait une valeur égale et le produit moyen du travail de l’un, pendant un jour, continuerait à s’échanger contre le produit du travail de l’autre, pendant le même temps.

La maison qui avait coûté d’abord le travail d’une année pourrait, avec le secours de la première hache grossièrement faite, être reproduite en six mois ; mais aujourd’hui on en pourrait bâtir une semblable en un mois. Toutefois, cette maison est tellement inférieure à celles que l’on peut construire maintenant, qu’elle est abandonnée et cesse d’avoir aucune espèce de valeur. Elle n’exigerait peut-être pas les efforts d’un seul jour. La hache primitive diminue pareillement de valeur. L’accroissement de capital de la communauté a été, ainsi, accompagné de la diminution dans la valeur de tout ce qui avait été accumulé avant l’arrivée du navire ; tandis que celle du travail comparée avec les maisons, s’est élevée ; deux mois suffisent, aujourd’hui, pour se construire un abri bien supérieur à celui que l’on obtenait dans le principe, en échange du travail d’une année.

La valeur des provisions qui avaient été accumulées subit une baisse analogue. Le travail de huit jours, d’un individu armé d’un fusil, produit plus de gibier que celui du même individu pendant plusieurs mois, privé du secours de cette arme ; et la valeur du capital existant se mesure par l’effort exigé pour sa reproduction, et non par ce qu’a coûté sa production. Le travail étant maintenant secondé par l’intelligence, il faut une moindre dépense de force musculaire pour produire un effet donné.

Considéré simplement sous le rapport de la force brutale, un homme équivaut à la traction de 200 livres, calculée sur un chiffre uniforme de quatre milles par heure, tandis qu’un cheval peut tirer un poids de 1800 livres, en calculant dans une proportion semblable ; et conséquemment, pour égaler un seul cheval, il ne faut pas moins que neuf hommes privés du secours de l’intelligence. Mais l’intelligence permet à l’homme de maîtriser le cheval ; et dès lors ajoutant les facultés de celui-ci à ses propres facultés, il peut mettre en mouvement un poids dix fois aussi considérable, tandis que la quantité de travail exigée, pour se procurer la nourriture nécessaire à l’entretien d’activité de cette somme plus considérable d’effort musculaire, n’est pas même doublée. En acquérant de nouvelles connaissances, il dispose en maître de la puissance merveilleuse de la vapeur ; et alors, avec l’aide d’une demi-douzaine d’individus chargés de fournir l’aliment combustible, il commande à une puissance égale à celle de centaines de chevaux ou de milliers d’individus. La force, grâce à laquelle ce travail s’accomplit, est dans l’homme ; et à mesure que cette force arrive à peser sur la matière qui l’entoure, la valeur de ses travaux est augmentée, avec un constant accroissement dans son pouvoir d’accomplir de nouveaux progrès. Le capitaine de navire a obtenu, en échange d’une hache fabriquée par un ouvrier en un seul jour, des provisions qui avaient exigé plusieurs mois pour être recueillies et conservées, parce que les travaux de l’ouvrier avaient été aidés par son intelligence ; tandis que les colons pauvres et isolés ne pouvaient guère compter que sur une qualité à l’égard de laquelle ils étaient dépassés par le cheval et, beaucoup d’autres animaux, la simple force brutale.

En parcourant le cercle des actes qui s’accomplissent dans le monde, on trouve le même résultat. Le sauvage donne des peaux de bêtes, produit de plusieurs mois d’activité, en échange de quelques colliers de verroterie, d’un couteau, d’un fusil et d’un peu de poudre. Les Polonais donnent du froment, produit du travail de quelques mois, pour des vêtements produit du travail de quelques jours, aidé du capital sous forme d’instrument et de l’intelligence nécessaire pour en diriger l’emploi. Les Indiens donnent une année de travail pour une quantité de vêtements, ou de provisions, équivalente à celle qu’aux États-Unis on pourrait se procurer en un mois. Les Italiens donnent le fruit du travail d’une année pour moins que le même travail n’obtient en Angleterre, en six mois. L’ouvrier, aidé de la connaissance de son métier obtient, en une seule semaine, autant que le simple manœuvre peut gagner en quinze jours ; et le marchand qui a consacré son temps à acquérir une connaissance complète de sa profession gagne, en un mois, autant que son voisin moins habile à cet égard peut le faire, en une année.

Pour que la quantité de travail puisse devenir une mesure de la valeur, il faut qu’il existe un pouvoir égal de disposer des services de la nature. Le produit du travail de deux charpentiers, à New-York ou à Philadelphie, peut, généralement, s’échanger pour celui du travail de deux maçons ; et le produit du travail de deux cordonniers ne différera guère de celui de deux tailleurs. Le temps d’un ouvrier à Boston est presque égal en valeur à celui d’un autre ouvrier à Pittsburg, à Cincinnati ou à Saint-Louis ; mais ce temps ne pourrait s’échanger contre celui d’un ouvrier de Paris ou du Havre, ce dernier n’étant pas secondé dans la même proportion par les machines et conséquemment, devant plus compter sur la simple force brute. La valeur du travail, si on la compare avec celle des denrées nécessaires pour l’entretien d’un individu, varie, sur une faible échelle, dans les diverses parties de la France, ainsi que cela a lieu dans les différentes parties de l’Angleterre et de l’Inde ; mais entre l’individu de Paris et son concurrent de Sedan ou de Lille, la variation est insignifiante, comparée avec celle qui existe entre un ouvrier d’une partie quelconque de la France et un ouvrier des États-Unis. Les circonstances qui affectent la puissance d’un individu sur la nature, à Paris et à Lille, sont en grande partie communes à toute la population de la France, comme le sont les circonstances qui affectent celles d’un ouvrier, à Philadelphie, par rapport à la totalité de la population de l’Union. Nous constatons là au même moment, mais en différents lieux, le même effet dont nous avons démontré la manifestation au même lieu, mais à divers moments. Le perfectionnement des instruments de nos colons ayant augmenté la somme de leurs forces, leur troisième année de résidence a représenté une valeur plus considérable que ne l’avait été celle des deux années antérieures ; et pareillement le travail d’une seule année, aux États-Unis, vaut plus que celui de deux années en France. Le travail croît en valeur, en raison directe de la substitution de la force intellectuelle à la force musculaire ; c’est-à-dire des qualités particulières qui distinguent l’homme de l’animal, à celle qu’il possède en commun avec tant d’autres animaux, et la valeur de toutes les autres denrées baisse exactement dans la même proportion.

§ 3. — L’homme augmente en valeur à mesure que celle des denrées diminue.

La maison et la hache, formant le capital qui avait été accumulé, ont diminué de valeur, lorsqu’à l’aide d’instruments perfectionnés, le travail est devenu plus productif ; conséquence nécessaire d’une plus grande facilité d’accumulation. A chaque pas fait dans cette direction, le travailleur trouve un accroissement dans la rémunération de ses efforts physiques ou intellectuels, ainsi que nous l’avons constaté dans ce fait, que le vêtement qui, il y a cinquante ans, se fût vendu pour le travail de plusieurs semaines, ne pourrait aujourd’hui commander le travail d’un nombre de journées équivalent. Il y a cinquante ans, le paiement d’une machine à vapeur eût exigé le travail d’une vie entière ; mais aujourd’hui on pourrait l’échanger contre le travail d’un ouvrier ordinaire des États-Unis, pendant un très petit nombre d’années. En réalité, ainsi qu’à l’égard de la maison construite primitivement par le colon, on trouverait dans cette machine, relativement à celles que l’on fabrique aujourd’hui, une telle infériorité qu’elle rencontrerait difficilement un acheteur à quelque prix que ce fût.

La valeur des denrées ou des machines, au moment de leur production, se mesure par la quantité et la qualité du travail nécessaire pour les produire. Tout perfectionnement dans le mode de production tend à augmenter la puissance du travail, et à diminuer la quantité de celui-ci, nécessaire pour la reproduction d’articles semblables. En même temps qu’a lieu chacun de ces nouveaux progrès, il y a diminution dans la quantité que l’on peut obtenir en échange des articles qui existent déjà ; et cela par le motif, qu’aucune denrée ne peut s’échanger contre une plus grande somme de travail que celle nécessaire pour sa reproduction. Dans toute société où la population et la richesse augmentent, de semblables changements se manifestent, et l’on peut constater que chacun d’eux n’est que le prélude de changements nouveaux, et plus importants, accompagnés d’une tendance constamment croissante à l’abaissement dans la valeur, en travail, des denrées existantes, ou des machines qui ont été accumulées. Conséquemment, plus il y a longtemps qu’existe l’une des denrées ou machines pour la production desquelles des perfectionnements se sont accomplis, même lorsqu’il ne s’est opéré aucun changement résultant de l’usage, plus est faible la proportion que représente sa valeur actuelle, relativement à celle qu’elle possédait dans le principe.

L’argent produit au quatorzième siècle s’échangeait contre du travail à raison de sept pence 1/2, prix du travail d’une semaine. Depuis cette époque, sa puissance de commander les services humains, a constamment diminué, jusqu’à l’époque actuelle, où il faut donner 12 ou 15 schellings pour obtenir une somme de ces mêmes services, équivalente à celle qu’on obtenait il y a cinq siècles pour sept pence 1/2. Les divers individus, entre les mains desquels est passé l’argent qui existait au quatorzième siècle, ont ainsi éprouvé une dépréciation constante, dans la quantité de travail que leur capital pouvait leur procurer. Une hache fabriquée il y a cinquante ans, d’une qualité égale à la meilleure fabriquée de nos jours, et qui serait restée sans emploi, ne s’échangerait pas aujourd’hui contre une somme équivalente, de moitié, à celle qu’on l’eût payée au moment de sa fabrication.

§ 4. — La diminution, dans les proportions des charges dont est grevé l’usage des denrées et des choses, est une conséquence nécessaire de la diminution dans le prix de reproduction. Définition de la valeur.

La diminution dans la valeur du capital est accompagnée d’une diminution dans la proportion du produit du travail donné pour l’usage de ce capital, par ceux qui, ne pouvant l’acheter, désirent le louer. Si la première hache eût été la propriété exclusive de l’un de nos colons, il eût demandé plus que la moitié du bois que l’on pouvait abattre avec son secours, en retour de la concession du prêt de cette même hache. Quoiqu’elle lui eût coûté une somme énorme de travail, elle ne faisait que peu de besogne : et quelque considérable que fût la proportion de son produit, qu’il fût ainsi à même de demander, la quantité qu’il avait à recevoir était encore très-faible. D’un autre côté, son voisin trouvait bien plus avantageux de donner les trois quarts du produit de son travail, pour l’usage de la hache, que de continuer à ne pouvoir compter que sur ses bras ; en effet, avec celle-ci il pouvait abattre plus d’arbres en un jour qu’il ne l’eût pu faire sans elle en un mois. L’arrivée d’un navire leur ayant procuré de meilleures haches à moins de frais, aucun d’eux ne voudrait maintenant donner, pour l’usage de celles-ci, autant qu’il l’eût fait antérieurement. L’individu qui, il y a cinquante ans, désirait se servir de cet instrument pendant une année, aurait donné le travail d’un bien plus grand nombre de jours qu’il ne le ferait aujourd’hui, pouvant, grâce au travail d’un seul jour, devenir propriétaire d’une hache d’une qualité éminemment supérieure. Lorsque A possédait la seule maison existante dans la colonie, il aurait pu demander à B, en échange de la permission d’en faire usage pendant un certain temps, une somme bien plus considérable de journées de travail que B ne consentirait à lui donner, maintenant que la possession d’une hache l’a rendu capable d’en construire une semblable en un mois. A l’époque où avec le travail d’une semaine on ne pouvait se procurer que 7 pence 1/2 d’argent, le possesseur d’une livre de ce métal pouvait demander bien davantage, en retour de l’usage dudit argent, qu’il ne peut le faire, aujourd’hui que l’ouvrier obtient cette quantité en ne travaillant guère plus de quinze jours. Tout progrès qui favorise la production est suivi, non-seulement d’une diminution dans la valeur en travail des instruments existant antérieurement, mais encore d’une diminution dans la proportion du produit du travail que l’on peut demander, en échange de la concession de l’usage desdits instruments.

Plus est complète la puissance d’association et plus le mouvement de la société est considérable, plus doit augmenter la tendance au développement de l’individualité ; plus est rapide l’accroissement de la production, plus est considérable la facilité de l’accumulation, plus augmente la tendance à la baisse dans la valeur de toutes les accumulations existantes, et plus devient faible la proportion des produits du travail que l’on peut réclamer en échange de leur usage. Pour que la puissance d’association puisse augmenter, il doit y avoir, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, différence. Et cette différence résulte de la diversité des travaux. Plus cette diversité est considérable, plus doit être rapide le développement de la faculté d’accumuler ; plus est grande la tendance à la diminution dans la proportion de ce que reçoit le capitaliste, et à l’accroissement dans celle que reçoit l’ouvrier, et plus est grande la tendance à l’abaissement dans le taux de la rente, du profit ou de l’intérêt. Dans tous les pays du monde purement agricoles, ce taux est élevé ; et il tend à s’accroître à raison de la diminution dans la puissance d’accumulation, résultant de l’épuisement du sol ; ce qui est exactement l’inverse de ce qu’on a observé dans tous les pays où la diversité des travaux augmente progressivement, et dans lesquels l’individualité prend des développements de plus en plus considérables.

La valeur est la mesure de la résistance à vaincre pour se procurer les denrées nécessaires à nos besoins, c’est-à-dire la mesure de la puissance de la nature sur l’homme. Le but important que l’homme doit atteindre en ce monde, c’est d’obtenir la domination sur la nature, en la forçant de travailler pour lui ; et, à chaque pas fait dans cette direction, le travail devient moins pénible, en même temps qu’augmente la rémunération qui en résulte. A chaque pas les accumulations du passé conservent moins de valeur, et l’on voit diminuer constamment leur pouvoir de commander les services des travailleurs au moment actuel. A chaque pas, la puissance d’association augmente, en même temps qu’il y a augmentation constante dans la tendance au développement des diverses facultés de l’homme pris individuellement, ainsi qu’au pouvoir d’accomplir de nouveaux progrès ; et c’est ainsi, qu’en même temps que la combinaison des efforts permet à l’homme de triompher de la nature, chaque triomphe successif est suivi d’une facilité plus grande pour accomplir de nouveaux efforts qui, à leur tour, seront suivis de triomphes nouveaux et plus importants.

§ 5. — Quelles sont les choses auxquelles nous attachons l’idée de valeur ? Pourquoi y attache-t-on de la valeur ? Quel est leur degré de valeur ?

Le lecteur qui désire maintenant vérifier par lui-même l’exactitude des idées qui lui ont été présentées jusqu’à ce moment, peut le faire facilement sans quitter la chambre où il se tient assis. Qu’il porte d’abord les regards autour de lui, et qu’il voie quelles sont les choses auxquelles il attache l’idée de valeur. En se livrant à cet examen, il trouve qu’au nombre de ces choses n’est pas compris l’air qu’il aspire constamment, et sans lequel il ne pourrait vivre. En lisant pendant le jour, il trouve qu’il n’attache aucune valeur à la lumière, ni dans l’été à la chaleur. Si c’est pendant la nuit qu’il se livre à la lecture, il attache une valeur au gaz qui lui fournit la lumière ; et pendant l’hiver au charbon de terre, ou au bois, dont la combustion réchauffe ses membres. En recherchant ensuite pourquoi il attache une idée de valeur à l’une de ces choses et non à l’autre, il trouve que la raison en est, que la première est fournie gratuitement par la nature, en quantités abondantes, et dans les lieux et au moment où l’on en a besoin ; tandis que pour obtenir la dernière, il faut dépenser une certaine somme de travail humain. La nature fournit la houille dans une proportion illimitée et gratuitement, ainsi que l’air ; mais il faut quelques efforts pour amener cette houille au lieu où elle doit être consommée. Les matières dont on fait les chandelles sont également fournies en abondance ; mais pour les changer de lieu et de forme, de manière à les approprier aux besoins de l’homme, il faut appliquer une certaine somme de travail ; et c’est à raison de la nécessité de vaincre l’obstacle qui empêche la satisfaction de nos désirs, que nous apprécions la houille et la chandelle, tandis que nous n’attachons aucune valeur à la lumière du jour, ou à la chaleur de l’été.

Si le lecteur se demande ensuite combien de valeur il attache au siège sur lequel il est assis, à la table sur laquelle il écrit, au livre qu’il lit, ou à la plume à l’aide de laquelle il trace des caractères, il trouve que cette valeur est limitée par le prix de reproduction ; et que plus il s’est écoulé de temps depuis que ces divers objets ont été fabriqués, plus est considérable l’abaissement de cette valeur au-dessous du prix de production. La plume, qui vient d’être fabriquée à l’instant, peut être remplacée, rien que par la dépense de la même somme de travail qui a été nécessaire pour la produire ; et sa valeur ne change pas. Le siège et la table, qui ont peut-être aujourd’hui dix ans de date, sont tombés aujourd’hui bien au-dessous de leur valeur primitive ; car, depuis cette époque, on a inventé des machines, à l’aide desquelles la vapeur a été appliquée aux diverses opérations qui se rattachent à la fabrication de ces produits ; ceux-ci, conséquemment, ont baissé de valeur comparés au travail, tandis que le travail a haussé comparé avec eux. Le livre qu’il lit est peut-être encore plus ancien ; et depuis qu’il a été imprimé, des perfectionnements ont eu lieu dans l’industrie, perfectionnements qui tendent à diminuer considérablement la somme d’efforts humains nécessaire pour sa reproduction. Le chimiste a fourni les poudres de blanchiment qui ont amélioré la couleur du papier. Le chemin de fer, en diminuant les frottements des véhicules, a diminué les frais de transport des chiffons et du papier. La puissance de la vapeur a remplacé le travail des bras de l’homme, et a permis au fabricant de papier de livrer au dehors, et provenant de la même manufacture, autant de rames qu’il pouvait autrefois fabriquer de mains. La vapeur devient encore un auxiliaire pour transformer le métal en caractères d’imprimerie ; et la presse à vapeur, qui livre des milliers de feuilles par heure, a remplacé la presse à bras qui ne les livrait que par centaines. A chaque accroissement pareil dans l’empire que l’homme conquiert sur la nature, il y a diminution dans la valeur des livres existants comparés à celle du travail, et augmentation dans la valeur du travail comparée à celle des livres, ainsi que le lecteur peut s’en convaincre, en jetant les yeux autour de lui sur sa bibliothèque, et comparant la valeur qu’il attache aujourd’hui aux ouvrages classiques qui sont constamment reproduits, à celle qu’il y attachait dix ou vingt ans auparavant. On peut aujourd’hui se procurer, en échange du travail d’un individu habile, pendant un seul jour, un exemplaire de la Bible, de Milton, ou de Shakespeare, mieux fabriqué que celui qu’on eût obtenu, il y a cinquante ans, en échange du travail d’une semaine ; la conséquence nécessaire de ce fait a été une diminution dans la valeur de tous les exemplaires existant, soit dans les bibliothèques particulières, soit entre les mains des libraires, le prix de reproduction étant la limite que ne peut dépasser la valeur[103].

En outre, parmi les livres qui sont en sa possession, tous ceux qui ont été reliés il y a quarante ans le sont en peau ; tandis que parmi les livres modernes presque tous le sont en toile. A une époque plus reculée, la toile de coton exigeait, pour sa fabrication, une large dépense de travail humain, et sa valeur était tellement considérable, qu’une quantité de douze ou quinze mètres était tout ce que l’ouvrier pouvait obtenir, au prix des efforts d’une semaine. Mais depuis cette époque, diverses forces naturelles ont été mises en œuvre pour seconder les efforts du fabricant de toile ; la vapeur a remplacé les doigts qui antérieurement filaient la laine, et les bras qui autrefois tissaient la toile, en même temps que la chimie a accompli une œuvre analogue à l’aide de la lumière du soleil, et a permis au blanchisseur de toiles de faire, en une heure, ce qui autrefois avait exigé le travail d’une semaine ; et la conséquence de cet accroissement de pouvoir sur la nature a été qu’on peut maintenant obtenir, en retour du travail d’une seule heure, un mètre de toile qui, il y a cinquante ans, eût été une compensation suffisante pour celui d’une demi-journée. Le commerçant, qui eût conservé sur les rayons de son magasin une pièce de toile fabriquée il y a un siècle, aurait constaté nécessairement la diminution constante de sa valeur, en même temps que la diminution des frais qu’exige aujourd’hui sa reproduction. Supposons qu’il continue à garder cette pièce de toile, et à mesure que de nouvelles forces sont appelées au service de l’homme, il peut constater une nouvelle diminution, jusqu’au moment où il ne l’appréciera que comme équivalente au cinquième de la somme de travail, en échange de laquelle elle se vendait primitivement. L’utilité du coton a augmenté considérablement ; mais la valeur de la toile de coton a diminué dans la même proportion ; et tous ces résultats ont eu lieu parce que la nature qui travaille gratuitement a été, chaque année, rendue plus apte à faire ce qui se faisait autrefois à l’aide du travail de l’homme ; lequel exige une quantité constante de nourriture et de vêtement pour que la machine soit maintenue en état d’accomplir son œuvre.

§ 6. — Inconséquences d’Adam Smith et d’autres économistes relativement à la cause de la valeur. Il n’existe qu’une seule cause pour la valeur de la terre, de toutes ses parties et de tous ses produits. Les phénomènes relatifs à la valeur de la terre se manifestent en Angleterre, aux États-Unis et dans d’autres pays.

« Le travail, dit Adam Smith, a été le premier prix, la monnaie payée pour l’achat primitif de toutes choses. » Et, suivant son opinion, « il constitue la seule mesure définitive et réelle qui puisse servir à apprécier et à comparer la valeur de toutes les marchandises[104]. » En comparant donc le prix payé avec le produit obtenu, le travail serait, d’après cette autorité, l’étalon de la valeur pour toute espèce de denrées, qu’il s’agisse de la terre cultivée elle-même, ou des denrées obtenues en retour du travail appliqué à sa culture. Dans un autre passage, Smith nous dit que le prix payé pour l’usage de la terre « n’est nullement en proportion des améliorations que le propriétaire peut avoir faites sur sa terre, ou de ce qu’il lui suffirait de prendre (pour ne pas perdre), mais bien de ce que le fermier peut consentir à donner, et se trouve donc être naturellement un prix de monopole[105]. » Nous avons là une des causes de la valeur de la terre, en sus du travail appliqué à sa culture ou à son bénéfice ; et c’est ainsi que l’auteur établit, pour elle, une loi complètement différente de celle qui a été proposée comme la cause de la valeur « en toute chose. »

M. Mac Culloch apprend à ses lecteurs « que le travail est la source unique de la richesse, » et que « l’eau, les feuilles des arbres, les peaux des animaux, en un mot tous les produits spontanés de la nature, ne possèdent aucune valeur que celle qu’ils tirent du travail nécessaire pour les approprier à notre usage. Toutefois, continue-t-il, les forces agissantes de la nature peuvent être appropriées ou accaparées par un ou plusieurs individus, à l’exclusion de tous les autres ; et ceux qui accaparent ces forces peuvent exiger un prix pour les services qu’elles rendent. Mais cela démontre-t-il, se demande l’auteur, que ces services coûtent quelque chose aux accapareurs ? Si A possède sur sa propriété une chute d’eau, il pourra probablement en retirer un revenu. Il est clair, toutefois, que le travail accompli par la chute d’eau est aussi complètement gratuit que celui du vent agissant sur un moulin. La seule différence entre ces deux cas consiste en ceci : que tout homme pouvant, à son gré, utiliser les services du vent, personne ne peut intercepter à son profit la bonté de la nature, et exiger un prix pour une chose qu’elle accorde libéralement, tandis que A, en appropriant la chute d’eau, et, par conséquent, en acquérant le pouvoir d’en disposer, peut complètement empêcher qu’on n’en fasse usage, ou vendre les services qu’elle rend[106]. »

Nous apercevons ici la même contradiction que nous avons déjà signalée dans la Richesse des nations. On nous assure que le travail est la source unique de la richesse, la cause unique de la valeur ; et, cependant, le principal article parmi les valeurs de ce monde se trouve entre les mains d’individus, qui, suivant notre auteur, « interceptent à leur profit la bonté de la nature et exigent un prix pour une chose qu’elle accorde libéralement ; » et ce prix, ils peuvent le demander, parce qu’ils ont pu « acquérir la faculté de disposer » de certaines forces naturelles, et empêcher qu’elles ne fussent utilisées par ceux qui ne consentent pas à payer, à celui qui en est propriétaire, « les services qu’elles leur rendraient. »

Ainsi, d’après ces deux autorités, il existe deux causes de la valeur, le travail et le monopole, la première restant la seule pour ce qui regarde tous les produits spontanés de la nature ; et les deux causes se combinant par rapport à la terre, la grande source de toute production.

C’est ainsi que M. Ricardo assure à ses lecteurs, que le prix payé pour l’usage de la terre doit se diviser en deux parts ; 1a première, que l’on peut demander en retour du travail « employé à améliore la qualité de cette terre, et à construire les bâtiments nécessaires pour garantir et conserver les produits, et la seconde, que l’on paye au propriétaire pour l’usage des facultés productives, primitives et impérissables du sol ; » et cette dernière doit s’ajouter encore, à celle que l’on pourrait demander pour l’usage de tout autre instrument parmi ceux qui concourent à la production.

M. Say nous apprend :

« Que la terre n’est pas le seul agent de la nature qui ait un pouvoir productif, mais qu’il est le seul, ou à peu près, que l’homme ait pu s’approprier : que l’eau des rivières et de la mer, par la faculté qu’elle a de mettre en mouvement nos machines, de porter nos bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un pouvoir productif, que le vent qui fait aller nos moulins, et jusqu’à la chaleur du soleil, travaillent pour nous, mais qu’heureusement personne n’a pu dire : Le vent et le soleil m’appartiennent, le service qu’ils rendent doit m’être payé[107]. »

M. Senior, au contraire, insiste sur ce point, que l’air et le soleil, les eaux d’un fleuve et celles de la mer, « la terre et toutes les qualités qu’elle possède, sont également susceptibles d’appropriation[108]. » Suivant lui, pour qu’une denrée puisse avoir une valeur aux yeux des hommes, il est nécessaire qu’elle soit utile, susceptible d’appropriation et, naturellement, transportable et limitée dans sa quantité, toutes qualités qu’il suppose possédées par la terre, dont les propriétaires peuvent, conséquemment, imposer des prix de monopole en échange de son usage.

M. Mill nous dit que « la rente de la terre est le prix payé en échange de l’usage d’un agent naturel ; qu’aucun prix semblable ne se paye dans l’industrie, que la raison du prix payé pour l’usage de la terre est simplement la limitation de sa quantité » et que « si l’air, la chaleur, l’électricité, les agents chimiques, et les autres forces de la nature mises en œuvre par les manufacturiers, n’étaient fournis que dans des limites restreintes, et pouvaient, comme la terre, être accaparés et appropriés, on exigerait également une rente en retour de la concession de leur usage. » Nous trouvons encore ici une valeur de monopole, qui vient s’ajouter au prix que pourrait demander le propriétaire, comme compensation du travail appliqué à la terre, ou à son amélioration.

Le lecteur a vu que la valeur de ces portions de la terre que l’homme convertit en arcs et en flèches, en canots, navires, maisons, livres, hameçons, drap, ou machines à vapeur, est déterminée par le prix de reproduction ; que ce prix, dans toutes les sociétés en progrès, est moindre que le prix de production, et que la baisse du premier, au-dessous du dernier, a toujours lieu très-rapidement, lorsque la population, et la puissance d’association qui en résulte, augmentent avec une égale rapidité. Et cependant, lorsque nous considérons les portions de la terre que l’homme met en œuvre pour les besoins de la culture, nous trouvons, d’après tous ces auteurs, une loi précisément contraire ; la valeur de la terre se trouve égale à ce qu’il en a coûté pour lui donner sa forme actuelle, plus la valeur d’un pouvoir de monopole qui s’accroît avec la population, et très-rapidement lorsque le développement de la population et la puissance d’association sont également très-rapides.

Admettre l’exactitude d’une pareille manière de voir, ce serait admettre que la terre, au moment où le fermier l’ouvrait avec sa charrue, était soumise à une certaine série de lois, et a été soumise à des lois directement contraires, aussitôt qu’elle a passé dans les mains du potier pour être convertie en porcelaine ou en faïence ; ce serait admettre qu’il n’existait rien qu’on pût appeler l’universalité des lois régissant la matière, et que, conséquemment, le Grand-Architecte de l’Univers nous a donné un système fécond en discordances, et dont la mise en œuvre ne pouvait nous faire prévoir rien qui ressemblât à l’harmonie. Les choses se passent-elles ainsi, en réalité ? c’est ce qu’il faut déterminer par un examen des faits de la circonstance, tels qu’ils se présentent dans la comparaison de la valeur de la terre, avec le travail qui serait aujourd’hui nécessaire pour la reproduire sous sa forme existante. Si le résultat aboutit à prouver que la première est plus considérable que le second, alors la doctrine de tous ces écrivains doit être admise comme exacte ; mais si ce résultat prouve, que nulle part la terre ne s’échangera contre une somme de travail équivalente à celle qui serait nécessaire pour sa reproduction, il faudra bien admettre alors que la valeur n’est, dans tous les cas, que la mesure de la somme d’efforts physiques et intellectuels nécessaire pour triompher des obstacles qui contrarient l’accomplissement de nos désirs ; que le prix demandé pour l’usage de la terre, de même que celui qui est demandé pour l’usage de toutes les autres denrées ou choses quelconques, n’est qu’une compensation pour les épargnes accumulées résultant des travaux du passé ; que le prix tend partout à diminuer, en proportion du produit obtenu avec le secours des machines ; et qu’il n’existe qu’un seul système de lois qui régit toute la matière, sous quelque forme qu’elle se présente.

Il y a douze ans, la valeur annuelle de la terre et des mines de la Grande-Bretagne, en y comprenant la part du clergé, était estimée par Robert Peel à 47.800.000 liv., 239.000.000 de fr., ce qui donnerait pour une possession de 25 ans, une somme principale de près de douze cents millions de liv. st., soit fr. 6.000.000.000. En évaluant le salaire des ouvriers, des mineurs, des artisans et de ceux qui dirigent leurs travaux, à raison de 50 liv., ou 1.250 fr. par an, pour chaque individu, la terre alors représenterait le travail de 24 millions d’individus en une seule année, ou d’un million d’individus pendant 24 années.

Supposons maintenant la Grande-Bretagne réduite à l’état où la trouva César ; couverte de forêts impénétrables (dont le bois n’a point de valeur à cause de sa surabondance), de marais, de bruyères et de déserts sablonneux ; estimons alors la quantité de travail qui serait nécessaire pour la placer dans la situation où elle se trouve aujourd’hui, avec ses terrains défrichés, nivelés, enclos et drainés ; avec ses routes à barrière de péage et ses chemins de fer, ses églises, ses écoles, ses collèges, ses tribunaux, ses marchés, ses hauts-fourneaux et ses foyers ; ses mines de houille, de fer et de cuivre, et les milliers d’autres améliorations nécessaires, pour mettre en activité ces forces pour l’usage desquelles on paie une rente, et l’on constatera que le travail de millions d’individus pendant plusieurs siècles, serait indispensable, lors même qu’ils seraient pourvus de toutes les machines des temps modernes, des meilleures haches et des meilleures charrues ; et qu’ils auraient à leur disposition la machine à vapeur, le chemin de fer et sa locomotive.

La même chose peut se voir aujourd’hui sur une plus petite échelle. Une partie du Lancashire du sud, la forêt et la chasse de Rossendale, embrassant une superficie de 24 milles carrés, contenait 80 habitants au commencement du seizième siècle ; et le montant du livre censier, au temps de Jacques Ier, il y a un peu plus de deux siècles, s’élevait à la somme de 122 l., 13 sch. 8 pence, soit 3.066 fr. 43 c. Cette région possède maintenant une population de 81.000 individus ; et l’état de revenus annuel s’élève à 50.000 liv, soit 12.500 fr., qui, pour une possession de vingt-cinq ans équivalent à 1.250.000 liv., soit 31.250.000 fr. ; sans avoir vu cette terre, on ne peut hésiter à affirmer, que si on la donnait aujourd’hui au baron Rothschild dans l’état où elle existait sous le règne de Jacques Ier, avec une prime égale à sa valeur, à la condition de tirer, des bois, le même parti qu’on avait tiré de ceux qui existaient à cette époque sur le sol, M. Rothschild s’engageant à rendre à cette propriété les mêmes avantages que ceux pour lesquels aujourd’hui on paie un revenu, on peut affirmer, disons-nous, que sa fortune personnelle serait dépensée en sus de la prime, longtemps avant que l’œuvre fût à moitié complète. La somme reçue comme rente est l’intérêt de la valeur du travail, moins la différence entre la puissance productive de Rossendale, et celle des terrains plus neufs qui peuvent maintenant être exploités par l’application du même travail qui a été là consacrée à l’œuvre.

La valeur au comptant des fermes, dans l’État de New-York, a été estimée sur les registres du Maréchal, au dernier recensement, à 554.000.000 de doll., soit 2.770.000.000 fr., et en y ajoutant la valeur des routes, constructions et autres œuvres d’amélioration, nous obtiendrons une somme qui s’élèvera probablement à un chiffre double, c’est-à-dire à l’équivalent du travail d’un million d’individus, travaillant 300 jours par an, pendant quatre ans, et recevant pour leur travail un dollar par jour. Si la terre était rétablie dans l’état où elle se trouvait au temps d’Hendrick Hudson, et qu’elle fût offerte en pur don à une association formée des plus riches capitalistes de l’Europe, avec un boni en argent égal à sa valeur actuelle, on verrait leur fortune privée et le boni épuisés, avant que les améliorations existantes eussent été exécutées, même dans la proportion d’un cinquième.

La terre de Pennsylvanie a été estimée dans un rapport fait après le cens, à une valeur au comptant, de 403.000.000 de dollars. En doublant ce chiffre, pour obtenir la valeur du domaine réel et de ses améliorations, nous obtenons le chiffre de 806.000.000 de doll., en d’autres termes l’équivalent des travaux de six cent soixante-dix mille individus pendant quatre ans ; ce qui ne forme pas le dixième de ce qui serait nécessaire pour reproduire l’État dans sa situation actuelle, s’il était rétabli dans celle où il se trouvait à l’époque de l’arrivée des Suédois qui commencèrent l’œuvre de colonisation.

William Penn vint après eux, et profita de ce qu’ils avaient déjà fait. Lorsqu’il obtint la concession de tout ce territoire qui constitue maintenant la Pennsylvanie, et vers l’ouest jusqu’à l’Océan Pacifique, on supposa qu’il possédait un domaine princier. Il plaça son capital dans le transport des colons, et consacra son temps et ses soins à la nouvelle colonie ; mais après plusieurs années de tracas et de tourment, il se trouva tellement obéré, qu’en 1708, il hypothéqua le tout pour 6.600 liv., soit 33.000 fr., afin de payer les dettes contractées dans le but de coloniser la province. Il avait reçu la concession en payement d’une dette s’élevant avec les intérêts à 29.200 liv., soit 46.000 fr., et ses débours y compris l’intérêt, étaient de 52.373 liv. ; tandis que le montant reçu dans l’espace de vingt ans, n’était que de 19.460, ce qui lui laissait un déficit dont le total était de 62.113. Quelques années plus tard le gouvernement fit avec lui une convention en vertu de laquelle il lui achetait le tout pour une somme de 12.000 liv. ; mais une attaque d’apoplexie empêcha l’exécution des conditions convenues. A sa mort William Penn laissa ses propriétés irlandaises à son fils favori, comme la partie la plus précieuse de sa propriété, la partie américaine étant d’une valeur de beaucoup inférieure aux frais de production. Le duc d’York obtint pareillement la concession de New-Jersey, mais quelques années après elle fut offerte en vente au prix d’environ 5.000 liv., soit 125.000 fr., prix bien inférieur aux dépenses qui y avaient été appliquées.

Les propriétaires des terrains inoccupés aux États-Unis ont constaté à leurs dépens que l’agent naturel n’avait pas de valeur. Fourvoyés de la même manière que William Penn, le duc d’York, les concessionnaires de l’établissement de la rivière de Swan et beaucoup d’autres, ils supposèrent que la terre devait acquérir une très-grande valeur ; et un grand nombre d’individus très-perspicaces furent entraînés à y placer des sommes considérables. Robert Morris, l’habile financier de la Révolution, fut celui qui poussa cette spéculation au plus haut point, accaparant des quantités immenses à des prix très-bas et souvent à raison de 10 cents par acre. Mais l’expérience a démontré l’erreur de Morris. Sa propriété, quoique la plus grande partie du terrain fût d’une qualité excellente, n’a jamais remboursé les charges dont elle était grevée. Et tel a été le résultat de toutes les opérations de ce genre. Un grand nombre de personnes, propriétaires de mille et de dix mille acres, qui ont acquitté les taxes de comté et les taxes de route, et qui se sont ainsi appauvries, recevraient maintenant bien volontiers le montant de leurs dépenses avec l’intérêt, en perdant complètement le prix d’achat primitif. Leurs embarras ne sont pas résultés du défaut de fécondité du sol, mais de ce fait, que le prix de reproduction diminuant constamment, on obtient de meilleures fermes, en retour d’une plus petite quantité de travail.

La compagnie foncière hollandaise acheta des portions de terrains considérables à des prix extrêmement bas, et sa propriété fut bien gérée. Mais les propriétaires y engloutirent un capital énorme ; aucune portion des États-Unis ne s’est améliorée plus rapidement que cette partie de l’État de New-York, où cette propriété se trouvait principalement située ; aucune portion n’a tiré plus d’avantage de la construction du canal Érié ; et cependant la totalité du prix d’achat y a été absorbée. Si la compagnie eût abandonné la terre, et qu’elle eût employé d’une autre manière le même capital appliqué à cet usage, le résultat eût été trois fois plus avantageux.

Il serait facile de multiplier les exemples pour prouver ce principe : que la propriété foncière obéit à une loi identique à celle qui régit toutes les autres espèces de propriété ; et qu’elle s’applique aux bourgs et aux villes aussi bien qu’à la terre. Avec tous leurs avantages de situation, Londres et Liverpool, Paris et Bordeaux, New-York et la Nouvelle-Orléans, ne s’échangeraient que contre une faible portion du travail qui serait nécessaire pour les reproduire, si leurs emplacements étaient, de nouveau, réduits à l’état dans lequel les trouva la population qui, la première, commença à les fonder. Dans toute l’étendue de l’Union, il n’existe pas un comté, un bourg ou une ville qui se vendît pour ce qu’il a coûté ; il n’en existe aucun dont les revenus soient équivalents à l’intérêt du travail et du capital appliqués à leur amélioration.

Tout le monde est familiarisé avec ce fait, que les fermes ne se vendent qu’à un prix de très-peu supérieur à la valeur des améliorations. Lorsque l’on en vient à rechercher quelles sont les améliorations comprises dans cette estimation, on voit que l’on n’a pas tenu compte de celles qui sont les plus onéreuses ; on n’a pas tenu compte du défrichement et du drainage de la terre, des routes qui ont été tracées, du tribunal ou de la prison qui ont été construits au moyen des taxes payées annuellement ; de l’église et de la maison d’école élevées par souscription ; du canal qui traverse une belle prairie, de la part pour laquelle le propriétaire a contribué à cette œuvre importante, ou de mille autres convenances, ou avantages, qui donnent de la valeur à la propriété, et disposent à payer une rente en échange de l’usage de celle-ci. Si l’on évaluait toutes ces choses, on trouverait que le prix de vente est le coût, moins une différence très-considérable.

Le gouvernement des États-Unis a fait récemment l’achat de plusieurs millions d’acres de terre, pour lesquels il a contracté l’engagement de payer aux propriétaires indiens un prix qui paraît très-bas ; et cependant la valeur totale de l’acquisition est due à ce fait, que la population de notre propre pays a fait les routes qui conduisent à cette terre ; elle a creusé des canaux et construit des navires de toute espèce, grâce auxquels ses produits peuvent être transportés au marché à peu de frais. Il y a cinquante ans, le territoire du Missouri était également sans valeur ; et celui de l’Indiana et de l’Illinois, du Michigan et du Wisconsin ne valaient guère mieux. Il y a soixante ans, il en était de même en ce qui regardait le Kentucky et l’État de l’Ohio, et il y a soixante-dix ans, par rapport à la Pennsylvanie occidentale et à l’État de New-York. Il y a un siècle, les parties orientales de ces États étaient dans la même situation, et il est probable que la valeur totale des terrains de la Nouvelle-Angleterre, à cette date, n’était pas aussi considérable que celle du petit coin où se trouve maintenant située la ville de Boston. Peu à peu et lentement, les terrains les plus rapprochés de la mer ont acquis de la valeur, à ce point qu’une terre de fermier se vend, en quelques régions, à raison de deux ou trois cents dollars par acre ; et à chaque pas fait dans cette voie, les terrains plus éloignés se sont élevés progressivement d’une valeur nulle à celle de dix, vingt et cinquante cents, puis au prix donné par le gouvernement d’un dollar 25 cents, puis de 10, 15 et 20 dollars ; mais quelque rapide qu’ait été la hausse, le prix que l’on pourrait obtenir aujourd’hui, pour tout le domaine réel du nord de la ligne de Mason et Dixon, ne rembourserait pas le cinquième du travail qui serait nécessaire pour le reproduire dans son état actuel, s’il était de nouveau réduit à son état de nature.

A chaque pas en avant que fait l’homme pour conquérir l’empire sur la nature, pour devenir capable de s’asservir les forces qui l’environnent de toutes parts, il y a diminution dans les frais nécessaires pour reproduire les denrées et les objets nécessaires à son usage, et en même temps une diminution constante dans leur valeur, comparée au travail, et augmentation dans la valeur du travail comparée à ces produits. Le lecteur a eu des preuves nombreuses qu’il en est ainsi, en ce qui concerne les haches, les bêches, les charrues et les machines à vapeur, le froment, le seigle, les tissus de coton et autres ; et ce qui prouve qu’il en est de même par rapport à la terre, c’est ce fait qu’elle peut s’acheter partout à un prix moindre que le prix de production.

§ 7. — Loi de distribution. Son application universelle.

Avec la diminution dans la valeur des haches et des bêches, il se manifeste partout une diminution dans la proportion du produit dont est grevé leur usage ; et cette diminution est toujours très-rapide lorsque l’amélioration dans leur qualité est très-considérable. Il en est de même aussi par rapport à la terre, dont la rente diminue constamment, dans la proportion qu’elle comporte à l’égard du produit du travail, et très-promptement, là où la marche du progrès est très-prompte également. Au temps des Plantagenets, le propriétaire du sol en Angleterre prenait tout et ne donnait au serf que ce qu’il lui plaisait d’accorder. Depuis cette époque, à mesure que le travail est devenu plus productif, il y a eu diminution constante dans la proportion réclamée par le propriétaire du sol, au point que celle-ci est tombée à une moyenne d’un cinquième ; ce qui laisse les quatre autres cinquièmes, comme compensation de son travail, à l’individu qui cultive la terre. Ici, nous le voyons, le mouvement est exactement le même que celui que nous avons observé par rapport au loyer des haches, au fret des navires et à l’intérêt de l’argent ; et il nous fournit une nouvelle preuve de l’universalité des lois qui régissent la matière, sous quelque forme qu’elle existe.

L’erreur de tous les économistes auxquels nous avons fait allusion, et à dire vrai, de tous les auteurs qui ont écrit sur la science sociale, consiste en ceci : qu’au lieu d’étudier ce que les hommes ont toujours fait, et ce qu’ils font encore aujourd’hui, par rapport à la terre, ils étudient dans leurs cabinets ce que ces mêmes hommes doivent faire, et ce qu’ils imaginent qu’ils feraient eux-mêmes, sous l’empire de circonstances semblables. Lorsque, par exemple, Adam Smith écrivit le passage dans lequel il prétendit « que les terrains les plus fertiles et les mieux situés ayant été occupés les premiers, » les hommes ne pouvaient, en conséquence, obtenir qu’un profit moins considérable de la culture des terrains restant, inférieurs pour la qualité du sol et la situation ; donnant ce fait comme une raison de la diminution dans la part proportionnelle du capitaliste, diminution qui suit toujours le progrès de la richesse et de la population, il négligeait complètement les faits que lui offrait l’histoire de son propre pays ; tous ces faits démontrent que les hommes ont partout commencé par les terrains plus pauvres des hauteurs, et ont travaillé pour arriver aux terrains plus riches des vallées arrosés par des rivières, et non pour abandonner ceux-ci.

Il était naturel que Smith et ses successeurs, en Angleterre et en France, eussent cette opinion, que les hommes, lorsqu’ils ont à choisir entre les terrains fertiles et les terrains ingrats, veulent, naturellement, s’emparer des premiers comme susceptibles de donner les revenus les plus considérables, en échange d’une quantité donnée de travail. Si cependant ils avaient réfléchi sur ce fait, que les premiers colons de leurs pays respectifs avaient été obligés de travailler avec le seul secours de leurs bras, et n’avaient eu, conséquemment, qu’à un très-faible degré le pouvoir de forcer la nature à travailler pour eux, tandis que la nature elle-même, telle qu’elle se montre dans les riches terrains de vallées, était toute-puissante et capable de manifester une résistance très-énergique à leurs efforts, ils n’auraient pu manquer de reconnaître, que c’était sur les terrains maigres et ingrats des hauteurs que l’œuvre de culture avait dû nécessairement commencer, et, en consultant l’histoire, ils auraient pu se convaincre qu’un pareil fait a été universel.

C’est à cette supposition qu’il faut attribuer l’erreur qui a été partout commise, relativement à la cause de la valeur appliquée à la terre, ainsi que cela deviendra évident pour le lecteur, lorsqu’il verra que de semblables erreurs ont dû se produire, par rapport à toutes les autres denrées et objets soumis à la même série de raisonnements. Supposons, par exemple, qu’on ait admis que la nature a fourni partout des haches toutes prêtes, et que tout l’effort exigé de l’homme a été de faire son choix entre celles de première, de seconde, de troisième, dixième ou vingtième qualité ; puis examinons le résultat. Sous l’empire de pareilles circonstances, on peut affirmer franchement que les premiers colons prendraient les meilleures haches, celles qui, dans le moins de temps possible, abattraient la quantité de bois la plus considérable, et que, lorsqu’elles auraient été toutes prises, ceux qui viendraient ensuite seraient forcés de prendre les haches de seconde qualité, et ainsi, successivement, jusqu’au moment où, avec le nombre croissant, quelques individus se trouveraient réduits à travailler avec des haches de dixième ou vingtième classe. Quelle serait maintenant la valeur de celles de première qualité ? Évidemment le prix d’appropriation, plus la différence entre les qualités naturelles de la hache n° 1 et de la hache n° 10 ou 20 ; et plus serait rapide l’accroissement de la population, plus serait considérable la demande de nouvelles quantités ; plus serait impérieuse la nécessité d’avoir recours aux haches de qualité inférieure, plus serait rapide la diminution dans la rémunération moyenne du travail, et plus rapide également l’augmentation de valeur des haches appropriées en premier lieu. La résistance offerte par la nature augmentant continuellement, les accumulations du passé atteindraient un pouvoir constamment croissant sur les travaux du présent.

Nous savons que la réalité est précisément le contraire de tout ceci. L’homme coupe d’abord le bois avec une coquille affilée, puis il emploie le caillou tranchant, puis il obtient une hache en cuivre, à laquelle en succède une en fer et enfin en acier. Et à chaque pas dans cette direction, le travail obtient une rémunération plus considérable, en même temps qu’il y a diminution constante dans la valeur de toutes les haches existantes, le coût de reproduction diminuant constamment. La résistance qu’offre ici la nature à la satisfaction des désirs de l’homme diminue constamment, et les travailleurs du temps présent obtiennent un pouvoir qui s’accroît constamment sur les accumulations du passé. Dans le premier des cas cités, la valeur des haches a dû se composer du travail d’appropriation, plus celle de l’agent naturel qui a été approprié. Dans le second, c’est le même travail d’appropriation, moins celui qui est économisé par la substitution des forces gratuites qui existent toujours dans la nature et qui sont, de plus en plus, contraintes de travailler au profit de l’homme.

L’expérience ayant démontré une parfaite similitude dans la série d’opérations qui s’accomplissent par rapport à la terre et à tous les instruments dans lesquels se transforment, à certains moments, des parties de celle-ci, soit haches ou machines à vapeur, maisons ou navires, l’homme isolé ayant commencé avec de misérables instruments de production, et l’homme associé à son semblable étant devenu capable de commander les services d’instruments d’un ordre plus élevé, les mêmes résultats doivent toujours suivre, comme les mêmes causes produisent les mêmes effets. C’est ce qui est démontré par ce fait, que la valeur de la terre est soumise à la même loi que celle des haches, diminuant dans son pouvoir de commander les services des travailleurs, et permettant aux travailleurs de commander ses services, en retour d’une proportion constamment décroissante du produit augmenté de la terre, et du travail exigé comme rente par le propriétaire du sol. Les choses étant ainsi, il doit être évident que ce dernier ne possède pas plus le pouvoir d’exiger un impôt pour le travail de l’agent naturel employé dans la production du froment, que le propriétaire de la hache pour ceux des agents naturels employés pour couper le bois ; et que tout ce que l’un reçoit est une compensation pour une partie du travail appliqué à soumettre la terre à la culture et à l’améliorer de toute autre manière ; tandis que l’autre reçoit, pareillement, une compensation pour ses services, en exploitant le minerai et le soumettant à la fusion, ainsi qu’en fabriquant la hache. C’est la population, et la puissance d’association qui en résulte, qui permet aux individus d’obtenir des subsistances des sols fertiles, et d’abandonner la hache formée d’une pierre tranchante pour la hache au tranchant d’acier ; et c’est la dépopulation, accompagnée de la diminution dans la faculté de combiner les efforts, qui les chasse de nouveau vers les sols ingrats pour y chercher leur nourriture, et les force de ne plus compter que sur la hache armée d’un caillou tranchant, à la place de la hache au tranchant d’acier. Avec la population, il y a augmentation constante dans le pouvoir de l’homme sur la nature, accompagnée de diminution des valeurs comparées au travail. Avec la dépopulation, il y a augmentation constante dans le pouvoir de la nature sur l’homme, accompagnée de la diminution dans la valeur du travail comparé avec les instruments de toute espèce.

§ 8. — Toutes les valeurs ne sont simplement que la mesure de la résistance opposée par la nature à la possession des choses que nous désirons.

On peut dire cependant : voilà deux champs à la culture desquels on appliqué une quantité identique de travail, et dont l’un commandera deux fois la rente et se vendra pour deux fois le prix qu’obtiendra l’autre, et l’on peut poser la question suivante : Si la valeur résulte exclusivement du travail, comment arrive-t-il que le propriétaire de l’un de ces champs soit, à un tel point, plus riche que le propriétaire de l’autre ?

En réponse à cette question, il est facile de démontrer qu’il existe des faits analogues, par rapport à ces autres denrées et objets dont on admet généralement que la valeur résulte exclusivement du travail. Le verrier met dans un fourneau une quantité considérable de sable, puis de la soude ou tout autre alcali, et il en retire du verre ; mais les qualités de cet article sont très-variées, bien qu’il soit produit avec les mêmes matières premières. Quelques-unes arrivent sur le marché, pour être vendues comme verres du no 1, et d’autres comme verres des n° 2, 3, 4 et 5 ; une partie d’entre eux peut aussi être d’une qualité tellement inférieure qu’elle n’a presque aucune valeur ; et cependant le travail appliqué à tous a été exactement identique. Tous ont également la même limite de valeur, le prix de reproduction. La résistance offerte par la nature à la production de celui de première qualité étant considérable, sa valeur équivaut à une somme considérable de travail, tandis que la résistance offerte à la production de celui de la qualité la plus inférieure n’étant que faible, il s’échange contre une faible dépense d’efforts humains. La valeur de tous est due à la nécessité de vaincre cette résistance et non, en aucune façon, aux propriétés naturelles que l’on sait exister dans le verre lui-même.

Un fermier élève cent chevaux, et pour chacun il dépense une quantité semblable de nourriture et de travail. Arrivés au moment où leur éducation est complète, ils présentent à la vue une grande variété de qualités ; les uns ont une très-grande vitesse et n’ont que peu de fond, tandis que d’autres ont du fond et très-peu de vitesse. Quelques-uns sont bons pour le harnais, tandis que d’autres n’ont guère de valeur que comme chevaux de selle. Plusieurs sont lourds et d’autres sont légers ; d’autres encore ont une grande puissance de traction, et plusieurs n’en ont qu’une très-faible. Leur valeur est également différente ; pour un seul cheval, on pourra peut-être demander un prix aussi considérable que celui qu’on pourrait obtenir, en échange d’une douzaine d’autres chevaux. Néanmoins, toutes ces valeurs ne représentent que les mesures de la résistance à vaincre, pour produire des chevaux possédant certaines qualités ; et toutes ne sont que les récompenses du travail et de l’habileté appliqués à cette branche particulière de production. Acquérant plus de connaissances, d’année en année, le fermier apprend que par le soin apporté dans le choix des matières appliquées à l’élève, il peut diminuer la résistance qu’il a d’abord éprouvée ; et, chaque année, il peut obtenir une quantité plus considérable d’animaux de première classe, en même temps qu’une augmentation constante a lieu dans la rémunération de ses efforts physiques et intellectuels, ainsi qu’une constante diminution dans la valeur de tout le capital restant, provenant des années précédentes.

« Jenny Lind pouvait obtenir mille dollars pour chanter une seule soirée ; elle a sans doute chanté à l’Opéra, où de jeunes filles, qui faisaient partie des chœurs, recevaient moins d’un dollar. Supposez, cependant, que quelque Barnum entreprenant résolût de former à son profit une nouvelle Jenny Lind, ou du moins une rivale passable de cette cantatrice, il verrait, de suite, la nécessité de multiplier ses chances de succès, en faisant cette expérience sur un grand nombre de personnes, des centaines ou des milliers. Leur éducation musicale, pendant plusieurs années, serait pour lui une charge énorme ; et s’il produisait enfin un prodige de chant, qui, par la puissance de sa voix, pût gagner le revenu de Jenny Lind, il aurait aussi sur les bras un certain nombre de cantatrices inférieures, qui ne pourraient attirer la foule dans la salle, que grâce au talent supérieur de sa prima dona, et des vingtaines de choristes dont le gain ne pourrait rembourser les frais de leur nourriture, de leur habillement et de leur éducation, sans compter celles qui seraient mortes, qui auraient perdu la voix, ou qui auraient échoué complètement, avant même de rien gagner[109]. »

Pourquoi Jenny Lind est-elle estimée à un prix aussi élevé ? c’est à raison des obstacles qu’il faut vaincre, avant de pouvoir reproduire une pareille voix. Il en est de même du beau cheval, du bel échantillon de verre, et de la terre qui donne au travailleur des revenus considérables. Quelle est la limite de leur évaluation ? celle du prix de reproduction, et pas au-delà. Et ce prix tend à diminuer, avec chaque progrès dans le développement de la population et de la richesse. Les mêmes lois s’appliquent ainsi à toute matière, quelle que soit la forme sous laquelle elle existe.

Dans certains états de la société, le cheval préféré sera le cheval propre aux besoins de la guerre, tandis qu’en d’autres ce sera celui qui est le mieux approprié aux besoins de la paix. A certaines époques, le guerrier aura la préférence ; à d’autres époques, au contraire, les qualités de l’homme d’État et du négociant seront plus appréciées et le guerrier sera négligé. Il en est de même à l’égard de la terre, dont la valeur naturelle ne représente qu’une part, et généralement très-faible, de ce qu’elle a coûté.

Souvent le travail appliqué à sa culture l’est en pure perte, parce que ses qualités ne sont pas de l’espèce particulière qu’on demande en ce moment même. Le colon qui commence par dessécher les marais perd son travail et meurt de la fièvre. Le terrain est fertile, mais le moment n’est pas venu. L’individu qui perce le granit, pour trouver de la houille, perd également son travail. La terre aura de la valeur, lorsqu’on aura besoin de blocs de granit, mais le moment n’est pas venu. L’individu qui cherche à tirer, du sol, de la marne, tandis qu’il a autour de lui une prairie fertile, perd son temps. La terre est fertile, mais le moment n’est pas venu. Tous les sols possèdent des qualités susceptibles de devenir utiles à l’homme ; et tous sont destinés, finalement, à être utilisés ; mais la nature ayant décrété qu’on n’obtiendrait pour ses besoins les meilleurs sols, ceux qui sont les plus propres à donner au travailleur le revenu le plus considérable, qu’au prix d’efforts combinés et longtemps continués, leur acquisition est une récompense qui lui est offerte comme un encouragement à déployer une constante activité, à pratiquer la prudence et l’économie, et à observer sans cesse cette loi fondamentale du christianisme, qui exige que chacun de nous respecte, à l’égard d’autrui, ces droits de l’individu et de la propriété qu’il désire que les autres respectent à son égard. Là où ces droits subsistent, on voit l’homme, constamment et régulièrement, quitter les sols stériles pour ceux qui sont plus productifs, en même temps qu’il y a augmentation constante de la population, de la richesse et du bien-être, et diminution constante de valeur dans toutes les terres cultivées primitivement, excepté dans les lieux où l’application continue du travail a tendu à les rendre plus productives. Le dernier historien de l’univers, avant le moment de sa dissolution, devra dire des terres diverses, ce que Byron disait des nuages du ciel d’Italie :

« Le jour qui va finir meurt comme le dauphin, auquel chaque minute de souffrance donne une couleur nouvelle, à mesure qu’il expire ; la dernière est encore la plus charmante, jusqu’au moment où elle disparaît, et tout n’est plus qu’une masse grise. »

La valeur de la terre est une conséquence de l’amélioration que le travail y a accomplie, et elle constitue dans la richesse un article important. La richesse tend à augmenter avec la population, et la faculté d’accumuler augmente, marchant d’un pas constamment accéléré, à mesure que de nouveaux terrains sont soumis à la culture, chacun d’eux donnant successivement au travailleur un revenu plus considérable. La rente tend donc, conséquemment, à s’accroître en quantité et à diminuer en proportion, avec le développement de la richesse et de la population. C’est en Angleterre, le pays le plus opulent de l’Europe, que celle-ci est la plus considérable. Diminuant à mesure que nous quittons ce pays pour les contrées plus pauvres telles que la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, elle disparaît enfin, complètement, au sein des Montagnes Rocheuses et des îles de l’Océan Pacifique, où la terre n’a aucune valeur.

§ 9. — Toute matière est susceptible de devenir utile à l’homme. Pour qu’elle le devienne, il faut que l’homme puisse la diriger. L’utilité est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature. La valeur est celle du pouvoir de la nature sur l’homme.

Robinson Crusoé était environné de choses qu’il pouvait utiliser pour sa nourriture ou son vêtement, ou comme des instruments à l’aide desquels il pouvait se procurer les diverses denrées nécessaires à la satisfaction de ses besoins ; mais dans sa position actuelle il était incapable de disposer de leur secours. L’oiseau qui prenait son essor dans les airs, et l’écureuil qui bondissait d’un arbre à l’autre, étaient aussi complètement convenables pour satisfaire son appétit des aliments que ceux qu’il avait pris dans ses pièges ; mais ces animaux n’avaient pour lui aucune utilité. L’eau abondait en poissons, mais il lui manquait un hameçon pour les pêcher. Sur cette eau une barque aurait pu être mise à flot ; mais ne possédant ni hache ni instrument tranchant pour abattre un arbre ou le creuser, cette propriété de soutenir une barque était pour lui aussi inutile que si elle n’eût jamais existé. Cette eau était susceptible de produire la vapeur, qu’on pouvait utiliser pour accomplir l’œuvre de milliers de travailleurs ; mais Robinson ne possédait aucune des machines, grâce au secours desquelles il pût disposer des services de la vapeur. L’air était riche en fluide électrique qu’on eût pu utiliser ; mais les usages de ce fluide lui étaient inconnus. Robinson étant faible et la nature forte, la résistance qu’elle lui offrait, par rapport à la satisfaction de ses désirs, était trop considérable pour être vaincue par ses moyens personnels, s’il ne recevait aucune assistance.

Avec le temps, toutefois, nous le voyons appeler à son aide les diverses propriétés du bois, son élasticité, sa dureté et sa pesanteur ; puis obtenir un instrument tranchant qui lui sert à rendre d’autres forces propres à seconder ses desseins ; puis encore creuser un arbre et maîtriser à son profit la propriété de l’eau de porter une barque, et utiliser ainsi, par degrés, les diverses forces qui existent dans la nature et qui n’attendent que la demande de leurs services.

La propriété d’être utile à l’homme appartient à toutes les molécules de matière dont la terre se compose ; elle existe en égale proportion dans la houille, placée à des milliers de pieds au-dessous de la surface de la terre, et dans celle qui brûle en ce moment dans la grille du foyer ; dans le minerai, encore enseveli au sein de la mine, et dans celui qui a été converti en cheminées à l’anglaise, en grilles ou en rails pour les chemins de fer. Pour utiliser ces choses il a fallu, la plupart du temps, une dépense considérable d’efforts physiques et intellectuels ; et c’est à cause de la nécessité de ces efforts, que l’homme arrive à attacher l’idée de valeur aux denrées et aux choses qu’il a obtenues par ce moyen.

En quelques cas, lui étant fournies abondamment et précisément sous la forme et dans le lieu où elles sont nécessaires, ainsi que cela a lieu pour l’air que nous respirons, elles sont alors complètement sans valeur. En d’autres, elles lui sont fournies par la nature sous la forme où elles sont utilisées, comme lorsqu’il s’agit de l’eau ou de l’électricité ; mais ces choses mêmes exigent un changement de lieu, et conséquemment, d’après notre appréciation, elles ont une valeur équivalente à l’effort nécessaire pour triompher de la résistance qui s’oppose à leur possession. Dans une troisième série de cas, et la plus nombreuse de toutes, elles ont besoin de subir un changement de lieu et de forme, et acquièrent alors une valeur plus élevée, à raison de la résistance plus considérable dont il faut triompher.

Pour que l’homme devienne capable d’effectuer ces changements, il doit d’abord utiliser les facultés qui le distinguent de la brute. Dans l’homme isolé elles sont à l’état latent ; l’association est indispensable pour les stimuler et créer le mouvement nécessaire à la production de la force. Si Bacon, Newton, Leibniz, ou Descartes, eussent été laissés seuls dans une île, la capacité dont ils étaient doués pour être utiles à leurs semblables eût été exactement la même que celle que nous leur avons vu révéler ; mais leurs facultés seraient restées inactives et sans utilité. Telle qu’était cette capacité, pouvant s’associer à d’autres semblables ou différentes, leurs diverses idiosyncrasies furent provoquées à l’activité, et l’individualité se développa de plus en plus, avec un accroissement constant dans la somme de connaissances accumulées et la facilité de nouvelles accumulations.

Chaque jour on nous assure que « savoir c’est pouvoir » et si nous désirons avoir une preuve de ce fait, il nous suffit d’observer, d’une part, à quel degré de pauvreté et de faiblesse se trouvent réduites les diverses sociétés du globe, occupant des régions pourvues abondamment de toutes les qualités nécessaires pour permettre à leurs propriétaires de devenir riches et puissants ; sociétés qui cependant continuent à ne faire aucun progrès, à défaut de cette facilité pour combiner les efforts, si indispensable au développement des facultés intellectuelles ; et de l’autre quelle est la richesse et la puissance d’autres sociétés, dont les terres paraissent manquer de presque toutes les qualités nécessaires pour produire la richesse ou la puissance. Il est peu de pays qui offrent à leurs habitants un sol plus ingrat pour la culture que celui de nos États de l’est ; ils n’ont que peu de charbon de terre, en même temps qu’ils manquent complètement de la plupart des produits métalliques de la terre ; et cependant, parmi les sociétés humaines répandues sur le globe, la Nouvelle-Angleterre occupe un rang élevé, parce qu’au sein de sa population on trouve l’habitude de l’association existant sur une grande échelle, en même temps qu’une activité correspondante dans ses facultés. Si nous tournons les regards vers le Brésil, nous y trouvons un tableau tout à fait opposé ; la nature y fournit un sol fertile pour tous les besoins de la culture, un sol où se trouvent abondamment les minéraux et les métaux les plus précieux ; et tous ces biens restent presque complètement inutiles, faute de cette activité d’esprit qui résulte nécessairement de l’association de l’homme avec ses semblables.

Le pouvoir de commander aux diverses forces de la nature est une force qui existe dans l’homme, à l’état latent, tout le temps qu’il est contraint de vivre et de travailler seul, mais qui, de plus en plus, se réveille et devient active, à mesure qu’il devient plus capable de travailler de concert avec ses semblables.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la propriété d’être utile à l’homme existe dans toute la matière ; mais pour que cette propriété soit utilisée, l’homme doit posséder la puissance nécessaire pour triompher de la force de résistance de la nature, et cette puissance il ne peut l’avoir dans l’état d’isolement. Placez-le au milieu d’une société considérable où les occupations sont diversifiées à l’infini, et ses facultés vont se développer. Avec l’individualité arrive la puissance d’association, toujours accompagnée de ce mouvement rapide de l’intelligence d’où résulte l’empire sur la nature ; et chaque progrès fait dans cette direction n’est que le précurseur de progrès nouveaux et plus considérables. Il y a un siècle, l’homme était de toutes parts environné par l’électricité qu’il pouvait utiliser ; mais il manquait complètement des connaissances nécessaires pour faire exécuter à celle-ci son propre travail. Franklin fit un pas, en identifiant la foudre à ce qu’on avait connu jusqu’alors sous le nom d’électricité ; et, depuis cette époque, Arago, Ampère, Biot, Henry, Morse et beaucoup d’autres, ont consacré leurs efforts à acquérir la connaissance de ses propriétés, connaissance nécessaire pour diriger ses mouvements et utiliser sa puissance. Une fois celle-ci acquise, au lieu de contempler l’aurore et la foudre comme de simples objets d’un stupide étonnement, nous les regardons, aujourd’hui, comme la manifestation de l’existence d’une grande force qui peut être appropriée à transmettre nos messages, à argenter nos couteaux et nos fourchettes, et à mettre nos navires en mouvement.

L’utilité des choses est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature, et celle-ci se développe avec la faculté d’association parmi les individus. D’autre part, la valeur de ces choses est la mesure du pouvoir de la nature sur l’homme, et celle-ci diminue avec le développement de la faculté d’association. Les deux pouvoirs se meuvent ainsi en sens divers, et l’on constate toujours qu’ils existent en rapport inverse l’un de l’autre.

La déperdition de subsistances résultant des opérations diverses auxquelles le blé est soumis, dans le but de perfectionner l’apparence du pain que l’on en fabrique, est évaluée à un quart de la quantité totale ; et cette déperdition, sur 20 millions de quarters nécessaires à la consommation de l’Angleterre, équivaut au chiffre de cinq millions. Si toute cette quantité était économisée, l’utilité du blé s’accroîtrait considérablement ; mais l’accroissement correspondant de la facilité avec laquelle on pourrait obtenir la substance alimentaire, serait accompagné d’une diminution considérable de valeur ; et il en est de même, ainsi que nous l’avons vu, de toutes les autres denrées et choses quelconques. Le perfectionnement des machines à vapeur permettant d’obtenir une force constamment croissante, de la même quantité de houille, l’utilité de celle-ci augmente ; mais sa valeur décroît, à cause de la facilité plus grande d’obtenir le fer pour la construction de nouvelles machines, à l’aide desquelles on se procure une plus grande quantité de houille. A mesure que l’ancienne route devient plus utile, par suite de sa fréquentation plus constante par une population qui se développe, la valeur de cette route diminue ; et cela a lieu, à raison de la facilité croissante d’obtenir des routes nouvelles et mieux tracées. L’individu qui doit descendre d’une colline, pour se rendre à une fontaine éloignée, dépense un travail considérable pour fournir de l’eau à sa famille ; mais lorsqu’il a creusé un puits, il s’en procure une provision quadruple en ne faisant usage, à cet effet, que de la vingtième partie de ses forces musculaires. L’utilité ayant augmenté, la valeur en échange a diminué considérablement. Plus tard il adapte une pompe au puits, et là nous constatons qu’il se produit un effet semblable. En outre, avec le développement de la population et de la richesse, nous le voyons s’associer avec ses voisins pour donner de l’utilité à de grandes rivières, en dirigeant leurs eaux à travers les rues et les maisons ; et il se trouve alors pourvu, à si peu de frais, que la plus petite monnaie en circulation paie plus que ses devanciers ne pouvaient obtenir au prix d’une journée entière de travail ; d’où il suit que la famille consomme, en un seul jour, une quantité plus grande que celle qui auparavant eût suffi pour un mois sous la pression de la nécessité ; et les avantages qu’elle recueille sont presque affranchis de toute charge.

Avec chaque accroissement dans la facilité d’obtenir des subsistances de la terre, à raison de l’abandon des terrains ingrats pour les terrains plus fertiles, l’homme acquiert le pouvoir constamment croissant d’utiliser des terrains encore plus riches ; et plus cet accroissement est rapide, plus est rapide aussi la diminution dans la valeur des terrains cultivés en premier lieu. Il en est de même encore à l’égard des métaux précieux, dont la valeur diminue à mesure que leur utilité augmente. La masse immense d’or et d’argent, accumulée en France, est inutile à la société ; et la valeur élevée à laquelle se maintiennent ces métaux, est due au fait de leur accumulation. Si toute cette masse était rendue à la circulation, la monnaie deviendrait abondante, et l’intérêt tendrait à baisser, en même temps que le prix du travail hausserait. Si nous portons nos regards autour de nous, nous voyons partout que c’est dans les pays où ces métaux rendent le moins de services à l’individu qu’ils sont estimés à la plus grande valeur ; et que là leur valeur en travail et en terre diminue, à mesure que nous arrivons à cette société où ils rendent les services les plus considérables : la Nouvelle-Angleterre, et particulièrement dans les états manufacturiers de Rhode-Island et de Massachusetts. Les choses étant ainsi, nous pouvons apercevoir facilement comment il se fait que les métaux tendent partout à se porter hors des pays où l’intérêt est élevé et vers ceux où il est faible. Dans les derniers, leur valeur diminue constamment, et cette diminution est nécessairement accompagnée d’un accroissement constant dans la facilité de les appliquer aux divers usages auxquels ils sont propres, tantôt à la dorure des livres et tantôt à leurs conversions en couteaux, cuillers et fourchettes, ou autres changements dans leurs formes, de manière à servir aux usages, ou à satisfaire les goûts de leurs propriétaires. C’est dans les lieux et au moment où l’intérêt tend à baisser que l’application des métaux à ces usages s’étend le plus rapidement, prouvant ainsi que la valeur diminue en même temps que l’utilité augmente ; et, dans les lieux et au moment où l’intérêt tend à hausser, que leur usage décline le plus rapidement, fournissant une nouvelle preuve de ce fait, que l’utilité et la valeur sont toujours en raison inverse l’une de l’autre.

L’utilité de la matière augmente avec le développement de la puissance d’association et de la combinaison des efforts entre les individus ; et chaque pas fait dans cette voie est accompagné d’une diminution dans la valeur des denrées nécessaires pour leur usage et un accroissement dans la facilité d’accumuler la richesse.


CHAPITRE VII.

DE LA RICHESSE.

§ 1. — En quoi consiste la Richesse ? Les denrées, ou les choses, ne sont pas la richesse pour ceux qui ne possèdent pas la science de s’en servir. Les premiers pas vers l’acquisition de la richesse sont toujours les plus coûteux et les moins productifs. Définition de la richesse.

Robinson avait fabriqué un arc et avait ainsi acquis une richesse. En quoi, cependant, consistait cette richesse ? Était-ce dans la possession de l’instrument ? Assurément non ; mais dans le pouvoir qu’il lui donnait sur les propriétés naturelles du bois et de la corde, en le rendant capable de substituer l’élasticité de l’un et la ténacité des fibres de l’autre, à la contraction musculaire dont le secours, seul, lui avait jusqu’alors permis de se procurer des subsistances. Lorsqu’il eut creusé un canot, il trouva sa richesse augmentée. En effet, à l’aide de sa nouvelle machine, il pouvait commander les services de l’eau ; et comme la nature travaille toujours gratuitement, tout ce qu’il pouvait maintenant ajouter à ses provisions, il l’obtenait entièrement sans frais. Lorsqu’il eut fixé dans son canot, une perche, au haut de laquelle il plaça une peau de bête, en guise de voile, il put commander les services du vent, et, de cette façon, augmenter encore le pouvoir de se transporter d’un lieu dans un autre ; et sa richesse s’accrut ainsi constamment.

Supposons, cependant, qu’au lieu d’avoir été amené par l’observation des propriétés du bois à fabriquer un arc ; il en eut trouvé un, et qu’il eût été assez dépourvu de connaissances pour être incapable d’en faire usage, en ce cas, sa richesse aurait-elle augmenté. Assurément non. L’arc fût demeuré pour lui aussi inutile que les arbres dont la terre était couverte. Supposons encore qu’il eût trouvé un canot et qu’il eût ignoré les propriétés de l’eau, ou du bois, aussi complètement que nous pouvons l’admettre chez les peuplades sauvages de l’Inde ou de la Germanie, ne serait-il pas alors demeuré aussi pauvre qu’auparavant ? On ne peut mettre en doute qu’il en eût été ainsi. En pareil cas, la richesse ne peut consister dans la simple possession d’un instrument, qui ne se rattache pas à la connaissance des moyens de s’en servir. Si l’on faisait don d’un million d’arcs à un aveugle-né, il n’en serait pas plus riche ; et si nous transmettions, aux sauvages des Montagnes Rocheuses, le droit absolu de propriété sur les usines et les hauts-fourneaux de l’Union, ils n’y trouveraient aucun accroissement de richesse ; pour eux la chance de mourir de froid ou de faim serait restée la même, bien qu’ils fussent ainsi devenus propriétaires de machines, pouvant produire tous les instruments nécessaires pour leur permettre de se procurer largement les subsistances et les vêtements, à la seule condition de posséder la science. Des livres et des journaux ne seraient pas une richesse pour l’homme qui ne sait pas lire, mais les aliments en seraient une ; et il donnerait, de grand cœur, une bibliothèque tout entière, en échange de la quantité de blé dont il aurait besoin pour se nourrir pendant une année.

Pendant des milliers d’années, le peuple anglais posséda des quantités presque illimitées de ce combustible dont un seul boisseau peut soulever, en une minute, cent mille livres par pied, et faire ainsi le travail de centaines d’individus ; et cependant ce combustible ne constituait pas une richesse, faute de connaître les moyens d’utiliser sa puissance. Il y avait là une force cachée. Mais ce ne fut qu’à l’époque où parut Watt, que l’homme put contraindre cette force à travailler à son profit. Il en a été de même à l’égard des mines d’anthracite de la Pennsylvanie. Ce combustible était plus pur et de meilleure qualité que tout autre, et, conséquemment susceptible d’accomplir une plus grande somme de travail ; mais, par cette raison, il fallait une science plus avancée pour développer sa puissance latente. Plus est considérable le pouvoir d’être utile, c’est-à-dire plus est considérable la somme d’utilité qu’une denrée recèle à l’état latent, plus grande est toujours la somme de résistance à vaincre pour la soumettre à l’empire de l’homme. Une fois ce résultat acquis, le pouvoir ainsi obtenu se concentre dans l’homme même, à mesure que se développe l’utilité de la matière première qui l’entoure.

Le pauvre cultivateur des premiers temps commence ses travaux, ainsi que nous l’avons vu, sur les flancs des collines. Au-dessous de lui se trouvent les terrains qui, pendant plusieurs siècles, ont reçu les eaux des terrains supérieurs, en même temps que les feuilles des arbres et les arbres tombés eux-mêmes, dont la totalité, de temps immémorial, s’est décomposée et s’est incorporée à la terre, formant ainsi des sols devenus susceptibles de donner au travailleur la plus ample rémunération. Cependant, par ce motif, ceux-ci sont inaccessibles. Leur nature se révèle dans les grands arbres dont ils sont couverts, et dans leur faculté de retenir l’eau nécessaire pour favoriser l’œuvre de décomposition ; mais le pauvre colon n’a pas le pouvoir de débarrasser ces mêmes sols de leur bois, ou de les drainer pour enlever l’excédant d’humidité. Il commence ses travaux sur le penchant de la colline ; mais en même temps que sa famille augmente et que se perfectionnent ses instruments de culture, nous le voyons descendre des hauteurs, et non-seulement se procurer pour lui-même une plus grande quantité de subsistances, mais encore les moyens de nourrir le cheval ou le bœuf dont il a besoin pour l’aider dans ses travaux. Grâce à l’engrais que lui ont rapporté les terres de meilleure qualité, nous voyons ses successeurs reprenant immédiatement la trace de ses pas, améliorant le flanc de la colline, et la forçant de donner un revenu deux fois plus considérable que celui qu’on obtenait primitivement. A chaque pas qu’ils font pour descendre, ils obtiennent pour leur travail une plus ample rémunération, et chacun de ces pas les ramène avec un accroissement de puissance, à la culture du sol primitif et ingrat. A cette heure ils possèdent des chevaux et des bœufs ; et tandis qu’avec leur secours ils tirent, de sols nouveaux, un engrais accumulé depuis plusieurs siècles, ils possèdent aussi des charrettes et des wagons pour le transporter sur la colline ; et à chaque progrès nouveau, leur rémunération augmente, tandis que leurs labeurs diminuent. Ils reviennent au sable et apportent de la marne, dont ils recouvrent la couche superficielle de la terre ; ou bien ils reviennent à l’argile et y incorporent de la pierre à chaux, et par ce moyen doublent leurs produits. Pendant tout cet intervalle ils fabriquent une machine, qui les nourrit dans le moment même où ils la fabriquent, et dont la puissance augmente à mesure qu’on lui enlève davantage. Dans le principe, elle était sans valeur, mais aujourd’hui qu’elle les a nourris et vêtus pendant plusieurs années, elle a acquis un tel degré d’utilité que ceux qui voudront en tirer parti, devront, pour en obtenir le droit, payer une large rétribution.

La terre est une immense machine qui a été donnée à l’homme pour être façonnée à son usage. Plus il la façonne, mieux elle le nourrit, parce que chaque progrès ne fait qu’en préparer un nouveau plus productif que le dernier accompli, exigeant moins de travail et donnant un plus large revenu. Le travail du défrichement est considérable ; cependant le revenu qu’il donne est faible, la terre étant couverte de débris de troncs d’arbres et jonchée de racines. Chaque année, celles-ci se décomposent, et la fertilité de la terre augmente, en même temps que le travail du labourage diminue. A la fin, les tronçons d’arbres ayant disparu, le rapport est doublé, tandis que le travail est de moitié moins pénible qu’auparavant. Pour hâter cette opération le propriétaire n’a pas fait autre chose qu’exploiter la terre, la nature a fait le reste. Le secours qu’elle lui prête, en cette circonstance, produit bien plus de subsistances qu’on n’en avait recueilli, d’abord, en retour du défrichement de la terre. Cependant ce n’est pas tout. L’excédant ainsi obtenu lui a donné les moyens d’améliorer les terrains ingrats, en lui fournissant l’engrais propre à les fertiliser ; et de cette façon, il a triplé ou quadruplé son revenu primitif, sans être obligé à de nouveaux efforts ; le travail qu’il s’épargne, dans la culture des sols neufs, lui suffit pour transporter de l’engrais sur les sols plus anciens. Il conquiert alors un pouvoir, chaque jour plus considérable, sur les trésors variés de la terre.

Relativement à toutes les opérations qui se rattachent à la soumission de la terre à l’empire de l’homme, le résultat est le même. Le premier pas est constamment celui qui coûte le plus et qui produit le moins[110]. Le drainage commence nécessairement près du cours d’eau où le travail est le plus pénible ; et toutefois cette opération ne débarrasse de l’eau qu’une petite portion de terre. Un peu plus loin la même somme de travail, utilisant ce qui a déjà été fait, peut drainer une étendue triple ; et alors on peut établir un système complet de drainage, avec moins d’efforts qu’il n’en fallait d’abord pour celui qui était le plus défectueux. Mettre la chaux en contact avec l’argile, sur un espace de 50 acres, devient un travail plus facile que n’a été le défrichement d’une seule acre ; cependant l’opération double le rendement de chacune des cinquante acres. L’individu qui a besoin d’une petite quantité de combustible, pour son usage personnel, dépense beaucoup de travail pour ouvrir dans le voisinage un filon de houille. Élargir ce filon de manière à doubler le produit est une besogne qui n’exige, relativement, que peu d’efforts ; il en est de même d’un nouvel élargissement, au moyen duquel il peut faire usage d’un wagon, et qui lui donne un rapport cinquante fois plus considérable que celui qu’il avait obtenu, lorsqu’il n’avait à compter que sur ses seules forces, sans aucun autre secours. Creuser un puits conduisant au premier filon, au-dessous de la couche superficielle de la terre, puis établir une machine à vapeur, ce sont là des opérations coûteuses ; mais creuser postérieurement celui qui doit conduire à un second filon, et le tunnel pour arriver à un troisième, ne sont que des bagatelles en comparaison de la première opération ; et pourtant chacune d’elles est également productive. La première ligne d’une voie ferrée longe les maisons et les villes occupées par quelques centaines de milliers d’individus. On fait ensuite de petits embranchements, qui coûtent incontestablement bien moins de travail que la ligne primitive, mais qui mettent en rapport avec elle probablement une population triple. Le commerce prenant de l’accroissement, on peut avoir besoin d’une seconde, d’une troisième, ou d’une quatrième voie. La voie primitive facilitant le passage des matériaux et le triomphe des obstacles à vaincre, trois nouvelles voies peuvent se construire maintenant, avec moins de dépenses qu’il n’en a fallu pour construire la première.

Tout le travail ainsi dépensé pour façonner l’immense machine n’est que le prélude de nouvelles demandes qui sont faites à celle-ci, et qu’accompagnent un revenu croissant et la hausse du salaire ; d’où il résulte que les portions de cette machine, telle qu’elle existe, s’échangent constamment, lorsqu’elles arrivent sur le marché, pour une somme de travail bien inférieure à celle qu’elles ont coûté. L’individu qui cultivait les terrains maigres se trouvait heureux d’obtenir cent boisseaux, en retour de son travail pendant une année ; mais avec les progrès accomplis par lui-même et par ses voisins au bas de la colline sur des terrains plus fertiles, le salaire a haussé, et l’on peut maintenant exiger 200 boisseaux. Sa ferme rapportera 1.000 boisseaux, mais elle exige le travail de quatre individus qui doivent avoir pour leur part chacun 200 boisseaux. En calculant sur un prix d’achat capitalisé depuis vingt ans, cela donne un capital de 4.000 boisseaux, ou l’équivalent d’un salaire de vingt ans, tandis qu’elle peut avoir coûté, si l’on tient compte de son travail personnel, de celui de ses fils et de ses auxiliaires, l’équivalent de cent ans de travail, ou peut-être bien davantage. Pendant tout ce temps, cette ferme les a tous nourris et vêtus ; et elle est devenue le produit d’accroissements insensibles qui ont eu lieu, d’année en année, sans qu’on y songeât ou qu’on s’en aperçût.

Elle a maintenant la valeur d’un salaire de vingt ans, parce que son propriétaire, pendant nombre d’années, en a retiré annuellement mille boisseaux ; mais lorsque durant une longue suite de siècles elle est restée inexploitée, accumulant le pouvoir de servir les besoins de l’homme, elle n’avait aucune valeur. Il en est de même partout à l’égard de la terre. Plus on en tire de richesse, plus on trouve qu’il en existe encore. Lorsque les mines de houille de l’Angleterre demeuraient intactes, elles étaient sans valeur. Aujourd’hui, elles en ont une presque illimitée ; et cependant la terre renferme d’énormes quantités de ce combustible, pour des milliers d’années. Il y a un siècle, le minerai de fer était peu estimé et l’on passait des baux moyennant des rentes presque nominales. Aujourd’hui malgré les quantités considérables qui ont été enlevées, ces baux sont regardés comme équivalents à la possession de grandes fortunes, bien que la proportion du minerai dont on connaît l’existence, en d’autres contrées, ait probablement augmenté au centuple.

Les riches terrains dont nous venons de parler, ceux où se trouvent la houille, la chaux et le minerai de fer, possédaient, il y a un siècle, autant qu’aujourd’hui, le pouvoir de contribuer au bien-être et aux jouissances de l’homme ; cependant ils ne constituaient point une richesse, parce que l’homme lui-même manquait de la science nécessaire pour le rendre capable de les forcer de travailler à son profit ; leur utilité était latente, elle attendait, pour se développer, l’action de l’intelligence humaine.

Chez l’individu de cette époque, nous constatons une série de faits exactement semblables : ses facultés étaient identiques à celles des individus de nos jours ; mais, elles étaient également latentes ; son cerveau était prêt à lui rendre des services s’il les eût réclamés ; mais il était incapable de le faire. Ce cerveau eût également travaillé à son profit sans qu’il lui en coûtât rien ; et non-seulement les choses se seraient passées ainsi ; mais en diminuant la somme des demandes faites aux forces musculaires de l’homme, il eût diminué, considérablement, la somme de nourriture nécessaire pour réparer les pertes résultant de l’emploi de son activité. L’emploi du temps indispensable pour subvenir à ses besoins eût été ainsi réduit dans sa durée, en même temps qu’il y aurait eu une augmentation correspondante dans la quantité des heures dont il pouvait disposer, pour étudier d’une façon plus approfondie les forces de la nature, et préparer les machines nécessaires pour soumettre ces mêmes forces et les faire servir à son profit.

La richesse consiste dans le pouvoir de commander les services toujours gratuits de la nature, que ceux-ci soient rendus par le cerveau de l’homme, ou par la matière au milieu de laquelle il vit et sur laquelle il doit agir. Plus est considérable la puissance d’association, c’est-à-dire plus grande est la diversité des demandes faites à l’intelligence humaine, plus est considérable également, ainsi que nous l’avons vu, le développement des facultés particulières — ou l’individualité — de chaque membre de la société ; et plus se développe la capacité pour l’association. Avec cette dernière arrive l’accroissement du pouvoir sur la nature et sur lui-même ; et plus est complète sa capacité pour se gouverner lui-même, plus doit être rapide le mouvement de la société, — plus est considérable la tendance vers de nouveaux progrès et plus est rapide aussi le développement de la richesse.

Ainsi que nous l’avons dit, la somme de puissance qui n’attend que les demandes de l’homme est illimitée. Elle est, à l’égard du monde considéré dans son ensemble, ce qu’étaient les trésors accumulés dans la caverne des brigands, pour Ali-Baba, qui n’avait besoin que de prononcer un mot magique pour voir s’ouvrir les portes de cette caverne, et devenir ainsi possesseur des richesses qu’elle renfermait. Pour que l’homme acquière la puissance d’opérer le même prodige et de faire ainsi, pour lui-même, tout ce que les génies pouvaient accomplir autrefois, il lui suffit de se rendre capable de s’écrier aussi : Sésame, ouvre-toi, en combinant ses efforts avec ceux de ses semblables.

§ 2. — La combinaison des efforts actifs est indispensable aux développements de la richesse. Moins les instruments d’échange sont nécessaires, plus est considérable, la puissance d’accumulation. La richesse s’accroît avec la diminution dans la valeur des denrées, ou des choses nécessaires aux besoins et aux desseins de l’homme.

Plus est développée parmi les individus la tendance à la combinaison des efforts actifs, plus est intense la rapidité avec laquelle se répandent les connaissances, s’acquiert la puissance d’action et s’accumule la richesse. Pour que la combinaison des efforts ait lieu, il faut qu’il y ait différence, et, pour que celle-ci existe, il doit y avoir diversité de travaux. Là où cette dernière se rencontre, on voit l’individu obtenir un pouvoir constamment croissant sur la nature et sur lui-même, qui acquiert ainsi la liberté, en raison directe du développement de ses facultés latentes.

Dans les premiers âges de la société, à l’époque où les individus cultivent les terrains ingrats, il ne peut y avoir qu’une faible association, et conséquemment qu’une faible combinaison d’efforts actifs. N’ayant ni cheval, ni chariot, le colon isolé ne compte guère que sur ses bras pour ramasser sa petite récolte. Transportant une peau de bête au lieu où il l’échangera, à une distance de plusieurs milles, il cherche à obtenir en retour du cuir, des souliers ou du drap. En même temps que la population augmente, on trace des routes et l’on cultive des terrains plus fertiles. Le magasin et la manufacture se trouvant plus rapprochés de lui, il se procure des souliers et de la farine, à l’aide d’un mécanisme d’échange moins compliqué ; et jouissant maintenant de plus de loisir pour mettre sa machine en œuvre, les revenus du travail s’accroissent. Un plus grand nombre d’individus se procurent maintenant des subsistances sur la même superficie, de nouveaux lieux d’échange apparaissent. La laine étant convertie en drap sur place, il la troque directement avec le fabricant de drap. La scierie étant à sa portée, il fait des échanges avec celui qui la met en œuvre. Le tanneur lui donne du cuir contre ses peaux, et le fabricant du papier contre ses chiffons. Son pouvoir de commander l’emploi du mécanisme d’échange augmente ainsi constamment, tandis que la nécessité d’en faire usage diminue dans la même proportion ; à mesure que les années se succèdent, il se manifeste une tendance plus considérable au rapprochement réciproque du producteur et du consommateur ; chaque année, le colon constate un accroissement dans le pouvoir de consacrer son temps et son intelligence, aux opérations ayant pour but de façonner le puissant instrument auquel il doit les substances alimentaires et la laine ; et c’est ainsi, que l’accroissement de la population qui consomme est indispensable au progrès de la production.

La perte résultant de l’emploi du mécanisme de l’échange est en raison du volume de l’article à échanger ; au premier rang sont les substances alimentaires, au second le combustible, au troisième la pierre à bâtir ; le fer occupe le quatrième, le coton le cinquième et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous arrivions aux dentelles et aux épices (nut-megs). Les matières premières étant celles à la formation desquelles la terre a le plus coopéré, et celles aussi par la production desquelles le sol est le plus amélioré, plus le lieu d’échange, ou de transformation, peut être rapproché du lieu de production, moins il doit y avoir de perte dans l’opération, et plus doit être considérable le pouvoir d’accumuler le capital destiné à seconder la production d’une richesse nouvelle. Que les choses doivent nécessairement se passer ainsi, c’est ce qui sera évident pour quiconque réfléchira qu’en physique c’est une loi : que tout ce qui tend à diminuer la quantité du mouvement mécanique, tend à diminuer le frottement et à augmenter la force.

L’individu qui produit les subsistances sur son propre terrain construit la machine, en vue de produire avec plus d’avantage l’année suivante. Son voisin auquel elles sont données à la condition de rester en repos, perd le travail d’une année sur sa machine, et tout ce qu’il a gagné s’est réduit au plaisir de consumer son temps à ne rien faire. S’il a employé lui-même ses chevaux et son chariot à transporter ces subsistances dans sa demeure, en employant le même nombre de jours qui eût été nécessaire pour les produire, il a fait un mauvais emploi de son temps ; car la ferme n’a pas été améliorée. Il a perdu le travail et l’engrais. Comme toutefois personne ne donne rien gratuitement, il est évident, que l’homme qui possède une ferme et se procure ailleurs des subsistances doit payer pour leur production, et aussi pour leur transport ; que, bien qu’il ait obtenu un salaire aussi élevé en se livrant à quelque autre occupation, sa ferme, au lieu d’être améliorée par une année de culture, s’est détériorée par suite d’une année d’abandon ; et qu’il reste plus pauvre qu’il ne l’eût été, s’il avait produit les subsistances nécessaires à sa propre nourriture.

L’article qui, ensuite, est le plus encombrant est le combustible. En même temps que l’homme chauffe sa maison, il défriche son terrain. Il perdrait à rester dans l’inaction, si son voisin lui apportait son propre combustible, et plus encore s’il devait employer le même temps à le transporter, parce qu’il userait sa charrette et perdrait l’engrais. S’il devait louer ses services, et ceux que peut rendre son chariot, à un autre individu, et pour la même quantité de bois de chauffage qu’il aurait coupée sur sa propriété, il subirait une perte ; car son exploitation rurale n’aurait pas été défrichée.

En enlevant sur ses propres champs les pierres avec lesquelles il doit bâtir sa maison, il gagne doublement ; car à mesure que sa maison se construit, son terrain est débarrassé. S’il demeure dans l’inaction et laisse son voisin apporter la pierre, il subit une perte ; car ses champs demeurent impropres à la culture. S’il accomplit une quantité égale de travail pour un voisin, en recevant le même salaire apparent, il subit une perte, par ce fait qu’il a encore à enlever les pierres, et jusqu’au moment où cela aura eu lieu, il ne peut cultiver son terrain.

A chaque amélioration dans le mécanisme de l’échange, il y a diminution dans la proportion qui s’établit entre ce mécanisme et la masse de denrées susceptibles d’être échangées, à raison de l’accroissement extraordinaire de produits, résultant de l’accroissement de la somme de travail qui peut être appliquée à fabriquer la puissante machine. C’est un fait d’observation journalière, que la demande de chevaux et d’individus augmente, à mesure que les chemins de fer font renoncer aux barrières des péages ; et la raison en est que les moyens qu’acquiert le fermier d’améliorer sa terre augmentent plus rapidement que la quantité d’hommes et de chevaux nécessaires pour le travail. L’individu, qui jusqu’à ce jour avait envoyé au marché ses bestiaux à moitié élevés, accompagnés de chevaux et d’hommes qui doivent servir à les amener, ainsi que de chariots et d’autres chevaux chargés de fourrages ou de navets, pour les nourrir en route et les engraisser lorsqu’ils seront arrivés sur le marché, cet individu, disons-nous, maintenant engraisse son bétail sur place, et l’expédie par le chemin de fer, tout prêt pour l’abattoir ; et de cette façon le besoin qu’il a du mécanisme de l’échange se trouve diminué considérablement. Il garde chez lui ses hommes, ses chevaux et ses chariots, et les matières excrémentielles, produit de son foin et de son avoine ; les premiers sont employés à creuser des tranchées et à drainer ses terres, tandis que les dernières fertilisent le sol qu’il a cultivé jusqu’à ce jour. Sa production doublant, il accumule promptement, tandis que les individus qui l’entourent peuvent consommer plus d’aliments, dépenser davantage pour se vêtir et peuvent eux-mêmes amasser davantage. Il a besoin de travailleurs dans son champ, et ceux-ci ont besoin de vêtements et de maisons. Le cordonnier et le charpentier, voyant qu’il y a demande de travail, se rapprochent alors de la communauté, consommant les subsistances sur le terrain qui les produit ; et c’est ainsi que le mécanisme de l’échange s’améliore. La quantité de farine consommée sur place engageant le meunier à venir et à consommer sa part, en même temps qu’il prépare celle des autres, la somme de travail nécessaire à l’échange diminue encore, et il en reste davantage à consacrer à la culture de la terre. La chaux du sol étant maintenant retournée, on obtient des tonnes de navets, sur la même superficie qui auparavant ne donnait que des boisseaux de seigle. La quantité de subsistances à consommer augmentant plus rapidement que la population, il faut un plus grand nombre de consommateurs sur le terrain ; et bientôt arrive la filature de laine. Cette laine n’exigeant plus pour son transport ni chariots ni chevaux, ceux-ci sont maintenant employés à transporter de la houille ; ce qui permet au fermier de défricher son terrain boisé, et de soumettre à la culture le sol magnifique qui, depuis des siècles, n’a produit que du bois. La production augmentant encore, la nouvelle richesse prend la forme d’une filature de coton ; et à chaque pas fait dans cette direction, le fermier constate de nouvelles demandes adressées à cette grande machine qu’il a construite, accompagnées d’un accroissement constant dans le pouvoir de l’élever à une plus grande hauteur, de la rendre plus solide et de lui donner des fondements plus inébranlables. Aujourd’hui il fournit du bœuf et du mouton, du blé, du beurre, des œufs, de la volaille, du fromage, et toutes les autres choses qui contribuent au bien-être et aux jouissances de la vie et auxquelles le climat est approprié ; et il les tire de la même terre qui, à l’époque où ses devanciers commencèrent l’œuvre de culture sur le sol léger des hauteurs, donnait à peine le seigle nécessaire à l’entretien de la vie.

Nous voyons ici s’établir une attraction locale, tendant à neutraliser l’attraction de la capitale, ou de la principale ville de commerce ; et dans les pays où il existe le plus de pareils centres locaux, on constate invariablement la tendance la plus prononcée au développement de l’individualité et à la combinaison des efforts actifs, ainsi qu’aux progrès les plus rapides de la science, de la richesse et du pouvoir. Plus le système social se rapproche dans ses dispositions, de celle que nous avons vu établies pour conserver l’ordonnance du grand système dont notre planète fait partie, plus le mouvement sera considérable et plus l’harmonie sera parfaite, et plus aussi l’homme deviendra capable de maîtriser et de diriger les diverses forces destinées à son usage ; et plus il arrivera promptement à abdiquer l’état de créature esclave de la nécessité, pour conquérir son véritable rang, celui de créature puissante.

A chaque pas fait dans cette direction, il y a, ainsi que nous l’avons démontré, diminution dans la valeur de toutes les accumulations existantes, d’une part, à raison de la diminution constante dans la résistance qu’offre la nature à la satisfaction des désirs de l’individu, et d’autre part de l’accroissement constant dans la faculté conquise par l’homme, de triompher de la résistance qui reste encore à vaincre. Que les choses doivent nécessairement se passer ainsi, c’est là ce qui sera évident pour quiconque réfléchira que si l’on pouvait se procurer la houille, le fer, le drap, ou toute autre denrée, aussi facilement que l’on se procure l’air atmosphérique, les premiers n’auraient pas, à nos yeux, une valeur plus considérable que celle que nous attachons au dernier. Les accumulations existantes sont le résultat de travaux accomplis antérieurement. Tout ce qui tend à augmenter la puissance de l’homme de nos jours tend, aussi, à lui donner une plus grande facilité de disposer des accumulations du passé, et de diminuer la proportion du produit du travail que peut demander celui qui les possède, en retour de la concession de leur usage. Conséquemment, tous ceux qui désirent diminuer la domination du capital à l’égard du travail, et accroître ainsi la liberté de l’individu, doivent souhaiter que le développement de la richesse soit favorisé.

La richesse augmente en même temps que la puissance d’association et le développement de l’individualité. L’individualité se développe à mesure que les occupations se diversifient ; et c’est pourquoi l’individu est devenu toujours plus libre, à mesure que le fermier et l’artisan ont tendu de plus en plus à se rapprocher l’un de l’autre.

§ 3. — De la richesse positive et de la richesse relative. Le progrès de l’homme est en raison de la diminution de la valeur des denrées et de l’accroissement de sa propre valeur.

Nous sommes accoutumés à mesurer la richesse des individus ou des sociétés, d’après la valeur de la propriété qu’ils possèdent ; tandis que la richesse augmente, ainsi que nous le voyons, avec la diminution des valeurs, lesquelles sont, uniquement, la mesure de la résistance à vaincre avant qu’une propriété ou des denrées semblables puissent être reproduites. Cette manière de voir peut donc sembler en opposition avec l’idée générale qu’on se forme de la richesse ; mais en la soumettant à l’examen, on s’apercevra que cette différence n’est qu’apparente. La richesse positive d’un individu doit s’évaluer d’après le pouvoir qu’il exerce ; mais on doit évaluer sa richesse relative, d’après la somme d’efforts que devraient échanger d’autres individus, avant d’être capables d’acquérir un pouvoir semblable. Le propriétaire d’une maison qui lui offre un abri, et d’une ferme qui lui fournit subsistances et vêtements, possède une richesse positive, bien que ni l’une ni l’autre n’ait de valeur d’après l’estimation d’autres individus. Si on lui demande de fixer le prix auquel il consentirait à s’en dessaisir, il estimera la somme d’efforts qu’on exigerait d’autres individus, avant qu’ils pussent acquérir un semblable pouvoir ; et ce sera la mesure de sa richesse, comparée à celle d’un individu qui n’aurait ni maison ni ferme. Sa richesse positive consiste dans l’étendue du pouvoir qu’il exerce sur la nature. Sa richesse relative est la mesure de ce même pouvoir, comparé avec celui qu’exercent ses semblables.

Cependant, à ce moment même, un perfectionnement survient dans le mode de fabrication des briques et le défrichement des terres ; immédiatement il y a diminution dans sa richesse relative, mais sans aucune modification dans sa richesse positive ; sa maison, comme auparavant, continuant de l’abriter et sa ferme de le nourrir. La diminution de la première est une conséquence de l’accroissement de la richesse et de la puissance de la société tout entière, dont il est membre ; et elle devient plus rapide à mesure que les perfectionnements se multiplient, parce qu’en même temps que chacun d’eux a lieu successivement, il y a décroissance dans les obstacles qu’offre la nature à la production des maisons et des fermes, et accroissement dans le nombre de celles qui sont produites, accompagnée d’un progrès constant dans la condition de la société. La richesse positive de l’individu ne subit aucun changement, et cependant sa richesse relative diminue constamment ; et le fait demeure également vrai, qu’on l’envisage par rapport aux accumulations intellectuelles, ou aux accumulations matérielles. L’homme qui sait lire possède une richesse ; et plus il y a autour de lui d’individus ignorants, plus sa valeur personnelle augmente ; placez-le au milieu d’autres individus qui savent à la fois lire et écrire, et il devient, par comparaison, plus pauvre qu’auparavant, bien que sa richesse positive n’ait subi aucune diminution.

La richesse d’une société consiste dans le rapport à établir, à l’égard de son pouvoir pour commander les services de la nature ; et plus ce pouvoir est considérable, moins le sera la valeur des denrées, et plus grande sera la quantité qu’on peut s’en procurer en retour d’une certaine somme de travail. À chaque pas fait dans cette direction, il y aura une diminution dans la proportion à établir pour le temps nécessaire à la production des choses indispensables à la vie, avec celle que l’on peut consacrer à préparer les machines dont on a besoin pour exercer un empire plus étendu sur la nature, ou encore aux besoins de l’éducation, des délassements ou des plaisirs. Le progrès de l’individu est donc en raison de la diminution de la valeur des denrées, et de l’accroissement de sa valeur personnel

§ 4. — Caractère matériel de l’économie politique moderne. — Elle soutient qu’on ne doit regarder comme valeurs que celles qui revêtent une forme matérielle. Tous les travaux sont regardés comme improductifs, s’ils n’aboutissent pas à la production de denrées ou de choses

L’économie politique moderne ayant tendu à exclure du domaine de ses considérations tous les phénomènes qui ne se rattachent pas directement à la production et à la consommation de la richesse matérielle, il en est résulté la nécessité de donner, à la nouvelle science, un nom qui fut plus en harmonie avec ces limites tracées à sa sphère d’action. De là diverses propositions ayant pour but de faire adopter les noms de chrématistique, de catallactique, ou d’autres encore, qui excluraient expressément l’idée, que l’intelligence et l’individualité morale de l’homme pussent rentrer dans le cercle des recherches de l’économiste. Il est vrai que ces noms n’ont jamais été adoptés ; mais la simple intention manifestée à cet égard, par des économistes distingués, est une preuve de la nature complètement matérielle du système, et il nous a été démontré que tel est en effet son caractère, dans un document très-remarquable émanant de l’un des hommes les plus distingués parmi les économistes français (M. Dunoyer) qui apprend à ses lecteurs :

« Que la plupart des livres d’économie politique, jusqu’aux derniers y compris les meilleurs, ont été écrits dans la supposition, qu’il n’y avait de richesses réelles, ni de valeurs susceptibles d’être qualifiées de richesses, que celles que le travail parvenait à fixer dans des objets matériels. Adam Smith, dit-il en continuant, ne voit guère de richesse que dans les choses palpables[111]. J.-B. Say débute en désignant par le nom de richesse, des terres, des métaux, des grains, des étoffes, etc., sans ajouter à cette énumération aucune classe de valeurs non réalisées dans de la matière. Toutes les fois, selon Malthus, qu’il est question de la richesse, notre attention se fixe à peu près exclusivement sur les objets matériels. Les seuls travaux, d’après Rossi, dont la science de la richesse ait à s’occuper, sont ceux qui entrent en lutte avec la matière pour l’adapter à nos besoins. Sismondi ne reconnaît pas pour de la richesse les produits que l’industrie n’a pas revêtus d’une forme matérielle. Les richesses, suivant M. Droz, sont dans tous les biens matériels qui servent à la satisfaction de nos besoins. L’opinion la plus vraie, ajoute-t-il, est, qu’il faut la voir dans tous les biens matériels qui servent aux hommes. Enfin, dit M. Dunoyer, l’auteur de ces lignes ne peut oublier qu’il a eu à soutenir, il y a à peine quelques mois, un long débat, avec plusieurs économistes, ses collègues à l’Académie des sciences morales, sans avoir pu réussir à leur persuader, qu’il y a d’autres richesses que celles que l’on a, si improprement, appelées matérielles[112]. »

L’économie politique moderne ayant créé à son usage un être auquel elle a donné le nom d’homme, et de la composition duquel elle a exclu tous les éléments constitutifs de l’homme ordinaire qui lui étaient communs avec l’ange, en conservant soigneusement tous ceux qu’il partageait avec les bêtes fauves vivant dans les forêts, cette économie politique, disons-nous, s’est vue forcée, nécessairement, de retrancher de sa définition de la richesse tout ce qui appartient aux sentiments, aux affections ou à l’intelligence. A ses yeux, l’homme est un animal destiné à procréer, et qu’on peut rendre propre au travail ; mais pour qu’il puisse accomplir ce travail, il faut qu’on le nourrisse ; et il est arrivé, comme conséquence nécessaire de cette opinion que, non-seulement les économistes que nous avons déjà cités, mais encore une foule d’autres aussi éminents, se sont vus amenés, nécessairement, à traiter comme improductifs tous les emplois du temps ou de l’intelligence qui ne revêtent pas une forme matérielle. Des magistrats, des hommes de lettres, des professeurs, des savants, des artistes, etc. Les Humboldt et les Thierry, les Savigny et les Kant, les Arago et les Davy, les Canova et les David sont considérés par cette école comme des êtres improductifs, hormis le cas où ils produisent des choses, et, comme le dit avec raison M. Dunoyer, une semblable manière de voir nous entraîne à cette contradiction :

« Qu’au milieu de ce concert pour déclarer improductifs les arts qui agissent directement sur le genre humain, ces économistes sont unanimes pour les trouver productifs, lorsqu’ils les considèrent dans leurs conséquences, c’est-à-dire dans les utilités, les facultés, les valeurs qu’ils parviennent à réaliser dans les hommes. C’est ainsi qu’Adam Smith, après avoir avancé dans certains passages de son livre, que les hommes de lettres, les savants et autres travailleurs de cette catégorie, sont des ouvriers dont le travail ne produit rien, dit expressément, ailleurs, que les talents utiles acquis par les membres de la société, talents qui n’ont pu être acquis qu’à l’aide des hommes qu’il appelle des travailleurs improductifs, sont un produit fixe et réalisé pour ainsi dire dans les personnes qui les possèdent, et forment une partie essentielle du fonds général de la société, une partie de son capital fixe. C’est ainsi que J.-B. Say qui dit, des mêmes classes de travailleurs, que leurs produits ne sont pas susceptibles de s’accumuler, et qu’ils n’ajoutent rien à la richesse sociale, déclare formellement, d’un autre côté, que le talent d’un fonctionnaire public, que l’industrie d’un ouvrier (créations évidentes de ces hommes dont on ne peut accumuler les produits) forment un capital accumulé. C’est ainsi que M. Sismondi qui d’une part, déclare improductifs les travaux des instituteurs, etc., affirme positivement, d’un autre côté, que les lettrés et les artistes (ouvrage incontestable de ces institutions) font partie de la richesse nationale. C’est ainsi que M. Droz, qui fait observer quelque part, qu’il serait absurde de considérer la vertu comme une richesse proprement dite, termine son livre en disant : qu’on tomberait dans une honteuse erreur si l’on considérait comme ne produisant rien, la magistrature qui fait régner la justice, le savant qui répand les lumières, etc.[113]. »

§ 5. — La définition de la richesse que nous donnons aujourd’hui est pleinement d’accord avec sa signification générale de bonheur, de prospérité et de puissance. La richesse s’accroit avec le développement, à l’égard de l’homme, du pouvoir de s’associer avec son semblable.

En adoptant la définition de la richesse que nous avons donnée plus haut, on évite de pareilles contradictions, et ce terme recouvre sa signification primitive de bonheur général, de prospérité et de pouvoir, non pas le pouvoir de l’homme sur son semblable, mais sur lui-même, sur ses facultés, et les forces multiples et merveilleuses destinées à son usage. Telle était, en grande partie, l’idée d’Adam Smith, ainsi qu’on le verra dans le passage ci-dessous, où il démontre jusqu’à quel point le bonheur, la richesse et le progrès seraient favorisés, si l’on adoptait un système en harmonie avec ces « penchants naturels de l’individu » qui le portent à se concerter avec ses semblables pour développer les facultés diverses de tous les membres de la société, en facilitant l’extension du commerce et l’affranchissement des exactions du trafiquant et du soldat[114].

Le docteur Smith n’était pas le défenseur de la centralisation. Au contraire, il croyait pleinement à un système tendant à la création de centres locaux d’action ; et il ne croyait pas à celui qui avait pour but d’empêcher l’association, en forçant tous les fermiers du monde de s’adresser à un marché unique et éloigné, lorsqu’ils voulaient convertir en drap leurs substances alimentaires et leur laine.

Telle était cependant la politique de son pays, et c’est pourquoi il devint nécessaire pour M. Malthus de prouver que le paupérisme, conséquence inévitable de la centralisation, devait son origine à une grande loi naturelle, qui s’opposait à ce que la quantité de subsistances pût jamais rester de niveau avec les demandes d’une population croissante. Puis vint M. Ricardo, auquel le monde est redevable de cette idée, que la culture a toujours commencé par les sols fertiles, et que les individus qui alors abandonnaient l’Angleterre pour émigrer aux colonies, quittaient la culture des terrains ingrats pour celle des terrains fertiles, lorsque le contraire précisément avait toujours eu lieu. Sa doctrine, ainsi que celle de ses partisans, est conséquemment la doctrine de la dispersion, de la centralisation et des grandes villes ; tandis que celle du docteur Smith tendait à l’association, au gouvernement local des individus, par eux-mêmes, et aux pays couverts de villages et de villes, où doivent s’accomplir les échanges de la campagne environnante.

Toute la tendance des économistes modernes a été en opposition directe avec celle qu’a indiquée, comme la seule véritable, l’auteur de la Richesse des nations ; et conséquemment, de là est venu que leur science s’est restreinte à cette unique considération : Par quels moyens peut-on augmenter la richesse matérielle ? en mettant de côté complètement la question de la moralité, ou du bonheur, des sociétés qu’ils désiraient enseigner. C’est pour cette raison que la science a revêtu peu à peu une forme si répulsive, et que l’un de ses professeurs les plus éminents s’est trouvé obligé de dire à ses lecteurs, que l’économiste est requis de songer au développement de la richesse, seule, et de se borner à la discussion des mesures à l’aide desquelles il pense qu’elle peut se développer, ne permettant « ni à la sympathie pour l’indigence, ni à l’aversion pour la prodigalité ou l’avarice, au respect pour les institutions existantes, à la haine des abus actuels, ou à l’amour de la popularité, du paradoxe ou des idées systématiques de l’empêcher d’affirmer ce qu’il croit être des faits, ou de tirer, de ces faits, les conclusions qui lui paraissent légitimes[115]. »

Heureusement la véritable science n’est pas obligée d’imposer de pareilles exigences à ceux qui l’enseignent. Plus elle est étudiée, plus l’indigence qu’ils aperçoivent autour d’eux doit exciter leur sympathie, et plus ils doivent devenir libres dans l’expression de cette sympathie, parce qu’ils doivent demeurer plus pleinement convaincus, que l’existence d’un semblable état de choses est la conséquence des lois humaines et non divines ; plus doit être énergique l’aversion provoquée par la prodigalité et l’avarice, comme tendant toutes deux à produire l’indigence ; plus leur respect doit être profond pour toutes les institutions qui ont pour but de favoriser le développement de cette habitude de l’association, grâce à laquelle, uniquement, l’homme acquiert l’empire sur la nature, qui constitue sa richesse ; plus doit être prononcée sa haine des abus existants qui tendent à perpétuer la pauvreté et la misère actuelles ; plus aussi doit être prononcée leur résolution de travailler honnêtement à les extirper.

La richesse se développe en même temps que le pouvoir de l’homme de satisfaire le premier et le plus impérieux besoin de sa nature, le désir de l’association avec ses semblables. Plus ce développement est rapide, plus est grande la tendance à l’annihilation de l’indigence d’une part, et de l’autre, à celle de la prodigalité et de l’avarice ; à la cessation des abus existant actuellement, qui tendent à limiter l’exercice de la puissance d’association, à restreindre le développement de l’individualité, ainsi qu’à diminuer le sentiment de responsabilité rigoureuse envers Dieu et l’homme, et à obtenir le résultat suivant : la société prenant la forme la mieux calculée pour faciliter la marche progressive de ce même homme vers la position éminente à laquelle il a été destiné primitivement, et conséquemment, la forme la mieux faite pour inspirer respect et « révérence. »


CHAPITRE VIII.

DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.

§ 1. — En quoi consiste la Société. Les mots société et commerce ne sont que des modes divers d’exprimer la même idée. Pour que le commerce existe, il doit exister des différences. Les combinaisons dans la société sont soumises à la loi des proportions définies.

Robinson Crusoé était obligé de travailler seul. Au bout de quelque temps, toutefois, Vendredi s’étant réuni à lui, la société commença. Mais en quoi consistait cette société ? Était-ce dans l’existence d’un second individu résidant sur son île ? Assurément non. Si Vendredi se fût assez rapproché de lui pour le voir chaque jour, mais qu’il se fût abstenu de converser ou d’échanger des services avec lui, se livrant seul à la chasse ou à la pêche, et consommant seul le produit de ses travaux, il n’eût existé là aucune société. Ce n’est pas ainsi qu’agit Vendredi ; mais, au contraire, il conversa avec Robinson, échangea avec lui des services, fit cuire le poisson que celui-ci avait péché, et combina de mille façons ses efforts avec son compagnon de captivité dans l’île, et c’est ainsi qu’il créa une société, ou, en d’autres termes, une association ; laquelle n’est autre chose que l’acte d’échanger des idées et des services, et s’exprime, à juste titre, par le simple mot de commerce. Tout acte d’association étant un acte de commerce, les termes société et commerce ne sont que des modes différents d’exprimer une idée identique.

Pour que le commerce puisse exister, il faut qu’il y ait différence dans le monde organique ou inorganique. Si Robinson et Vendredi s’étaient bornés à exercer une seule et même faculté, l’association n’aurait pu avoir lieu, entre eux, plus qu’elle ne le pourrait, maintenant, entre deux molécules d’oxygène ou d’hydrogène. Opérez l’union de ces deux éléments, et immédiatement une combinaison se manifeste ; il en est de même à l’égard de l’homme. Si Robinson n’eût possédé que l’usage de ses yeux, et que Vendredi, privé de la vue, eût joui uniquement de l’usage de ses bras, l’association entre eux aurait eu lieu immédiatement. La société consiste dans des combinaisons résultant de l’existence de différences, de l’existence de diverses individualités parmi les individus dont elle se compose ; et plus est parfaite la proportion réciproque dans chacun des divers éléments, plus doit être considérable la tendance à la combinaison des efforts, ainsi que nous l’avons déjà débouté. Parmi les sociétés purement agricoles, l’association existe à peine ; tandis qu’on la trouve développée à un haut degré, là où l’on voit le fermier, l’homme de loi, le marchand, le charpentier, le forgeron, le maçon, le meunier, le filateur, le tisserand, l’entrepreneur de bâtiments, le fondeur de minerai, l’affineur de fer et le fabricant de machines, former des parties intégrantes de la société.

Il en est de même par rapport au monde inorganique, la puissance de combinaison se développant avec l’accroissement des différences, mais toujours d’accord avec la loi des proportions définies, à laquelle la chimie est redevable de cette précision qu’elle n’eût jamais pu atteindre sans elle. Placez mille atomes d’oxygène dans un récipient, et ils demeureront immobiles ; mais, dans ce récipient, introduisez un seul atome de carbone, et mettez en jeu leurs affinités réciproques, immédiatement il y aura production de mouvement, une certaine portion du premier élément se combinera avec le second et formera l’acide carbonique. Les autres parties d’oxygène continueront à rester immobiles. Si, cependant, on introduit successivement des atomes d’hydrogène, d’azote et de carbone, il se formera de nouvelles combinaisons, jusqu’à ce qu’enfin le mouvement se soit produit dans toutes les parties ; mais dans chaque cas de combinaison accomplie successivement, les proportions seront aussi définitivement fixées qu’elles l’ont été dans le premier ; et il en est de même dans le monde inorganique tout entier.

Les choses se passant ainsi en ce qui concerne toute autre matière[116], il en doit être de même par rapport aux combinaisons où il s’agit de l’homme et qui sont désignées par le mot Société, la tendance au mouvement étant en raison directe de l’harmonie des proportions entre les diverses parties dont cette société se compose. En réalité, c’est ce qui a lieu, l’association prenant de l’accroissement en même temps que s’accroissent les différences, et diminuant en même temps qu’il y a une diminution quelconque à cet égard, jusqu’à ce qu’enfin le mouvement cesse d’exister, ainsi qu’on l’a constaté dans tous les pays dont la richesse et la population ont baissé.

Dans le monde inorganique, l’association des éléments a lieu suivant des lois fixes et immuables. Là, toutefois, les corps qui se combinent entre eux possèdent constamment, et en tout lieu, le même principe de combinaison ; l’atome d’oxygène du siècle des Pharaons étant d’une composition exactement identique à celui du siècle des Lavoisier et des Davy. Les choses se passent différemment à l’égard de l’homme. Capable de progrès, chacune de ses facultés se développe successivement, à mesure que son intelligence est provoquée à agir par l’habitude de l’association avec son semblable. Conséquemment, en ce qui le concerne, la faculté de combiner les efforts est progressive, et doit s’accroître de jour en jour, d’année en année, à mesure que la quantité des différences augmente, et à mesure que la société atteint, de plus en plus, ces proportions qui sont indispensables (comme dans le cas de l’oxygène et du carbone) pour s’approprier chaque faculté des individus dont elles se composent ; et nous constaterons qu’il en est ainsi.

§ 2. — Tout acte d’association est un acte de mouvement. Les lois générales du mouvement sont celles qui régissent le mouvement sociétaire. Tout progrès a lieu, en raison directe de la substitution du mouvement continu au mouvement intermittent. Il n’existe ni continuité de mouvement, ni puissance, là où il n’existe point de différences. Plus ces dernières sont nombreuses, plus est rapide le mouvement sociétaire et plus est considérable la tendance à son accélération. Plus le mouvement est rapide, plus est grande la tendance à la diminution de la valeur des denrées et à l’accroissement de la valeur de l’homme.

Dans le monde inorganique, chaque acte de combinaison est un acte de mouvement ; les diverses molécules échangeant réciproquement leurs propriétés respectives. Il en est de même dans le monde social ; tout acte d’association est un acte de mouvement ; les idées se communiquent et s’approprient ; on rend et on accepte des services, on échange des denrées ou des objets. Toute force résulte du mouvement, et c’est là où se développe dans une société le mouvement le plus considérable, que l’on voit l’homme déployant la puissance la plus intense, pour soumettre à son empire les diverses forces naturelles qui l’environnent de toutes parts. Quelles sont donc alors les lois du mouvement ? S’il est vrai qu’il n’existe qu’un système unique de lois qui régit toute la matière, en ce cas, celles qui régissent les mouvements des divers corps inorganiques doivent être les mêmes que celles qui règlent le mouvement de la société ; et l’on peut démontrer facilement que les choses se passent réellement ainsi.

Un corps mis en mouvement par une force unique se meut constamment dans la même direction, à moins qu’il ne soit arrêté par une force contraire. Nous savons que ce qui constitue cette dernière, c’est la gravitation, et tant que la force exercée par l’individu est ainsi contrariée, tous ses mouvements doivent être sujets à une constante intermittence, ainsi que nous avons pu le constater en tout lieu. Dans les premiers âges de la société, il obtient le pouvoir de moudre son grain en soulevant une pierre et la laissant retomber ; ou bien il se meut sur l’eau à l’aide d’une rame, ou bien encore il assomme un animal d’un coup de massue ; tous ces divers actes résultent de l’application d’une force unique, et tous, conséquemment, ne sont que des mouvements intermittents, exigeant l’emploi répété de la même force, nécessaire, lorsqu’il s’est agi, d’abord, de passer de l’état de repos à l’état de mouvement. C’est ainsi qu’il y a constante déperdition de puissance, et que le mouvement produit est faible.

L’homme le comprend ; aussi le voyons-nous constamment s’efforcer d’obtenir un mouvement continu ; et c’est là ce qu’il fait en imitant, autant qu’il le peut, le mécanisme qui se révèle à ses regards dans la direction des corps célestes. Lorsqu’il veut mettre un corps en mouvement, et que sa forme le permet, il le fait rouler sur son axe, et appelle ainsi à son aide la gravitation pour le seconder dans ses efforts, qui, antérieurement, rencontraient de la résistance, comme dans le cas où il roule une boule, un baril ou une balle de coton. Cependant la forme d’un grand nombre de corps ne permettant pas de les faire rouler, bientôt il construit un instrument qui roulera lui-même sur son axe, ainsi que fait la terre : entre deux machines de ce genre, il place le corps qu’il veut mettre en mouvement, et obtient ainsi une action qui se continue bien plus longtemps. Se trouvant toutefois encore entravé considérablement par le frottement, il pose sur la route un rail de fer, et peut ainsi obtenir une action continue en même temps qu’une grande vitesse, et la quantité de mouvement augmente en raison directe de la vitesse ; puisqu’un corps qui retombe, dans la proportion de mille pieds par minute, donne une force précisément dix fois plus considérable que celle qui serait donnée par ce corps, s’il retombait dans la proportion de cent pieds dans le même espace de temps.

Si nous examinons maintenant le progrès que fait l’individu dans la domination qu’il conquiert sur la nature, nous constatons qu’elle est en raison directe de la substitution du mouvement continu au mouvement intermittent. Ainsi que nous l’avons vu, il abandonne le coquillage affilé dont se servait Robinson Crusoé pour le couteau, pour la scie ordinaire, la scie à deux mains, et enfin la scie à mouvement circulaire, qui peut être mise en œuvre avec la plus grande vitesse ; et par ce moyen il obtient, de la même dépense de force musculaire, des résultats mille fois plus considérables que ceux obtenus primitivement.

Dans l’opération du drainage le fermier ne cherche qu’à établir la continuité du mouvement. Sachant que l’eau, lorsqu’elle est stagnante, détruit la vie des végétaux, et se voyant environné de grandes masses du sol le plus fertile, qui n’attendent que la production du mouvement dans l’eau dont celui-ci est saturé, il creuse des canaux et pose des conduits, il abat les arbres pour laisser pénétrer le soleil ; et ayant ainsi permis au mouvement de se développer, il obtient des récoltes dont le produit est triplé.

En outre, il substitue le mouvement circulaire de la faucille au mouvement plus anguleux du bras, puis l’abandonne pour la faux, et enfin pour le mouvement constant de la machine à moissonner, à l’aide de laquelle il coupe plus d’épis, en une heure, qu’il ne pourrait en récolter en une semaine. C’est ainsi que l’imprimeur abandonne le billot de bois et le marteau pour l’action plus prolongée de l’écrou et de là, en passant à travers diverses phases, par l’action alternative de la presse à bras, à l’instrument merveilleux grâce auquel nous obtenons, en un seul jour, un résultat plus considérable que Caxton ne l’obtenait en une année. De son côté, le manufacturier dispose de telle sorte son usine, que sa laine et son coton entrent par une porte et sortent par l’autre ; à chaque pas, elles changent de forme, de plus en plus, jusqu’au moment où la matière première, qui entrait d’un côté, part vers un autre, toute prête à être employée. Dans tous les travaux poursuivis par l’homme pendant sa vie, il cherche ainsi à obtenir un mouvement continuel ; et partout l’on constate, que sa marche progressive vers la richesse et la puissance, est en raison directe de l’accomplissement de ce dessein.

Si nous jetons les regards à travers le monde, nous voyons partout la nature appliquant la force à l’aide du mouvement continu. Pour développer l’électricité, il faut le mouvement de rotation ; et cette rotation, nous la retrouvons partout autour de nous, soit que nous étudiions le mouvement des vents, ou la formation de la rosée, ou la circulation du sang à travers les artères qui le charrient du cœur, ou à travers les veines qui le rapportent à son point de départ. Plus le mouvement est rapide, plus aussi il est continu et plus est considérable la force déployée. Le Rhin, qui prend sa source au milieu des pics neigeux des Alpes, se précipite rapidement vers la mer, et à mesure qu’il entraîne l’eau qui a été dissoute, de nouvelles condensations se forment à une plus grande hauteur, fournissant ainsi, pour les besoins de l’homme, un mouvement qui reste constant pendant les chaleurs de l’été et les froids de l’hiver. L’Ohio et le Mississippi prenant leur source à des hauteurs comparativement faibles, qui confinent à l’est et au nord la grande vallée de l’ouest, ont un mouvement plus lent ; et, comme conséquence de ce fait, ces rivières sont presque sans utilité pendant environ la moitié de l’année. Quelque part que nous portions les yeux dans toute l’étendue de la nature, nous voyons que la puissance est en raison de la continuité du mouvement ; et c’est une semblable continuité que l’homme cherche à obtenir en toute circonstance.

Cependant il ne peut exister de continuité dans les mouvements du colon isolé. Dépendant pour ses subsistances de sa puissance d’appropriation, et forcé de parcourir des surfaces immenses de terrain, il se trouve souvent en danger de mourir faute de nourriture. Lors même qu’il réussit à s’en procurer, il est forcé de suspendre ses recherches, et de songer à effectuer le changement de résidence, indispensable pour transporter à la fois ses subsistances, sa misérable habitation et lui-même. Arrivé là, il est forcé de devenir tout à tour cuisinier, tailleur, maçon, charpentier. Privé du secours de la lumière artificielle, ses nuits sont complètement sans emploi, en même temps que le pouvoir de faire de ses journées un emploi fructueux dépend complètement des chances de la température.

Découvrant enfin, cependant, qu’il a un voisin, il se fait des échanges entre eux ; mais, comme tous deux occupent des parties différentes de l’île, ils se trouvent forcés de se rapprocher exactement comme les pierres à l’aide desquelles ils broient leur blé ; et lorsqu’ils se séparent, la même force est encore nécessaire pour les rapprocher encore. En outre, lorsqu’ils se rencontrent, il se présente des difficultés pour fixer les conditions du commerce, à raison de l’irrégularité dans l’approvisionnement des diverses denrées dont ils veulent se dessaisir. Le pêcheur a eu une chance favorable, et a pêché une grande quantité de poissons ; mais le hasard a permis au chasseur de se procurer du poisson, et en ce moment il n’a besoin que de fruit, et le pêcheur n’en possède pas. La différence étant, ainsi que nous le savons déjà, indispensable pour l’association, l’absence de cette condition offrirait ici un obstacle à l’association difficile à surmonter ; et nous voyons que cette difficulté existe, dans toutes les sociétés ou l’on ne trouve pas les diversités. Le fermier a rarement occasion de faire des échanges avec le fermier son confrère ; le planteur n’a jamais besoin d’échanger un produit avec un autre planteur, ni le cordonnier avec un autre cordonnier ; et c’est par suite du défaut de diversité dans les travaux que nous voyons, dans l’enfance de la société, tant d’obstacles contrarier le commerce, et faire du trafiquant qui aide à les écarter un membre très-important de la communauté sociale.

Cependant avec le temps, la richesse et la population se développent ; et, avec ce développement, il se manifeste un accroissement dans le mouvement de la société ; dès lors le mari échange des services contre ceux de sa femme, les parents contre ceux de leurs enfants, et les enfants échangent des services réciproques ; l’un fournit le poisson, un autre de la viande, un troisième du blé, tandis qu’un quatrième transforme la laine en drap, un cinquième les peaux de bêtes en souliers. Le mouvement devient alors plus continu, et avec cet accroissement de mouvement a lieu une augmentation constante dans le pouvoir de l’homme sur la nature, suivi d’une diminution dans la résistance de celle-ci à ses efforts ultérieurs. Partout autour de lui on voit d’autres familles dont chacune accomplit une révolution sur son axe, tandis que la société, dont elles forment une partie, accomplit constamment la sienne autour d’un centre commun ; et c’est ainsi que, progressivement, nous voyons s’établir un système correspondant avec celui qui maintient dans l’ordre l’ensemble admirable de l’univers. A chaque pas nous constatons un accroissement dans la rapidité du mouvement, en même temps qu’un accroissement de force de la part de l’homme, qui se révèle dans ce fait : que bien que la population ait augmenté, il se procure une quantité constamment plus considérable de blé, sur la superficie qui ne donnait au premier colon que les plus minces provisions des plus misérables subsistances.

A chaque pas fait en avant, nous constatons la tendance à une plus grande vitesse dans le pas qui lui succède ; et comme l’homme a été doué de la capacité nécessaire pour accomplir de nouveaux progrès, il en doit être nécessairement ainsi. Pour la première société, encore faible, la formation d’un simple sentier exigeait de grands efforts ; mais aujourd’hui, avec le développement de la population et de la richesse, on la voit obtenir successivement des routes à barrières, des chaussées en bois, des chemins de fer et des locomotives ; et tout cela avec moins de peine qu’il n’en avait fallu d’abord pour tracer le sentier à travers lequel on transportait, à dos d’homme, les produits de la chasse. Nous trouvons là le mouvement accéléré que l’on constate dans un corps qui se précipite vers la terre. Dans la première seconde, il peut ne tomber que dans la proportion d’un pied ; mais au bout de 10 secondes on constate qu’il est tombé de 100 pieds ; au bout de 10 autres secondes de 400 ; au bout de 30 secondes de 900 ; au bout de 40 secondes de 1.600 ; au bout de 50 secondes de 2.500 et ainsi de suite jusqu’au moment où, arrivé au chiffre de 1.000 secondes, ce corps est tombé dans la proportion d’un million de pieds. S’il eût été arrêté à la fin de chaque chute d’un pied, et qu’il lui eût fallu prendre un nouveau point de départ, il serait tombé en ne parcourant qu’une distance de mille pieds ; mais à raison de la vitesse acquise, constamment croissante, résultant d’un mouvement continu, sa chute a eu lieu après qu’il a eu parcouru une distance mille fois plus considérable. Il en doit être aussi de même, par rapport à la société. Dans le principe, il y existe peu de mouvement et une faible puissance de progrès ; mais à mesure que ses membres deviennent de plus en plus capables de s’associer, on voit la faculté d’accomplir des progrès ultérieurs se développer avec une rapidité constamment croissante. Les améliorations accomplies dans ces dix dernières années ont été plus considérables que celles des trente années antérieures, et celles-ci, à leur tour, l’ont été plus que celles du siècle qui avait précédé, et dans ce siècle, l’homme a conquis sur la nature un empire plus étendu que celui qu’on avait obtenu, pendant la longue période écoulée depuis l’époque d’Alfred le Grand ou de Charlemagne.

Cependant pour qu’il puisse exister dans la société un mouvement continu, il faut qu’il y ait sécurité à l’égard des personnes et de la propriété ; mais lorsque les individus sont pauvres et disséminés sur un grand espace, il est difficile d’obtenir l’une ou l’autre de ces conditions. Comme il n’existe alors d’autre loi que celle de la force, partout on a vu l’homme fort disposé à écraser et à piller les faibles, tantôt s’emparant de la terre et les contraignant à travailler à son profit ; tantôt se plaçant en travers de la route et interdisant toute relation commerciale, si ce n’est à des conditions que lui-même doit fixer ; ou encore exigeant que chaque travailleur paie une taxe ou taille, ou, enfin, dépossédant ces être faibles de leurs maisons, de leurs fermes et de leurs outils ; et peut-être vendant pour être réduits en esclavage, les maris et leurs femmes, les parents et leurs enfants afin d’accroître ainsi les dépouilles, trophées d’une guerre glorieuse. Dans toutes ces circonstances, il y a, ainsi que le lecteur l’observera, un retard de mouvement aux dépens de ceux qui vivent de leur travail, et au profit de ceux qui vivent de l’appropriation du produit du travail des autres.

La valeur de toutes les denrées consiste dans la mesure de la résistance à vaincre avant de se les procurer. À mesure que cette résistance diminue, il y a diminution dans leur valeur, et augmentation de celle de l’individu. Tout ce qui tend à favoriser l’accroissement du mouvement de la société tend à diminuer la valeur des premières, et à augmenter celle du dernier. Au contraire tout ce qui tend à retarder les mouvements de la société et à empêcher le développement de la puissance d’association, ou du commerce, tend également à empêcher la diminution des valeurs, à retarder l’augmentation de la richesse, à arrêter le développement de l’individualité, et à diminuer la valeur de l’homme.

§ 3. — Causes de perturbation qui tendent à arrêter le mouvement sociétaire. Dans la période de l’état de chasseur, la force brutale constitue la seule richesse de l’homme. Le commerce commence avec le trafic à l’égard de l’homme, des os, des muscles et du sang.

Dans le tableau que nous avons offert jusqu’à ce moment des mouvements des premiers colons, nous les avons représentés comme chefs des deux uniques familles résidant sur une île, chacune d’elles jouissant d’une parfaite sécurité pour sa personne et sa propriété, toutes deux pouvant approprier à leurs besoins et à leurs desseins tout le produit de leur travail et, conséquemment, arriver à un accroissement de richesse, de prospérité et de bonheur. Mais les choses ne se sont passées de la sorte en aucun pays du globe. Dans tous il a existé des causes de perturbation, tendant considérablement à arrêter les progrès de l’homme ; mais conformément à la loi de composition des forces, on a regardé comme juste de faire voir quelle eût été la marche des événements, si de semblables causes n’eussent pas existé. Cela fait nous pouvons maintenant soumettre à un examen intime ces perturbations, dans le but de constater de quelle manière chacune d’elles a tendu à produire la suite des actes consignés dans nos ouvrages d’histoire.

A cet effet, aux deux individus qui occupent l’île, ajoutons-en un troisième, remarquable par la force de son bras, capable, s’il le veut, de dicter des lois à ses compagnons de colonisation et disposé à vivre de leur travail au lieu de vivre du sien propre. Se plaçant entre eux, il dit à A, qui occupe l’une des parties de l’île et possède un canot : « Apporte-moi ton poisson. Cela te donnera moins de peine que tu n’en aurais à le transporter, en traversant l’île, et j’arrangerai les conditions de l’échange entre toi et B. » Au second il dit : « Apporte-moi tes oiseaux, tes lapins et tes écureuils, et je négocierai les conditions auxquelles tu pourras te procurer du poisson. »

Ace discours, les deux habitants de l’île pourraient objecter qu’ils étaient tout à fait compétents pour faire leurs échanges personnels, et qu’ils épargneraient ainsi les frais nécessités par l’emploi d’un agent ; et s’ils étaient unis, ils pourraient opposer une résistance efficace à la réalisation de ses désirs. Comme il est probable que tout effort semblable pour s’associer déjouerait son désir de vivre à leurs dépens, il devient indispensable que celui-ci empêche autant que possible tout ce qui ressemblerait à un concert d’efforts entre eux ; il suscite donc des conflits. Et la discorde engendre la faiblesse et la pauvreté, là même où l’association eût produit la richesse et la force. Plus ils mettent entre eux de distance, plus est considérable la proportion du produit de leur travail que le troisième occupant s’approprie ; et de cette façon, en même temps qu’ils deviennent, chaque jour, plus dépendants de sa volonté, sa richesse et sa puissance augmentent constamment.

Cependant leurs familles prenant de l’accroissement, l’idée vient à quelques-uns des plus intelligents, que leur situation pourrait s’améliorer, en adoptant des mesures tendant à leur permettre de combiner leurs efforts et leur travail. Bien que A ne possède qu’un arc et des flèches, il n’existe aucune raison pour que son fils ne puisse posséder un canot ; et autour de lui la mer abonde en poissons. Bien que B ne possède qu’un canot, il serait facile à son fils de se procurer un arc et des flèches ; et dès lors le père et le fils pourraient échanger du poisson contre de la viande, sans être obligés de traverser avec de grands frais pour le transport, et en se soumettant aux demandes du trafiquant qui s’est ainsi placé en travers de la route. Cependant cet accroissement dans la puissance d’association et dans la continuité de mouvement, ne cadre pas avec les desseins de celui-ci, auquel le trafic fournit le moyen de vivre dans l’abondance, aux frais des pauvres individus qui dépendent de lui, et il ne permettra pas que cet accroissement ait lieu. Comme il est riche, il peut payer les auxiliaires nécessaires pour maintenir son autorité ; et parmi les enfants de ses voisins, il en est quelques-uns qui aimeraient mieux vivre du travail d’autrui que de leur propre travail. Pauvres et débauchés, ils sont prêts à vendre leurs services à qui leur donnera le pouvoir de manger, de boire et de vivre joyeusement, à la condition qu’ils l’aideront dans ses efforts pour empêcher toute relation par un intermédiaire ; et c’est alors que le brigand à gages fait son apparition sur la scène.

Il faut maintenant des impôts plus considérables, et pour les obtenir, de nouveaux efforts sont nécessaires dans le but d’empêcher que l’association ait lieu à l’intérieur, ou l’échange au dehors, sans payer de redevance au trésor du trafiquant. A chaque pas, dans cette direction, nous constatons une diminution dans le pouvoir de construire une machine à l’aide de laquelle on obtient l’empire sur la nature, ou l’on donne de l’utilité aux diverses substances destinées à l’usage de l’homme ; nous constatons une augmentation dans la valeur de toutes les denrées indispensables à l’homme, résultant de l’augmentation des obstacles à surmonter avant de pouvoir se les procurer, une diminution dans la valeur de l’homme, en même temps qu’une diminution dans ses progrès vers la richesse, le bonheur et la puissance. Nous pouvons maintenant examiner jusqu’à quel point le tableau que nous avons présenté est d’accord avec les faits consignés dans l’histoire.

À défaut de la richesse, ou du pouvoir de commander les services de la nature qui caractérise l’origine de la société, l’homme est forcé de ne compter que sur ses efforts isolés, pour se procurer les choses nécessaires à la vie. Ses facultés intellectuelles étant alors à peine développées d’une façon quelconque, il est obligé de se reposer presque entièrement sur ses facultés physiques ; et comme ces dernières sont nécessairement, et prodigieusement différentes chez les divers individus, il existe à cette époque la plus profonde inégalité de conditions. L’enfant et la femme sont alors les esclaves de leurs parents et de leurs maris, tandis que les individus que l’âge ou la maladie a rendus incapables de travailler, deviennent, à leur tour, esclaves de leurs enfants et sont généralement délaissés pour mourir faute de nourriture.

Dans la période de la vie de chasseur, lorsque l’homme ne fait que s’approprier les dons spontanés de la nature, la force brutale constitue son unique richesse. Forcé de se livrer à un exercice constant et pénible pour chercher ses aliments, en même temps qu’il manque des vêtements nécessaires pour entretenir la chaleur animale, la déperdition de force est considérable et il lui faut, en conséquence, d’amples provisions de subsistances ; ainsi qu’il est démontré par ce fait, qu’on n’alloue pas aux chasseurs et aux trappeurs de l’ouest moins de huit livres de viande par jour.

C’est ainsi que les besoins de l’homme sont très-grands, tandis que sa puissance est très-faible. Il faut, dit-on, huit cents acres de terre équivalant à une étendue d’un mille et un quart carré, pour fournir à l’homme, à l’état de chasseur, la même quantité de subsistances que l’on pourrait obtenir d’une acre de terre soumise à la culture. Les famines, étant conséquemment fréquentes, les individus sont forcés, parfois, d’avoir recours aux aliments les plus nauséabonds ; et c’est ainsi que nous trouvons, d’une part les mangeurs de terre et de l’autre les mangeurs d’hommes, tous deux appartenant à cette période de la société où l’espèce homme est la moins abondante, et peut exercer à son gré le droit de choisir entre les terrains fertiles et les terrains ingrats qui sont alors si abondants. Mais comme l’homme n’est que l’esclave de la nature, elle lui offre, lorsqu’il veut occuper les terrains fertiles, des obstacles assez complètement insurmontables, pour le forcer, ainsi que nous l’avons vu, à commencer en tout pays par les terrains les plus ingrats, ceux dont les qualités naturelles les rendent moins propres à rémunérer le travailleur. Les subsistances ont donc une grande valeur, parce qu’on ne se les procure qu’au prix d’efforts infinis.

Le gibier devenant plus rare chaque année, les famines deviennent plus fréquentes et entraînent avec elles la nécessité de changer de lieu. Ce changement, à son tour, engendre la nécessité de déposséder les heureux possesseurs des lieux où l’on peut se procurer plus facilement les subsistances ; et c’est ainsi qu’il arrive que le manque de pouvoir sur la nature force l’homme, en tous pays, de devenir le voleur de son semblable. La terre où il était né n’ayant pour lui que peu d’attrait, — son séjour n’y ayant guère été qu’une suite constante de souffrances par suite du manque d’aliments, — il est toujours prêt à changer de demeure pour se mettre en quête de pillage, ainsi que nous le voyons se pratiquer chez les Comanches et autres tribus sauvages de l’ouest. Il en a été de même partout. L’histoire du monde, lorsqu’on parcourt ses annales, nous montre les peuples résidant sur les terrains plus élevés et plus ingrats, ceux des monts Himalaya, les premiers Germains, les Suisses et les Highlanders, pillant ceux auxquels leurs habitudes paisibles avaient permis d’accumuler la richesse et de cultiver des terrains plus fertiles.

Dans les premiers âges de la société, comme il n’existe guère de propriété d’aucune espèce, nous constatons que partout les hommes forts se sont approprié de vastes portions de terre, tandis que les autres hommes, les femmes et les enfants, ont été transformés en propriété, réduits en esclavage et forcés de travailler pour des maîtres qui remplissent l’office de trafiquants, se plaçant entre ceux qui produisaient et ceux qui voulaient consommer ; et ravissant tout le fruit des travaux des premiers, en même temps qu’ils ne laissaient aux seconds que ce qui leur était absolument nécessaire pour soutenir leur existence. Toute la préoccupation du propriétaire se bornant à empêcher un concert quelconque d’efforts entre ses esclaves, plus ce but est atteint complètement, plus est constamment considérable la proportion des produits retenus par lui, et plus est faible celle qui se partage entre ceux qui avaient travaillé pour produire et ceux qui avaient besoin de consommer les produits.

Le commerce commence ainsi avec le trafic d’os, de muscles, de sang, le trafic de l’homme. Le guerrier achète ses denrées au meilleur marché possible ; il les vole au milieu de la nuit, brûlant les villages de ceux qui les possèdent, massacrant les hommes, et réduisant en captivité les femmes et les enfants. Sa gloire se mesure par le nombre de ses meurtres, et sa richesse augmente avec le butin qu’il a pu s’assurer. Gardant pour ses besoins et ses desseins autant de prisonniers qu’il lui en faut, il vend les autres à d’autres trafiquants, qui, les ayant achetés au meilleur marché, transportent ailleurs leur propriété, cherchant le marché le plus cher pour la revendre avec le profit le plus considérable.

A cette époque de la société on trouve toujours les hommes au milieu des hautes terres de l’intérieur, ou sur les petites îles hérissées de rochers, telles que celles de la mer Ionienne et de la mer Égée, dans lesquelles la formation d’un sol propre à la culture est assurément une opération très-lente à accomplir. Comme il n’existe point de route, les voies de communication par terre sont très-difficiles et le petit nombre de celles qui existent sont entretenues au moyen de barques ou de navires, pour la construction et la mise en œuvre desquels ces populations d’insulaires sont aptes de bonne heure ; et c’est ainsi, conséquemment, que le commerce se développe d’abord dans une proportion quelque peu considérable. Cependant les facilités du commerce étant accompagnées d’une égale facilité pour piller et massacrer les populations des côtes, et entraver tout commerce qui ne tournerait pas au profit du trafiquant, la piraterie et le trafic se développent naturellement de conserve. Avec le temps, toutefois, la population augmentant, on trouve plus profitable de se fixer aux lieux où les échanges doivent se faire nécessairement pour y lever des impôts sur ceux qui font les échanges ; et c’est ainsi que l’on a vu s’élever de grandes villes sur les emplacements où furent autrefois Tyr, Sidon, Corinthe, Palmyre, Venise, Gênes, et d’autres encore dont l’accroissement était dû exclusivement au commerce.

§ 4. — Le Trafic et le Commerce sont regardés ordinairement comme des termes qu’on peut réciproquement convertir, et cependant ils diffèrent complètement, le second étant l’objet que l’on cherche à atteindre et le premier n’étant que l’instrument employé à cet effet. La nécessité d’employer le trafiquant et l’individu chargé du transport est un obstacle qui s’interpose dans la voie du commerce. Le commerce se développe avec la diminution de la puissance du trafiquant. Le trafic tend à la centralisation et à la perturbation de la paix générale. La guerre et le trafic regardent l’homme comme un instrument à employer, tandis que le commerce regarde le trafic comme l’instrument à employer par l’homme.

Tout acte d’association étant, ainsi qu’on l’a déjà dit, un acte de commerce, le maintien du commerce est ce qui constitue la société. L’homme recherche dans le commerce l’association, ou l’union avec ses semblables. C’est là son premier besoin, et celui sans lequel il ne serait pas l’être auquel nous attachons l’idée d’homme. Le guerrier oppose des entraves au commerce, en empêchant toute relation autre que celles qui ont lieu par son intermédiaire. Le grand propriétaire de terres et d’esclaves est l’intermédiaire — le trafiquant — qui règle tous les échanges accomplis par les individus dont il est propriétaire avec d’autres individus, propriété de ses voisins. Le trafiquant en marchandises apporte des entraves à tout commerce qui se fait sans son concours ; il veut partout avoir le monopole, afin que le producteur de subsistances ne puisse obtenir que peu de vêtements, et que le fabricant de vêtements soit forcé de se contenter d’une petite quantité de subsistances ; son principe consistant à acheter, au prix le plus bas, et de vendre au prix le plus élevé.

Les mots commerce et trafic sont regardés ordinairement comme des termes qui peuvent se convertir l’un dans l’autre ; cependant les idées qu’ils expriment sont assez profondément différentes, pour qu’il devienne indispensable de faire clairement comprendre leur différence. Tous les hommes sont portés à s’associer et à se réunir avec leurs semblables, à échanger des idées et des services avec eux, et à entretenir ainsi le commerce. Quelques individus cherchent à accomplir des échanges pour d’autres individus et à entretenir ainsi le trafic.

Le commerce est le but que l’on désire, et que l’on a cherché à atteindre, en tout pays. Le trafic est l’instrument employé par le commerce pour accomplir ce résultat et, plus est grand le besoin de l’instrument, plus est faible le pouvoir de ceux qui ont besoin d’en faire usage. Plus le producteur et le consommateur se trouvent rapprochés, et plus est complète la faculté d’association, moins est indispensable la nécessité d’avoir recours aux services du trafiquant ; mais plus est considérable la puissance de ceux qui produisent et consomment, et qui désirent entretenir le commerce. Plus le producteur et le consommateur sont éloignés l’un de l’autre, plus se fait sentir le besoin des services du trafiquant et plus sa puissance est considérable, mais plus deviennent pauvres et faibles les producteurs et les consommateurs, et moins le commerce est développé.

La valeur de toutes les denrées étant proportionnelle aux obstacles qui s’opposent à leur acquisition, il suit de là, nécessairement, que les premières augmenteront toutes les fois que les derniers augmenteront également ; et que chaque progrès dans cette voie sera suivi d’une diminution dans la valeur de l’homme. La nécessité d’employer les services du trafiquant constituant un obstacle placé sur le chemin du commerce, et tendant à faire hausser la valeur des produits en même temps qu’à abaisser celle de l’homme, dans quelque proportion qu’elle puisse être diminuée, elle tend à diminuer également la valeur du premier et à augmenter celle du dernier. Cette diminution arrive avec l’augmentation de la richesse et de la population, avec le développement de l’individualité, et avec l’accroissement de la puissance d’association ; et, le commerce se développe constamment en raison directe de son accroissement de puissance sur l’instrument connu sous le nom de trafic, exactement ainsi que nous voyons qu’il agit par rapport aux routes, aux véhicules, aux navires et autres instruments. Les individus qui achètent et vendent, qui trafiquent et transportent, désirent empêcher l’association et s’opposer à l’entretien du commerce ; et plus leur but est atteint complètement, plus est considérable la proportion des denrées qui passent entre leurs mains et qu’ils retiennent ; et plus est faible la proportion à partager entre les producteurs et les consommateurs.

Pour démontrer ceci, nous pouvons prendre comme exemple l’administration des postes, machine admirable, inventée pour entretenir le commerce de paroles et d’idées, mais complètement inutile aux individus qui vivent réunis. Isolez ces derniers, et la machine devient une nécessité accompagnée d’une diminution considérable du pouvoir d’entretenir le commerce. Réunissez-les de nouveau et la nécessité disparaît, en même temps qu’il y a un accroissement considérable du commerce, la conversation étant accompagnée d’une rapidité dans le mouvement des idées qui permet, en une demi-heure, d’accomplir plus de choses qu’on n’eût pu le faire, en échangeant une correspondance pendant une année entière. Ceux qui écrivent les lettres sont les gens qui entretiennent le commerce, tandis que ceux qui les transportent sont les trafiquants employés par les premiers pour l’entretenir. Dans les premiers temps de la société, les obstacles à ce commerce ayant été très-considérables, le produit total en fut conséquemment très-faible. Le trafic en lettres a été un monopole des gouvernements, qui ont dicté les conditions auxquelles le commerce pouvait être entretenu ; mais avec le progrès de la population et de la richesse, la population des divers pays a pu diminuer la puissance du trafiquant, et comme conséquence nécessaire, le commerce a pris des développements considérables. Même aujourd’hui, les relations entre les États-Unis et l’Europe subissent une taxe onéreuse par suite des entraves qu’y apporte l’Angleterre, en ne permettant à aucune lettre de passer sur son territoire, si limité, qu’à un prix presque égal à celui qu’on exigerait pour le faire parvenir à travers les milliers de lieues de mer qui séparent les continents.

Les navires ne sont pas le commerce, non plus que les chariots, les matelots, les porteurs de lettres, les courtiers, ou les négociants commissionnaires. La nécessité de les employer constitue un obstacle placé sur la voie du commerce et qui ajoute considérablement à la valeur des denrées qui ont besoin de leur secours, dans leur trajet du consommateur au producteur. Le trafiquant désire augmenter cette valeur en achetant à bon marché et vendant cher, augmentant ainsi le pouvoir de l’instrument employé par le commerce. Les agents réels dans l’opération de l’échange désirent le contraire, diminuant ainsi le pouvoir de l’instrument, en augmentant celui des individus qui l’emploient. Plus est considérable la puissance du trafiquant, plus le commerce doit être faible ; tandis que celui-ci doit être d’autant plus considérable que le pouvoir des commettants est plus complet.

Que tous ceux qui ont des échanges à opérer reconnaissent que la nécessité d’employer le trafiquant et l’individu chargé du transport est un obstacle aux transactions, c’est ce qui demeure prouvé par ce fait, que toute mesure ayant pour but de diversifier les travaux, ou d’améliorer les voies de communication, et conséquemment de diminuer le pouvoir de ces intermédiaires, est accueillie, en général, comme un acheminement à l’amélioration dans la condition de toutes les autres parties de la société. L’ouvrier se réjouit, lorsque la demande de ses services arrive à sa porte par suite de la construction d’une usine ou d’un fourneau, ou la création d’une route. Le fermier voit avec plaisir s’ouvrir un marché placé tout à fait sous sa main, et qui lui donne des consommateurs pour ses subsistances alimentaires. Sa terre se réjouit de la consommation de ses produits à l’intérieur ; car le propriétaire de ces produits peut ainsi restituer, à cette terre, leur résidu ultime sous la forme d’engrais. Le planteur se réjouit de voir élever, dans son voisinage, une filature qui lui offre un marché pour son coton et ses substances alimentaires. Le père de famille est content, lorsqu’un marché ouvert au travail de ses fils et de ses filles permet à ceux-ci de s’approvisionner des aliments et des vêtements dont ils ont besoin. Chacun se réjouit de voir se développer un marché intérieur pour son travail et ses produits ; car alors le commerce prend un accroissement sûr et rapide ; et chacun s’afflige si ce marché vient à décliner ; car on ne peut suppléer ailleurs aux lacunes qu’il laisse. Le travail et ses produits sont ainsi perdus, la puissance de consommation diminue en même temps que la puissance de production, le commerce devient languissant, le travail et la terre diminuent de valeur, et l’ouvrier et le propriétaire terrien deviennent chaque jour plus pauvres qu’auparavant.

Chaque pas fait dans la première direction est suivi d’un accroissement dans la continuité de mouvement, parmi les individus qui produisent et qui consomment, accompagné d’un accroissement dans la puissance d’association, et d’une plus grande liberté. Chaque pas tendant à augmenter la puissance du trafiquant, ou de tout autre instrument employé par le commerce, est suivi, au contraire, d’une détérioration dans la condition de l’homme et d’une diminution de liberté ; et il restera évident qu’il en doit être ainsi, pour tous ceux qui réfléchiront que l’on voit, partout, le développement de la richesse et de la liberté résulter de l’augmentation du pouvoir de l’homme sur les instruments nécessaires à l’accomplissement de ses desseins. A mesure que la qualité des haches et des machines à vapeur s’améliore, les individus qui en font usage acquièrent un empire constamment plus considérable sur les produits constamment augmentés de leur travail, suivi d’un accroissement constant dans la possibilité de devenir eux-mêmes possesseurs de ces instruments. A mesure que s’améliore la qualité des instruments dont l’usage est nécessaire pour l’accomplissement des échanges, le producteur et le consommateur acquièrent un empire constamment croissant sur les produits de leur travail, en même temps qu’il se manifeste invariablement une tendance à se rapprocher davantage les uns des autres, et à s’affranchir complètement de la puissance du trafiquant.

Le trafic tendant nécessairement à la centralisation, chaque pas fait dans cette direction, soit dans le monde moral, soit dans le monde physique, est un pas qui rapproche de l’esclavage et de la mort. Le commerce, au contraire, tendant à l’établissement de centres locaux et d’une action locale, chaque mouvement accompli dans ce sens rapproche de la liberté. Tout ce qui tend à augmenter le pouvoir de l’un, tend aussi à annuler l’individualité et à diminuer la puissance d’association ; mais tout ce qui tend à accroître la puissance de l’autre, tend à développer l’intelligence et à augmenter le désir de l’association ainsi que la faculté de jouir des avantages immenses qui en découlent en tout pays.

Les mouvements du trafic dépendant en grande partie, ainsi que ceux de la guerre, de la volonté des individus, sont nécessairement très-irréguliers. Réunis dans l’enceinte de villes considérables, les trafiquants n’ont pas de peine à combiner leurs opérations, lorsqu’il faut déprimer les prix des denrées qu’ils cherchent à se procurer, ou faire hausser ceux des denrées qu’ils possèdent déjà ; et c’est ainsi qu’ils obtiennent le pouvoir de lever une taxe, à la fois, sur les producteurs et sur les consommateurs. Le commerce, au contraire, tend à produire la fixité et la régularité, et à diminuer ainsi la puissance du trafiquant. La régularité du mouvement est indispensable à sa continuité, ainsi que le savent bien toutes les personnes familiarisées avec le jeu des machines. Une machine à vapeur qui, mise en action, serait irrégulière dans ses mouvements, ne pourrait donner, comme produit, du drap ou de la farine de bonne qualité ; et la machine elle-même ne pourrait continuer d’exister longtemps. Quelque faibles que soient les changements produits par un léger excès de vapeur à un moment donné, ou par un manque correspondant dans un autre moment, on a jugé nécessaire d’imaginer un régulateur dont l’action tendît à produire un mouvement parfaitement constant ; et de cette manière on a obtenu le résultat désiré.

Sans une régularité constante, il ne peut exister de machine durable ; et cette qualité est aussi indispensable par rapport à la société, qu’elle peut l’être à la machine à vapeur où à la montre. Avec le développement du commerce la régularité constante s’accroît, et c’est ainsi qu’il arrive que, dans toutes les sociétés où la puissance d’association se développe, à raison d’une plus grande diversité dans les travaux et d’un plus grand développement de l’individualité, nous voyons se produire une augmentation constante de force et de puissance. La régularité diminue, lorsqu’il y a une nécessité croissante d’avoir recours an trafiquant ; et de là il arrive que, dans toutes les sociétés où les travaux deviennent moins diversifiés, il se révèle à la fois une constante diminution de force et de puissance. La force, dit Carlyle, ne « se manifeste pas par des mouvements spasmodiques, mais par la faculté de porter des fardeaux sans broncher ; » et c’est par là, ainsi que nous aurons occasion de le démontrer, que les sociétés qui se livrent au trafic sont toujours tombées en décadence.

La guerre et le trafic considèrent l’homme comme l’instrument à employer, tandis que le commerce considère le trafic lui-même comme l’instrument que l’homme doit employer ; et conséquemment, il en résulte que l’homme décline, lorsque la puissance du guerrier et du trafiquant augmente, et s’élève à mesure que cette puissance décline.

La richesse s’accroît à mesure que la valeur des denrées, c’est-à-dire le prix auquel on peut les reproduire, diminue. Les valeurs tendent à baisser avec chaque diminution dans la puissance du trafiquant ; et de là vient, en conséquence, que nous voyons la richesse prendre un accroissement si rapide lorsque le consommateur et le producteur sont placés réciproquement dans des rapports immédiats. Si les choses se passaient autrement, ce serait contrairement à une loi bien connue en physique, dont l’étude nous apprend, qu’à chaque amoindrissement dans l’action mécanique pour produire un effet donné, il y a diminution de frottement, et par suite accroissement de puissance. Le frottement du commerce résulte de la nécessité d’avoir recours aux services du trafiquant, à ses navires et à ses chariots. A mesure que cette nécessité diminue, à mesure que les individus deviennent de plus en plus capables de s’associer, il y a diminution de frottement, avec tendance constante vers un mouvement continu entre les diverses portions de la société, en même temps que se manifeste un rapide accroissement de l’individualité et du pouvoir d’accomplir de nouveaux progrès.

Le commerce est donc le but qu’on doit se proposer. Le trafic est l’instrument. Plus l’homme devient maître de l’instrument, plus est grande la tendance vers l’accomplissement du but. Plus l’instrument le domine, moins cette tendance est grande et moins doit être considérable le résultat final du commerce. Ces prémisses posées, nous pouvons maintenant nous occuper d’examiner le procédé à l’aide duquel se forme la société.

§ 5. — Le développement des travaux de l’homme est le même que celui de la science ; la transition a lieu, de ce qui est abstrait à ce qui est plus concret. La guerre et le trafic sont les travaux les plus abstraits et, conséquemment, se développent en premier lieu. Les soldats et les trafiquants sont toujours des alliés réciproques.

Dans les sciences, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, c’est la plus abstraite et la plus générale qui se développe la première, laissant celle qui est concrète et spéciale la suivre lentement à l’arrière ; et il en est de même des travaux de l’homme. Piller et massacrer nos semblables, chercher la gloire au prix de la destruction des villes et des bourgades, cela n’exige aucune connaissance scientifique ; tandis que l’agriculture est une occupation qui à chaque moment réclame les secours de la science. Il en est de même encore du trafic, qui n’exige qu’un faible emploi des facultés intellectuelles. Que la lettre remise par le facteur de la poste apporte avec elle la nouvelle de la paix ou de la guerre, d’une naissance ou d’un décès, cela n’a pour lui aucune importance. Il importe peu au négociant en cotons ou en sucres, que ses denrées croissent sur les collines ou dans les vallées, sur des arbres ou des arbustes. Le marchand d’esclaves ne se soucie en aucune façon de savoir si la chose qu’il achète est mâle ou femelle, si c’est un père ou un enfant ; tout ce qu’il a besoin de savoir se borne à ceci : pourra-t-il vendre cher ce qu’il a acheté bon marché ? Le trafic est au commerce, ce que les mathématiques sont à la science. Tous deux sont des instruments qu’on doit employer pour atteindre le but qu’on se propose.

Les mathématiques abstraites s’occupent simplement du nombre et de la forme, tandis que la chimie songe à la décomposition, et la physiologie à la recomposition des éléments des corps. Le trafic s’occupe des corps qu’il faut mettre en mouvement ou échanger, n’ayant aucun égard aux qualités par lesquelles un corps se distingue d’un autre, tandis que le commerce a pour but la décomposition et la recomposition des diverses forces de la société, résultant du pouvoir de s’associer et de l’exercice de l’habitude de l’association. Comme la guerre, le trafic, abstrait et général, se développe de bonne heure, tandis que l’agriculture et le commerce exigent, pour leur développement, un progrès considérable dans la population, la richesse et la puissance. Le sauvage des Montagnes Rocheuses ou des îles de la mer du Sud, est un trafiquant aussi sagace que l’individu qui aurait fait son apprentissage à New-York ou à Londres ; et le principal désir du serf russe est d’arriver à pouvoir trafiquer du travail produit par d’autres bras que les siens.

Dans les premiers âges de la société, le pillage et le meurtre furent déifiés sous les noms d’Odin et de Mars. Alexandre et César, Tamerlan et Nadir-Shah, Drake et Cavendish, Wallenstein et Napoléon ont été mis au rang des grands hommes, à cause du nombre de meurtres qu’ils ont commis et des villes et des villages qu’ils ont réduits en cendres. Les princes marchands de Venise et de Gènes furent considérés comme grands, à cause des fortunes immenses qu’ils réalisèrent en achetant et revendant des esclaves et d’autres marchandises ; ne faisant autre chose que se placer entre les individus qui produisaient et ceux qui consommaient, et augmentant ainsi, dans une proportion considérable, la valeur des denrées qui passaient entre leurs mains, aux dépens de ceux qui se trouvaient forcés de contribuer au développement de leurs fortunes exorbitantes.

Dans cet état de la société, les seules qualités qui commandent le respect parmi les hommes sont uniquement la force brutale et la ruse, l’une représentée à juste titre par Ajax, tandis que l’autre se personnifie dans le sage Ulysse. La morale de la guerre et celle du trafic sont les mêmes. Le guerrier se réjouit de tromper son antagoniste, toute action étant légitime lorsqu’il s’agit de guerre ; tandis que de son côté le trafiquant obtient la considération de ses amis, grâce à une immense fortune acquise peut-être en fournissant aux malheureuses peuplades de nègres des fusils qui ont fait explosion à la première tentative pour les faire partir, ou des étoffes qui se sont déchirées, dès la première fois qu’on a voulu les laver. Dans les deux cas, on voit la fin sanctifier les moyens ; le seul critérium de la justice se trouvant dans le succès, ou la non-réussite. La prééminence des soldats et des trafiquants, doit donc être regardée comme la preuve d’un état de barbarie.

Le but du général en chef étant d’empêcher l’existence de tout mouvement de la société qui ne se centralise pas en lui-même, il accapare le monopole de la terre et anéantit, parmi les hommes qu’il emploie comme ses instruments, le pouvoir de s’associer volontairement. Le soldat, obéissant au commandement qu’il reçoit, est tellement éloigné de se regarder comme responsable vis-à-vis de Dieu ou de l’homme, de sa façon d’observer les droits de l’individualité ou de la propriété, qu’il se glorifie de la proportion de ses vols et du nombre de ses meurtres. L’homme des Montagnes Rocheuses se pare des crânes de ses ennemis massacrés, tandis que le meurtrier plus civilisé se contente d’ajouter un ruban à la décoration de son habit ; mais tous deux sont également des sauvages. Le trafiquant, de même que le soldat, cherchant à arrêter tout mouvement qui ne se centralise pas en lui-même, — emploie aussi des machines irresponsables. Le matelot compte parmi les êtres humains le plus en butte à des traitements brutaux ; il est contraint, ainsi que le soldat, d’exécuter des ordres, sous peine de voir son dos sillonné par les cicatrices du fouet. Les machines humaines qu’emploie la guerre et le trafic sont les seules, à l’exception de l’esclave nègre, qui soient fouettées aujourd’hui.

Le soldat désire que le travail soit à bon marché, afin qu’on puisse obtenir facilement des recrues. Le grand propriétaire terrien désire qu’il soit à bon marché, afin de pouvoir s’approprier une proportion considérable du produit de sa terre ; et le trafiquant le désire également, afin de pouvoir dicter les conditions auxquelles il achètera, aussi bien que celles auxquelles il vendra.

Le but que tous ces individus se proposent étant ainsi identique, à savoir d’obtenir le pouvoir sur leurs semblables, il n’y a pas lieu d’être surpris, que nous voyions si invariablement le trafiquant et le soldat se prêter et recevoir réciproquement assistance l’un de l’autre. Les banquiers de Rome étaient aussi prêts à fournir des secours matériels à César, à Pompée et à Auguste, que le sont aujourd’hui ceux de Londres, de Paris, d’Amsterdam et de Vienne, à accorder ces mêmes secours aux empereurs de France, d’Autriche et de Russie ; et ces banquiers étaient aussi indifférents que ceux de nos jours, au but que ces secours matériels étaient destinés à faire atteindre. La guerre et le trafic marchent ainsi de conserve, ainsi qu’on le voit dans les annales du monde ; la seule différence entre les guerres entreprises pour faire des conquêtes, et celles qui ont pour but de maintenir des monopoles, c’est que la violence des secondes est bien plus grande que celle des premières. Le conquérant, cherchant à se créer une puissance politique, est guidé, quelquefois, par le désir d’améliorer la condition de ses semblables. Mais le trafiquant, dans la poursuite de son pouvoir, n’est animé d’aucune autre idée que de celle d’acheter sur le meilleur marché, et de vendre sur le marché le plus cher possible, abaissant le prix des marchandises dans le premier cas, dût-il même faire mourir de faim les producteurs, et les élevant dans le second, dût-il faire mourir de faim les consommateurs. Tous deux profitent de toute mesure qui tend à diminuer le pouvoir de s’associer volontairement, et, par conséquent, à faire décliner le commerce. Le soldat empêche la réunion d’assemblées parmi ses sujets. Le propriétaire d’esclaves interdit aux individus qu’il possède de se réunir entre eux, excepté aux heures et dans les lieux qu’il approuve. Le capitaine de navire se réjouit, lorsque des Anglais se séparent de la mère-patrie et se transportent par millions au Canada et en Australie, parce que cela fait hausser le fret ; et le trafiquant se réjouit à son tour, par ce motif que plus les hommes sont largement disséminés, plus ils ont besoin des services d’un intermédiaire, et plus celui-ci devient riche et puissant à leurs dépens.

§ 6. — Les travaux nécessaires pour opérer des changements de lieu, viennent au second rang dans l’ordre de développement. Ils diminuent proportionnellement à mesure que s’accroissent la population et la richesse.

Étroitement liés avec les mouvements de l’individu qui trafique, et placés au second rang dans l’ordre de développement, viennent ensuite les travaux consacrés à opérer les changements de lieu. Aux époques reculées, ces travaux se bornent presque entièrement à changer de résidence les individus réduits en esclavage, ainsi que nous le voyons dans la plus grande partie de l’Afrique, et, jusqu’à un certain point, dans nos États du sud. Peu à peu, cependant, le conducteur de chameaux, le roulier et le marin, font leur apparition sur la scène ; formant une portion très-importante parmi les membres de la société, à raison de la quantité considérable d’efforts musculaires indispensables pour transporter une faible quantité de marchandises. Là, encore, nous constatons que l’industrie qui se développe le plus promptement est celle qui exige le moins de connaissances. Pour le roulier, il est indifférent de savoir ce qu’il transporte, que ce soit des balles de coton, du rhum, ou des livres de prières ; et quant au marin, il lui importe peu de porter de la poudre de guerre aux Africains, ou des vêtements aux peuplades des îles Sandwich, pourvu qu’il soit satisfait du prix qui lui est alloué pour le transport. Avec le développement de la richesse et de la population, et avec l’accroissement dans la puissance d’association qui en résulte, la nécessité du transport diminue, tandis que les facilités pour effectuer les changements de lieu s’accroissent aussi invariablement. La route à barrière de péage et le chemin de fer remplacent bientôt, et successivement, le sentier indien, comme le navire et le steamer remplacent le simple canot ; et à chaque pas fait dans cette direction, il y a diminution dans la proportion des membres de la société qu’il faut employer de cette façon, accompagnée d’un accroissement dans la proportion de la puissance musculaire et intellectuelle que l’on peut appliquer à accroître la quantité de produits susceptibles d’être transportés.

§ 7. — Travaux nécessaires pour opérer des changements mécaniques et chimiques dans la forme ; ils exigent un degré de connaissance plus élevé. Avec cette connaissance arrive la richesse.

Immédiatement après, dans l’ordre de développement, viennent les changements mécaniques et chimiques dans la forme de la matière, changements plus concrets et plus spéciaux.

Une branche arrachée à un arbre suffit à Caïn pour accomplir le meurtre de son frère Abel ; mais il aurait eu besoin de comprendre la nature de la matière qu’il fallait employer pour fabriquer un couteau, avant qu’il pût la convertir en arc, ou transformer en canot le tronc d’arbre auquel il avait arraché la branche. La peau peut être arrachée au daim et employée comme vêtement ; mais il faut que le pauvre sauvage de l’Ouest possède quelques connaissances pour la transformer en chaussures. On peut se servir de la pierre comme d’une arme offensive ; mais il faut connaître quelque peu les propriétés de la matière, pour découvrir qu’elle contient du fer, et savoir plus encore, si l’on veut être capable de convertir le fer en épées et en bêches.

Avec cette connaissance arrive le pouvoir de l’homme sur la matière, ou, en d’autres termes, sa richesse ; et à chaque accroissement de puissance, il devient de plus en plus capable de vivre en rapport avec ses semblables ; s’associant avec eux pour l’établissement ou le maintien de leurs droits d’individu ou de propriétaire. Le mouvement devient plus continu, en même temps qu’a lieu un accroissement constant dans sa rapidité ; et à chaque accroissement de cette nature, la société tend à revêtir une forme plus naturelle et plus stable ; la proportion des individus qui vivent de l’appropriation diminue invariablement, en même temps qu’a lieu une augmentation correspondante dans la proportion de ceux qui vivent en déployant leurs facultés physiques et intellectuelles. Le droit tend donc à triompher de la force, avec la diminution dans la proportion des travaux de la société, nécessaires pour sa défense personnelle ; il se manifeste en même temps un accroissement dans la proportion des travaux qui peuvent être appliqués à conquérir la puissance sur les forces de la nature ; et à chaque pas fait dans cette direction, le sentiment de responsabilité qui accompagne l’exercice de la puissance tend constamment à augmenter.

§ 8. — Changements vitaux dans les formes de la matière. L’agriculture est l’occupation capitale de l’homme. Elle exige une somme considérable de connaissances, et c’est pourquoi elle est la dernière à se développer.

Après les travaux énoncés plus haut, et leur succédant dans l’ordre du développement, viennent ceux que l’on applique à opérer les changements vitaux dans les formes de la matière, et qui sont suivis d’une augmentation dans la quantité des choses susceptibles d’être transformées, transportées, vendues ou achetées.

Les travaux du meunier n’opèrent aucun changement dans la quantité de substance alimentaire qui doit être consommée, non plus que ceux du filateur dans la quantité de l’étoffe de coton qui doit être usée ; mais nous devons aux travaux du fermier une augmentation dans la quantité du blé et de la laine.

L’exercice de ce pouvoir se borne à la terre seule. L’homme façonne et échange ; mais, avec toute sa science, il ne peut façonner les éléments dont il est entouré, pour en former un grain de blé ou un flocon de laine. Une partie de son travail étant consacrée à façonner la grande machine elle-même, produit des changements qui sont permanents ; le canal de dérivation une fois ouvert reste un canal, et la pierre à chaux, une fois réduite à l’état de chaux pure, ne revient pas à son premier état.

Passant dans la nourriture de l’homme et des animaux, celle-ci prend toujours sa part dans le même cercle, en même temps que l’argile avec laquelle elle s’est combinée. Le fer, en se rouillant, passe peu à peu dans la profondeur du sol, pour en faire partie à son tour, en même temps que l’argile et la chaux. Cette portion du travail de l’homme lui donne un salaire, tandis qu’il prépare la machine pour une production future bien plus considérable : mais celle qu’il applique à façonner et à échanger les produits de la machine, ne donne lieu qu’à des résultats temporaires et ne lui donne qu’un salaire seulement. Tout ce qui tend à diminuer la proportion de travail nécessaire pour façonner et échanger, tend à augmenter la proportion de celui qui peut être consacré à augmenter la quantité des choses dont la forme peut être changée de nouveau, et à développer les qualités de la terre ; et de cette manière, en même temps qu’il y a accroissement dans la rémunération actuelle du travail, il se prépare pour l’avenir un accroissement nouveau.

Le pauvre cultivateur qui vient le premier obtient pour son salaire d’une année, cent boisseaux (de blé) qui lui donnent beaucoup de peine à broyer entre deux pierres ; et pourtant ce travail ne s’accomplit que très-imparfaitement. S’il avait un moulin dans le voisinage, il aurait de meilleure farine ; et il pourrait consacrer presque tout son temps à cultiver sa terre. Il arrache son blé ; s’il possédait une faux, il aurait plus de temps à donner à la préparation de la machine productrice. Il perd sa hache, et il lui faut plusieurs jours de voyage pour qu’il puisse s’en procurer une autre. Sa machine subit une perte de temps et d’engrais, double perte qu’il eût épargnée si le fabricant de haches eût été à sa portée. L’avantage réel qui résulte de l’emploi du moulin et de la faux, et de la proximité du fabricant de haches, consiste simplement en ce que le cultivateur économise le temps et peut consacrer son labeur, d’une façon plus continue, à l’amélioration de la grande machine productrice ; et c’est ce qui a lieu, pareillement, à l’égard de tous les instruments de préparation et d’échange. La charrue lui permettant de faire en un seul jour autant de besogne qu’il en pourrait faire avec une bêche en plusieurs journées, le temps qu’il gagne ainsi peut être employé au drainage. La machine à vapeur, opérant le drainage avec assez de puissance pour remplacer le travail de milliers de journées, il lui reste maintenant plus de loisir pour amender sa terre avec de la marne ou de la chaux. Plus il peut tirer de sa machine, plus la valeur de celle-ci est considérable, toute chose qu’il enlève devenant, par suite de cet acte même, changée dans sa forme et appropriée à une production nouvelle. La machine s’améliore donc par l’usage, tandis que les bêches, les charrues et les machines à vapeur, et tous les autres instruments employés par l’homme, ne sont que les formes diverses, qu’il donne aux diverses parties de la grande machine primitive, pour disparaître dans l’acte de leur emploi, de même que les aliments, bien que cela n’ait pas lieu aussi rapidement. La terre est la grande banque des épargnes du travail et la valeur, pour l’homme, de toutes les autres choses, est en raison directe de leur tendance à l’aider à augmenter le chiffre de ses dépôts dans la seule banque dont les dividendes s’accroissent constamment, en même temps que son capital augmente sans cesse. Pour continuer à le faire sans interruption, tout ce qu’elle demande, c’est que le mouvement soit maintenu en lui restituant le rebut de ses produits, l’engrais ; et pour qu’il en soit ainsi, il faut que le consommateur et le producteur se rapprochent l’un de l’autre. Cela fait, chaque changement qui a lieu devient permanent, et tend à faciliter d’autres changements plus considérables. Toute l’industrie du fermier consistant à créer et à améliorer des sols, la terre le récompense de ses soins généreux en lui donnant des aliments de plus en plus, à mesure qu’il lui consacre plus de soins.

La grande occupation de l’homme, c’est l’agriculture. C’est la science qui exige le plus de connaissances, et les connaissances les plus variées, et conséquemment c’est celle qui, en tout pays, se développe la dernière. Ce n’est que d’aujourd’hui qu’elle devient une science ; et elle ne le devient qu’avec le secours des connaissances en géologie, en chimie et en physiologie, dont la plus grande partie même n’est que le résultat de travaux modernes. Elle est plus récente aussi, par ce motif qu’elle est très exposée à l’intervention de la part des soldats, des trafiquants et autres individus qui s’occupent de l’œuvre d’appropriation. Le guerrier se sent en sûreté renfermé dans l’enceinte de son château fort ; le trafiquant, le cordonnier, le tailleur, le fabricant d’épées et de haches d’armes se renferment dans les murs de la ville ; et cette ville elle-même est placée sur le terrain le plus élevé du voisinage, dans le but de garantir la sécurité de ceux qui l’habitent, ainsi qu’on peut le voir dans les anciennes villes de la Grèce et de l’Inde, de l’Italie et de la France. L’agriculteur, au contraire, étant forcé de travailler hors de l’enceinte des villes, voit sa propriété ravagée, toutes les fois qu’il existe un conflit entre la société commerçante dont il fait partie et celles dont il est voisin. Dans toute occasion de cette nature, le mouvement est interrompu, et il est forcé de chercher une protection pour lui et sa famille dans l’enceinte des murs de la ville ; événement qui entraîne une interruption quotidienne dans ses travaux, à raison de la distance qui existe entre le théâtre de ses efforts journaliers et son lieu de refuge. Plus est grand le pouvoir de l’homme sur la nature, plus est considérable la puissance d’association en vue de la sécurité générale, et plus est grande la tendance au maintien de la paix ; et conséquemment, il arrive que la richesse tend à augmenter à mesure que la force augmente chaque jour.

§ 9. — Le commerce est le dernier dans l’ordre successif. Il se développe avec l’accroissement de la puissance d’association.

Le dernier, dans l’ordre du développement, vient le commerce. Tout acte d’association étant un acte de commerce, celui-ci tend nécessairement à s’accroître, à mesure qu’avec le développement du pouvoir obtenu sur la nature, les hommes deviennent capables de se procurer des quantités plus considérables de subsistances, sur des superficies de terrain constamment moindres. Pendant l’époque où ils ne cultivent que des terrains ingrats, et où ils sont forcés de rester éloignés les uns des autres, la faculté d’entretenir le commerce existe à peine, ainsi que nous le voyons aujourd’hui en Russie, en Portugal, au Brésil et au Mexique ; mais c’est alors qu’il arrive que le pouvoir du soldat, du trafiquant et autres, qui vivent de l’appropriation est le plus absolu. Avec le progrès de la population et de la richesse, les hommes se trouvent à même de cultiver les sols fertiles de la terre ; et alors ils ont plus de loisir pour perfectionner leur intelligence et construire les machines nécessaires pour obtenir un accroissement de pouvoir. Ce progrès, à son tour, leur permet de perfectionner leurs modes de culture, tandis que la diversité de travaux amène avec elle la puissance d’association et le développement de l’individualité, en même temps qu’un sentiment plus intense de responsabilité, et une plus grande faculté de progrès ; et c’est ainsi que chacun vient en aide à ses semblables et en est aidé. Plus le commerce est considérable, moins est impérieuse la nécessité d’avoirs recours aux services du trafiquant, moins est grande la proportion de ce qu’il faut payer pour de pareils services, plus est considérable la proportion (du temps) qui peut être consacré à développer la puissance productive de la terre, et plus est rapide le développement ultérieur du commerce.

§ 10. — Plus la forme de la société est naturelle, plus elle a de tendance à la durée. Plus est complète la puissance d’association, plus la société tend à revêtir une forme naturelle. Plus les différences sont nombreuses, plus est considérable la puissance d’association.

La machine sociale, comme la machine humaine, se compose de parties agissant d’une façon indépendante, et dont chacune toutefois se trouve dans une harmonie parfaite et réciproque. L’estomac accomplit son acte, pendant que les yeux sont fermés dans le sommeil ; et l’oreille est ouverte, lors même que les nerfs auditifs ne sont pas excités. Chacun de ces organes change de jour en jour dans ses parties constituantes, la machine restant cependant toujours la même ; et, plus est rapide l’assimilation de la nourriture nécessaire pour l’accomplissement de ces changements, plus est parfaite l’action de l’ensemble ; et plus est grande la tendance à la stabilité et à la durée de la machine elle-même. Il en est de même à l’égard de la société, sa tendance, à la régularité constante et à la durée, étant en raison directe de la rapidité du mouvement qui s’accomplit entre ses diverses parties, et de l’activité du commerce.

Plus la forme est naturelle, plus est grande, ainsi que nous le voyons partout, la tendance à la continuité de l’existence. Déchargez d’un tombereau un amas de terre et il prendra immédiatement, de lui-même, presque la forme d’une pyramide ; et le monceau accumulé continuera de prendre cette forme aussi longtemps qu’il grossira, la base s’élargissant constamment à mesure que le faîte gagne en hauteur. L’Himalaya et les Andes dureront à jamais, parce qu’ils ont naturellement la forme d’un cône ou d’une pyramide, la plus belle de toutes celles que la matière puisse revêtir. Les Pyramides d’Égypte démontrent combien cette forme est durable ; après des milliers d’années, elles restent encore aussi parfaites qu’elles l’étaient à l’époque des souverains qui les firent élever. Si nous reportons notre attention sur la machine sociétaire, nous constatons que partout, à mesure que la richesse et la population s’accroissent, ses membres s’occupent de creuser plus profondément ses fondations, produisant au jour la marne et la chaux, la houille et le minerai si abondants au sein de la terre ; nous constatons encore qu’à mesure que les fondations deviennent plus profondes, l’élévation augmente, en même temps qu’il y a diminution dans la proportion du sommet ; et que chaque mouvement dans cette direction est suivi d’un accroissement dans l’attraction locale, nécessaire pour produire le même double mouvement, dont nous apercevons l’existence répandue dans tout l’univers, et auquel sont dus l’harmonie parfaite et la merveilleuse durée du système cosmique.

Si nous considérons le monde végétal, nous voyons partout, que la tendance à la durée est en raison de la profondeur et de l’étendue de la racine, comparées à la longueur de la tige. L’arbre qui croît dans une forêt et qui est entouré d’autres arbres, comme lui enfermés et étouffés de toute part, n’obéit qu’à la seule influence de la centralisation, et s’élève rapidement pour chercher la lumière et l’air, dont il serait privé si l’on permettait aux autres arbres de le dominer. Comme il ne pousse que de faibles racines, son peu de résistance se révèle bientôt, lorsque débarrassé des arbres qui l’entourent, il reste exposé à l’action du vent. Ceux, au contraire, qui se sont développés, dans des sites où l’air et la lumière abondaient, ont des racines proportionnées à leur hauteur et à leur largeur, et sont encore debout après des siècles écoulés, ainsi qu’on l’a vu arriver pour un nombre si considérable de chênes en Angleterre.

Plus est considérable le nombre des individus qui peuvent vivre réunis, plus doit être considérable la puissance d’association, plus le mouvement doit être constant, régulier et rapide, plus doit être complet le développement des facultés, et plus doit être grande la tendance à creuser plus profondément les fondations de la société, en développant les merveilleux trésors que renferme la terre. Plus est prononcée la tendance à utiliser les diverses forces qui se présentent sous la forme de puissance hydraulique, de masses de houille, de fer, de plomb, de cuivre, de zinc, et d’autres métaux, plus est grande nécessairement la tendance à la formation de centres locaux, neutralisant l’attraction qui porte vers le chef-lieu politique ou commercial ; en même temps qu’il y a tendance constante au déclin de la centralisation, et diminution constante dans la proportion qui s’établit entre les soldats, les hommes politiques, les trafiquants et tous les autres individus faisant partie de la classe qui vit de l’appropriation, et la masse de la population dont la société se compose ; en même temps qu’il se manifeste également une tendance constante à obtenir ce résultat : la société elle-même revêtant cette forme que l’on voit partout concentrer et réunir la beauté, la solidité et la durée, celle d’un cône ou d’une pyramide.


Lith Delarue, 16 rue N. D. des Victoires


§ 11. — Histoire naturelle du commerce. Classification et démonstration des sujets, de l’ordre, de la succession, et de la coordination des classes de producteurs, d’individus chargés du transport et de consommateurs de produits industriels. Les analogies de la loi universelle.

Un arbre se conformant dans ses dispositions de structure aux conditions que nous avons décrites plus haut, ainsi qu’on peut le voir dans le diagramme présenté ci-contre, et ses ramifications de racines et de branches, servant à démontrer l’histoire naturelle du commerce sociétaire, il peut y avoir un certain avantage à présenter, avec quelque détail, les faits démonstratifs qui lui correspondent. Admettons donc que la tige est le commerce, dans le sens où nous entendons ce mot, et que les racines lui sont subordonnées. Dans le premier état de la société, c’est-à-dire l’état de chasseur, la seule affaire de l’homme consiste dans l’appropriation, les animaux sauvages et leurs produits, les végétaux et les fruits, poussés sans qu’il y ait donné ses soins et développés sans qu’il les ait cultivés, devenant sa proie. Dans cette période, il n’existe ni trafic, ni industrie manufacturière, ni agriculture ; et la jeune plante, dans des circonstances parallèles, ne montre que les branches primitives et les racines les plus élevées, dont la production n’est que peu avancée. N’ayant point de termes pour décrire d’une façon précise les périodes moins importantes du développement social, les états sauvage, pastoral et patriarcal que nous traversons pour arriver à cet état auquel le trafic et le transport des denrées donnent leur caractère propre, le diagramme ci-contre, ainsi que le lecteur le verra, offre nécessairement des lacunes dans les branches nécessaires pour leur démonstration méthodique.

Dans la seconde époque, la propriété étant détenue en vertu d’un titre un peu plus stable que la simple occupation et la possession manuelle, le trafic naît et se fonde sur sa reconnaissance réciproque. Le changement de lieu s’effectuant alors par les moyens ses plus grossiers de transport, l’eau et l’air, — branches-racines — sont les forces naturelles que l’on met donc en œuvre pour l’accomplissement de ce but ; le canot et le bateau à voile utilisent les rivières et les vents. Le marin et le marchand, et le voiturier par la voie de terre avec son chameau, ou son bœuf, ou son cheval, et peut-être son chariot, forment alors les parties importantes du système sociétaire.

Immédiatement après, dans l’ordre successif, viennent les manufactures correspondant avec les racines qui sont les troisièmes dans le rang occupé ; car, parmi les sujets primitifs, qui marquent cette époque, les minéraux et les terres sont essentiels à la fois comme matériaux et comme instruments. Toutefois, longtemps auparavant, le sauvage a été accoutumé à opérer des changements dans la forme de la matière ; son arc a été fabriqué avec du bois, et la corde de son arc avec les nerfs du daim ; son canot l’a été avec une écorce, en même temps qu’on l’a muni d’une peau de bête en guise de voile ; mais c’est vers une époque un peu plus avancée du progrès humain qu’il nous faut tourner nos regards, en ce qui concerne les travaux des hommes se rattachant à la transformation des minerais en instruments, ou du coton et de la laine en vêtements. Les métaux précieux, l’or, l’argent et le cuivre, se trouvant tout prêts ou à peu près pour les besoins, ainsi que les fruits et les animaux sauvages, sont employés de bonne heure pour l’ornement ; mais le fer, ce grand instrument de civilisation, et le charbon minéral, cet agent si important qui sert à transformer le fer natif, ne comptent que parmi les derniers triomphes de l’homme sur les forces puissantes de la nature.

Ce sont donc les métaux, et les terres, branches-racines, qui correspondent à la branche principale, dans leur rapport nécessaire et dans la date de leur développement. C’est l’époque du progrès scientifique ; et c’est là que, en conséquence, nous rencontrons des phénomènes exactement d’accord avec ceux que nous avons observés par rapport à l’occupation de la terre, et sur lesquels a déjà été appelée l’attention du lecteur. Le cultivateur des terrains fertiles est mis à même de revenir, avec une augmentation de force, aux terrains plus ingrats qui avaient été occupés en premier lieu ; et il arrive alors que, développant leurs qualités latentes, il les place au premier rang sur la liste, où, jusqu’à ce jour, ils ne figuraient qu’au dernier, ainsi qu’on l’a vu sur une si grande échelle en Angleterre et en France[117].

Pareillement, la science de la période plus récente se repliant sur le commerce grossier de la période plus ancienne, découvre les éléments cachés des règnes végétal et animal, et les propriétés chimiques et mécaniques des fluides liquides et élastiques, et les place sous l’empire de l’homme, augmentant ainsi sa force dans une proportion considérable, tandis qu’elle diminue, dans une proportion correspondante, la résistance offerte à ses efforts ultérieurs. L’eau, employée d’abord uniquement comme breuvage, ou, à cause de la faculté qu’elle possède, de porter un bateau ou un navire, l’eau maintenant fournit de la vapeur ; et l’air, qui n’était d’abord apprécié que comme indispensable aux besoins de la respiration, ou comme du vent pour enfler la voile, l’air se résout maintenant dans les gaz qui le composent, et devient propre à fournir la lumière et la chaleur ; en même temps que de mille autres manières il seconde les efforts, ou contribue aux jouissances de l’homme. Les mondes animal et végétal, qui, dans les premiers âges n’avaient donné au sauvage que des aliments et des remèdes, maintenant lui fournissent des acides, des alcalis, des huiles, des gommes, des résines, des drogues, des substances tinctoriales, des parfums, des poils, de la soie, de la laine, du coton et du cuir, et lui donnent par l’application de l’habileté et de la science manufacturières des vêtements, des habitations, tout ce qui contribue au bien-être et au luxe de la vie, sous les formes les plus variées de l’embellissement et de l’usage.

Vient ensuite, et la dernière, l’agriculture qui embrasse, nécessairement, les découvertes et les influences de toutes les époques plus anciennes sur le progrès accompli en science et en pouvoir. Commençant grossièrement dans l’état sauvage, l’agriculture se développe un peu à l’époque du trafic ; mais, pour son développement le plus considérable, elle attend l’âge des manufactures, celui du développement scientifique, où l’on voit l’homme ayant déjà obtenu, dans une grande proportion, l’empire et la direction des forces naturelles destinées à son usage. S’appropriant les éléments tout formés de la nature, elle commande le secours du trafic et du transport, tandis qu’elle contraint de se mettre à son service toutes les forces chimiques et mécaniques fournies par l’âge des manufactures, embrassant ainsi tout le progrès de chaque époque précédente. Elle réclame non-seulement les secours de la physiologie végétale et animale et de la chimie organique et inorganique, mais encore les commodités et les applications de l’âge du transport, telles qu’elles se révèlent dans les routes, les navires et les ponts, et toutes les forces chimiques et mécaniques de l’âge des manufactures ; trouvant ainsi ses sujets, ses instruments et ses agents, dans les matériaux et dans les forces de toutes les branches du commerce humain, qui se sont développées antérieurement.

Les branches secondaires de l’arbre indiquent la production successive des actions des diverses classes ; et c’est ainsi qu’il se fait qu’à la branche du sommet, après le chasseur viennent le soldat, l’homme d’État, et le rentier, tous individus non-producteurs, se développant dans leur ordre, procédant de la même tige, et en même temps que la civilisation augmente ; mais diminuant dans leur nombre proportionnel, à mesure que la société se développe de plus en plus. Dans l’état d’enfance cette branche placée au faîte — dans le monde naturel ou social — formait l’arbre tout entier.

La branche suivante, la transportation, donne naissance aux voituriers par terre et par eau et aux trafiquants en marchandises[118], et finalement, lorsque la science et la civilisation sont arrivées à leur point de maturité, aux ingénieurs ; mais la proportion, par rapport à la masse d’individus dont la société se compose, diminue à mesure que les facultés de l’homme se développent de plus en plus, et que la société revêt de plus en plus sa forme naturelle.

La troisième branche, consistant dans les changements chimiques et mécaniques de la forme, et engendrant à mesure qu’elle s’accroît, les ouvriers, les architectes, mineurs, machinistes et les nombreuses variétés d’autres professions, compense considérablement, et au-delà, les classes qui vivent de l’appropriation, du trafic et de la transportation.

En dernier lieu, nous avons la branche des agriculteurs qui se subdivise, successivement, en celles des éleveurs de bestiaux et de volailles, des laitiers, des jardiniers ordinaires, de ceux qui cultivent les arbres fruitiers, et des laboureurs chargés d’accomplir la grande fonction fondamentale de producteurs, pour tous les autres travailleurs qui concourent à l’œuvre du commerce social.

Le lecteur ne doit pas perdre de vue, dans la théorie des parallèles que nous essayons ici, le souvenir de ce fait, que notre figure ne peut donner que la représentation contemporaine de la distribution des diverses fonctions dans la société. Les branches placées au sommet sont en réalité les dernières produites par suite du développement de notre arbre ; et les premières poussées, se résolvent, par le changement de forme et l’accroissement de la substance dans les mères-branches, celles qui sont placées au plus bas de l’arbre parvenu à sa perfection ; mais l’identité des mères-branches est, en réalité, aussi bien perdue dans les autres branches de l’arbre qu’elle l’est dans la succession des fonctionnaires de l’État ; les chasseurs d’une race se transformant dans la série de leurs descendants en transportateurs, en manufacturiers et en savants cultivateurs du sol, successivement et à l’aide de développement de la civilisation. Le Breton indigène, ayant passé successivement par l’effet de la génération et de la régénération, dans toutes les formes de l’individu, nous apparaît aujourd’hui dans l’aristocratie anglaise ; mais l’individu qui lui correspond, en Australie, est encore un chasseur et un sauvage. Les appropriateurs de sa classe changeant, avec le changement des temps, se présentent à nous maintenant sous la forme de soldats, d’hommes d’État et de rentiers. Le non-producteur primitif faisait sa proie de ce que lui offrait la nature ; et les individus qui correspondent à ce non-producteur, chacun dans la voie qu’ils se sont tracée, font aujourd’hui leur proie de la société et de son industrie, et vivent aux dépens du commerce. Le sauvage le plus grossier était, de son temps, la branche la plus élevée de l’arbuste et vivait de pillage. Le soldat, de nos jours, est comme lui un spoliateur privilégié ; en même temps que l’homme d’État vit des impôts, et que le rentier de l’État tire tout son entretien des contributions levées sur toutes les classes qui contribuent au développement du commerce.

Dans sa position relative, la branche du sommet est, conséquemment, encore à sa place ; et en parcourant tous les changements qui ont eu lieu dans le système général, elle a toujours occupé, et doit occuper toujours une position qui correspond au rapport établi entre les appropriateurs de l’espèce à l’égard des travailleurs de la société. On voit aussi, que dans l’échelle de la prééminence, la classe des transportateurs occupe sa place véritable. Le propriétaire du navire et le trafiquant en marchandises viennent, pour le rang et le pouvoir, après l’homme d’État, comme le transportateur suit le chasseur ; les deux classes à leur tour dominant la société, jusqu’au moment où l’industrie et le talent, ainsi que des relations intimes entre les individus, développent dans une population l’idée de se gouverner elle-même, et diminuent ainsi la puissance des classés qui s’occupent de trafic et de gouvernement.

Les agriculteurs sont les derniers à se développer et à conquérir leur force légitime, mais ici nous rencontrons une difficulté résultant de l’insuffisance du langage ; il n’existe point de mots qui expriment convenablement la différence essentielle entre la culture sauvage, barbare et patriarcale, et la culture civilisée et savante de la terre. La différence entre les deux est tellement profonde qu’on ne peut les appeler du même nom général ; et nous ne faisons allusion maintenant qu’aux différences entre la culture à l’état d’enfance, de jeunesse et de maturité, pour rendre compte de ce fait que l’agriculture privée de lumières est éclipsée par les autres branches du commerce humain, jusqu’à l’instant où la fonction si importante de la production en tout genre, nécessaire pour satisfaire les besoins les plus élevés du monde, se développe et acquiert la perfection à laquelle elle est destinée et qu’elle doit atteindre, forcément, et en dernière analyse. Ce résultat étant obtenu et le cône étant géométriquement et socialement placé en équilibre sur la base de la science, les harmonies dans la distribution seront complètes.

La racine pivotante s’enfonce plus profondément, et les branches se développent à mesure que l’arbre s’élève dans l’air. Les éléments impondérables, — la lumière, la chaleur et l’électricité, — sont les derniers parmi les éléments soumis à l’empire de l’homme et appropriés aux besoins de la vie. Le feu et l’eau, sous leurs formes et dans leur action sont naturellement connus de bonne heure ; mais ce n’est qu’à une époque avancée de progrès que leurs forces mécaniques et chimiques sont soumises à la direction de l’homme. La lumière était quelque peu comprise au siècle de la peinture ; mais ce n’est que d’aujourd’hui qu’elle est devenue l’esclave docile des arts, dans la photographie appliquée des portraits ; l’électricité est employée pour la transmission des nouvelles et le traitement des maladies ; mais considérée comme puissant moteur, ou comme force mécanique — devant remplacer le travail humain, — nous ne sommes encore pour ainsi dire qu’au seuil de la découverte. L’agriculture compte sur ces agents et sur le développement de la météorologie pour régir, en souveraine, sa sphère spéciale de service dans la vie de l’homme.

Dans le cheval et dans l’homme, la disposition des parties constituantes qui donne la plus grande force étant de la beauté la plus élevée, il en devait être de même par rapport aux agglomérations d’individus qui forment les sociétés.

A chaque pas fait dans la direction que nous avons indiquée plus haut, la société acquiert une individualité plus parfaite, ou la faculté plus complète de se gouverner elle-même ; et plus cette faculté est entière, plus est grande la disposition de cette société à concerter ses efforts avec ceux des autres sociétés de l’univers, et plus est considérable son pouvoir de s’associer avec elles sur la base d’une stricte égalité. Ce qui a lieu pour les individus a lieu également pour les communautés sociales. Plus est parfaite l’individualité de l’homme, plus est grande sa disposition à l’association, et plus est complète sa faculté de combiner ses efforts avec ceux des autres hommes ; et ici nous trouvons une nouvelle preuve du caractère d’universalité des lois qui régissent la matière sous toutes ses formes, depuis le roc jusqu’au sable et à l’argile, éléments dans lesquels il se décompose ; et de là, en remontant et traversant les végétaux et les animaux pour arriver aux sociétés humaines.

§ 12. — Idée erronée, suivant laquelle les sociétés tendent naturellement à passer par diverses formes, aboutissant toujours à la mort. Il n’existe pas de raison pour qu’une société quelconque n’arrive pas à devenir plus prospère, de siècle en siècle.

Comme en vertu d’une grande loi mathématique, il est nécessaire, que lorsque plusieurs forces se combinent pour produire un résultat donné, chacune d’elles soit étudiée isolément et traitée comme s’il n’en existait aucune autre, telle a été précisément la marche que nous avons adoptée plus haut. Nous savons que l’homme tend à augmenter en quantité et dans son pouvoir sur la nature, et que chaque progrès fait successivement, dans la route qu’il poursuit vers la science et le pouvoir, n’est que le prélude de progrès nouveaux et plus considérables, qui lui permettront d’obtenir de plus grandes quantités de subsistances et.de vêtements, plus de livres et de journaux et un abri plus confortable, au prix de moindres efforts musculaires. On constate cependant qu’en dépit de cette tendance, il existe diverses sociétés où la population et la richesse décroissent constamment ; tandis que parmi celles qui sont en progrès, il n’en existe pas deux où le degré de progrès soit le même. Dans quelques parties de la terre, les lieux qui jadis étaient occupés par d’immenses agglomérations d’individus, sont aujourd’hui complètement abandonnés ; tandis qu’en d’autres la malheureuse portion restante vit dans un état de pauvreté, de misère et d’esclavage, bien qu’elle cultive les mêmes terres qui, autrefois, nourrissaient des milliers d’individus riches et vivant dans la prospérité ; et de là l’on s’est hâté de conclure que les sociétés ont une tendance naturelle à traverser, successivement, les diverses formes de l’existence qui aboutissent à la mort physique et morale ; mais assurément les choses ne se passent pas ainsi en réalité. Il n’y a aucun motif naturel pour qu’une société quelconque ne réussisse pas à devenir plus prospère d’année en année ; et lorsque cela n’a pas eu lieu, ça a été la conséquence de causes perturbatrices dont chacune a besoin d’être étudiée isolément, si l’on veut comprendre jusqu’à quel point elle a tendu à produire l’état de choses existant ; mais préalablement à cette étude, il est nécessaire que nous comprenions quelle serait la marche des choses, si de pareilles causes n’existaient pas. Le médecin, bien qu’on ne lui demande pas de traiter l’individu qui jouit d’une parfaite santé, commence invariablement ses études par constater quelle est l’action naturelle de l’organisation ; cela fait, il se sent capable de se livrer à l’examen des causes perturbatrices, par suite desquelles la santé et la vie sont constamment détruites. La physiologie est le préliminaire indispensable de la pathologie, et cela est aussi vrai de la science médicale que de la science sociale.

Maintenant que nous avons complété l’étude de la physiologie de la société, en montrant ses progrès vers une forme naturelle et stable, nous consacrerons les chapitres suivants à sa pathologie, dans le but de constater quelles ont été les causes du déclin et de la chute des diverses sociétés qui ont péri ; et en même temps pourquoi le degré de progrès est si profondément différent, dans les sociétés qui existent aujourd’hui.

§ 13. — La théorie de M. Ricardo conduit à des résultats directement contraires, en prouvant que l’homme doit devenir de plus en plus l’esclave de la nature et de ses semblables. Caractère antichrétien de l’économie politique moderne.

La théorie de Ricardo, relative à l’occupation de la terre, conduit à des résultats complètement contraires à ceux que nous avons retracés plus haut. Si l’on commence l’œuvre de la culture sur les sols les plus fertiles, qui sont toujours ceux des vallées, il suit de là qu’à mesure que les individus deviennent plus nombreux, ils doivent se disperser, gravissant les hauteurs, ou cherchant en d’autres cantons des vallées où les terrains riches soient demeurés jusqu’à ce jour sans appropriation. La dispersion amenant avec elle un plus grand besoin d’avoir recours aux services du soldat, du marin et du trafiquant, est accompagnée d’un accroissement constant de possibilité, pour ceux qui ont approprié la terre, de demander un payement en retour de la jouissance qu’ils concèdent, et c’est ainsi qu’il se produit un accroissement constant dans les proportions et dans l’importance des classes qui vivent en vertu de l’exercice de la puissance d’appropriation. La centralisation se développe conséquemment, et son développement est en raison directe de la diminution du pouvoir de l’individu de satisfaire son désir naturel qui le porte à l’association avec ses semblables, et à ce développement de ses facultés qui le rend apte à l’association, et lui permet d’obtenir un empire plus étendu sur les forces merveilleuses de la nature. Le plus grand nombre d’individus, dans ce cas, deviennent, d’année en année et de plus en plus, les esclaves de la nature et de leurs semblables ; et cela a lieu également en vertu de ce qui (s’il faut en croire M. Ricardo et ses successeurs) est une grande loi établie par le Créateur pour le gouvernement de l’espèce humaine.

S’il en était ainsi, la société prendrait une forme directement opposée à celle que nous présentons ici, — celle d’une pyramide renversée, — tout accroissement dans la population et la richesse étant indiqué par une irrégularité et une instabilité croissantes, avec une détérioration correspondante dans la condition de l’individu. Cependant l’ordre ayant été la première loi du ciel, il est difficile de comprendre comment une loi semblable à celle qu’annonce M. Ricardo pourrait venir à sa suite, et le simple fait que cette loi produirait un pareil désordre, semblerait une raison suffisante de douter de sa vérité, si même elle ne la faisait rejeter immédiatement. Il en est de même de la loi de Malthus, qui conduit inévitablement à la soumission du plus grand nombre à la volonté du plus petit, à la centralisation et à l’esclavage. Aucune loi semblable ne peut ou ne pourrait exister. Le Créateur n’en a établi aucune en vertu de laquelle la matière dût nécessairement revêtir sa forme la plus élevée, celle de l’homme, dans une proportion plus rapide que celle où cette matière tendait à revêtir les formes plus humbles : celles des pommes de terre et des navets, des harengs et des huîtres nécessaires à la subsistance de l’homme. Le grand Architecte de l’univers n’a pas été un faiseur de bévues tel que l’économie politique moderne voudrait nous le représenter. Dans sa sagesse suprême, il n’avait pas besoin d’établir des catégories différentes de lois pour régir une matière identique. Dans sa justice souveraine, il était incapable d’en établir aucune qui pût être alléguée pour justifier la tyrannie et l’oppression. Dans son infinie miséricorde, il ne pouvait en créer aucune qui pût autoriser parmi les hommes ce manque de compassion pour leurs semblables, tel qu’il se montre maintenant chaque jour, dans des ouvrages d’économie politique moderne qui jouissent d’une grande autorité[119].

En parlant de la théorie de Ricardo, un éminent écrivain moderne assure à ses lecteurs « que cette loi générale de l’industrie agricole est la plus importante proposition en économie politique ; » et que « si cette loi était différente, presque tous les phénomènes de la production et de la consommation de la richesse seraient autres qu’ils ne sont. Ils seraient autres, sans doute, que ceux qui ont été décrits par les économistes mais non pas autres que ce qu’ils sont réellement. » La loi qu’on suppose être vraie conduit à la glorification du trafic, cette occupation de l’individu qui tend le moins à développer l’intelligence de l’homme, et qui tend aussi le plus à endurcir le cœur pour les souffrances de ses semblables ; tandis que la loi réelle trouve son point le plus élevé, dans le développement de ce commerce de l’homme avec son semblable qui tend le plus à son progrès, comme être moral et intelligent, et à la formation de ce sentiment de responsabilité envers son Créateur, pour l’usage qu’il fait des facultés qu’il a reçues en don et de la richesse qu’il lui est permis d’acquérir. L’une des lois est antichrétienne dans toutes ses parties, tandis que l’autre, à chaque ligne, est en accord parfait avec la grande loi du christianisme, qui nous enseigne que nous devons faire aux autres ce que nous voudrions qu’ils nous fissent, et avec le sentiment qui inspire cette prière :

« Cette pitié que je montre envers mes semblables, cette pitié montre-la envers moi. »


CHAPITRE IX.

DE L’APPROPRIATION.

§ 1. — La guerre et le trafic forment les traits caractéristiques des premières époques de la société : Le besoin des services du guerrier et du trafiquant diminue avec le développement de la richesse et de la population. Le progrès des sociétés, dans la voie de la richesse et de la puissance, est en raison directe de leur faculté de se passer des services de tous deux.

Dans la première période de la société, les hommes étant pauvres et dispersés sur un grand espace, il est nécessaire qu’ils soient toujours préparés à se défendre eux-mêmes. Tel a été le cas des premiers colons des États-Unis, tel est le cas de ceux qui aujourd’hui s’apprêtent à occuper les États de l’Oregon, de Washington et d’autres territoires de l’Ouest. Cette nécessité disparaissant avec l’accroissement de la population et l’accroissement de la puissance d’association qui en résulte, les hommes peuvent poursuivre leurs travaux d’une manière plus continue, affranchis désormais de la crainte de voir leurs champs ravagés, leurs maisons et leurs instruments détruits, leurs femmes et leurs enfants massacrés sous leurs yeux ; et c’est alors que la production s’accroît rapidement, avec une tendance plus prononcée vers le développement de l’individualité, ainsi que vers le progrès physique, moral et social.

Dans cette période, les services du trafiquant sont également une des nécessités de la vie. N’ayant que peu à échanger, les colons disséminés saluent l’arrivée du colporteur, qui reçoit d’eux le surplus de leurs produits contre des souliers, des couvertures, des chaudrons, des scies ou des gants. Ici cependant nous voyons une série d’opérations semblables à celles que nous avons observées par rapport aux mesures prises pour la défense personnelle ; le besoin des services du soldat et du trafiquant diminue, à mesure que les fabricants de souliers, de couvertures, de chaudrons et de gants, viennent prendre place dans la colonie ; et l’on voit cette diminution, à chacun de ses degrés, coïncider avec un accroissement dans la continuité de l’effort, dans le développement des facultés individuelles, et dans la puissance de la communauté dont les individus font partie.

La diminution des besoins étant accompagnée d’une diminution dans l’effort exigé pour leur satisfaction, chaque pas successif dans la direction qui a été indiquée ci-dessus, est accompagné d’une décroissance dans la proportion des travaux de la communauté nécessaires à l’œuvre de la défense personnelle, ou à celle du trafic ou des transports. Plus cette proportion est faible, plus doit être considérable, naturellement, celle des travaux qui peuvent être appliqués à l’œuvre de la culture, en même temps que la puissance d’association augmente et que le commerce se développe. Les deux nécessités que nous venons de retracer formant les obstacles les plus importants qui s’opposent à la satisfaction du premier et du plus vif désir de l’homme, il en résulte que plus ceux-ci pourront être écartés, plus la sécurité de sa personne et de sa propriété deviendra complète, plus aussi son travail deviendra productif, moins sera grande la valeur de tous les objets nécessaires à sa consommation ; et plus grand doit être son pouvoir d’accumuler la richesse. La vérité de ce principe devient évidente, par la satisfaction qu’éprouvent en tout lieu les membres d’une communauté, lorsque par une cause quelconque, ces nécessités sont ou amoindries, ou annihilées ; et la puissance de l’association pour les entreprises pacifiques s’en accroît d’autant.

Cette appréciation ne doit cependant pas s’étendre à ceux qui tirent profit du pouvoir qu’ils exercent sur leurs semblables, soit comme hommes de guerre, soit comme hommes d’État ou trafiquants. Le soldat, cherchant le pillage pour lequel il est toujours prêt à risquer sa vie, a peut-être approprié de vastes terrains qui ont besoin d’esclaves pour leur culture ; ou bien d’autres individus sont disposés à acheter les prisonniers qu’il peut faire. Le trafiquant, de son côté, qui profite de l’irrégularité des communications en temps de guerre, achète des hommes et des marchandises, dans les lieux et au moment où ils sont à bon marché, et les revend dans les lieux et au moment où ils sont chers. Tous cherchent à centraliser dans leurs mains l’autorité exercée sur ceux qui les entourent, le soldat, en monopolisant le pouvoir de lever les impôts, le grand propriétaire terrien, les produits que lui fournit le travail de ses esclaves ; et le trafiquant, désirant accaparer partout à son profit l’achat et la rente de ces produits, de manière à imposer les prix, auxquels il entend les acheter ou les vendre. Ce sont tous des intermédiaires faisant obstacle à l’association, et qui s’opposent à toute relation continue entre les individus qui produisent et ceux qui ont besoin de consommer. Les progrès d’une société vers la richesse et la puissance étant en raison directe de la combinaison des efforts parmi les membres qui la composent, il s’ensuit que l’avancement, vers l’un ou l’autre de ces biens, doit être en proportion des moyens qu’ils ont de se passer des services de l’homme politique, du soldat, du propriétaire d’esclaves et du trafiquant, de cette classe qui subsiste en vertu du simple acte de l’appropriation. Cependant chaque mouvement dans cette direction tendant à une diminution de leur pouvoir, le soldat, le trafiquant et l’homme politique, se liguent partout pour assujettir le peuple, ainsi qu’on l’a vu à Athènes ou à Rome, et qu’on peut l’observer aujourd’hui dans tous les pays de l’Europe et de l’Amérique. L’histoire du monde n’est qu’un monument des efforts de la minorité pour taxer la majorité, et des efforts de cette dernière pour échapper à cette taxe. Toutefois le succès ne s’accomplit que lentement et péniblement, à raison du pouvoir que possèdent ceux qui vivent de l’appropriation, de se réunir dans les villes, tandis que ceux qui contribuent à former les revenus des premiers sont dispersés dans tout le pays.

§ 2. — Les rapports intimes entre la guerre et le trafic se manifestent à chaque page de l’histoire. Leur tendance à la centralisation. Leur puissance diminue avec le développement du commerce.

A chaque page de l’histoire, on aperçoit la liaison intime qui existe entre la guerre et le trafic. Les Ismaélites dont le bras était dirigé contre tout homme, tandis que celui de tout individu était dirigé contre eux, faisaient un vaste trafic d’esclaves et de marchandises de toute espèce. Les Phéniciens, les Cariens, et les Tyriens se faisant tantôt flibustiers, tantôt trafiquants, selon que leurs intérêts l’exigeaient, étaient toujours disposés à adopter toutes les mesures propres à accroître leur monopole à l’intérieur, en augmentant le nombre de leurs esclaves, ou leurs monopoles au dehors, en empêchant d’autres individus d’intervenir dans le trafic qu’ils entretenaient eux-mêmes avec des individus éloignés les uns des autres. Les poëmes d’Homère nous montrent Ménélas se vantant de ses pirateries et du butin qu’il en avait recueilli ; ils nous offrent le sage Ulysse, comme ne se sentant nullement atteint dans son honneur, lorsqu’on lui demande s’il est venu en qualité de trafiquant ou de pirate. Si nous tournons ensuite nos regards sur une période de civilisation correspondante dans l’histoire de l’Europe moderne, nous trouvons les Norvégiens, rois de la mer, ainsi que leurs sujets, s’occupant tantôt de recueillir des richesses (c’est ainsi qu’ils appellent naïvement leurs brigandages sur mer et sur terre), tantôt de transporter des produits d’un pays à un autre, ces deux occupations étant tenues en aussi haute estime l’une que l’autre : enfin la même liaison entre toutes deux apparaît encore dans les histoires de Hawkins, de Drake et de Cavendish, dans celle du trafic des esclaves, depuis son origine jusqu’à sa cessation[120] ; dans celle des boucaniers et des colonies des Indes occidentales ; dans les guerres des Français et des Anglais en Amérique, aux Indes occidentales et orientales ; dans la fermeture de l’Escaut, dans les guerres de l’Espagne et de l’Angleterre, dans les blocus sur le papier résultant des guerres de la révolution française, dans l’occupation de Gibraltar, transformé en dépôt de contrebande[121], dans les dernières guerres de l’Inde, et particulièrement dans celle entreprise tout récemment contre les Birmans, et dont l’origine avait été la réclamation d’on commerçant, s’élevant à quelques centaines de livres sterling[122], dans la guerre de Chine, au sujet de l’opium, dans la manière dont les guerres de l’Inde sont provoquées en ce pays, dans la récente démonstration belliqueuse que nous avons faite contre le Japon, pour contraindre ce pays à accepter les bienfaits qui devaient suivre la résurrection de son commerce ; dans les procédés de la France aux îles Sandwich et aux îles Marquises ; et enfin, bien que ce ne soit pas l’exemple le moins important, dans le maintien de la guerre à la propriété maritime privée, ainsi qu’on l’a vu récemment dans la Baltique et la mer Noire, par la capture de tant de navires sans défense, appartenant à des hommes qui ne prenaient à cette guerre d’autre part que celle résultant de ce fait : d’avoir été contraints de payer des impôts pour subvenir aux dépenses qu’elle entraîne.

La guerre et le trafic, recherchant toujours le monopole du pouvoir, tendent invariablement vers la centralisation. L’entretien des soldats et des marins, des généraux et des amiraux, exige l’établissement de contributions, dont les produits doivent chercher un point central avant qu’ils ne soient distribués ; et leur distribution provoque nécessairement la réunion de multitudes d’individus, comptant sur la Providence, et jaloux de s’assurer leur part, ainsi que le montre l’exemple d’Athènes et de Rome, et qu’on le voit de nos jours à Paris et à Londres, à New-York et à Washington. La cité croissante devient, d’année en année, un lieu où le trafic des marchandises, ou celui des principes, peut se faire avec avantage ; et plus la cité s’agrandit, plus la tendance vers la centralisation s’accroît rapidement, chaque augmentation d’impôt tendant à diminuer le pouvoir des associations salutaires dans les districts qui payent les contributions, et à augmenter le mouvement maladif dans la capitale qui les reçoit.

A chaque nouvel accroissement de l’attraction centralisatrice, la société tend à prendre une forme tout à fait contraire à celle qui est naturelle ; cette forme devient de plus en plus celle d’une pyramide renversée ; et voilà comment, dans toute communauté sociale, qui repose sur la puissance d’appropriation, et non sur la puissance de production, qui a ralenti dans son propre sein la rapidité du mouvement, en même temps qu’elle s’efforce d’en faire autant chez ses voisins, arrive une période de splendeur et de force apparente, mais de faiblesse en réalité, suivie de décadence sinon de mort. En enrichissant la minorité, la centralisation appauvrit la masse de la population ; en même temps qu’elle permet à la première d’élever des palais et des temples, d’ouvrir des parcs, d’entretenir des armées, et, pour ainsi dire, de créer de nouveau des villes, elle force la seconde à chercher un refuge dans les plus misérables demeures, et crée ainsi une population toujours prête à vendre ses services au plus offrant, quelque sacrifice qu’il en puisse coûter à sa conscience. A chaque pas dans cette direction, la machine sociale devient moins stable et moins sûre, et tend de plus en plus à s’écrouler, jusqu’à ce qu’enfin elle tombe, entraînant sous ses ruines ceux qui avaient le plus espéré profiter d’un état de choses qu’ils avaient travaillé à produire. C’est ce qui est arrivé, même de nos jours, à l’égard de Napoléon et de Louis-Philippe, qui n’étaient cependant que des types de leur classe, de celle qui profite de son pouvoir sur les autres hommes, leurs semblables, et cherche à se distinguer dans les rôles de guerriers, d’hommes d’État et de trafiquants.

Plus la puissance d’association est parfaite, c’est-à-dire plus l’organisation de la société est élevée, et le développement de l’individualité, parmi ses membres, complet, plus aussi ces individus tendent à occuper leur place naturelle, celle d’instruments dont la société doit se servir, et plus encore la société tend à prendre sa forme naturelle, tandis qu’augmente à chaque instant sa force de résistance à tout empiétement sur ses droits et sa vitalité. Tout ce qui tend à diminuer la puissance d’association et à empêcher le développement de l’individualité, produit l’effet inverse, en faisant de la société l’instrument de ces individus ; la centralisation, l’esclavage et la mort marchent toujours de conserve dans le monde moral comme dans le monde physique[123].

Par suite de ce fait, que la politique d’Athènes, de Rome et d’autres sociétés anciennes et modernes, tendait directement à produire ce dernier état de choses, on a vu se produire, dans un grand nombre d’entre elles, une situation qui a fait croire, avec quelque ombre de vérité, que les sociétés, ainsi que les hommes et les arbres, ont leur période de croissance et de déclin, et aboutissent, naturellement et nécessairement, à la mort. Après un rapide examen du but poursuivi par quelques-unes des principales nations du globe, le lecteur sera peut-être en mesure de décider jusqu’à quel point cette assertion est vraie.

§ 3. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Attique.

Dans la première période de l’histoire grecque, nous trouvons le peuple de l’Attique divisé en plusieurs petites tribus indépendantes, puis, à la fin, se réunissant sous Thésée, à l’époque où Athènes devint la capitale du royaume. Les tribus de la Béotie s’associèrent pareillement avec Thèbes, et les petits États de la Phocide s’unirent, à leur exemple. La tendance à l’association, qui s’était ainsi manifestée au sein des divers États, se montra bientôt dans les affaires de la Grèce en général, dans l’institution du conseil des amphictyons, des jeux olympiques, etc.

Pendant une longue période, l’histoire d’Athènes nous apparaît, pour ainsi dire, vide d’événements, à raison de ses progrès calmes et pacifiques. Cette ville a quelquefois des démêlés avec ses voisins ; mais la tendance à l’association étant très-développée, « la paix était la condition habituelle et régulière de leurs rapports réciproques. » La paix amena avec elle un accroissement de population et de richesse si constant, que, longtemps avant l’époque de Solon, les individus livrés au commerce et aux arts mécaniques, formaient un corps riche et intelligent, tandis que, dans tout le reste de l’État, le travail et l’industrie étaient consacrés au développement des trésors cachés au sein de la terre. La faculté de s’associer et l’habitude de l’association augmentèrent constamment, avec ce développement continu de l’individualité, auquel Athènes est redevable de sa place éminente dans l’histoire de l’humanité.

Sous l’empire de la législation de Solon, la masse entière des citoyens exerçait le droit de vote dans les assemblées populaires ; mais tous n’étaient pas également éligibles aux charges de l’État. D’un autre côté, tous n’étaient pas, au même degré, soumis aux impôts nécessaires pour l’entretien du gouvernement ; les plus lourdes contributions se prélevaient sur la première classe, éligible aux plus hautes fonctions ; ces contributions diminuaient en descendant dans les autres classes, jusqu’à ce qu’elles atteignissent la quatrième, laquelle en était exempte, de même qu’elle était exclue de la magistrature ; et nous trouvons ici la plus équitable répartition des droits et des charges que l’on puisse signaler dans l’histoire du monde. Partout ailleurs la minorité a monopolisé les emplois, en même temps qu’elle levait des impôts sur la majorité, pour subvenir à son propre entretien ; tandis qu’ici le petit nombre de ceux qui étaient en possession des emplois publics payait les contributions, et la majorité, qui était exclue des premières, se trouvait elle-même entièrement affranchie du payement des dernières.

Dans le siècle qui suit l’établissement de cette organisation, nous voyons l’Attique jouissant d’une paix générale, et croissant par degrés en richesse et en population. Vers la fin de ce siècle, nous trouvons l’État divisé en une centaine de circonscriptions territoriales, dont chacune a son assemblée locale et sa magistrature, chargées de régler les affaires particulières à la localité ; et c’est ainsi que fut constitué un système plus complètement en haravec les grandes lois physiques auxquelles nous avons fait allusion jusqu’à présent, qu’aucun de ceux que le monde eût encore vus, avant la formation définitive des provinces qui composent aujourd’hui les États-Unis. L’action bienfaisante de la paix se révéla encore davantage à cette époque dans ce fait, que le nombre des commettants fut augmenté par l’admission de nombreux esclaves au droit de bourgeoisie, et d’un grand nombre d’étrangers aux droits de cité.

A partir de la première invasion des Perses qui finit avec la bataille de Marathon, et de l’occupation postérieure de l’Attique par les troupes de Xerxès, il se produisit un changement complet. Les champs avaient été dévastés, les maisons, les bestiaux, les instruments de culture avaient été détruits, et la population avait diminué considérablement. Dès lors nous voyons les Athéniens passer, de l’état d’une démocratie pacifique, où chacun s’occupait à l’intérieur d’associer ses efforts à ceux de ses concitoyens, à celui d’une aristocratie militaire s’efforçant d’entraver l’association au dehors, et se servant de cette puissance perturbatrice comme d’un moyen de s’enrichir. Après avoir amassé des richesses par leurs extorsions et leurs rapines, Cimon et Thémistocle furent en état de s’assurer les services de milliers de misérables dépendant de leur puissance, et qui se montraient dans les rues suivant avec empressement ceux que la guerre venait de rendre leurs maîtres. La pauvreté engendra la soif du pillage, et l’espoir du pillage permit de compléter facilement une armée de terre et d’armer des navires, et bientôt l’armée et la flotte furent employées à soumettre des États et des villes qui, jusqu’alors, avaient été regardés comme des égaux ou des alliés. Ils succombèrent successivement, et le butin acquis par de tels moyens provoqua le désir de nouvelles rapines, en même temps que s’accroissait constamment le pouvoir de satisfaire la convoitise. Athènes était alors devenue la dominatrice des mers, et elle ne permettait à aucun État, ainsi que nous l’apprend Xénophon, de faire le commerce avec un peuple éloigné, s’il ne se soumettait complètement à son impérieuse volonté. « C’est de cette volonté, continue-t-il, que dépend l’exportation de l’excédant des produits de toutes les nations. » Et pour être en état de l’exercer d’une façon tout à fait absolue, nous la voyons ensuite amener ses alliés, par persuasion ou par force, à s’exonérer du service personnel, moyennant des contributions en argent, grâce auxquelles presque toute la population athénienne fut retenue au service de l’État.

La guerre étant devenue alors l’occupation d’Athènes, on voit ses armées répandues en tout lieu, en Égypte et dans le Péloponnèse, à Mégare et à Égine ; et pour être en état d’entretenir ces armées, elle s’empare du trésor public qui est transporté dans la grande cité centrale. Puis nous voyons s’accroître le tribut élevé sur les alliés, qui sont forcés de payer des droits sur toutes les marchandises importées et exportées ; la perception de ces droits est affermée à des individus qui trouvent, dans toute entrave apportée au mouvement social, le moyen d’augmenter leur fortune. De plus, Athènes se déclare elle-même Cour en dernier ressort pour toutes les affaires criminelles et pour la plupart des affaires civiles ; et maintenant la ville étant encombrée de demandeurs en justice, les individus qui forment sa population deviennent des juges toujours prêts à vendre leurs arrêts au plus offrant. Les États eux-mêmes jugent nécessaire d’employer des agents au sein de la cité, et de distribuer des présents, dans l’espoir d’acheter ainsi une protection contre les exigences de l’État souverain.

A chaque pas fait dans cette direction, la minorité s’enrichit, tandis que la majorité s’appauvrit de plus en plus. On élève des temples, et la splendeur de la ville s’accroît chaque jour. On construit des théâtres, où les Athéniens peuvent gratuitement satisfaire leurs goûts ; mais le droit de vivre ainsi du travail d’autrui étant, à cette heure, regardé comme un privilège dont la jouissance doit être réservée au petit nombre, on procède à une enquête sur les titres au droit de cité ; et par suite, l’exclusion ne va pas à moins de cinq mille individus, qui tous sont vendus comme esclaves. A chaque accroissement de splendeur, nous constatons un accroissement d’indigence, et la nécessité plus impérieuse de transporter une partie de la population, qui doit prendre possession de terres éloignées pour y exercer sur les anciens colons, la même domination que les riches ont appris à exercer à l’intérieur. Le peuple, dont le temps est aujourd’hui complètement employé au maniement des affaires publiques, veut bientôt être payé aux frais du trésor public, et la pauvreté est devenue si générale, qu’une obole, monnaie valant trois cents (15 centimes) est devenue un objet de convoitise comme indemnité pour le service journalier dans les tribunaux.

La tyrannie et la rapacité se montrant partout et amenant partout une décadence du commerce entre les individus et les États, donnent lieu bientôt à la guerre du Péloponnèse qui se termine par la soumission de l’Attique au pouvoir des Trente tyrans. La propriété privée est alors confisquée, en grande partie, au profit du public ; et pour s’assurer les services du pauvre dans l’œuvre de spoliation des riches, il est alloué une rémunération triple à ceux qui assistent aux assemblées générales. Les impôts s’accroissent, et à mesure qu’ils deviennent plus considérables, les encouragements à un travail honnête s’affaiblissent d’une manière aussi continue. La population, pour nous servir de l’expression moderne, devient surabondante ; et comme l’homme diminue de valeur, nous voyons s’accroître la soif du pillage et la facilité de se procurer des troupes à l’aide desquelles on peut se l’assurer. La licence et la dissipation deviennent universelles, et les villes sont partout livrées aux déprédations d’hommes stipendiés, toujours prêts à vendre leurs services au plus offrant. Le commandement militaire est brigué comme la seule voie qui conduise à la fortune ; et les richesses ainsi acquises sont dépensées en présents, au peuple, grâce auxquels on s’assure ses votes. De nouvelles oppressions amènent ensuite la guerre sociale, qui entraîne avec elle l’extermination de la population mâle, la vente des femmes et des enfants comme esclaves, et la confiscation de tous leurs biens ; et c’est ainsi que désormais nous pouvons suivre le peuple de l’Attique s’épuisant en efforts pour arrêter la marche des autres peuples, jusqu’à ce qu’enfin il ne soit plus, lui-même, qu’un pur instrument entre les mains de Philippe de Macédoine, d’où il passe successivement entre celles d’Alexandre et de ses lieutenants.

Il est partout visible qu’à partir des guerres persiques, le but des Athéniens a été d’obtenir le monopole du pouvoir, et celui du commerce, comme moyen de s’assurer la jouissance du pouvoir. Plus la ville et son port devenaient l’entrepôt central, plus Athènes pouvait dominer ceux qui dépendaient d’elle, comme d’une place où leurs échanges pouvaient avoir lieu. Elle chassait donc de l’Océan, non seulement les peuples avec lesquels elle était en guerre, mais les bâtiments neutres étaient constamment saisis et retenus par elle, au mépris de la loi ; et ce n’était, qu’avec des difficultés infinies, que les navires et les marchandises ainsi retenus pouvaient être arrachés aux mains des ravisseurs. En lisant l’histoire des procédés de la Maîtresse des Mers de cette époque et celle de ses tribunaux des prises, on ne peut guère éviter d’être frappé de la ressemblance qu’offrent ces procédés avec ceux des temps modernes, à l’époque où les mers étaient balayées des neutres, en vertu du Règlement en 56 articles, des blocus sur le papier, et des Ordonnances rendues en conseil. A chaque pas dans cette direction, correspondait une tendance plus grande à recourir aux embargos et aux prohibitions qui frappaient les relations internationales ; prohibitions qui ne contribuèrent pas peu à amener la guerre du Péloponnèse. Toutes ces mesures tendaient à ralentir le mouvement de la société au dehors ; mais en même temps à produire un amoindrissement dans la puissance d’association volontaire à l’intérieur ; et cet amoindrissement ne fit qu’augmenter, d’année en année, jusqu’à ce qu’un jour cette république jadis si fière, après avoir passé d’abord entre les mains des rois de Macédoine et des proconsuls de Rome, n’est plus représentée que par des troupes d’esclaves ; tandis qu’Atticus restait, pour ainsi dire, le seul propriétaire et le seul améliorateur d’un pays qui, à une époque plus heureuse, avait donné la nourriture et le vêtement, la prospérité et le bonheur à des millions d’individus libres et industrieux.

§ 4. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Sparte.

Commençant nécessairement l’œuvre de la culture sur les sols les plus pauvres, Sparte ne s’étendit jamais au-delà ; et ce fut par la raison que ses institutions étaient basées sur cette idée : empêcher toute association volontaire et ne donner aucun encouragement au commerce, sous quelque forme qu’il se produisît. Dans cette république, l’homme n’était envisagé que comme une machine ou un instrument, formant une partie constitutive d’un être imaginaire appelé l’État ; à l’orgueil de cet être, à ses rancunes, ainsi qu’à sa vengeance, les individus étaient contraints de faire le sacrifice de tous leurs sentiments et de toutes leurs affections. Si le Spartiate ne se mariait pas, il était passible de certaines peines ; et s’il se mariait, on entourait de difficultés ses relations avec sa femme, dans l’espoir de stimuler les appétits sexuels et de favoriser ainsi le développement de la population. Les enfants appartenant à l’État, les parents ne pouvaient exercer aucune espèce de contrôle sur leur éducation physique, morale ou intellectuelle. Le foyer domestique (le home) n’existait pas ; car non-seulement les parents étaient privés de la société de leurs enfants, mais ils n’avaient même pas la liberté de prendre leurs repas en particulier. Les citoyens ne pouvaient ni acheter, ni vendre ; et il leur était interdit de se servir, pour aucun usage, des métaux les plus utiles, l’or et l’argent. Ils ne pouvaient ni cultiver les sciences, ni se livrer à leur goût pour la musique ; en même temps on leur défendait absolument toute espèce de divertissement théâtral. Les tendances d’un pareil système se trouvant ainsi en opposition avec le développement des facultés individuelles, la richesse ne pouvait se développer, et les Spartiates eux-mêmes ne purent s’élever au-delà des arts les plus primitifs et les plus grossiers, ceux qui concernent l’appropriation de la propriété d’autrui ; et c’est pour cela, qu’engagés dans des guerres continuelles, ils se montrèrent toujours prêts à se vendre au plus offrant. L’histoire de la république spartiate, pauvre et avide, perfide et tyrannique, n’est qu’un long récit du développement de l’inégalité, et des obstacles constamment apportés au mouvement de la société, jusqu’à ce qu’enfin le territoire de Sparte passe sous l’empire de quelques propriétaires environnés d’une multitude d’esclaves ; c’est le prélude de l’anéantissement d’une nation qui ne lègue à la postérité que le souvenir de son avarice et de ses crimes.

§ 5. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Carthage.

L’histoire de Carthage n’est guère que le récit de guerres entreprises dans le but de monopoliser le trafic, et qui eurent pour principaux théâtres la Corse et la Sardaigne, la Sicile et l’Espagne. Elle dut s’assurer des colonies auxquelles étaient interdites toutes relations avec le reste du monde, si ce n’est par l’intermédiaire des marchands et des navires carthaginois ; et les colons fournissaient, eux-mêmes, au trésor de la métropole les moyens de développer le système dont ils avaient à souffrir ; dans les lieux où l’on ne pouvait établir de colonies, tous les mouvements du trafiquant étaient enveloppés du secret le plus rigoureux, le monopole étant le but qu’on se proposait ; et partout l’on avait recours, sans scrupule, aux moyens les moins délicats pour en assurer le maintien. Ne pouvant supporter de rivaux, les Carthaginois tenaient caché, comme un secret d’État, tout ce qui se rattachait au commerce de caravane, en même temps qu’ils étaient toujours prêts à autoriser les pirates qui voulaient capturer les navires de leurs voisins. Les monopoles remplissaient le trésor public, et la faculté de disposer de ses revenus assurait la puissance à une aristocratie qui faisait, du trafic, son premier et principal objet ; et pour s’assurer l’exercice de cette puissance, elle soudoyait les barbares de tous les pays, depuis le sud du Sahara jusqu’au nord de la Gaule. La splendeur de la ville s’accrut considérablement ; mais, ainsi qu’il arrive en pareil cas, où la faiblesse réelle est en raison de la force apparente, le jour de l’épreuve fit voir que les fondements de l’édifice social avaient été établis non sur le roc, mais sur de la poussière d’or et de sable ; et Carthage périt, ne laissant après elle qu’une nouvelle preuve fournie par son histoire, de la vérité de cette sentence : Que ceux qui vivent de l’épée doivent périr par l’épée.

§ 6. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Rome.

Au temps de Numa et de Servius Tullius, le peuple romain cultivait un sol fertile ; et la Campanie était couverte de villes, ayant chacune une existence indépendante et constituant, chacune, un centre local vers lequel gravitait la population du territoire environnant. Sous les Tarquins, leurs successeurs, un changement se manifeste ; et depuis ce moment jusqu’à la chute de l’empire, on voit que Rome a consacré sans relâche toutes ses forces à empêcher toute association pacifique entre ses voisins, à s’approprier leurs biens et à centraliser tout le pouvoir dans l’enceinte de ses murailles. La splendeur de la capitale allait croissant ; mais avec ce développement arrivait un déclin correspondant dans la condition du peuple, jusqu’au moment où nous voyons enfin celui-ci réduit à la misère et dépendant de distributions journalières d’aliments, tribut levé pour son entretien sur des provinces éloignées ; et, sous ce rapport, l’histoire de Rome n’est que la répétition de celle d’Athènes, sur une plus grande échelle. Dans la ville et hors de la ville s’élèvent des palais ; mais à chaque pas fait dans cette direction nous voyons se manifester parmi le peuple, un affaiblissement dans la puissance d’association volontaire. La terre qui autrefois faisait vivre des milliers de petits propriétaires est bientôt abandonnée ; ou lorsqu’elle est quelque peu cultivée, elle l’est par des esclaves ; et plus la population de la campagne est asservie, plus devient impérieuse la nécessité de faire des distributions publiques dans la ville, où affluent tous les individus qui cherchent à vivre de pillage. Panem et circenses, une nourriture gratuite, et des exhibitions également gratuites de combats de gladiateurs, ou d’autres combats d’une férocité brutale, voilà ce qui forme maintenant l’unique bill des droits d’une populace dégradée ! La ville prend des accroissements, d’âge en âge, en même temps qu’un déclin correspondant se révèle dans le mouvement de la société qui constitue le commerce. La dépopulation et la pauvreté se répandent, de l’Italie, en Sicile et en Grèce, en deçà et au-delà de la Gaule, en Asie et en Afrique, jusqu’à ce qu’enfin frappé au cœur, l’empire périt après une existence de près d’un millier d’années, pendant lesquelles il avait offert le modèle de l’avidité, de l’improbité et de la déloyauté ; et dans toute cette période, à peine voit-on surgir une douzaine d’hommes dont les noms soient arrivés jusqu’à la postérité avec une réputation sans tache.

Les trafiquants, les gladiateurs et les bouffons étaient regardés chez les Romains comme appartenant à la même classe ; et cependant l’histoire romaine n’est que le récit des opérations des trafiquants sur la plus grande échelle. Pendant les siècles qui ont suivi l’expulsion des Tarquins et l’établissement du pouvoir aristocratique, nous assistons à une guerre perpétuelle entre les débiteurs plébéiens, appauvris par l’altération constante de la loi au profit des riches et des nobles, et les créanciers patriciens, possédant des cachots particuliers où ils renfermaient des hommes dont l’unique crime était l’impuissance de payer leurs dettes. Plus tard nous trouvons Rome remplie de Chevaliers, accoutumés à s’interposer comme intermédiaires entre ceux qui avaient des impôts à payer et ceux qui avaient à les recevoir, achetant le droit de percevoir l’impôt au meilleur marché, et le vendant le plus cher possible, payant au receveur la plus petite somme, et tirant, du malheureux qui payait la taxe, la plus forte somme qu’il pût fournir. Scipion trafiqua de sa conscience en pillant le trésor public, et lorsqu’on le somma de rendre ses comptes, il convoqua l’assemblée pour se rendre au temple et y rendre grâces aux dieux des victoires qui l’avaient enrichi[124]. Verrès en Sicile et Fonteius en Gaule, n’étaient que des trafiquants. Brutus prêtait de l’argent à quatre pour cent par mois, et César aurait probablement payé un intérêt encore plus élevé pour les millions qu’il avait empruntés, s’il eût réussi à monter sur le trône impérial. Tous faisaient le trafic des esclaves, se réservant le monopole des produits du travail de ces malheureux soumis à leur pouvoir, et qu’ils traitaient de la façon la plus inhumaine.

§ 7. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Venise, de Pise et de Gènes.

Si maintenant nous tournons nos regards vers Venise, nous assisterons à une succession non interrompue de guerres entreprises en vue du trafic, et qui tendaient constamment à centraliser le pouvoir entre les mains d’un petit nombre d’hommes que le hasard de la naissance ou de la fortune, avait placés à la tète de l’État pour le diriger. Démocratique, à l’origine, nous voyons son gouvernement devenir d’âge en âge plus aristocratique, jusqu’à ce qu’enfin nous arrivions à l’époque de la dissolution du Grand Conseil, mesure dirigée contre tous ceux qui n’en avaient pas encore fait partie[125]. Elle fut suivie de l’établissement du fameux Conseil des Dix, dont les espions pénétraient dans toutes les maisons, dont les supplices pouvaient atteindre tout individu quelque élevé que fût son rang, et dont l’existence même était complètement incompatible avec rien qui pût se rapprocher de la liberté du commerce. Dans la suite de son histoire, nous trouvons toujours Venise cherchant à établir son trafic, au moyen de son intervention militaire pour entraver le mouvement des autres peuples, et conquérant des colonies qui seront administrées uniquement au profit de son aristocratie trafiquante, frappant d’impôts ses sujets éloignés au point de faire renaître constamment une suite de tentatives de révolutions, dont la répression exige des flottes et des armées considérables ; et de cette manière, élevant la classe qui vivait de l’appropriation du bien d’autrui, en même temps qu’elle empêchait tout mouvement tendant au développement de l’indi- vidualité, ou à l’extension des habitudes d’association. Toute son histoire n’est que celle de la monopolisation constamment croissante du trafic et de la centralisation du pouvoir ; et l’on en aperçoit les conséquences dans ce fait, qu’elle n’a jeté aucunes racines dans la terre ; et lorsque arriva le jour de l’épreuve, elle tomba ainsi que l’avaient fait Athènes, Carthage et Rome, et pour ainsi dire sans qu’il fût besoin de lui porter un coup.

Les histoires de Gênes et de Pise ne sont, comme celle de Venise, que celles d’une succession constante de guerres entreprises pour s’assurer le monopole du trafic et de la puissance ; et cette puissance ainsi acquise, l’expérience le prouva, fut aussi instable que celles d’Athènes et de Carthage.

§ 8. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de la Hollande.

L’histoire des premiers temps de la Hollande nous montre un peuple chez lequel l’habitude de l’association et le développement de l’individualité ont pris des accroissements rapides ; mais son histoire plus récente se fait remarquer, parmi celles de l’Europe moderne, par les manifestations qu’elle nous présente du désir de monopoliser le trafic ; par la résistance que ce désir provoqua à la fois en France et en Angleterre, par les guerres auxquelles la soif du trafic entraîna la Hollande, par l’épuisement qui résulta pour elle de ces guerres, et enfin par la preuve qu’elle nous fournit : que là où le trafic cesse d’être un instrument social, et arrive à être considéré comme l’objet pour le développement duquel on doit se servir de la société, il ne peut exister que peu de progrès physiques ou intellectuels. La terre qui autrefois donna au monde des hommes tels que Érasme, Spinosa, Jean de Witt et Guillaume d’Orange, aujourd’hui n’exerce pas la moindre influence par rapport aux lettres ou aux sciences, et très-peu même par rapport au trafic.

§ 9. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire du Portugal.

Dans l’histoire du Portugal, nous trouvons une preuve frappante de la faiblesse des sociétés qui dépendent complètement du trafic, pour la prospérité dont elles peuvent jouir pendant un certain temps. La fin du XVe siècle vit le passage du Cap de Bonne-Espérance, et l’établissement de la puissance portugaise dans toute l’étendue de l’Inde, où la guerre était partout fomentée pour favoriser le trafic. Lisbonne se développant, grâce à des monopoles que l’on croyait s’être assurés, s’éleva promptement au premier rang parmi les cités de l’Europe ; mais là comme partout ailleurs, la puissance de la communauté sociale déclina, à mesure que la capitale s’accrut en étendue et en splendeur ; et avant qu’un autre siècle se fût écoulé, le Portugal lui-même devint une province espagnole.

§ 10. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Espagne.

Si nous tournons ensuite nos regards vers l’Espagne, nous voyons que, par suite d’une longue série de guerres entre les divers prétendants au pouvoir, l’anarchie, dans la période immédiatement antérieure à la réunion des divers royaumes en 1474, avait atteint son apogée. Les châteaux des nobles étaient convertis en repaires de brigands ; repaires d’où ils s’élançaient pour piller les voyageurs, dont les dépouilles étaient ensuite vendues publiquement, en même temps qu’eux-mêmes étaient vendus comme esclaves chez les Maures. Les communications sur les grandes routes étaient partout suspendues, tandis qu’à l’intérieur des villes les nobles rivaux se faisaient des guerres particulières, attaquant les églises, et incendiant des maisons quelquefois par milliers. Au lieu de cinq établissements royaux pour frapper la monnaie, il n’y en avait pas alors moins de 150 particuliers ; et celle-ci arriva à un tel point de dépréciation que les denrées ordinaires nécessaires à la vie atteignirent un prix trois, quatre et même six fois plus élevé que leur valeur courante.

Comme il n’y avait plus aucune sécurité pour les individus ou les propriétés, le cultivateur, dépouillé de sa récolte et chassé de son champ, s’abandonna à l’oisiveté, ou bien eut recours au pillage comme au seul moyen de conserver la vie. Les famines dès lors devinrent fréquentes, et aux famines succédèrent des pestes dont les ravages s’étendirent au loin ; et c’est ainsi que le peuple se trouva réduit à la misère la plus hideuse, à mesure que ses maîtres nombreux devinrent capables d’acquérir la propriété et la puissance. Nous constatons cependant, à l’époque de la réunion de la Castille à l’Aragon, sous le règne de Ferdinand et Isabelle, un changement dans la condition et des souverains et du peuple ; partout les châteaux sont détruits et le pays est purgé des hordes de bandits dont il était infesté.

La sûreté des individus et des propriétés étant ainsi établie, et l’attention des souverains se portant alors sur la résurrection du commerce, les mesures restrictives à l’intérieur furent écartées et les étrangers furent invités à visiter les ports de l’Espagne. On construisit des routes et des ponts, des môles, des quais et des phares ; on creusa et on élargit des ports, dans le but de servir le développement considérable du trafic. Le droit de battre monnaie fut réservé aux établissements royaux, et des dispositions furent prises pour établir, dans toute l’étendue du royaume, un système uniforme de poids et mesures : On abolit de nombreux droits de péage et de nombreux monopoles, et l’alcavala, taxe levée sur les échanges, qui antérieurement était arbitraire, fut alors fixée à 10%.

L’habitude de l’association prenant alors un accroissement rapide, la marine marchande, à la fin du siècle, compta jusqu’à mille navires, et les fabriques de soieries et d’étoffes de laine de Tolède, donnèrent du travail à dix mille ouvriers. Ségovie fabriqua des draps fins, tandis que Grenade et Valence produisirent des soieries et des velours ; et Valladolid se fit remarquer par sa vaisselle d’un travail curieux et sa coutellerie fine, en même temps que les manufactures de Barcelone rivalisaient avec celles de Venise. La foire de Medina del Campo devint le grand marché pour les échanges de la Péninsule ; et les quais de Séville commencèrent à être encombrés de marchands, venus des parties de l’Europe les plus reculées. L’impulsion ainsi donnée se faisant bientôt ressentir dans les dispositions prises en vue de l’amélioration intellectuelle, on rouvrit d’anciennes écoles et on en créa de nouvelles ; dans toutes affluèrent de nombreux disciples, et elles donnèrent de l’emploi à plus de presses typographiques qu’il n’en existe en Espagne aujourd’hui.

L’union à l’intérieur donna cependant le pouvoir aux souverains qui, bien malheureusement, désiraient en faire usage pour détruire l’habitude de l’association au dehors, et pour concentrer entre leurs mains la direction des modes d’action et de pensée de leurs sujets. Des millions d’individus les plus industrieux du royaume, chez lesquels l’individualité était développée à un point alors inconnu dans toute autre partie de l’Europe, furent expulsés pour des différences de croyance ; et c’est ainsi que fut arrêté, en grande partie, le mouvement de la société qui commençait à se développer. Celui-ci, à son tour, tendit considérablement à faciliter le recrutement des armées que l’on devait employer à piller l’Italie et les Pays-Bas, le Mexique et le Pérou ; et plus la tendance à la dispersion fut prononcée, plus devint rapide la diminution dans la compensation du travail honnête. Plus les armées furent nombreuses, plus fut considérable l’accroissement et de la splendeur et de la faiblesse ; et le résultat est évident dans ce fait, que pendant un siècle et demi, Madrid fut le foyer d’intrigues relatives à la question de savoir qui, de la France ou de l’Angleterre, aurait la direction de son gouvernement ; et que le royaume fut appauvri par des guerres fréquentes ayant pour but de déterminer l’ordre de succession au trône. Dans ses efforts pour anéantir tout pouvoir de se gouverner soi-même, chez les étrangers, l’Espagne avait perdu toute individualité à l’intérieur[126]. Maîtresse des Indes, elle fut trop faible pour conserver la domination sur Gibraltar qui lui appartenait ; et il y a aujourd’hui plus d’un siècle qu’elle s’est vue forcée de le voir occupé, dans le seul et unique but de permettre à des étrangers de mettre à néant ses propres lois. A chaque page de son histoire nous trouvons la confirmation de cette leçon donnée jadis à Athènes et à Sparte, à Carthage et à Rome : que si nous voulons commander le respect pour nos droits personnels nous ne pouvons l’obtenir qu’en respectant nous-mêmes les droits d’autrui[127].

§ 11. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de la France.

Pendant plus de mille ans les souverains, les nobles et les gentilshommes de la France ont appliqué leurs efforts à détruire la puissance d’association parmi les diverses nations de l’univers ; ainsi qu’on le voit dans les histoires des Pays-Bas et de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie, de l’Inde et de l’Égypte, de l’Amérique du Nord et de celle du Sud. L’étude de cette nation, avec moins d’interruption qu’on n’en constate dans presque aucune autre histoire, a été de développer l’action du trafic et de détruire le pouvoir d’entretenir le commerce. Les épées se sont montrées souvent là où l’on voyait rarement les bêches, et où les navires de guerre étaient nombreux, tandis que les routes étaient mal entretenues et qu’il n’existait point de canaux. Partout le nombre des camps avait augmenté à mesure que les villes et les villages tombaient en ruines ; et les gentilshommes devenaient plus nombreux à mesure que les laboureurs disparaissaient. Le sol qu’ils cultivaient n’avait produit « que ces fruits des rivages de la mer Morte qui tentent le regard, mais ne sont plus que cendre lorsqu’on les porte à la bouche. » La moisson qu’on avait récoltée avait été constamment la faiblesse, le malheur, et presque toujours la ruine.

L’histoire de ce pays est le récit d’une série d’immixtions dans les droits d’autres communautés sociales, immixtions rarement interrompues, si ce n’est lorsque ce même pays est devenu impuissant pour nuire au dehors, par suite de troubles survenus dans son propre sein. Pépin et Charlemagne, ayant cherché la gloire en Italie et en Allemagne, léguèrent à leurs successeurs un royaume dont les ressources étaient tellement épuisées, qu’il fut complètement hors d’état de se défendre contre les attaques de quelques pirates normands, et un pouvoir royal tout à fait incapable de se soutenir contre les chefs de brigands qui entouraient les souverains. Comme conséquence de ce fait, il arriva que le système social se résolut dans ses éléments primitifs ; et c’est à l’état d’anarchie qui existait alors que les historiens ont donné le titre pompeux de « système féodal » au moment où il n’existait aucun système.

La population et la richesse se développèrent lentement, mais en même temps qu’elles se développent, on peut observer un rapprochement graduel vers le rétablissement d’un pouvoir central, soleil du système autour duquel pourront faire leur révolution pacifique les diverses parties de la société française ; mais ce rapprochement est accompagné, ainsi que nous l’avons vu en Espagne, d’un désir intense d’employer le pouvoir ainsi obtenu, à empêcher le mouvement des autres sociétés au dehors. Louis IX gaspilla les ressources de son royaume dans les guerres qu’il entreprit en Orient ; et ses successeurs s’appliquèrent eux-mêmes à troubler le repos de leurs voisins de l’Occident ; faisant invasion sur leurs territoires, pillant leurs villes et leurs bourgs, et massacrant leurs habitants. La poursuite constante de la gloire étant toujours suivie de la faiblesse à l’intérieur, les armées anglaises ne tardèrent pas à reparaître sur le sol de la France pour y répéter les scènes de pillage et de dévastation, qu’elles-mêmes avaient accomplies à l’étranger ; occupant sa capitale et dictant des lois à son peuple. Le règne de l’anarchie étant revenu, toute puissance d’association volontaire fut anéantie.

Sous Louis XI, nous rencontrons encore quelques faits qui semblent tendre à la réorganisation de la société, suivie toutefois d’invasions répétées des pays voisins ; et alors de nouveau l’on constate l’effet de la guerre perpétuelle, dans la confusion presque complète qu’elle engendre, ainsi qu’on le voit à la fin des règnes des souverains de la branche des Valois, à l’époque où le pouvoir royal étant presque complètement anéanti, des armées étrangères envahirent la France, incapable d’opposer aucune résistance.

Une fois encore et pour la quatrième fois, la société se réorganisa sous un prince de la maison de Bourbon, Henri IV, et sous ses descendants. Toutefois, avec la résurrection du pouvoir se ranima le désir d’en faire usage pour nuire aux sociétés étrangères. La centralisation se développa avec l’augmentation des armées, et l’épuisement du peuple s’accrut en même temps que la splendeur qui environnait le trône ; mais alors aussi nous voyons la splendeur et la faiblesse marchant de conserve ; les dernières années du règne de Louis XIV sont empoisonnées par la nécessité de solliciter une paix qu’on ne consent à accorder qu’aux conditions dictées par Marlborough et le prince Eugène[128].

Les guerres entreprises par Louis XV et Louis XVI frayèrent bientôt le chemin à la Révolution ; pendant cette époque disparut toute autorité royale, et l’on vit l’arrière-petit-fils du fondateur de Versailles, payer de sa tête, sur la place de la Révolution, toute la splendeur passée du trône. L’ordre étant rétabli de nouveau, et pour la cinquième fois, nous voyons tous les efforts du pays consacrés, une fois de plus, à détruire tout pouvoir d’association entre les diverses agglomérations sociales de l’Europe. De nouveau l’Espagne et l’Italie, les Pays-Bas et l’Allemagne furent ravagés par l’invasion des armées, et la France fit voir encore quel est le résultat d’une constante immixtion dans l’action des autres peuples : une faiblesse complète à l’intérieur, sa capitale deux fois envahie par des armées étrangères et deux fois son trône occupé sous l’influence directrice de souverains étrangers[129].

L’ordre encore une fois rétabli, nous voyons les flottes et les armées de la France occupées pendant vingt ans à détruire la vie et la propriété dans l’Afrique du nord, et c’est la gloire ainsi acquise que Louis-Philippe considérait comme un moyen de consolider sa propre puissance, et d’établir dans sa famille la succession au trône. Il put se convaincre, cependant, que pendant tout ce temps il n’avait fait qu’élever une pyramide à base renversée, centralisant le pouvoir à Paris et l’annulant dans les provinces ; et lorsque vint pour lui le jour de l’épreuve, il tomba aussi sans coup férir. Nous voyons encore le gouvernement de la France s’appliquant à l’œuvre de la centralisation, diminuant la faculté d’association à l’intérieur, en même temps qu’il s’efforce d’arriver au même résultat à l’extérieur, d’un côté augmentant les armées et les flottes, tandis que de l’autre il dénie au peuple le droit de discuter libre- ment les mesures prises par lui[130]. Il reste à voir quelle sera la fin ; mais la gloire ayant toujours été jusqu’à ce jour suivie par l’épuisement des forces, nous pouvons peut-être admettre que la faiblesse future de la France sera en proportion exacte avec sa splendeur actuelle.

Dans les temps modernes, aucun pays n’a montré plus complètement que celui dont nous venons de tracer l’histoire la liaison intime de la guerre et du trafic, et l’étroite relation qui existe entre toutes les classes qui vivent de l’appropriation. Ses souverains ont été constamment des trafiquants, achetant les métaux précieux à bas prix et les vendant à des prix élevés, jusqu’à ce que la livre d’argent dégénérât jusqu’au franc ; vendant les charges à leurs sujets dans le but de partager avec eux les impôts levés sur le peuple ; et vendant à ce peuple le privilège d’appliquer leur travail d’une façon qui leur permit de payer les taxes. Les fermiers-généraux, trafiquants sur la plus grande échelle, flagellaient la nation, pour accumuler d’immenses fortunes ; et les hommes de guerre vendaient leurs services et leur conscience, recevant en retour une part dans les confiscations des biens de leurs voisins, et se constituant ainsi comme centres des échanges d’une population qu’un point seul séparait du servage.

§ 12. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Angleterre et celle des États-Unis.

L’histoire de l’Angleterre, depuis la révolution de 1688, n’offre que des guerres presque continuelles pour le développement du trafic ; mais comme le système qu’on se proposait d’établir différait essentiellement de tous ceux qui l’avaient précédé, les considérations sur ces guerres et sur leurs résultats trouveront plus convenablement leur place dans un autre chapitre.

Aux États-Unis, toutes les dispositions belliqueuses se révèlent dans les États de Sud, où le possesseur d’esclaves agit comme le trafiquant, régissant tous les échanges entre les individus qui travaillent à la production du coton et du tabac, et ceux qui ont besoin de consommer des vêtements. Là, comme partout ailleurs, la prédominance de l’esprit militaire et de l’esprit de trafic est accompagnée d’une faiblesse croissante, résultant de la nécessité chaque jour croissante de la dispersion, et d’une diminution constante de la puissance d’association. Là, toutefois, ainsi que pour l’Angleterre, il existe des motifs pour renvoyer avec convenance à un chapitre ultérieur les considérations sur la politique de l’Union.

§ 13. — Les sols les plus fertiles sont délaissés, dans tous les pays où la guerre obtient la prédominance sur le commerce. La splendeur individuelle s’accroit en raison de la faiblesse croissante de la société. Moins est considérable la proportion qui existe entre les soldats et les trafiquants, et la masse des individus dont la société se compose, plus est considérable la tendance de celle-ci à la force et à la durée.

Que la faculté de s’associer volontairement, ou le pouvoir d’entretenir le commerce, existe en raison directe du développement de l’individualité, c’est un fait dont la vérité ne peut être contestée par ceux qui ont observé les mouvements des individus dont la société se compose. Ce fait est aussi vrai à l’égard des nations qu’il l’est à l’égard des personnes, l’individualité parmi celles-ci se développant également en même temps que la paix et le commerce, et s’amoindrissant avec le développement des habitudes militaires et la nécessité de dépendre des services du trafiquant. Chaque pas fait dans la première direction est suivi d’un accroissement dans cette domination exercée sur la nature, qui constitue la richesse ; tandis que chaque pas fait dans la direction contraire est suivi d’une diminution de puissance ; et c’est pourquoi nous voyons les sols fertiles abandonnés, dans tous les pays où la guerre, ou le trafic, obtiennent la prééminence sur le commerce, ainsi qu’on le voit en Irlande, en Italie, dans l’Inde, la Turquie, la Virginie et la Caroline.

Moins est intense la puissance d’association locale, plus est considérable la tendance à la centralisation et à la création de grandes villes, ainsi qu’on a pu le constater dans l’accroissement d’Athènes et de Rome, toutes deux si magnifiques à la veille même de leur ruine, ainsi qu’on peut le constater aujourd’hui à Londres, à Paris et à Calcutta. Avec le développement de la centralisation, nous assistons au spectacle d’une inégalité constamment croissante dans la condition des diverses fractions de la société ; nous voyons quelques hommes amassant leurs fortunes avec une extrême rapidité, en même temps que les chances de la guerre et du trafic tendent à priver de pain les classes pauvres de la société. C’est ainsi que furent amassées les immenses fortunes de Crassus et de Lucullus, à l’époque où le peuple de Rome était forcé de s’adresser au trésor pour subsister ; celle de Jacques Cœur, au moment où la France était presque entièrement dépeuplée ; celle du Vénitien millionnaire, qui l’emporta sur Carlo Zeno, son compétiteur, pour les fonctions de doge, pendant la guerre de la Chiozza, où Venise, grâce à ce dernier, échappa à une destruction complète[131], et celle des Médicis, à l’époque où régnait à Florence la plus grande détresse. La faiblesse de la communauté sociale augmente en raison de la magnificence des fortunes privées et de la splendeur de la capitale ; et à mesure que la faiblesse augmente, nous observons invariablement une tendance à employer des mercenaires ; individus qui, pour de l’argent ou le pillage, se battent volontiers au profit de toutes les causes, ainsi qu’on l’a vu à Athènes, à Carthage, à Rome, en Espagne, et qu’on le voit aujourd’hui en Angleterre.

La guerre et le trafic étant les occupations de l’homme qui exigent le moins de connaissances, prennent le pas sur toutes les autres dans leur développement. La nécessité de porter les armes pour sa défense personnelle, ou de dépendre des services du trafiquant, tendant à diminuer à mesure que la société accomplit des progrès, cette diminution dût être partout accompagnée d’une diminution dans la proportion existante entre les soldats et les trafiquants, et la masse d’individus dont la société se compose. Lorsque tel est l’état des choses, la société tend de plus en plus à prendre la forme où se combinent le mieux la force et la beauté ; mais s’il en est autrement, la part proportionnelle du trafic et de la guerre tendant à augmenter, et celle du commerce à diminuer, la société tend à prendre une forme directement contraire, celle d’une pyramide renversée. Naturellement, la stabilité diminue ; et si le mouvement dans ce sens continue longtemps, il aboutit à la ruine ainsi que nous l’avons vu par rapport à Athènes et à Carthage, à Venise et à Gènes, en Portugal et en Turquie ; ou bien il produit, comme cela a eu lieu en France, une série interminable de révolutions.

§ 14. — Plus l’organisation de la société est élevée, plus est grande sa vigueur et plus est heureuse sa perspective de vitalité. L’accroissement dans la part proportionnelle des soldats et des trafiquants tend à la centralisation et à la mort morale, physique et politique.

La résistance à la gravitation soit dans le monde végétal, soit dans le monde animal, est en raison directe de l’organisation. Il en est de même, ainsi que le lecteur l’a vu, à l’égard de l’homme, Plus son organisation est élevée, plus s’agrandit sa perspective de vie. Il en est de même encore par rapport aux sociétés ; leur chance de vie s’accroît, à mesure qu’avec le développement des diverses facultés de leurs membres, leur organisation devient d’un ordre plus éminent. Le système suivi par les diverses communautés sociales dont nous avons parlé plus haut, ayant cherché à maintenir le pouvoir du soldat et du trafiquant, et à empêcher ce développement, leur résistance à la gravitation a nécessairement diminué, jusqu’à ce qu’enfin, comme à Athènes, à Carthage et à Rome, la mort mit fin à leur triste existence.

Tout accroissement dans la part proportionnelle de la société, qui se consacre à la guerre et au trafic, tend à amener la centralisation et l’esclavage ; c’est un résultat inévitable du décroissement de l’individualité et de la diminution de la puissance d’association volontaire. Toute diminution dans cette part proportionnelle, tend à produire la décentralisation, la vie et la liberté ; c’est une conséquence d’un développement plus intense de l’individualité, d’un accroissement de la puissance d’association, et d’une organisation plus parfaite de la société.

La force d’une communauté sociale croît en raison du développement de la puissance d’association, et de la perfection de son organisation. Plus sont nombreuses les différences parmi les membres, plus l’organisation doit être parfaite et plus grande doit être, conséquemment, la force.

Les différences résultent de l’association ou du commerce ; et le commerce prend des accroissements en même temps que se développe l’individualité, et que se produisent les différences ; et moins est impérieuse la nécessité d’avoir recours aux services du soldat et du trafiquant, plus le commerce prend des accroissements rapides.

La puissance d’association augmente, en raison directe de l’observance, par les communautés sociales, de cette grande loi du christianisme qui nous enseigne le respect pour les droits de nos semblables ; et comme la force augmente avec le développement de l’association, il suit de là naturellement que la nation qui veut croître en force, et voir durer ses institutions, doit apporter dans la direction des affaires publiques, le système de morale reconnu comme obligatoire pour ses membres pris individuellement.

Si nous voulons maintenant trouver les causes de la décadence et de la ruine définitive des diverses communautés sociales du monde, nous devons rechercher ces causes dans l’examen du système qu’elles ont suivi par choix, ou par nécessité ; soit celui qui tend à augmenter la proportion des classes de la société dont nous avons parlé plus haut, soit celui qui tend à diminuer cette proportion ; et, dans tous les cas, nous constaterons ce fait que : tandis que le premier a entraîné avec lui la ruine et la mort, le second a amené l’accroissement de la richesse, de la prospérité, du bonheur et de la vie.

§ 15. — L’économie politique enseigne le contraire de ces faits. Erreur qui résulte de l’emploi d’expressions identiques, pour exprimer des idées qui diffèrent complètement.

La doctrine Ricardo-Malthusienne ayant été inventée pour expliquer, à l’aide des lois établies par le Créateur, l’existence de la maladie sociale, et pour affranchir ainsi de toute responsabilité la classe qui vit de l’appropriation et dirige les affaires des nations, il n’y a pas lieu d’être surpris que l’économie politique moderne envisage les individus dont les occupations sont la guerre et le trafic, sous un point de vue différent de celui sous lequel nous les avons représentés ici. Mac Culloch nous dit que l’homme qui transporte des denrées est aussi bien un producteur que le fermier, et que l’absentéisme, exigeant l’emploi d’intermédiaires ou de trafiquants, entre le propriétaire de la terre et ceux qui la cultivent, est un bien et non un mal. M. Chevalier borne la sphère de l’économie politique aux transactions dans lesquelles il y a achat ou vente de marchandises[132], et Bastiat nous apprend qu’une des erreurs du socialisme moderne consiste à classer parmi les races parasites les intermédiaires, ou individus qui se placent entre le producteur et le consommateur. Le courtier et le marchand, créant, nous dit-il, une valeur, suivant son opinion, il est parfaitement exact de les classer avec les agriculteurs et les manufacturiers ; tous et chacun étant également des intermédiaires qui rendent des services en retour desquels ils attendent une rémunération.

Il est complètement vrai que l’intermédiaire crée des valeurs ; mais c’est pour cette raison même que l’on est satisfait de pouvoir se passer de ses services. La valeur étant la mesure du pouvoir de la nature à l’égard de l’homme, et la valeur de l’homme augmentant avec la diminution dans celle des denrées nécessaires à ses besoins, il en résulte nécessairement que, dans quelque proportion que le trafiquant augmente la valeur des denrées, il doit diminuer la valeur de l’homme. Sur le prix imposé à la population anglaise pour les denrées qu’elle consomme, une très-large part revient aux intermédiaires, qui s’enrichissent ainsi aux dépens et du consommateur et du producteur. Il en est de même en Turquie, où les bénéfices du trafiquant sont énormément considérables. Il en est encore de même dans l’Inde, au Mexique, dans nos États de l’Ouest et dans les îles de l’Océan Pacifique ; et sans nul doute, dans tous les pays où les individus sont incapables de combiner leurs efforts avec ceux de leurs semblables. Le trafiquant est une nécessité et non une puissance ; et il en est de même à l’égard de toutes les classes de la société auxquelles nous avons fait allusion. A chaque accroissement dans la population et la richesse, les hommes deviennent de plus en plus capables de se réunir et d’arranger leurs affaires eux-mêmes, en même temps que diminue constamment pour eux le besoin d’employer des intermédiaires, en leur qualité de courtiers, de trafiquants, d’agents de police, de soldats ou de magistrats ; et plus ils peuvent se dispenser des services de ces individus, et plus doit être prononcée la tendance de la société à prendre une forme unissant la force et la solidité, et celle qui s’accorde le mieux avec nos idées de beauté.

Dans toutes les classes dont nous venons de parler ici, tous désirent que les hommes soient à bon marché, tandis que les hommes eux-mêmes désirent que le travail soit cher. L’homme d’État sait que lorsque les hommes sont à bon marché, ils sont gouvernés plus facilement que lorsqu’ils sont chers. Le souverain trouve plus de facilité à se procurer des soldats, lorsque les salaires sont bas, que lorsqu’ils sont élevés. Le grand propriétaire terrien désire que les hommes soient à bon marché et conséquemment qu’on puisse se les procurer facilement[133]. Le trafiquant désire que le travail soit à bon marché lorsqu’il achète ses marchandises, et que celles-ci soient à un prix élevé, et naturellement que le travail soit à bas prix, lorsqu’il les vend. Tous ces individus regardent l’homme comme un instrument dont le trafic doit faire usage. Tous sont nécessaires dans les premiers âges de la société ; mais la nécessité de leurs services doit diminuer, et les hommes doivent se réjouir toutes les fois que chaque diminution de cette nature a lieu, autant qu’ils le font lorsque le navire à vapeur remplace le navire à voiles, lorsque la pompe remplace l’effort des bras, ou que de grandes machines hydrauliques remplacent la pompe elle-même. Moins est compliqué le mécanisme nécessaire pour entretenir le commerce parmi les hommes, plus ce commerce doit être considérable.

La grande difficulté, dans toutes ces circonstances, résulte de ce fait, que le même terme est constamment employé pour exprimer des idées complètement différentes. L’individu qui fabrique mille paires de souliers pour mille individus, dont chacun vient chez lui pour trouver une chaussure à son pied, entretient un commerce qui n’est entravé en aucune façon par la nécessité de payer des porteurs, ou des marchands commissionnaires. Son voisin, qui fabrique le même nombre de souliers, trouve nécessaire d’employer un porteur pour les remettre au trafiquant, puis de payer le trafiquant pour trouver des individus qui achèteront et payeront ses souliers. Nous avons là trois opérations distinctes, dont chacune doit être rétribuée ; la première, celle du trafiquant, qui ne fait uniquement que régler les conditions de l’échange, la seconde, celle du porteur, qui opère les changements de lieu, et la troisième, celle du cordonnier, qui opère les changements de forme ; la rémunération de ce dernier individu dépend entièrement de la part qui lui reste, après que les deux premiers ont été payés. On a l’habitude de comprendre toutes ces opérations sous le titre général de commerce, tandis que les individus qui prennent réellement part au commerce sont, uniquement, celui qui fabrique les souliers et ceux qui les usent. Les autres sont utiles en tant qu’ils sont nécessaires, mais tout ce qui tend à diminuer le besoin qu’on a de leurs services est autant de gagné pour l’homme, en même temps qu’un perfectionnement dans les instruments de toute autre espèce quelconque. La valeur de l’homme augmente avec chaque diminution des obstacles apportés au commerce, et le plus grave de ces obstacles, c’est la nécessité d’employer le trafiquant et le transportateur à opérer les changements de lieu[134].


CHAPITRE X.

DES CHANGEMENTS DE LIEU DE LA MATIÈRE.

§ 1. — Difficulté, dans la première période de la société, d’effectuer les changements de lieu de la matière. La nécessité de le faire constitue le principal obstacle au commerce. Cette nécessité diminue avec le développement de la population et de la richesse.

Le pauvre premier colon, incapable de soulever les poutres avec lesquelles il doit construire sa demeure, est forcé de compter, pour trouver un abri, sur les rochers en saillie, ou de s’ensevelir dans les cavités de la terre qui le protègent faiblement contre la chaleur de l’été ou la rigueur du froid en hiver. Hors d’état de commander les services de la nature, il est obligé de parcourir de vastes étendues de terrain pour chercher une nourriture dont le transport à son foyer domestique, lors même qu’il se la procure, dépasse souvent sa puissance privée de secours ; aussi les fruits de sa chasse se perdent-ils sur le sol, tandis que lui et sa femme souffrent par défaut d’une alimentation convenable. Avec le temps cependant, ses fils grandissent, et alors unissant leurs efforts, ils se font des instruments à l’aide desquels ils commandent les forces naturelles, au point de pouvoir couper et transporter les poutres et de se construire quelque chose qui ressemble à une maison. On les voit encore fabriquer d’autres instruments à l’aide desquels ils se procurent des quantités plus considérables d’aliments, et sur des surfaces moins étendues, avec une diminution constante dans la proportion de leur travail nécessaire pour opérer les changements de lien de la matière, et un accroissement constant dans la proportion de ce travail qui peut être consacrée à changer sa forme, dans le but de la rendre propre à lui fournir sa nourriture et à l’aider dans l’œuvre de production.

La vie de l’homme est une lutte contre la nature. Le premier besoin pour lui et son premier désir, c’est de s’associer avec ses semblables, et l’obstacle, à la satisfaction de ce désir, se trouve dans la nécessité d’effectuer les changements de lieu. Pauvre et faible, le colon primitif, hors d’état de se procurer une hache, une bêche ou une charrue, est forcé de cultiver les sols les plus ingrats, qui lui donnent la subsistance en si petite quantité qu’il doit nécessairement rester isolé des autres hommes. A mesure que la population augmente, la richesse se développe, et avec le développement de la richesse et de la population, il devient capable de cultiver des sols plus riches, qui lui donnent la subsistance en quantité plus considérable, et diminuent pour lui la nécessité d’aller au dehors et de se séparer de ses semblables. De simple créature n’ayant que des besoins, il passe à l’état d’être doué de puissance, et peut chaque année se procurer plus facilement les instruments à l’aide desquels il entretient le commerce avec des individus éloignés, en même temps que chaque année, également, il devient plus individualisé et moins dépendant du commerce pour avoir à sa disposition tout ce qui contribue à la commodité, au bien-être et au luxe de la vie. Les forces de la nature s’incorporent dans l’homme, dont la valeur augmente à mesure que celle de toutes les denrées diminue ; et avec cette augmentation, il trouve chaque jour une diminution dans la résistance que la nature oppose à ses efforts nouveaux.

§ 2. — Difficulté, dans la première période de la société, d’effectuer les changements de lieu de la matière. La nécessité de le faire constitue le principal obstacle au commerce. Cette nécessité diminue avec le développement de la population et de la richesse.

Si nous considérons maintenant le colon solitaire de l’Ouest, lors même qu’il est pourvu d’une hache et d’une bêche, nous le voyons obtenant, avec peine, même la cabane de la construction la plus vulgaire. Arrive cependant un voisin amenant avec lui un cheval et une charrette ; et dès lors une seconde maison peut être construite avec moitié moins de travail qu’il n’en fallait pour la première. D’autres individus arrivent successivement, un plus grand nombre de maisons devient nécessaire ; et maintenant, grâce aux efforts réunis de la colonie, une troisième maison est édifiée complètement en un jour, tandis que la première avait exigé des mois entiers, et la seconde des semaines, de pénibles efforts. Ces nouveaux voisins, ayant amené avec eux des charrues et des houes, de meilleurs sols sont mis en culture, et récompensent plus largement le travail, en permettant de conserver l’excédant pour les besoins de l’hiver.

Le sentier tracé pour des Indiens, dont ils se servaient d’abord, est transformé maintenant en une route, et les échanges commencent avec les établissements éloignés, échanges qui servent de prélude à l’installation du magasin destiné à devenir le noyau de la ville future.

La population et la richesse, prenant de nouveaux accroissements, et des sols plus riches étant mis en culture, la ville commence à croître, et à chaque augmentation successive du nombre des habitants, le fermier trouve un consommateur pour ses produits et un producteur prêt à fournir à ses besoins ; le cordonnier cherchant à se procurer du cuir et du blé en échange de ses souliers, et le charpentier des souliers et du blé en échange de son travail. Le forgeron a besoin de combustible et de subsistances, et le fermier de fers pour ses chevaux ; et c’est ainsi que le commerce s’accroît de jour en jour, en même temps qu’il y a diminution correspondante dans la nécessité du transport. A cette heure, comme on peut consacrer plus de temps à la production, la rémunération du travail augmente, avec un accroissement constant du commerce. La route ordinaire devenant une route à barrière de péage, et le bourg devenant une ville, le marché qui se trouve tout à fait rapproché des colons prend un accroissement constant, tandis que le chemin de fer facilite les échanges avec les bourgs et les villes éloignés.

La tendance à l’union et à la combinaison des efforts s’augmente ainsi avec l’augmentation de la richesse. Cette tendance ne peut se développer dans l’état d’extrême pauvreté. La tribu insignifiante de sauvages qui erre sur des millions d’acres du terrain le plus fertile, regarde avec des yeux jaloux tout nouvel arrivant, sachant bien que chaque bouche nouvelle ayant besoin d’être nourrie, augmente la difficulté de se procurer des subsistances ; tandis que le fermier se réjouit de l’arrivée du forgeron et du cordonnier, par la raison qu’ils viennent consommer, dans son voisinage, le blé que jusqu’à ce jour il a porté à un marché éloigné, pour l’y échanger contre des chaussures à son usage et des fers pour ses chevaux. A chaque nouveau consommateur de ses produits qui survient, il peut, de plus en plus, concentrer son activité et son intelligence dans la sphère de sa demeure, et son pouvoir de consommer les denrées apportées d’autres pays augmente, en même temps que diminue la nécessité de chercher au loin un marché pour les produits de sa ferme. Donnez à la pauvre peuplade sauvage des bêches et la science de s’en servir, et la puissance d’association va naître. Les provisions de subsistances devenant plus abondantes, elle accueille avec joie l’étranger qui apporte des couteaux et des vêtements qu’elle échangera contre des peaux et du blé ; la richesse augmente et avec elle se développe l’habitude de l’association.

La petite tribu se trouve cependant forcée d’occuper les terrains plus élevés et plus ingrats, les terrains plus bas et plus riches consistant en forêts épaisses et en tristes marais, parmi lesquels la nature règne en souveraine absolue, défiant tous les efforts d’individus pauvres et disséminés. Sur le penchant opposé de la vallée, on peut trouver une autre tribu, mais le terrain d’alluvion n’étant pas encore défriché et les ponts n’étant pas une chose à laquelle on ait songé jusqu’à ce jour, il n’existe point de relation entre elles. Toutefois la population et la richesse continuant à s’accroître, et les subsistances pouvant être obtenues en retour de moindres efforts, la puissance d’association augmente aussi invariablement, en même temps qu’augmente constamment l’appréciation des avantages à recueillir d’une nouvelle association. Les routes étant maintenant tracées dans la direction de la rivière, la quantité de subsistances augmente rapidement, à raison de la plus grande facilité de cultiver des sols plus riches ; et le développement de la population et de la richesse est encore plus rapide.

Le bord de la rivière étant atteint à la longue, la nouvelle richesse prend la forme d’un pont, à l’aide duquel les petites sociétés peuvent plus facilement combiner leurs efforts pour le bien commun. L’un a besoin de chariots ou de wagons, tandis que l’autre possède du blé qui aurait besoin d’être converti en farine ; celui-ci a des peaux plus qu’il ne lui en faut, tandis qu’un autre possède un excédant de vêtements ou de chaussures. Le premier fait usage d’un moulin à vent, tandis que le second se réjouit de posséder un moulin à scier. Les échanges s’accroissent, les travaux deviennent, de jour en jour, plus diversifiés, et les villes augmentent en population et en force, à raison de l’augmentation de la somme de commerce. Des routes étant maintenant tracées dans la direction des autres établissements, on voit disparaître peu à peu les forêts et les marécages à cause desquels, jusqu’à ce jour, ceux-ci avaient été tenus dans l’isolement ; ils cèdent la place aux sols les plus riches que l’on soumet à la culture, et qui récompensent plus largement le travailleur, en lui permettant d’obtenir chaque année des aliments, des vêtements et un abri meilleur, avec une dépense moins considérable de force musculaire. Le danger de la famine a cessé maintenant d’exister, la durée de la vie est prolongée, en même temps qu’il y a un accroissement correspondant dans la facilité de s’associer pour toute entreprise utile, ce qui forme le trait caractéristique et distinctif de la civilisation.

Avec le nouveau développement de la population et de la richesse, les désirs de l’homme et la possibilité pour lui de les satisfaire progressent constamment. La nation qui s’est formée maintenant possède un excédant de laine, mais elle manque de sucre ; chez la nation voisine au contraire, on peut trouver un excédant de sucre, tandis que la quantité de laine est insuffisante. Toutes deux sont séparées l’une de l’autre par de vastes forêts, des marais profonds et des fleuves rapides, formant des obstacles aux communications, obstacles qu’il faut anéantir, si l’on veut compter sur de nouveaux progrès dans la population et la richesse. Celles-ci prennent un nouvel accroissement et bientôt disparaissent les forêts et les marécages, faisant place à de riches fermes à travers lesquelles on trace de larges routes, avec de beaux ponts, et qui permettent au marchand de transporter facilement la laine qu’il échangera avec ses voisins, riches maintenant, contre leur excédant de sucre. Les nations associant à cette heure leurs efforts, la richesse augmente avec une rapidité encore plus grande, facilite le drainage des marais et livre à l’exploitation les sols les plus riches, tandis que les mines de houille fournissent à bon marché le combustible pour convertir la pierre à chaux en chaux pure et le minerai de fer en instruments, tels que les bêches et les haches, ou en rails qui formeront les nouveaux chemins nécessaires pour expédier sur le marché les immenses produits des sols fertiles, maintenant soumis à la culture, et en rapporter des provisions considérables de sucre, de thé, de café, et d’autres produits de régions éloignées avec lesquelles on entretient des relations aujourd’hui. A chaque pas reculent les limites de la population et de la richesse, du bonheur et de la prospérité ; et l’on a peine à croire ce fait : que le pays qui, à cette heure, fournit à dix millions d’individus tout ce qui leur est nécessaire, tout ce qui peut contribuer au bien-être, à la commodité et aux jouissances de la vie, est le même qui, à l’époque où la terre surabondante n’était occupée que par dix mille, donnait à ce nombre si restreint d’individus de maigres quantités de la plus misérable nourriture, si maigres que les famines étaient fréquentes et suivies dans leurs ravages de la peste qui, à de courts intervalles, enlevait la population des petits établissements disséminés sur les hauteurs.

Nous constatons ici le mouvement constamment plus rapide de la société, et l’accroissement du commerce résultant d’une diminution constante dans la part proportionnelle du travail social, nécessaire pour effectuer les changements de lieu ; diminution qui a lieu par suite d’un accroissement constant dans la puissance d’association et dans le développement de l’individualité, résultant de la diversité des travaux. A mesure que le village grandit et peut plus facilement se suffire à lui-même, il lui devient possible d’améliorer ses communications avec les villages voisins ; et bientôt tous sont en état d’effectuer des améliorations dans les routes qui conduisent à la ville plus éloignée. A mesure que le travail se diversifie davantage dans la ville, celle-ci peut associer ses efforts à ceux des villes voisines pour réaliser des améliorations dans le transport à la cité plus éloignée ; et à mesure que les cités grandissent, elles peuvent pareillement s’unir pour faciliter les relations avec les nations éloignées. Le pouvoir d’entretenir le commerce augmente ainsi, avec chaque diminution dans la nécessité d’avoir recours au trafic et au transport des denrées.

§ 3. — Plus le commerce est parfait parmi les hommes, plus est grande la tendance à faire disparaître les obstacles qui subsistent à l’association. Le progrès de l’homme, dans quelque direction que ce soit, suit un mouvement constant d’accélération

La nécessité d’effectuer des changements de lieu, est un obstacle qu’oppose la nature à la satisfaction des désirs de l’homme ; et il était nécessaire que cet obstacle existât afin que ses facultés fussent excitées à faire des efforts pour l’écarter. Ces facultés existent chez tous les hommes, mais elles restent à l’état latent, lorsqu’elles ne sont pas mises en éveil pour agir, par le sentiment de l’avantage qui doit résulter d’un accroissement dans le pouvoir d’entretenir des rapports avec ses semblables. Plus est grande la facilité des relations, plus sont appréciés leurs avantages, et plus devient profonde la conviction de pouvoir réaliser de nouveaux progrès, dans le but de faire disparaître complètement l’obstacle qui s’oppose aux rapports directs et réciproques entre les hommes, c’est-à-dire le commerce. Dans les premiers âges de la société cet obstacle est assez sérieux pour devenir presque insurmontable ; et c’est pourquoi nous voyons, même de nos jours, qu’en même temps que la valeur des denrées sur le lieu de consommation, est la plupart du temps assez considérable pour les mettre en quelque sorte hors de la portée de tout autre individu que le riche, leur valeur sur le lieu de production est assez faible pour maintenir celui qui les produit dans un état de pauvreté, et le retenir dans la position d’un homme esclave, non-seulement de la nature, mais encore de son semblable. Celui qui produit le sucre du Brésil, ne peut se procurer les vêtements qui doivent couvrir sa nudité, en même temps que celui qui produit les étoffes de l’Angleterre, est également hors d’état de se procurer le sucre nécessaire pour l’alimentation de sa famille, et la sienne propre. Si les choses sont nécessairement ainsi, cela ne résulte d’aucun défaut dans les arrangements de la Providence, la nature rémunérant libéralement les efforts des deux producteurs, et remplissant son rôle de manière à leur permettre d’être bien vêtus et bien nourris ; mais cela résulte d’une erreur dans les arrangements pris par les individus. L’Anglais et le Brésilien se procureraient d’abondantes provisions de subsistances, seraient bien vêtus et deviendraient plus libres, si le premier pouvait obtenir tout le drap qu’il a donné en échange de son sucre, et le second tout le sucre qu’il a donné en échange de son drap, et c’est, parce qu’une portion si considérable est absorbée avant d’arriver de l’un des deux producteurs à l’autre, que la condition de tous deux se rapproche tellement de l’état d’esclavage.

Il n’y a que trente ans, le prix d’un boisseau de froment, dans l’Ohio, était d’un tiers moins élevé que celui auquel on le vendait à Philadelphie ou à New-York ; toute la différence se trouvant absorbée dans le trajet du producteur au consommateur. Le premier n’obtenait, conséquemment, qu’une petite quantité d’étoffes en échange de ses substances alimentaires, et le second peu de substances alimentaires en échange de ses étoffes. Tout récemment, le blé était abondant en Castille, tandis que l’Andalousie qui fait partie du même royaume que la Castille, s’adressait à l’Amérique pour ses approvisionnements de subsistances. De nos jours, les subsistances sont gaspillées dans une partie de l’Inde, tandis que des millions d’individus périssent par la famine dans une autre. Il en est de même partout, en l’absence de cette diversité de travaux qui constitue un marché dans le pays même, ou dans son voisinage. « En Russie, dit un voyageur moderne, une saison propice et une récolte abondante ne garantissent pas au fermier une année fructueuse. » Les prix dépendant, ainsi que cela a lieu, des accidents et des changements qui surviennent dans les pays éloignés, peuvent, continue-t-il, être tout à coup tombés si bas, qu’aucune combinaison matérielle de circonstances ne peut devenir avantageuse pour lui. « Il se trouve ainsi victime de circonstances » sur lesquelles il ne peut exercer aucun empire quel qu’il soit. « Complètements hors d’état d’agir lui-même sur le prix des grains, ce prix dépend de la demande faite pour les pays étrangers, des facilités de communication et de sa position par rapport à eux, ainsi que d’une foule d’autres causes pouvant agir accidentellement sur un pays immense (mais où la population est peu compacte) subissant à ses points extrêmes, l’influence de températures très-différentes, exposé dans le cours de la même année, à la disette et à l’abondance qui ont lieu sur des points éloignés du territoire, entre lesquels c’est pur hasard s’il existe un moyen quelconque de communication[135] » Le tableau offert ici, est celui de toutes les contrées purement agricoles ; leurs récoltes sont presque complètement absorbées par les frais de transport, à cause de la distance excessive à laquelle le consommateur se trouve placé à l’égard du producteur. De là vient que l’esclavage, ou le servage, règne dans les pays où les travaux ne sont pas diversifiés.

Il y a soixante ans, l’utilité des produits de l’Ohio était très-insignifiante, si insignifiante qu’il fallait, disait-on alors, tout ce qu’une acre de terre pouvait rendre « pour payer une culotte. » Il y a trente ans, l’utilité de ces produits avait augmenté considérablement, mais cependant elle était très-ordinaire, la plus grande partie étant appliquée à nourrir les individus et les chevaux qui transportaient ces produits au marché ; tandis que la valeur de toutes les denrées dont le fermier avait besoin, était tellement considérable, qu’il fallait 15 tonnes de froment pour payer une seule tonne de fer. La population de cet État exerçait alors peu d’empire sur la nature ; mais à mesure qu’elle a pris de l’accroissement, elle a obtenu cet empire, et maintenant elle jouit de la richesse, parce qu’elle a écarté quelques-uns des obstacles qui entravaient le commerce.

C’est à cause de cela, qu’en même temps que l’utilité de leurs propres produits a augmenté considérablement, à raison de la diminution de la part proportionnelle de ceux-ci, nécessaire pour nourrir les hommes et les animaux employés au transport des denrées, la valeur du fer a diminué à tel point qu’on peut aujourd’hui s’en procurer six ou huit tonnes, en échange de la même quantité de froment qu’on eût alors donnée en échange d’une seule tonne. Comme conséquence de ce fait, il arrive qu’une seule année permet au fermier d’augmenter la quantité et la qualité de ses instruments de culture, plus qu’il ne pouvait le faire autrefois en vingt ans ; il substitue alors le mouvement continu du râteau traîné par des chevaux et des machines à moissonner et à battre le blé, au mouvement constamment interrompu du râteau à la main, de la faux et du fléau ; il peut s’appliquer plus promptement à écarter les obstacles qui subsistent encore, et qui résultent de la nécessité d’effectuer les changements du lieu. Plus les routes sont bien entretenues, plus est considérable la demande des instruments ; et plus celle-ci est considérable, plus est grande la tendance à la réalisation de ce fait : le meunier, le forgeron, le charpentier, le fileur et le tisserand venant prendre place près du fermier, en même temps que se manifeste un grand accroissement dans le mouvement de la société, dans l’attrait du foyer, et dans la faculté de s’associer avec les peuples étrangers.

La puissance de l’homme sur la nature tend ainsi à se développer constamment, et chaque période de son progrès vers la puissance est accompagnée, naturellement et nécessairement, d’une diminution dans la résistance que la nature oppose à ses efforts. Il y a, conséquemment, tendance constante à l’accélération du mouvement ; et la quantité de mouvement d’un corps est, comme le lecteur le sait, ainsi que son poids, multipliée par sa vitesse. Les sentiers de piste indiens des six nations doivent avoir coûté une plus grande somme d’efforts qu’il n’en a fallu postérieurement pour établir, déblayer et construire la route d’État ; et celle-ci, à son tour, a été une œuvre d’un travail plus sérieux que ne l’a été, il y a quelques années, la construction du chemin de fer. La route à barrière de péages, de Baltimore à Cumberland, dont le parcours est de 180 milles, était, il n’y a que quarante ans, une œuvre d’une telle importance, qu’on fit appel au trésor fédéral pour supporter les frais de construction ; mais aujourd’hui le nombre des chemins de fer s’accroît si rapidement que la population de la vallée de l’Ohio peut déjà choisir entre ces chemins si nombreux, lorsqu’elle veut visiter les villes de l’Océan Atlantique. Le Santa-Maria, ce grand navire de Christophe Colomb, ne jaugeait que 90 tonneaux, et cependant la construction d’un pareil bâtiment était, alors, une affaire bien plus sérieuse que ne l’est, aujourd’hui, celui d’un steamer qui accomplirait le même voyage en moins de semaines qu’il ne fallut de mois à Colomb. Là, comme partout, le premier pas exige les efforts les plus considérables et donne les résultats les plus faibles. A chaque pas nouveau, la valeur de l’homme augmente et celle des denrées diminue ; et nous constatons aussi un accroissement dans la richesse dont il peut disposer, accroissement qui lui donne de nouvelles facilités pour en acquérir une nouvelle.

Jusqu’à ce jour nous n’avons encore fait qu’un pas dans cette direction. Le pouvoir de devenir utile à l’homme est une force qui se trouve à l’état latent dans toute la matière qui l’environne ; mais partout le développement de cette force est retardé par la difficulté inhérente à la réalisation des changements de lieu. Le sauvage est forcé d’abandonner sur le sol, pour être dévorée par les oiseaux de proie, la partie la plus précieuse du gibier que sa chasse lui a procuré ; tandis que l’individu qui vit en société avec son semblable peut utiliser non-seulement la chair, mais encore la peau, les os et même les parties non encore digérées, contenues dans l’estomac. L’homme isolé abat l’immense palmier pour obtenir le chou qui couronne son sommet ; laissant le tronc devenir la proie des vers ; mais l’homme vivant en société utilise non-seulement le tronc, mais les branches, l’écorce et même les feuilles. Les individus peu nombreux et disséminés qui cultivent les terrains ingrats d’un nouvel établissement, portent leurs denrées alimentaires et leur laine à un marché éloigné, perdant ainsi l’engrais et ajoutant aux frais de transport l’épuisement du sol, et le temps d’arrêt d’activité qui en résulte pour leur terre, tandis que l’homme associé à son semblable épargne tous ces frais et rend son terrain plus fertile à chaque nouvelle récolte. L’homme isolé parcourt de vastes espaces de terrains riches en charbon de terre et en minerais métalliques, et continue de rester pauvre ; mais l’homme associé à son semblable utilise ces dépôts et perfectionne les instruments qui lui servent à produire les substances alimentaires ; et plus il persévère dans cette voie, plus augmente le pouvoir de s’associer de nouveau et de combiner ses efforts. Considérons ce fait partout où vous voudrez, nous verrons qu’à mesure que les hommes peuvent se réunir, ils conquièrent la faculté de commander les services de la nature ; améliorant leurs routes en même temps qu’ils diminuent leur dépendance des instruments de transport, et transportant des tonneaux de produits avec moins d’efforts qu’il n’en fallait pour déplacer le poids de plusieurs livres ; bien que chaque année, successivement, ils se trouvent de plus en plus capables de condenser leurs matières premières en drap et en fer, et de diminuer ainsi le poids des denrées qu’il faut transporter.

§ 4. — La première et la plus lourde taxe que doivent acquitter la terre et le travail est celle du transport. Le fermier placé près d’un marché, fabrique constamment une machine, tandis que le fermier éloigné d’un marché la détruit sans cesse .

La première et la plus lourde taxe que la terre et le travail doivent acquitter est celle du transport ; et c’est la seule à laquelle les droits de l’État lui-même sont forcés de céder la priorité. Cette taxe augmente dans une proportion géométrique, la distance du marché augmentant dans une proportion arithmétique ; et c’est pourquoi l’on voit que, suivant des tableaux récemment publiés, le blé qui, au marché, produirait 24 dollars 75 par tonne, n’a aucune valeur à la distance seulement de 160 milles, lorsque les communications ont lieu par la route que parcourent ordinairement les voitures de transport, le prix du transport étant égal au prix de vente. Par le chemin de fer, dans les circonstances ordinaires, ce prix n’est que de 2 dollars 40, ce qui laisse au fermier 22 dollars 35, montant de la taxe qu’il épargne par suite de la construction du chemin ; et si maintenant nous prenons le produit d’une acre de terre comme donnant en moyenne une tonne, la différence en moins est égale à l’intérêt à 6 %, sur une valeur de 370 dollars par acre. Supposant que le produit d’une acre de froment est de 20 boisseaux, la différence en moins est égale à l’intérêt de 200 dollars ; mais si nous prenons les produits les plus encombrants, tels que le fourrage, les pommes de terre et les navets, on verra que cette différence s’élève jusqu’à trois fois cette somme. De là vient qu’une acre de terre, dans le voisinage de Londres, se vend mille dollars, tandis qu’une acre d’une qualité exactement identique peut s’acheter dans l’Iowa ou le Wisconsin pour un peu plus d’un dollar. Le propriétaire du premier terrain jouit de l’immense avantage du mouvement illimité de ses produits ; il tire de ce terrain plusieurs récoltes dans l’année, et il lui restitue immédiatement une quantité d’engrais égale à tout ce qu’il lui avait enlevé ; et c’est ainsi que chaque année il améliore sa terre. Il fabrique une machine, tandis que son concurrent de l’Ouest, forcé de perdre l’engrais, en détruit une. N’ayant point de transport à payer, le premier peut faire naître ces produits que la terre fournit libéralement, tels que les pommes de terre, les carottes ou les navets, ou ceux dont la nature délicate empêche qu’on ne les transporte à un marché éloigné ; et c’est ainsi qu’il obtient une ample récompense pour cette continuelle application de ses facultés qui résulte du pouvoir de s’associer avec ses semblables.

A l’égard du second, tout se passe bien différemment. Ayant à payer de lourds frais de transport, il ne peut faire pousser des pommes de terre, des navets ou du fourrage, parce que la terre fournit ces produits par tonnes, et que, conséquemment, ils se trouveraient presque complètement, sinon tout à fait absorbés dans le parcours de la route qui conduit au marché, Il peut produire du blé que la terre donne par boisseaux, ou du coton qu’elle donne par livres ; mais s’il produit même du maïs, il doit, de ce maïs, faire un porc, avant que les frais de transport soient diminués dans une assez notable proportion, pour lui permettre d’obtenir une rémunération suffisante en échange de son travail. Les cultures successives étant donc pour lui chose inconnue, il ne peut y avoir continuité de mouvement, soit en ce qui le concerne lui-même, soit à l’égard de sa terre. Son blé n’occupe celle-ci qu’une partie de l’année, en même temps que la nécessité de renouveler le sol au moyen de jachères, fait qu’une portion considérable de sa ferme reste complètement improductive, bien que les frais nécessaires pour entretenir les routes et les haies soient exactement les mêmes que si toutes les portions étaient complètement employées.

L’emploi de son temps n’étant également nécessaire que pendant certaines parties de l’année, une part considérable de ce temps se trouve complètement perdue, comme celui pendant lequel il emploie son chariot et ses chevaux ; la consommation que font ces derniers est exactement aussi considérable que s’ils travaillaient continuellement. Lui et eux se trouvent dans la condition des machines à vapeur, constamment alimentées par du combustible ; tandis que le mécanicien perd aussi régulièrement la vapeur qui se produit, manière d’opérer qui entraîne une lourde perte de capital. D’autres temps d’arrêt, qui ont lieu dans son mouvement individuel et dans celui de sa terre, résultant de changements dans la température, découlent de cette limitation dans la variété des cultures réalisables. Sa récolte a besoin peut-être de pluie, et la pluie ne vient pas, et son blé et son coton meurent de sécheresse. Une fois poussés, ils ont besoin de lumière et de chaleur ; mais à leur place surviennent des nuages et de la pluie, et ces denrées, ainsi que lui-même, sont presque complètement ruinées. Le fermier, dans le voisinage de Londres ou de Paris, est dans la condition d’un souscripteur d’assurance, qui court mille risques, dont quelques-uns sont près d’échoir chaque jour, tandis que le risque éloigné est pour l’individu qui a exposé toute sa fortune sur un seul navire. Après avoir accompli son voyage, ce navire arrive à l’entrée du port de destination ; à ce moment, il touche sur un rocher, se perd, et son propriétaire est ruiné. Telle est exactement la position du fermier, qui, ayant exposé tout ce qu’il possède sur son unique récolte, voit celle-ci détruite, par la nielle ou la rouille, au moment même où il croyait récolter. Pour les hommes isolés, toutes les occupations sont pleines de hasards ; mais, à mesure qu’ils peuvent se rapprocher les uns des autres et combiner leurs efforts, les risques diminuent jusqu’à ce qu’enfin ils disparaissent presque complètement, L’association des efforts actifs fait ainsi, de la Société, une immense compagnie d’assurance, grâce à laquelle tous et chacun de ses membres peuvent se garantir réciproquement contre presque tous les risques imaginables.

Quelque considérables que soient cependant ces différences, elles deviennent, pour ainsi dire, insignifiantes, si on les compare à celle qui existe par rapport à l’entretien de la puissance productive de la terre. Le fermier éloigné du marché vend sans cesse le sol qui constitue son capital, tandis que le fermier placé dans le voisinage de Londres, non-seulement restitue à sa terre le rebut de ses produits, mais lui ajoute l’engrais résultant de la consommation de l’énorme quantité de blé importée de la Russie et de l’Amérique, du coton importé de la Caroline et de l’Inde, du sucre, du café, du riz et des autres denrées que donnent les régions tropicales, du bois de charpente et de la laine, produits du Canada et de l’Australie, et non-seulement il entretient l’activité de sa terre, mais il l’augmente d’année en année.

§ 5. — L’engrais est la denrée la plus nécessaire à l’homme et celle qui supporte le moins le transport.

De toutes les choses nécessaires aux desseins de l’homme, celle qui peut le moins supporter le transport et qui, cependant, est la plus importante de toute, c’est l’engrais. Le sol ne peut continuer de produire, qu’à la condition de lui restituer les éléments dont s’est composée sa récolte. Cette condition étant remplie, la quantité de subsistances augmente, et les hommes peuvent se rapprocher davantage et combiner leurs efforts, en développant leurs facultés individuelles et augmentant ainsi leur richesse ; et cependant cette condition d’amélioration, toute essentielle qu’elle est, a échappé à tous les économistes. Le sujet étant très-important et ayant été traité avec des développements considérables, dans un ouvrage que nous avons déjà cité, nous avons jugé à propos de soumettre à l’examen du lecteur le passage suivant :

« Chaque récolte est formée de substances fournies par les récoltes antérieures ; tous les principes qui manquent dans l’engrais disparaîtront tôt ou tard dans les produits. L’épuisement et la rénovation doivent se succéder en mesure égale. Si un élément, quelque faible qu’en soit la proportion, est constamment retiré du sol, le produit, dont il est une des parties intégrantes, doit enfin cesser de reparaître. Si les animaux sont nourris sur le sol, leurs excréments lui rendent une grande partie de la matière inorganique que les plantes dont ils se nourrissent lui ont dérobée. Mais les pâturages les plus gras donnent, au bout d’un certain temps, des signes d’épuisement, si les jeunes bestiaux qui y paissent sont envoyés à des marchés éloignés. Que les bestiaux restent, et ils rendront fidèlement leur engrais ; si ce sont des vaches, leur lait contient une quantité considérable de phosphate de chaux, et si on l’envoie au marché sous sa forme naturelle, ou sous la forme de beurre ou de fromage, le sol cessera de fournir l’herbage propre à faire du lait. Les pâturages du Cheshire, en Angleterre, fameux par leur exploitation du lait de vache, ont été appauvris de cette manière. On les a restaurés par l’application d’un engrais d’os moulus, d’os humains apportés, en grande partie, des champs de bataille du continent, qui contiennent, dans leur constitution intime les mêmes substances que le lait. Nous avons une preuve de l’importance réelle de ce qui peut paraître une perte insignifiante pour le sol, dans ce fait rapporté par le professeur Johnston, que des terres qui ne payaient que 5 schellings de rente par acre, sont devenues susceptibles, en leur restituant les phosphates calcaires provenant des os, dont on les avait dépouillées par ignorance, de donner une rente de 40 schellings, en laissant, en outre, un honnête profit à l’éleveur de vaches. Des récoltes de différentes espèces absorbent les matières inorganiques du sol dans des proportions diverses ; les grains, par exemple, s’emparent principalement des phosphates, les pommes de terre et les navets, surtout de la potasse et de la soude. Mais toutes les récoltes, naturelles ou artificielles, enlèvent à la terre quelque élément essentiel, et, sous quelque forme que cet élément soit enlevé finalement, qu’il entre dans les muscles et dans les os des animaux ou des hommes, dans les tissus de coton, de laine ou de lin, dans les bottes ou dans les chapeaux faits de la peau ou de la fourrure des animaux, quel que soit enfin le nombre des transformations qu’il ait pu subir, le pouvoir végétatif de la terre, à laquelle il a été enlevé, se trouve diminué d’autant. La nature est un créancier débonnaire, qui ne présente pas de mémoire de dommages-intérêts pour l’épuisement de sa fertilité. Nous n’avons donc pas coutume de porter en compte ce qui est dû à la terre. Mais nous pouvons nous former une idée de l’importance pécuniaire de cette dette, par ce fait, que l’engrais appliqué annuellement au sol de la Grande-Bretagne était évalué, en 1850[136], à 103.369.139 liv. sterl., somme qui dépasse, de beaucoup, la valeur totale de son commerce extérieur. Dans la Belgique, qui entretient une population de 336 habitants par mille carré, — soit un habitant par chaque acre labourable du royaume, — dans ce pays, qui, selon Mac Culloch, « produit ordinairement plus du double de la quantité de grains nécessaire à la consommation de ses habitants, et où l’on nourrit dans des étables d’immenses quantités de bestiaux pour se procurer du fumier, les excréments liquides d’une seule vache se vendent 10 dollars par an. Les habitants de la Belgique, en rendant leur population, tant en hommes qu’en bestiaux, la plus dense du monde, peuvent produire du bœuf, du mouton, du porc, du beurre et du grain, à un prix assez bas pour leur permettre d’exporter ces articles en Angleterre, et de nourrir ces individus qui croient à l’excès de population. »

« La nécessité de mettre en ligne de compte l’épuisement comparatif provenant de la croissance et de l’enlèvement des récoltes, modifie considérablement les conséquences qu’on pourrait autrement en tirer à l’égard de leur valeur. Un ouvrage dans lequel toutes les circonstances qui peuvent affecter l’économie des différents modes de culture, sont soumises à un calcul mathématique rigoureux[137], dont l’auteur a puisé les éléments indispensables dans des comptes exacts qu’il a tenus pendant quinze ans, en qualité de directeur d’une école d’agriculture et d’une ferme-modèle en Allemagne, nous fournit l’exemple suivant : cet écrivain s’est assuré que trois boisseaux de pommes de terre contiennent la même quantité de substance nutritive qu’un boisseau de seigle, étalon auquel il compare toutes les autres récoltes. Il pose aussi en fait, qu’un terrain de même étendue et de même qualité produit neuf boisseaux de pommes de terre, tandis qu’il n’en produirait que trois de seigle ; mais qu’un boisseau de ce dernier article demande autant de travail qu’en exigeraient 5 7/10 boisseaux du premier. En cultivant des pommes de terre, on pourrait donc obtenir une quantité donnée de nourriture, d’une superficie d’un tiers moins considérable et avec moitié moins de travail, qu’il n’en faudrait pour la produire sous la forme de seigle. Mais, pour entretenir le sol en bon état, de manière à ce qu’il puisse produire du seigle ou des pommes de terre, il faut consacrer une portion de la ferme à la pâture, afin de se procurer de l’engrais. En faisant la part de ce que les deux récoltes en question demandent de cet article, on trouve que la même superficie qui suffit à la production de 39 mesures de substance nutritive sous la forme de seigle, au lieu d’en produire trois fois autant en pommes de terre, n’en donne que 64. La valeur réelle des deux récoltes, au lieu d’être dans la proportion de 100 à 300, n’est que de 100 à 164. »

« Le calcul ci-dessus est fondé sur la supposition que la ferme fabrique elle-même et économise son engrais. Chaque ville, cependant, chaque hameau, où il y a une réunion d’artisans, est un endroit d’où l’on peut enlever le rebut des récoltes, après qu’elles ont servi à la subsistance de l’homme, avec un grand avantage pour la santé des habitants, et sans aucun préjudice pour la puissance productive de leur industrie. L’eau des égouts des grandes villes contient ce rebut à l’état de dilution, extrêmement favorable à la croissance des plantes et à l’augmentation de la fertilité. « Les égouts de chaque ville de mille habitants, dit le professeur Johnston, entraînent annuellement à la mer une quantité d’engrais égale à 270 tonneaux de guano, valant, au prix courant du guano en Angleterre, 13.000 dollars, et capable de donner une augmentation de produits qu’on ne peut évaluer à moins de 1.000 quarters de grains. Des ingénieurs compétents ont affirmé, que l’engrais liquide peut se distribuer avec bien moins de frais que ne coûterait le charroi d’une quantité d’engrais solide, d’une puissance fertilisante identique. On a conduit l’eau, provenant du drainage de la plus grande partie de la ville d’Édimbourg, dans une tranchée qui sert à inonder trois cents acres de plaine, que l’on a rendus, de cette façon, tellement productifs, qu’on a pu souvent les faucher jusqu’à sept fois dans une saison. Une portion de cette plaine, louée à long bail, à raison de 5 liv. sterl. par acre, est sous-louée pour 30 liv., et quelques-unes des plus riches prairies sont louées à des taux encore plus élevés. Des avantages de cette espèce sont le résultat de combinaisons exécutées sur une grande échelle. Cependant les centres de population fournissent des engrais que le fermier utilise immédiatement, sans aucun autre secours que celui de ses charrettes et de ses chevaux. Pour juger s’il est plus avantageux de faire l’engrais sur la ferme, en consacrant à cet objet des portions de terrain qui, autrement, pourraient produire des récoltes pour la vente, que de l’acheter à la ville, il faut savoir quel en est le prix, et à quelle distance il est nécessaire de le transporter. L’agronome allemand, que nous avons cité plus haut, a calculé la relation qui existe entre les prix que le fermier peut donner pour l’engrais qu’il achète à la ville, — dans le but de produire des pommes de terre avec la même économie que si cet engrais provenait des autres récoltes de la ferme, — et la distance à laquelle il faut le transporter. Il résulte de son calcul, qu’une quantité d’engrais, qui vaudrait 5 doll. 40, si on l’appliquait à un terrain situé dans les faubourgs de la ville, ou dans un endroit où les frais de transport sont si faibles qu’on peut n’en pas tenir compte, ne vaut que 4 doll. 20, si la ferme est éloignée d’un mille allemand (4.60 milles anglais) ; 3 doll. 10, si la distance est de deux milles allemands ; 1 doll. 80, à trois milles ; 83 cents, à quatre milles ; et qu’à la distance de 4 3/4 milles allemands ou 22 milles anglais, il ne peut plus rien en donner, quoiqu’il puisse encore le transporter à un prix assez bas pour abandonner la culture des pommes de terre sur cette portion de sa ferme, qui, sans cela, doit être consacrée à la production de récoltes propres à rendre à la terre la fertilité que les tubercules épuisent. Il suit des considérations que, dans les paragraphes précédents, nous avons essayé d’élucider d’une manière bien imparfaite, eu égard à leur importance, que la proximité du producteur de l’endroit où la transformation et l’échange s’effectuent, — en d’autres termes, des consommateurs, — est absolument nécessaire pour qu’il puisse produire les récoltes que la terre fournit le plus abondamment. La même surface de terrain, qui, semée en blé, donne deux cents livres de ce qu’on a appelé substance musculaire, — c’est-à-dire ayant la faculté d’entretenir les muscles, — en donne quinze cents, si on la plante en choux ; elle en donne mille, quand on y sème des navets, et quatre cents seulement, si elle produit des haricots[138]. » Ce n’est cependant, comme nous l’avons vu, que dans un cercle limité autour des centres de population, que l’agriculteur peut choisir l’objet auquel il consacrera son terrain et son travail. A mesure qu’augmente son éloignement du consommateur, deux causes agissent de concert pour diminuer son pouvoir. La première, ce sont les frais de transport de ses récoltes au marché, qui le forcent à choisir celles qui ont le plus de valeur sous le moindre volume ; car la production de ces récoltes demande beaucoup d’espace et de travail. La seconde est la difficulté de rapporter, d’une grande distance, le rebut de la récolte, — l’engrais, — faute duquel, la récolte elle-même disparaît. Quelle que soit la qualité du sol, ces conclusions s’appliquent également. Elles sont vraies, sans qu’il soit besoin de se référer à la vérité ou à la fausseté de la théorie de Ricardo sur l’occupation du sol ; mais elles anéantissent celle de Malthus, en démontrant que la densité de la population est indispensable à l’abondance des moyens de subsistance[139]. »

La somme de toutes les taxes que nous avons énumérées jusqu’à ce moment est immense, et cependant elles ne forment qu’une partie de celles auxquelles sont soumis nos fermiers de l’Ouest. L’individu, qui doit aller à un marché quelconque, doit payer un certain prix pour y arriver, sous quelque forme que ce puisse être, et parmi ces charges se trouvent les assurances maritimes et les assurances contre l’incendie. Toutes les pertes résultant des nombreux incendies qui ont lieu dans les grandes villes de commerce, — tels qu’on en a vus à New-York et à Liverpool, à Hambourg, à Memel et à Londres, sont payables sur les denrées fournies par le fermier, et ne le sont, en aucune façon, par les individus qui se placent comme intermédiaires entre lui et son marché. Le contraire est tellement vrai, que ceux-ci profitent largement des pertes subies, une des parties les plus avantageuses de leur industrie consistant dans l’assurance contre des pertes qui n’auraient jamais lieu, si les marchés pour les matières premières étaient partout, pour ainsi dire, sous la main. Le fermier qui réside dans le voisinage de Londres n’a aucune assurance à payer, toutes ses denrées trouvant un demandeur, immédiatement, et sur le lieu même de production[140].

Voilà ce qui forme une partie, et une partie seulement des taxes qui grèvent la terre et le travail, par suite de la nécessité d’effectuer des changements de lieu, résultant de la dépendance d’un marché éloigné. Après les avoir examinées, le lecteur ne pourra guère mettre en doute qu’elles expliquent parfaitement ces deux faits, que, dans tous les pays purement agricoles, la terre est sans valeur, et que l’homme continue à rester dans un état d’esclavage. Partout où l’on construit des usines et des fourneaux, où l’on ouvre des mines, il se produit une demande de pommes de terre et de navets, de choux et de foin, de fraises et de framboises, qui permettent au fermier de recueillir de la terre des tonnes là où jadis il ne recueillait que des boisseaux, et de lui restituer, en outre, tous les éléments dont elle a été dépouillée. Se trouvant sur un marché, et économisant tous les frais de transport et de commission, il peut perfectionner sa machine cultivant. Défrichant et drainant ses terrains les plus fertiles, en même temps qu’il exploite la chaux ou les autres substances minérales et métalliques, qui se trouvent en abondance dans ses terrains plus ingrats, il obtient une succession de récoltes qui mûrissent à diverses époques de l’année ; la réussite complète de quelques-unes compense l’insuffisance partielle des autres, et donne à son travail une certitude de rémunération qui autrefois n’existait pas. Il trouve maintenant sur sa ferme une demande continuelle pour son travail et celui de ses chevaux, et il arrive à ce résultat par la raison que, toutes les fois qu’il envoie au marché une charge de subsistances, sa charrette revient chargée de rebuts que lui rapporte ce marché, et avec lesquels il pourra améliorer sa terre. Le temps acquérant plus de valeur, il substitue constamment une machine qui accomplit un mouvement continu, à celle dont il avait fait usage jusqu’à ce jour, et dont il n’obtenait qu’un mouvement intermittent ; et c’est ainsi qu’il avance sans cesse, avec une force constamment plus rapide, qui permet à un nombre constamment croissant d’individus, de se procurer de plus grandes quantités de subsistances, avec un accroissement invariable dans la puissance d’association, dans le développement de l’individualité et dans la possibilité de faire de nouveaux progrès.

§ 6. — Moins est considérable la quantité de travail consacrée à effectuer les changements de lieu, plus est grande celle que l’on peut consacrer à la production. Le pouvoir d’entretenir le commerce se développe en mime temps que ce changement de proportions. Le trafiquant désire perpétuer la nécessité d’effectuer les changements de lieu.

Chaque degré dans le progrès de l’association étant accompagné d’une diminution dans la part proportionnelle de travail d’une société, qui doit être consacrée nécessairement à effectuer les changements de lieu, et d’un accroissement dans la part qui peut être consacrée à effectuer les changements de forme à l’aide des opérations agricoles ou manufacturières, le fermier peut soumettre à la culture des sols encore plus riches, et, chaque jour, élaborer de plus en plus leurs produits, de manière à les approprier immédiatement à la consommation à l’intérieur, ou à chercher à peu de frais des consommateurs dans des pays éloignés ; le pouvoir d’entretenir le commerce avec des individus éloignés de lui, augmentant à chaque progrès de la Société, vers l’individualité, résultant d’une nécessité moins impérieuse de chercher un marché lointain. Le pouvoir qu’acquiert l’individu d’effectuer les changements de lieu augmente donc, dans une proportion qui dépasse de beaucoup celle du développement de la population, en même temps qu’il se manifeste un accroissement constant dans l’utilité des articles produits, dans la richesse, dans la puissance et la force de la Société, et dans la prospérité et le bien-être de la population dont elle se compose.

Que tout acte d’association soit un acte de commerce, c’est là une vérité d’une telle importance qu’on ne peut la graver trop profondément dans l’esprit du lecteur ; et il doit, en conséquence, nous pardonner de la répéter. Le développement du commerce étant en raison directe de l’accroissement de la puissance d’association, le mouvement d’une société vers le but de ses désirs, — vers ce point où se trouve la facilité la plus complète pour l’individu, de concerter ses efforts avec ceux de ses semblables, — doit être en raison directe de l’accroissement que prend cette société en population et dans la variété de ses travaux ; et à chaque accroissement de cette nature la nécessité d’effectuer les changements de lieu tend, de plus en plus, à disparaître. Plus cette variété est considérable et plus le commerce est parfait, plus aussi doit être considérable le développement de l’individualité, plus doit s’élever le sentiment de la responsabilité et doit augmenter la possibilité d’accomplir de nouveaux progrès. Plus est rapide le mouvement de la société, plus doit être grande sa tendance à revêtir la forme qui, dans le monde matériel, donne la stabilité la plus complète et la plus grande force de résistance à toute attaque extérieure, la forme, conséquemment, qui garantit la plus grande durée.

Pour que le commerce prenne de l’accroissement, il est indispensable que l’homme puisse rembourser la dette qu’il contracte envers la terre, sa puissante mère, lorsqu’il enlève au sol les éléments qui entrent dans la composition des denrées nécessaires à sa subsistance. Ce n’est qu’à cette condition que le progrès peut s’accomplir. Si elle est remplie, la terre augmente ses prêts, d’année en année, et permet à un nombre d’individus toujours croissant de se procurer à la fois des subsistances et des vêtements, en même temps qu’il y a constamment augmentation dans le pouvoir d’associer leurs efforts. Si elle ne l’est pas, le mouvement dans la terre diminue, et l’on voit les individus peu à peu augmentant les distances qui les séparent les uns des autres, en même temps que se manifeste une diminution constante dans la puissance d’association, et une constante augmentation dans l’impôt qui résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu. C’est ce que nous avons vu arriver en Grèce et en Italie, en Espagne et au Mexique ; et c’est ce que nous voyons aujourd’hui, non-seulement dans la Virginie et les Carolines, mais même dans les États d’une occupation récente, comparativement tels que ceux de l’Ohio, de New-York et de Géorgie. Pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi autrefois, et pourquoi se passent-elles de même aujourd’hui, c’est ce qu’il faut expliquer.

Pour les individus qui vivent du travail d’appropriation, l’accroissement du commerce n’est pas désirable, son développement étant partout accompagné de la diminution dans l’éclat et la magnificence de ceux qui veulent diriger les mouvements de la Société en vue de leur avantage personnel. L’homme d’État profite de son isolement à l’égard de ses semblables, et il en est de même de l’homme de loi, du trafiquant, du grand propriétaire d’une terre mal cultivée, et de tous les autres individus appartenant aux classes dont les moyens d’existence et de distinction sont dus à leur intervention, entre ceux qui produisent les denrées et ceux qui en ont besoin pour leur consommation. Tous ces individus recueillent un profit temporaire, en empêchant la continuité du mouvement dans la société ; et plus est grand leur pouvoir d’agir ainsi, plus est considérable la part proportionnelle du produit du travail qui leur revient, et plus est faible celle qui reste à partager entre les travailleurs.

Le courtier ne désire pas que ses commettants puissent se réunir et arranger leurs affaires sans son intervention. Le contraire est tellement vrai que plus les distances qui les séparent sont considérables, plus il peut facilement amasser une fortune à leurs dépens, achetant, pour lui-même à bas prix et à leur détriment, lorsque les prix sont bas, et vendant pour son compte, et de plus aux dépens de ses commettants, lorsque les prix sont élevés. Le propriétaire d’esclaves vit en empêchant l’association parmi ces individus qui lui appartiennent, exigeant d’eux qu’ils lui apportent les denrées qu’ils produisent, et qu’ils viennent à lui pour toutes celles qu’ils ont besoin de consommer. Le voiturier n’ignore pas que plus les obstacles sont nombreux entre le producteur et le marché où il vend ses produits, plus sera considérable la demande de chevaux ou de voitures, et plus sera forte la proportion des denrées qu’il retiendra à titre de compensation pour ses services. L’armateur se réjouit lorsque les individus sont forcés de se séparer les uns des autres, ainsi que cela a eu lieu dans la dernière guerre de Crimée ; ou lorsque la pauvreté les force d’abandonner leurs foyers pour émigrer vers des contrées lointaines, parce que cet état de choses amène la demande de navires. Il se réjouit également lorsque les récoltes sont abondantes, et que la quantité qui a besoin d’être transportée, s’accumule constamment, amenant une hausse dans le prix du fret. Les intérêts réels et permanents de toutes les classes d’individus sont uns et identiques ; mais leurs intérêts apparents et temporaires sont différents ; et c’est pourquoi nous voyons les individus et les nations s’occupant constamment de poursuivre les derniers, à l’entière exclusion des premiers. Aveuglés par l’idée du profit et de la puissance du moment, les grands hommes de la Grèce et de Rome, ne tinrent aucun compte de ce fait, qu’ils épuisaient constamment les forces de la société dont ils faisaient partie ; et suivant leurs traces aveuglément, ceux de Venise et de Gênes, de la France et de la Hollande, de l’Espagne et du Portugal, ont suivi une marche exactement semblable, et toujours accompagnée des mêmes résultats.

Il en a été de même, invariablement, par rapport au trafiquant, dont le plus vif désir a toujours été de maintenir à son plus haut point, et même d’accroître le besoin qu’ont les individus d’user des instruments de transport et de limiter même ce besoin à l’usage de l’instrument qu’il possédait lui-même. Plus ce but put être complètement atteint, plus devint complète aussi la centralisation du pouvoir, — plus devinrent splendides les lieux où les échanges devaient s’effectuer nécessairement, — et plus fut grande la prospérité temporaire du trafiquant ; mais plus rapide aussi fut sa décadence et plus complète sa ruine. Les Phéniciens et les Carthaginois, les Vénitiens et les Génois, les Espagnols et les Portugais, les citoyens des villes anséatiques, et leurs rivaux les Hollandais, se montrèrent en tout temps impitoyables dans leurs efforts pour forcer les habitants de leurs colonies à venir dans leurs ports et à faire usage de leurs navires. En même temps qu’ils cherchaient ainsi à accaparer le pouvoir comme moyen d’obtenir la richesse, tout ce pouvoir était employé dans le but de maintenir à son apogée la charge imposée aux autres peuples, par suite de la nécessité d’effectuer les changements de lieu. Ceci, en outre, leur donna des avantages pour l’achat des matières premières, en les leur faisant accumuler dans leurs ports, et les soumettant, conséquemment, comme aujourd’hui, à de lourdes charges et à des risques considérables, et des avantages égaux pour le reste de ces matières, lorsqu’elles furent fabriquées et prêtes pour la consommation. C’est ainsi qu’ils s’enrichirent momentanément, tandis qu’ils appauvrissaient considérablement tous ceux qui dépendaient de leur assistance, précisément, ainsi que nous le voyons aujourd’hui, par rapport aux individus et aux compagnies qui trafiquent avec les malheureux aborigènes de notre continent occidental, avec la population mexicaine, avec les Finlandais et les Lapons de l’Europe septentrionale, les indigènes des îles de l’Océan Pacifique et ceux de l’Afrique.

Épuisant les peuples avec lesquels ils trafiquaient, ils trouvèrent une difficulté perpétuellement croissante pour l’entretien du trafic, par suite de l’accroissement constant des famines et des épidémies, telles qu’on en voit sévir si fréquemment, de nos jours, en Irlande et dans l’Inde. A mesure que la population diminuait, on voyait diminuer en même temps le pouvoir d’entretenir les routes et les ponts qui la conduisaient au marché, soit pour vendre les misérables produits de ses terres, soit pour acheter les denrées nécessaires à sa consommation ; état de choses que l’on voit maintenant en action à la Jamaïque et en Irlande, dans l’Inde et au Mexique ; dans tous ces pays la variété dans les produits de la terre diminue constamment, en même temps qu’il y a tendance correspondante à la diminution dans leur quantité. Nulle part cet état de choses ne se révèle d’une façon plus éclatante qu’en Turquie ; C’est à propos de ce pays qu’un voyageur moderne s’exprime ainsi : « Dans chaque canton, la plus grande partie des classes agricoles cultive les mêmes articles de produit et suit la même routine de culture. Conséquemment, chaque individu possède en surabondance les articles que son voisin désire vendre[141]. » C’est là précisément la situation qui existe au Brésil et dans l’Inde, dans la Virginie et la Caroline. Sous l’empire de pareilles circonstances, — le pouvoir d’entretenir le commerce étant nul, — le pauvre cultivateur se trouve soumis « à la tendre compassion du trafiquant, » dont le pouvoir à son égard augmente, avec la diminution de la possibilité d’entretenir des relations avec ses semblables ; et de là vient que ce cultivateur est tellement asservi. Tels sont les résultats qui dérivent nécessairement de ce fait : l’homme devenu un instrument dont se sert le trafic ; mais que celui-ci ne réussisse pas à profiter d’une telle injustice, c’est ce qui est prouvé, par la décadence et par la chute définitive des sociétés dont la prospérité était due exclusivement à ce même trafic.

§ 7. — La liberté s’accroit avec l’accroissement de la puissance d’association. L’obstacle à l’association étant la nécessité d’effectuer les changements de lieu, l’homme devient plus libre, à mesure que cette nécessité tend à disparaître.

La liberté se développe avec la puissance d’association. L’obstacle à l’association résulte de la distance interposée entre les individus et leurs semblables. Cette distance diminue, à mesure que les hommes peuvent se procurer les instruments à l’aide desquels ils commandent les services de la nature, et mettent au jour les trésors que la terre recèle dans son sein. A chaque développement nouveau, ils peuvent disposer d’un mécanisme plus perfectionné qu’ils appliquent au transport des denrées, en même temps qu’ils diminuent constamment la nécessité de ce transport, avec un constant accroissement dans la puissance d’association et dans le développement de la liberté.

Telles ne sont pas cependant les doctrines de l’économie politique moderne, dont le système est basé sur l’idée « de la stérilité constamment croissante du sol, » et qui trouve dans les tableaux d’importations et d’exportations, dans l’augmentation de la demande de navires, et dans la nécessité croissante des services du trafiquant, les preuves de la prospérité et de la puissance d’une nation. Aujourd’hui, comme il y a presque un siècle, lorsque cette idée fut dénoncée par Adam Smith, on cherche à remplir « le trésor de l’Angleterre » par le commerce avec l’étranger ; et le commerce intérieur ou national qu’il regardait « comme le plus important de tous, » comme le seul « dans lequel un capital identique donnait les revenus les plus considérables et créait le travail le plus étendu pour la population d’un pays » est considéré « comme n’étant que subsidiaire par rapport au commerce avec l’étranger[142]. » Jusqu’à quel point nous devons à la prolongation de cette erreur essentielle l’invention de l’idée d’un excès de population, c’est ce que le lecteur pourra juger immédiatement après avoir examiné l’effet produit par le système colonial de l’Angleterre.


CHAPITRE XI.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Politique coloniale de la Grèce, de l’Espagne et de la France. Celle de l’Angleterre est la première où l’on rencontre la prohibition de l’association entre les Colons. L’objet de la prohibition est de donner lieu au besoin d’effectuer les changements de lieu de la matière. Ce système est barbare dans ses tendances ; aussi a-t-il engendré la théorie de l’excès de population.

Les États à la politique desquels nous avons fait allusion jusqu’à présent se bornaient à imposer des entraves aux sociétés placées dans la sphère de leur domination en ce qui concernait les relations établies entre elles, ainsi qu’avec les autres sociétés non soumises à cette domination, sans chercher, en aucune façon, à leur imposer des entraves quant à leurs arrangements intérieurs. Les premières colonies grecques étaient aussi libres d’entretenir le commerce à l’intérieur, ou au dehors, que l’étaient les États dont les citoyens les avaient fondées ; aussi vit-on dans les cités de la Sicile et de la Grande Grèce, le même développement de l’individualité qui partout ailleurs distinguait la civilisation grecque. Les peuples de l’Espagne, de la Corse ou de la Sardaigne, pouvaient, à leur gré, faire subir à la forme de leurs divers produits les modifications qu’ils jugeaient convenables, pour les approprier à une consommation immédiate ; mais s’ils désiraient expédier ces produits en Égypte ou en Grèce, ils étaient alors obligés de les faire passer par le port de Carthage. L’Espagne et le Portugal refusaient aux Indes le droit de commercer avec la Hollande ou l’Angleterre, si ce n’est en passant par les ports de Séville ou de Lisbonne ; mais ils n’intervinrent jamais dans l’industrie intérieure du Mexique ou du Brésil, de la population de Goa ou de Manille. La France chercha à établir des colonies dans les Indes Orientales ou Occidentales ; mais le système de Colbert était basé sur l’idée du développement de l’agriculture au moyen des manufactures et du commerce. Il en a été tout autrement dans le vaste système colonial des temps modernes pour lequel nous réclamerons maintenant l’attention du lecteur, — système qui diffère autant, de celui de la Grèce, que celui de l’ancienne Attique, — en donnant aux colons la jouissance de tous les droits exercés par la population de la mère-patrie, — différait du système qui lui succéda et anéantit toutes les institutions locales, en constituant la populace d’Athènes juge en dernier ressort, dans tous les cas qui intéressaient la vie et la fortune d’individus tombés, dès lors, de la position de citoyens à celle de sujets.

C’est dans le système colonial de l’Angleterre que nous rencontrons pour la première fois, les mesures prohibitives frappant cette association de l’homme avec ses semblables qui conduit au développement des facultés individuelles, et les règlements ayant pour objet le maintien, et à leur degré le plus élevé, des difficultés qui résultent de la nécessité d’effectuer les changements de lieu de la matière. Il s’est écoulé près de deux siècles depuis l’époque où les marchands de Londres suppliaient le gouvernement d’employer tous ses efforts « pour décourager les manufactures d’étoffes de laines de l’Irlande, » pour diminuer ainsi l’habitude de l’association qui faisait alors des progrès rapides en ce pays et d’empêcher, à l’avenir, la consommation de la laine irlandaise, si elle ne passait d’abord par les métiers de l’Angleterre. Au lieu de la convertir chez eux en drap, il fallait qu’ils l’expédiassent au dehors dans son état le plus grossier, et qu’ils la reçussent de nouveau à l’état de produit achevé, établissant ainsi la suprématie du trafic, aux dépens du commerce. Bien qu’ils eussent déjà subi l’interdiction de toute relation directe avec les étrangers, la même interdiction s’étendait maintenant au commerce intérieur ; et c’est ainsi que le système dépassait tout ce qui avait existé antérieurement, en augmentant la nécessité du transport des produits, ainsi que la difficulté de l’association.

Le trafic devenant prédominant, on soutint des guerres dans le but d’avoir des colonies, ou, suivant Adam Smith, « de créer des colonies de chalands » ; pour satisfaire ce désir, il fallait que toutes les tentatives d’association locale, parmi les colons, fussent découragées d’une façon aussi efficace qu’elles l’avaient déjà été en Irlande.

On peut constater que les choses se sont passées ainsi, en consique la première tentative ayant pour but la fabrication d’une espèce quelconque d’étoffes, dans les provinces américaines, fut suivie d’une intervention de la part de la législature anglaise. En 1710, la chambre des Communes déclara « que la création de manufactures dans les colonies tendait à diminuer la dépendance de celles-ci à l’égard de l’Angleterre. » Bientôt après, des plaintes ayant été adressées au Parlement sur ce fait, que les colons élevaient des manufactures dans leur intérêt particulier, la chambre des Communes ordonna an Bureau du Commerce de lui faire un rapport à ce sujet, ce qui eut lieu longtemps après. En 1732, l’exportation des chapeaux, de province à province, fut prohibée, et le nombre des apprentis-chapeliers fut limité en vertu d’une loi. En 1750, la création d’une usine ou la construction d’une machine quelconque destinée à fendre ou à laminer le fer, fut interdite ; mais on permit d’importer en Angleterre, franche de droit, la fonte en saumon, pour y être soumise à la fabrication et réexpédiée. A une époque plus récente, lord Chatham déclarait qu’il ne permettrait pas que les colons fabriquassent pour leur compte, même un clou de fer à cheval. Tel était le système mis en pratique à l’égard de ces colonies. On peut voir ce qu’il était par rapport au monde, en général, en parcourant la nomenclature suivante des actes du parlement.

Par l’acte 5 du règne de Georges III (1765), le transport des artisans hors de l’Angleterre fut interdit sous des peines sévères. Par l’acte de la 21e année du même règne (1781), l’exportation des ustensiles nécessaires pour la fabrication des étoffes de laine, ou de soie, fut également interdite. Par l’acte de la 22e année (1782), la prohibition s’étendit aux artistes employés à l’impression des calicots, des cotonnades, des mousselines, des toiles de lin, ou à la confection des formes et des instruments à employer dans leur fabrication. Par l’acte de la 25e année (1785), elle atteignit, en outre, les instruments dont on se servait dans les manufactures d’objets en fer et en acier, et les ouvriers qu’on y employait. Par l’acte de la 39e année (1799), elle en vint à y comprendre les houilleurs[143].

Ces lois continuèrent à être en pleine vigueur jusqu’à ce que, il y a trente ans, un grand nombre de machines ayant été exportées en contrebande, la prohibition fut abolie en ce qui concernait le transport des artisans hors de l’Angleterre ; et l’on se relâcha tellement, à l’égard de toutes les prohibitions relatives à l’exportation des instruments, qu’on put obtenir la permission d’exporter les articles les plus ordinaires ; un pouvoir discrétionnaire fut accordé au Bureau du Commerce qui décide sur chaque demande « suivant les mérites du cas. » Mais aujourd’hui, dit-on, les marchands éprouvent peu de difficultés ; ils savent, généralement, à quelles machines s’appliquera une décision favorable, à quelles autres on la refusera, et cela aussi certainement que si la décision était rendue en vertu d’un acte du Parlement ; cependant on a jugé avantageux de laisser les choses à la discrétion du bureau, afin qu’il reste en possession « du pouvoir de régler la matière, suivant les intérêts variables du commerce[144]. »

Toute la législation de l’Angleterre à ce sujet fut ainsi dirigée vers un seul but important : empêcher la population de ses colonies, et celle des nations indépendantes de sa domination, de se procurer des machines qui pussent les mettre en état de combiner leurs efforts en vue de se procurer des tissus ou du fer, et de les forcer ainsi de lui apporter ses matières premières, afin qu’elle-même les transformât en denrées nécessaires à la consommation pour les réexpédier alors, en partie, aux producteurs, grevés de lourds impôts à raison du transport et de la transformation.

L’immense étendue de l’empire britannique, l’influence extraordinaire exercée par le peuple anglais, auraient en toute circonstance, rendu son système — si différent de tous les autres, — digne d’une attention spéciale, de la part de l’économiste ; mais cette nécessité augmente en conséquence, considérablement, par suite de ce fait, que c’est au pays qui a établi ce système que le monde est redevable de la théorie de l’excès de population. Cette théorie est exacte, ou elle ne l’est pas. La matière tend à revêtir la forme humaine, dans une proportion plus rapide que celle dans laquelle elle tend à prendre la forme de pommes de terre et de navets, ou bien elle tend à prendre celle de pommes de terre et de navets plus rapidement que celle de l’homme. Tous les économistes anglais nous assurent que le premier cas est celui que l’on constate, et que nous devons, conséquemment, décourager le développement de la population ; et pour prouver que les choses se passent ainsi, on nous signale la misère et l’état d’indigence, et de l’Angleterre et de l’Irlande ; mais avant d’admettre l’existence d’une erreur de la part du Créateur suprême, il est à propos d’examiner les actions de ses créatures, pour constater jusqu’à quel point cet état de choses doit leur être attribué. Si les lois naturelles sont, en réalité, telles que le disent Malthus et Ricardo, alors plus sera complet l’examen de la mise en œuvre du système sous l’influence duquel la misère et l’indigence ont pris naissance, plus se trouveront établies, d’une façon complète, l’exactitude des observations de ces économistes et leur réputation ; mais s’ils se trompent, — si de pareilles lois naturelles n’existent pas, alors un examen scrupuleux peut nous faire découvrir la cause de l’erreur dans laquelle ils tombent. Pour arriver à ce but, quelques développements seront nécessaires, et par la raison que le temps constitue un élément d’une si haute importance dans le problème à résoudre. « L’enfant, dit-on, est le père de l’homme, » et pareillement les sociétés du passé sont mères de celles d’aujourd’hui. Le paupérisme de l’Angleterre, — à l’étude duquel il faut attribuer l’idée de l’excès de population, — a été le développement du temps ; et si nous voulons comprendre les causes de l’existence du paupérisme, nous devons examiner le système adopté dans ce pays, pendant les cinquante années antérieures à Malthus et le siècle qui s’est écoulé depuis. Les causes de la condition actuelle de l’Irlande remontent à des centaines d’années ; et si nous cherchons à comprendre pourquoi la Jamaïque est abandonnée, nous devons étudier la suite des actes qui s’y sont accomplis au siècle dernier, et dans le siècle où nous vivons.

§ 2. — Le système anglais tend à la dispersion des individus et à l’accroissement de la part proportionnelle de la société qui se consacre au trafic et au transport.

Un des besoins impérieux de l’homme, c’est de s’associer avec ses semblables, et l’un des grands obstacles à la satisfaction de ce désir, c’est, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, l’absence de ces différences qui résultent de la diversité des travaux et qui rendent l’homme apte à l’association. Le but que l’on cherchait à atteindre, au moyen des lois que nous avons citées plus haut, c’était d’empêcher ces différences, et de perpétuer un état social, où la population des autres pays continuerait à n’être que simple cultivatrice du sol, contrainte de l’épuiser constamment, à raison de la nécessité d’expédier au dehors ses produits à l’état le plus grossier, et de s’épuiser constamment elle-même, par suite des transports énormes auxquels ces produits étaient soumis. Ces transports, à leur tour, entraînaient la dispersion, qui augmentait constamment, à cause de la nécessité toujours croissante de s’adresser à des sols nouveaux et plus éloignés, en même temps qu’il y avait augmentation constante dans la part proportionnelle du travail de la société, qu’il fallait appliquer au trafic et au transport, et diminution dans la part proportionnelle qui pouvait être consacrée à la production des articles à transporter ou à échanger.

C’était, en réalité, le sacrifice du commerce sur l’autel du trafic, et ce sacrifice tendait nécessairement à l’asservissement de l’homme dans toutes les sociétés où il pouvait être imposé par la force[145].

L’harmonie du système dont notre planète forme une partie, est due à l’existence de la gravitation locale, à l’aide de laquelle tous et chacun de ses membres deviennent capables de conserver leur parfaite individualité, quoique exposés à une attraction aussi puissante dans son étendue que l’est celle exercée par le soleil. Aussi longtemps que ces forces continueront à rester en équilibre, l’harmonie subsistera ; mais si la force centrale devait, ne fût-ce qu’un moment, prédominer sur les forces locales, chaque planète se briserait immédiatement, et le chaos universel en serait l’inévitable conséquence. Tel serait également le résultat de l’excès de centralisation dans le monde social, et l’expérience d’Athènes et de Rome, de Carthage et de Venise, démontre que les choses se sont passées ainsi ; et cependant la centralisation, qu’elles cherchaient à réaliser par leurs systèmes de politique, était complètement insignifiante, si on la compare à celle qu’on a cherché à produire au moyen du système que nous avons retracé plus haut. A l’égard de ces villes, c’était seulement avec les individus des pays éloignés qu’il s’agissait d’entraver le commerce ; mais ici c’était le commerce le plus important de tous, — le commerce intérieur, — c’était la puissance d’association et le développement de l’individualité qu’on voulait anéantir. Pour atteindre ce but, aucun effort ne fut épargné. Les produits à l’état brut, soumis à des taxes onéreuses pour le transport, ainsi que cela avait lieu pour le riz en grains (ou riz brut), et le sucre, étaient admis en ne payant que des droits peu élevés ; tandis que le riz pur et le sucre raffiné étaient grevés de droits assez lourds pour offrir une prime considérable en faveur de leur exportation de l’Inde ou de l’Amérique sous leur forme la plus grossière ; et, dans ce cas même, ils ne pouvaient être expédiés, sur aucun point du globe, que par l’intermédiaire d’un port ou d’un navire anglais.

On avait donc ainsi recours, d’un côté, à l’interdiction des manufactures, et, de l’autre, aux primes sur les matières premières, dans le but d’empêcher les colons d’effectuer ces changements dans la forme de la matière, indispensables pour rendre les produits propres à être consommés au sein même du pays. Le seul but important du système consistait à maintenir, sous sa forme la plus encombrante, la denrée qu’il s’agissait de transporter, en réduisant, à la plus petite dimension possible, les instruments à l’aide desquels le transport et la transformation devaient s’opérer, enrichissant ainsi le trafiquant, et l’individu qui effectuait le transport, aux dépens et du consommateur et du producteur. Plus on pouvait mettre complètement en pratique de pareilles mesures, plus était faible la quantité de tissus que pouvait obtenir l’individu qui produisait le sucre, plus était faible aussi la quantité de sucre que pouvait se procurer l’individu au travail duquel étaient dus les tissus ; plus était grande la tendance à voir la population acculée aux dernières limites des moyens de subsistance, et à trouver dans les dispositions erronées, prises par le Créateur, une excuse pour un état de choses dont l’existence ne devait être attribuée qu’aux combinaisons de l’homme.

§ 3. — Idées d’Adam Smith relativement aux avantages du commerce.

Société, association, et commerce ne sont, ainsi que nous l’avons démontré, que des formes diverses pour exprimer la même idée, et cette idée exprime le premier de tous les besoins de l’homme. Sans association, il ne peut exister de société, et sans société il ne peut exister de commerce. Ces trois mots retracent le mouvement qui s’accomplit parmi les individus et résultant de l’échange des services ou des idées, produits de la force musculaire ou des efforts intellectuels. Plus la forme de la société est parfaite, plus seront toujours considérables les différences entre ses diverses parties, plus sera toujours, également, continu et régulier leur mouvement réciproque, et plus sera considérable la force exercée. Il en est de même à l’égard de tout instrument inventé par l’homme, dans le but d’asservir à son profit les forces prodigieuses de la nature. Les merveilles accomplies par la machine à vapeur sont grandes ; elles le sont à tel point qu’elles seraient regardées comme tout à fait incroyables, par un individu qui aurait quitté le monde il y a cinquante ans ; et cependant il n’est guère possible de fixer un prix que l’on ne payât pas aujourd’hui, à qui trouverait le secret d’une machine rotatoire fonctionnant parfaitement, par la raison, qu’au moyen de cette machine, la rapidité du mouvement pourrait encore être augmentée d’autant. C’est le mouvement continu de la société que recherchent les individus, lorsqu’ils aiment mieux conclure leurs affaires tète à tète et verbalement, plutôt que d’avoir recours au mouvement constamment interrompu de la correspondance. C’est ce mouvement que cherche tout inventeur d’une machine, tout possesseur d’usine, tout individu, en réalité, qui désire accroître son empire sur les forces que la nature fournit pour les besoins de l’homme. C’est ce mouvement que nous retrace Adam Smith dans les passages suivants, que nous donnons dans toute leur étendue, par ce motif que leur illustre auteur est cité fréquemment comme une autorité à l’appui du système qui a pour but de fonder le trafic aux dépens du commerce.

« Un pays enfoncé dans les terres, naturellement fertile et d’une culture aisée, produit un grand surcroît de vivres, au-delà de ce qu’exige la subsistance des cultivateurs et l’énormité des frais de transport par terre. L’incommodité de la navigation des rivières peut, souvent, rendre difficile l’exportation de cet excédant de produits. L’abondance met donc les vivres à bon marché et encourage un grand nombre d’ouvriers à s’établir dans le voisinage, où leur industrie leur permet de satisfaire aux besoins et aux commodités de la vie, mieux que dans d’autres endroits. Ils travaillent sur place les matières premières que produit le pays, et ils échangent leur ouvrage, ou ce qui est la même chose, le prix de leur ouvrage, contre une plus grande quantité de matières et de vivres. Ils donnent une nouvelle valeur au surplus de ce produit brut, en épargnant la dépense de le transporter au bord de l’eau, ou à quelque marché éloigné ; et ils donnent, en échange, aux cultivateurs, quelque chose qui leur est utile ou agréable, à de meilleures conditions que ceux-ci n’auraient pu se le procurer auparavant. Les cultivateurs trouvent un meilleur prix du surplus de leurs produits, et ils peuvent acheter, à meilleur compte, d’autres choses à leur convenance et dont ils ont besoin. Cet arrangement les encourage donc, en même temps qu’il leur permet d’augmenter encore ce surplus de produits, par de nouvelles améliorations et par une culture plus soignée de leurs terres ; et de même que la fertilité de la terre a donné naissance à la manufacture, de même la manufacture, en se développant, réagit à son tour sur la terre, et augmente encore sa fertilité. Les manufacturiers fournissent d’abord le voisinage, et, plus tard, à mesure que leur ouvrage se perfectionne, des marchés plus éloignés ; en effet, si le produit brut, et même le produit manufacturé d’une grossière fabrication, ne peuvent, sans de très-grandes difficultés, supporter les frais d’un long transport par terre, des ouvrages d’un travail perfectionné peuvent le supporter aisément. Sous un petit volume, ils contiennent, souvent, le prix d’une grande quantité de produit brut. Une pièce de drap fin, par exemple, qui ne pèse que 80 livres, renferme, non-seulement le prix de 80 livres pesant de laine, mais quelquefois de plusieurs milliers pesant de blé, employé à la subsistance des différents ouvriers qui ont travaillé cette laine, et de ceux qui les ont mis en œuvre directement. De cette manière, le blé qu’il eût été si difficile de transporter au loin, sous sa première forme, se trouve virtuellement exporté sous la forme d’un produit complet et peut, sous cette forme, s’exploiter facilement dans les coins du monde les plus reculés. C’est ainsi que se sont élevées, naturellement et pour ainsi dire spontanément, les manufactures de Leeds, d’Halifax, de Sheffield, Birmingham et Volwerhampton. De pareilles manufactures doivent leur naissance à l’agriculture[146].

« Le grand commerce de toute société civilisée est celui qui s’établit entre les habitants de la ville et ceux de la campagne. Il consiste dans l’échange du produit brut contre le produit manufacturé, échange qui s’opère, soit d’une façon immédiate, soit par l’intervention de la monnaie, ou de quelque espèce de papier qui la représente. La campagne fournit à la ville des moyens de subsistance et des matières pour ses manufactures. La ville rembourse ces avances, en renvoyant aux habitants des campagnes une partie du produit manufacturé. On peut dire que la ville, dans laquelle il n’y a ni ne peut y avoir aucune reproduction de substances, gagne, à proprement parler, toute sa subsistance et toutes ses richesses sur la campagne. Il ne faut pourtant pas s’imaginer, par ce motif, que la ville fasse ce gain aux dépens de la campagne. Les gains sont réciproques pour l’une et pour l’autre, et dans cette circonstance comme dans toute autre, la division du travail tourne à l’avantage des différents individus employés aux tâches particulières dans lesquelles le travail se subdivise. Les habitants de la campagne achètent de la ville une plus grande quantité de denrées manufacturées, avec le produit d’une bien moindre quantité de leur propre travail qu’ils n’auraient été obligés d’en employer, s’ils avaient essayé de les préparer eux-mêmes. La ville fournit un marché au surplus du produit de la campagne, c’est-à-dire à ce qui excède la subsistance des cultivateurs, et c’est là que les habitants de la campagne échangent ce surplus, contre quelque autre objet dont ils ont besoin. Plus les habitants de la ville sont nombreux et plus ils ont de revenu, plus est étendu le marché qu’ils fournissent à ceux de la campagne ; et plus ce marché est étendu, plus il est toujours avantageux pour le grand nombre. Le blé qui croît à un mille de la ville, s’y vend au même prix, que celui qui vient d’une distance de vingt milles. Mais le prix de celui-ci doit, en général, non-seulement payer la dépense nécessaire pour le faire croître et l’amener au marché, mais rapporter au fermier les profits ordinaires de la culture. Les propriétaires et les cultivateurs du pays placé dans le voisinage de la ville, gagnent donc, dans le prix qu’ils vendent, outre les profits ordinaires de la culture, toute la valeur du transport du pareil produit qui est apporté d’endroits plus éloignés, et ils épargnent, en outre, toute la valeur d’un pareil transport, sur le prix de ce qu’ils achètent. Comparez la culture des terres situées dans le voisinage d’une ville considérable, avec celle des terres qui en sont à quelque distance, et vous pourrez vous convaincre aisément combien la campagne retire d’avantage de son commerce avec la ville[147]. »

Le mouvement que l’on retrace ici est caractérisé avec raison comme étant le commerce. Le bon sens si droit d’Adam Smith lui fit comprendre ce qu’il y avait d’erroné dans un système qui trouvait uniquement dans les importations et les exportations l’indice de la prospérité ; il lui fit comprendre aussi pleinement l’énorme déperdition de travail, résultant de ce fait, d’imposer aux sociétés la nécessité d’exporter la laine, le blé, le coton et les autres produits de la terre sous leur forme la plus grossière, pour leur être renvoyés de nouveau sous la forme de vêtements. Adam Smith n’avait foi à aucune espèce de centralisation. Il croyait, moins que tout autre, à celle qui avait pour but de contraindre tous les fermiers et tous les planteurs de venir à un marché unique, et d’augmenter la nécessité d’avoir recours aux voitures et aux navires, en accroissant ainsi les profits du trafiquant, et la part proportionnelle de toute population vouée nécessairement à effectuer les changements de lieu. Au contraire, il avait une foi pleine et entière dans le système des centres locaux, à l’aide desquels, ainsi qu’il le voyait si clairement, le commerce s’était partout développé sur une si grande échelle ; et c’était là le système sur lequel il voulait appeler l’attention de ses compatriotes. Depuis ce jour, cependant, et jusqu’à présent, on a suivi le système qu’il dénonçait ; tous les efforts de ceux-ci ont tendu à produire le résultat suivant : continuer à élever à son apogée la taxe du transport des produits ; et c’est là peut-être que nous pouvons trouver la cause de l’idée de population surabondante.

§ 4. — Système colonial de l’Angleterre, tel qu’il se révèle aux Antilles.

Depuis la conquête des diverses colonies de l’Inde occidentale, les manufactures de toute espèce furent rigoureusement prohibées, et l’interdiction fut poussée à tel point qu’il ne fut pas même permis aux habitants de raffiner leur propre sucre. Il ne resta donc plus, en conséquence, d’autre travail, même pour les enfants et les femmes, que le travail des champs. Tous les individus furent forcés de rester producteurs de denrées à l’état brut, ne pouvant entretenir aucun commerce entre eux que par l’intermédiaire d’un peuple placé à une distance de plusieurs milliers de lieues, qui employait sa puissance, non-seulement à interdire la formation des manufactures, mais encore à empêcher la diversité des travaux de l’agriculture elle-même. A la Jamaïque, on avait essayé de cultiver l’indigo ; mais il se trouva que, sur le prix auquel il se vendait en Angleterre, une part si considérable était absorbée par les armateurs, les négociants commissionnaires et le gouvernement, que la culture en fut abandonnée. Celle du café fut introduite sur une grande échelle, et, comme il croît sur des terrains plus élevés et plus salubres, elle y eût été très-avantageuse pour la société ; mais là, comme pour l’indigo, une part si faible revenait au producteur, que la production fut presque complètement abandonnée, et ne fut sauvée que grâce à une transaction qui consistait à réduire les droits du gouvernement à un schelling par livre. Le produit évalué étant d’environ 750 livres de café, pouvant être livrées au commerce, donnait environ 180 dollars par acre[148]. Le résultat ultime du système fut d’anéantir tout commerce entre les individus, même celui qui avait existé antérieurement entre ceux qui produisaient le café, d’une part, et, de l’autre, ceux qui avaient du sucre à vendre, toute culture étant abandonnée, à l’exception de celle de la canne, la plus funeste de toutes pour la vie et pour la santé.

En même temps qu’on prohibait ainsi le commerce entre ces individus, on leur interdisait toute relation avec les nations étrangères, excepté par l’intermédiaire de navires, de ports et de marchands anglais. Cependant, on sanctionna le trafic avec les Africains ; car l’Afrique fournissait des esclaves ; et ce trafic fut continué sur la plus vaste échelle, la plus grande partie de la demande, faite par les colonies espagnoles, étant fournie par les îles appartenant à l’Angleterre. Toutefois, en 1775, la législature coloniale, voulant empêcher l’excessive importation des nègres, imposa un droit de 2 liv. sterl. par tête ; mais les marchands de l’Angleterre ayant fait une pétition contre ce droit, le gouvernement de la métropole en ordonna l’abrogation[149]. A cette époque, il est établi que l’exportation annuelle du sucre[150] s’est élevée à 980.346 quintaux, dont la vente en bloc, sans compter le droit, a donné en moyenne 1 liv. sterl. 14 schell. 8 pence par quintal, ce qui forme un total de 1.699.421 liv. sterl. ; dont, toutefois, une part si considérable a été absorbée par le fret, les droits de commission, l’assurance, etc., qu’il est constaté que le produit net de 775 domaines à sucre ne s’est élevé qu’à 726.992 liv. sterl., soit moins de 1.000 liv. par domaine. Si maintenant aux 973.000 liv. sterl. ainsi déduites, on ajoute la part du gouvernement (12 schell. 3 d. par quintal), et les autres frais à acquitter avant que le sucre parvint au consommateur, on verra que le producteur ne recevait qu’un quart du prix auquel il se vendait. Le colon n’était donc guère autre chose que le surveillant d’esclaves que l’on faisait travailler au profit du gouvernement de la Grande-Bretagne et non à son profit personnel. Placé, d’une part, entre l’esclave qu’il était obligé d’entretenir, et de l’autre, le créancier hypothécaire, les marchands et l’État, qu’il était obligé d’entretenir également, il ne pouvait s’attribuer que la part qui lui était laissée ; et lorsque la récolte était abondante et que les prix baissaient, il était ruiné. On peut établir les conséquences d’un pareil état de choses par ce fait, que dans les vingt années postérieures à cette époque, on ne mit pas en vente, par le ministère du shérif, moins de 177 domaines, en même temps que 92 restaient invendus entre les mains des créanciers, et que 55 autres étaient complètement abandonnés. Lorsqu’on voit de pareilles choses, il n’est pas difficile de comprendre la cause de la mortalité excessive qui sévit dans les îles appartenant à l’Angleterre. Le colon, ne pouvant accumuler les instruments à l’aide desquels il eût commandé les services de la nature, était obligé de ne compter que sur la force brutale, et il lui était plus facile d’acheter cette force, toute prête à fonctionner, sur la côte d’Afrique, que de la créer sur ses propres plantations. D’où il résultait qu’il fallait un approvisionnement constant de nègres pour maintenir le niveau de la population ; et c’est pourquoi l’on a vu que, de tous ceux qui avaient été importés, il ne s’en trouvait plus guère qu’un sur trois au jour de l’émancipation[151].

Le colon lui-même était esclave, presque autant que le nègre qu’il avait acheté. Toujours endetté, sa propriété se trouvait généralement entre les mains d’agents intermédiaires, représentant les individus envers lesquels il avait contracté des dettes, les facteurs résidant en Angleterre, qui amassaient des fortunes à ses dépens, et dont les agents dans les colonies s’enrichissaient aux dépens du propriétaire nominal de la terre, d’un côté, et de l’autre des esclaves qui la mettaient en culture[152]. A l’époque dont nous avons parlé plus haut, des agents intermédiaires, au nombre de 193, n’étaient pas chargés de la gérance de moins de 600 ateliers, donnant un produit de 80.000 boucauds de sucre, et de 3.600 pièces de rhum dont la valeur pouvait être estimée à 4.000.000 de liv. sterl. sur lesquels ils avaient droit à 6 %. Plus l’état de détresse du planteur augmentait, plus le mandataire s’engraissait ; et c’est ainsi que nous retrouvons, en cette circonstance, un état de choses exactement semblable à celui qui existe en Irlande, où les domaines des seigneurs absents étaient régis par des intermédiaires n’ayant aucun intérêt dans la terre, ou dans les esclaves virtuels qui y résident ; et jaloux seulement de tirer, et des uns et des autres, tout ce qu’ils pourraient, en ne leur restituant à tous deux que le moins possible. Dans les deux cas, la centralisation, l’absentéisme et l’esclavage marchaient de conserve, ainsi qu’ils l’avaient fait au temps des Scipion, des Caton, des Pompée et des César.

A quelle cause était dû cet absentéisme ? Pour quelle raison, à la Jamaïque, de même qu’en Irlande, les propriétaires terriens ne résidaient-ils pas sur leurs domaines, s’occupant personnellement de les exploiter ? Parce que la politique qui défendait que le sucre même fût raffiné dans l’île, et restreignait toute la population, jeunes gens et vieillards, hommes et femmes, à la culture unique de la canne, empêchait, en réalité, la formation d’une classe moyenne quelconque qui eût constitué la population des villes, dans le planteur pût trouver la société nécessaire pour l’engager à regarder l’île comme sa patrie. Dans les îles françaises tout se passait différemment. Le gouvernement français n’étant jamais intervenu pour empêcher le développement du commerce parmi ses colons, les villes avaient grandi, et des individus de toute espèce étaient venus de France avec l’intention de faire des îles leur patrie ; tandis que les colons anglais ne songeaient qu’à réaliser des fortunes pour retourner les dépenser en Angleterre. Le système français tendait à développer l’individualité et à encourager le commerce, tandis que le système anglais tendait à les détruire tous deux. Les deux systèmes étaient profondément différents et les résultats le furent également ; partout les îles françaises offrant la preuve de ce fait, qu’elles sont occupées par des individus qui se sentent chez eux (at home), et les îles anglaises, pour la plupart, révélant qu’elles ont été occupées par des individus qui s’appliquent à tirer, de la terre et du travailleur, tout ce qu’on peut en obtenir, puis abandonnant l’une et enterrant l’autre. Dans le premier cas, on trouvait des magasins de toute espèce, où l’on pouvait se procurer des habits, des livres, des bijoux et d’autres produits ; tandis que dans le second, de semblables magasins n’existant pas, les individus qui avaient des achats à faire étaient obligés d’importer les produits directement de l’Angleterre. Dans l’un, il y avait association d’efforts, c’est-à-dire commerce, société ; dans l’autre, au contraire, il n’y avait que trafic[153].

Sous l’empire d’un pareil système, il ne pouvait s’élever des villes, et, conséquemment, il ne pouvait y avoir d’écoles. D’où il résultait que le colon était forcé d’envoyer ses enfants en Angleterre pour y faire leur éducation, et y contracter l’amour de la vie européenne, et l’aversion pour la vie coloniale. A sa mort, sa propriété passait, sans conteste, entre les mains d’agents, c’est-à-dire d’individus dont les profits devaient s’augmenter, par l’accroissement des cargaisons obtenues au prix d’un sacrifice quelconque de la vie humaine. Tel était le résultat naturel d’un système qui refusait aux hommes, aux femmes et aux enfants, le privilège de se consacrer à aucune occupation à l’intérieur, les ouvriers étant inutiles là où l’on ne pouvait employer de machines ; et la ville ne pouvant prendre de l’accroissement là où il n’y avait ni artisans ni écoles.

L’exportation du rhum, en général, constituait le planteur en dette, c’est-à-dire que la somme pour laquelle ce rhum se vendait, et au-delà, était absorbée par les diverses charges dont il était grevé. Le peuple anglais payait, pour un certain produit des travailleurs de la Jamaïque, un million de livres sterling sur lesquels pas un schelling n’arrivait aux mains du colon, pour être appliqué à l’amélioration de son domaine, au progrès de son mode de culture, ou au profit des individus dont les bras exécutaient le travail[154]. Le lecteur se convaincra ainsi que M. Gee n’exagérait pas, lorsqu’il présentait comme une des recommandations du système colonial ce fait : que les colons laissaient en Angleterre les trois quarts de tous leurs produits, la différence étant absorbée par les individus qui opéraient ou surveillaient les échanges. Tel était le résultat désiré par ceux qui forçaient le colon de dépendre d’un marché éloigné où il devait vendre tout ce qu’il produisait, et acheter tout ce qui était nécessaire à sa consommation. Plus il enlevait à la terre ; plus elle se trouvait épuisée et moins il obtenait en échange de ses produits, des récoltes abondantes augmentant dans une proportion considérable le montant des frets, du magasinage, des droits de commissions et des profits, en même temps qu’elles diminuaient les prix d’autant ; ainsi que nous le voyons aujourd’hui pour le coton. Plus sa terre était ruinée, et plus ses esclaves dépérissaient, moins était grand, en conséquence, son pouvoir d’acheter des machines à l’aide desquelles il aurait augmenté les facultés productives de tous deux. tous deux. Esclave lui-même de ceux qui dirigeaient ses travaux, il serait injuste d’attribuer au colon l’énorme déperdition de vie résultant de ce fait, de toute une population ainsi bornée aux travaux des champs et privée de toute action pour l’entretien du commerce.

Avec des quantités inépuisables de bois de construction, la Jamaïque ne possédait pas, même en 1850, une seule scierie, bien qu’elle offrît un marché considérable pour le bois de charpente arrivant du dehors. Produisant en abondance les plus beaux fruits, il n’existait pas encore de gens des villes, avec leurs navires, pour les transporter aux marchés de ce pays ; et faute de ces marchés, ces fruits pourrissaient au pied des arbres. « Les ressources manufacturières de l’île, dit un voyageur moderne, sont inépuisables[155], » et elles l’ont toujours été, en effet ; mais privée de la puissance d’association, la population a été forcée de dépenser en pure perte une activité qui, employée convenablement, aurait payé au centuple toutes les denrées qu’elle était contrainte d’aller demander à un marché lointain. « Pendant six ou huit mois de l’année, dit-il encore, on ne travaille pas sur les plantations de canne à sucre ou de café. » L’agriculture, dans la voie où elle est dirigée aujourd’hui, ne prend pas plus de la moitié de leur temps ; et elle ne l’a pas toujours pris ; et c’est à cette perte de travail, résultant du défaut de diversité dans les occupations, qu’il faut attribuer la pauvreté et la décadence des colons.

La population diminua parce qu’il ne pouvait y avoir d’amélioration dans la condition du travailleur qui, borné ainsi dans l’emploi de son temps, était forcé d’entretenir non-seulement lui-même et son maître, mais l’agent, le négociant-commissionnaire, l’armateur, le créancier hypothécaire, le marchand en détail et le gouvernement ; et tout cela sous l’empire d’un système qui enlevait tout à la terre et ne lui rendait rien. Sur la somme payée, en 1831, par le peuple anglais, en échange des produits du travail de 320.000 ouvriers noirs de la Jamaïque, le gouvernement de la métropole ne perçut pas moins de 3.736.113 liv. sterl. 10 schell. 6 pence[156], soit environ 18 millions de dollars, ce qui donne presque 60 dollars par tête ; et cela uniquement pour surveiller les échanges. Si l’on n’eût exigé une somme aussi considérable sur le produit du travail de ces pauvres gens, le consommateur — ayant son sucre à meilleur marché, — en eût absorbé une quantité double, et eût permis ainsi aux producteurs de sucre de devenir pour lui-même des acheteurs, dans une proportion plus considérable.

La part contributive de chaque nègre, jeune et vieux, du sexe masculin et féminin, à l’entretien du gouvernement anglais, ne s’éleva pas cette année à moins de 5 liv. sterl. ou 24 dollars, somme considérable à payer pour un peuple borné complètement aux travaux agricoles, et privé des instruments nécessaires pour rendre ceux-ci mêmes productifs. Si, maintenant, à cette charge si lourde, nous ajoutons les droits de commissions, le fret, les assurances, les intérêts et frais divers, on se convaincra facilement qu’un système d’impôts aussi écrasant ne pouvait aboutir qu’à la ruine, ainsi qu’il y aboutit en effet. On put constater que les choses tendaient à ce résultat par la constante diminution de la production. Dans les trois années expirant à la fin de 1802, la moyenne des exportations donna les chiffres suivants :

Sucre _______ 113.000 boucauds.
Rhum 44.000 pièces.
Café 14.000.000 balles.

Tandis que la moyenne des exportations des trois années expirant à la fin de 1829 n’était que de :

Sucre _______ 92.000 boucauds.
Rhum 34.000 pièces.
Café 17.000.000 balles.

Le système qui avait pour but de priver le cultivateur de l’avantage d’un marché placé à sa proximité, pour y vendre ses produits, et d’où il pût rapporter chez lui de l’engrais, entretenant ainsi les forces productives de la terre, ce système, disons-nous, engendrait ici ses résultats naturels, en augmentant chaque jour l’état de barbarie de l’esclave ; et ce qui démontra qu’il en était ainsi, ce fut la prédominance exorbitante des décès sur les naissances. La preuve de l’épuisement de la terre se révèle donc en tout ce qui se rattachait à la Jamaïque. Le travail et la terre baissèrent de valeur, et les garanties pour le paiement des dettes contractées en Angleterre devinrent moindres d’année en année, à mesure que la population des autres pays était contrainte de se livrer aux travaux agricoles, à raison de son impuissance à lutter avec l’Angleterre pour les manufactures. Le sucre ayant baissé jusqu’à ne plus guère valoir qu’une guinée le quintal, et le rhum un peu moins que 2 schell. le gallon[157], presque toute la récolte fut absorbée en droits de commissions et intérêts. Sous l’empire de semblables circonstances, la mortalité était inévitable, et c’est pourquoi nous avons vu des milliers d’hommes, importés sur cette terre, ne laissant après eux aucune trace de leur existence. Sur qui cependant doit peser la responsabilité d’un état de choses aussi révoltant que celui qui se manifeste ici ? Ce n’est pas assurément sur le colon ; car sa volonté n’y participait en aucune manière. Il lui était interdit d’employer le surplus de son activité à raffiner son propre sucre, et il ne pouvait, légalement, introduire dans l’île un fuseau ou un métier de tisserand. Il ne pouvait exploiter la houille, ou soumettre à la fusion le minerai de cuivre. Hors d’état de rembourser les emprunts qu’il faisait à la terre, il voyait diminuer la quantité des prêts qu’il pouvait en obtenir ; et ces prêts mêmes, quelque faibles qu’ils fussent, étaient absorbés par les individus intervenant dans les échanges, et ceux qui les surveillent, exerçant les droits du gouvernement. N’étant plus lui-même qu’un pur instrument entre leurs mains, pour détruire chez le nègre la moralité, l’intelligence et la vie, c’est sur ces hommes et non sur le colon que pèse la responsabilité de ce fait, que sur la masse totale des esclaves importés à la Jamaïque, il n’en restait plus que les deux cinquièmes, à l’heure de l’émancipation.

Néanmoins, ce fut le colon qui fut stigmatisé comme le tyran et le destructeur de la moralité et de la vie ; et l’opinion publique, l’opinion publique des mêmes gens qui avaient absorbé une si large part des produits du travail des nègres, — poussa le gouvernement à prendre cette mesure qui consistait à affranchir l’esclave du service forcé, puis à appliquer une certaine somme, d’abord au paiement des dettes hypothécaires contractées en Angleterre, laissant le propriétaire, la plupart du temps, sans un schelling pour continuer à exploiter sa plantation. On peut constater les conséquences de ce fait par l’abandon de la terre sur un espace très-étendu, et par l’abaissement de sa valeur. On peut en acheter une quantité quelconque, aussi fertile qu’il soit possible de la trouver dans aucune partie de l’île, et la préparer pour la culture, à raison de 5 dollars par acre ; tandis qu’une autre terre, bien plus riche naturellement qu’aucune autre dans la Nouvelle-Angleterre, se vend de cinquante cents à un dollar. En même temps que se manifeste la diminution dans la valeur de la terre, le travailleur tend à l’état de barbarie, et l’on peut en trouver la raison dans ce fait, que la puissance d’association n’existe pas, — c’est-à-dire qu’il n’y a pas de diversité dans les occupations, — et, qu’après des siècles de relation avec une société qui se vante de la perfection de ses machines, on ne trouve pas dans l’île même une hache d’une qualité passable[158].

A chaque page de l’histoire du monde, on peut voir que l’artisan a toujours été l’allié de l’agriculteur, dans sa lutte contre le trafiquant et contre l’État. Le premier de ceux-ci désire le taxer en achetant bon marché et vendant cher. Le second le taxe pour lui faire payer le privilège d’entretenir le commerce ; et plus le lieu d’échange est éloigné, plus est considérable la puissance de taxation. Lorsque l’artisan se rapproche de l’agriculteur, les matières premières sont transformées sur place, et ne se trouvent soumises à aucune taxe pour l’entretien des armateurs, des négociants-commissionnaires ou des boutiquiers, et, dans ce cas, le commerce se développe avec une grande rapidité.

Dans une pièce de drap, dit Adam Smith, pesant 80 livres, il y a non-seulement plus de 80 livres de laine, mais encore « plusieurs milliers pesant de blé, qui ont servi à entretenir les ouvriers ; » et ce sont la laine et le blé qui voyagent à bon marché sous la forme de drap. Que devient donc finalement le blé ? Bien que consommé, il n’est pas anéanti ; comme il est restitué à la terre, et qu’il rembourse la dette de l’individu dont le travail l’avait produit, la terre elle-même s’enrichit, les récoltes deviennent plus abondantes, et le fermier peut plus souvent avoir recours aux services de l’artisan. La récompense des efforts de l’homme, augmentant avec la valeur de la terre, tous deviennent à la fois riches et libres ; et c’est pourquoi les intérêts de tous les membres d’une société sont aussi étroitement liés à l’adoption d’un système ayant pour but d’accroître le commerce et la valeur de la terre. Plus est complète la puissance d’association entre les individus, plus sera considérable le développement des facultés individuelles ; moins le sera la puissance du trafiquant, et plus s’accroîtra la liberté de l’homme.

Le système colonial que nous avons retracé plus haut, — visant à produire des résultats directement opposés à ceux-ci, empêchait l’association, parce qu’il confinait toute la population dans un travail unique. Il empêchait l’immigration des artisans, l’accroissement des villes ou l’établissement d’écoles ; et, conséquemment, il empêchait le développement de l’intelligence parmi les travailleurs ou leurs maîtres. Il empêchait l’accroissement de la population, en contraignant les femmes et les enfants de cultiver la canne à sucre, au milieu des terrains à la fois les plus riches et les plus insalubres de l’île. Il appauvrissait ainsi et la terre et les propriétaires, faisait périr l’esclave et affaiblissait la société — devenue un pur instrument entre les mains de ceux qui effectuaient et surveillaient les échanges, — de cette classe d’individus, qui, dans tous les siècles, s’est enrichie aux dépens des cultivateurs de la terre. En isolant le consommateur du producteur, ils purent, ainsi qu’on l’a vu, s’approprier les trois quarts de la totalité du produit, n’abandonnant qu’un quart à partager entre la terre et le travail, qui avait créé ce produit. Ils devinrent, conséquemment, forts ; tandis que le propriétaire de la terre et le travailleur s’affaiblirent : et plus le dernier devint faible, moins il fut nécessaire d’avoir égard à ses droits d’individualité et de propriété.

C’est dans cette situation que le maître fut requis d’accepter une somme d’argent déterminée, comme compensation pour l’abandon de son droit de demander à l’esclave l’accomplissement de la tâche à laquelle il avait été accoutumé. Malheureusement, le système suivi avait contrarié efficacement ce progrès, dans les sentiments et les goûts, nécessaire pour produire chez cet esclave le désir d’une chose quelconque, au-delà de ce qui était indispensable au soutien de l’existence. Les villes et les magasins n’ayant pas pris d’accroissements, il n’avait pas été habitué à voir les denrées qui stimulaient l’activité de ses frères de travail, dans les colonies françaises. Comme il ne s’était point établi d’écoles, même pour les Blancs, il n’avait point désiré de livres pour lui-même ou pour l’instruction de ses enfants. Sa femme, toujours parquée dans les travaux des champs, n’avait pas acquis le goût de la toilette. Émancipé tout à coup, on le vit satisfaire le seul goût qu’on eût laissé se développer chez lui, l’amour d’une oisiveté complète, dans toute l’étendue compatible avec la nécessité de se procurer le peu de subsistances et de vêtements indispensables à l’entretien de son existence.

Les choses se fussent passées bien différemment si on leur eût permis de faire leurs échanges chez eux, de donner du coton et du sucre pour du drap et du fer produits par le travail, et provenant du sol, de l’île. Le producteur de sucre aurait eu alors tout le drap donné en échange de ce sucre par le consommateur, au lieu de n’en obtenir qu’un quart ; et dès lors la terre eût augmenté de valeur, le planteur serait devenu riche, et le travailleur libre ; et ce résultat aurait eu lieu en vertu d’une grande loi naturelle, qui veut : que plus la richesse s’accroît rapidement, plus doit être considérable la demande du travail, plus doit l’être également la quantité des denrées produites par le travailleur, plus doit être considérable sa part proportionnelle du produit, et plus doit être-grande la tendance à ce qu’il devienne un homme libre, et lui-même un capitaliste.

Plus est complète la puissance d’association, moins l’homme a besoin des instruments nécessaires pour effectuer les changements de lieu, par la raison que ses échanges se font principalement à l’intérieur ; mais son pouvoir augmente, par la raison que l’association lui permet de s’assurer l’empire sur les grandes forces naturelles qui lui ont été données pour ses besoins. Moins est développé son pouvoir d’entretenir le commerce, plus augmente sa dépendance des instruments de transport, et diminue son pouvoir de les obtenir ; et ce qui démontre que les choses se sont passées ainsi dans les Antilles, c’est ce fait, que dans la riche capitale de la Jamaïque, Sant-Iago de la Vega (Spanishtown) qui renferme une population de 5.000 individus, on ne trouvait, il y a cinq ans, ni un seul magasin, ni un hôtel respectable, ni même un camion[159] et dans toute l’étendue de l’île il n’y avait ni diligence, ni aucun autre moyen régulier de transport par terre ou par mer, excepté sur le petit chemin de fer, d’un parcours de 15 milles, qui conduit de Kingston à la capitale[160]. Comme conséquence nécessaire de cet état de choses, il fallait une proportion si considérable du travail de la société pour accomplir l’œuvre du transport, dans les limites et hors des limites de l’île, qu’on n’en pouvait consacrer qu’une proportion très-faible à tout autre objet[161].

§ 5. — La théorie de l’excès de population s’efforce d’expliquer des faits produits artificiellement, à l’aide de prétendues lois naturelles.

Le pouvoir de commander les services de la nature augmente avec la puissance d’association ; et pour que cette dernière s’accroisse, il est indispensable qu’une population plus considérable puisse se procurer des subsistances sur un espace donné. Cependant l’économie politique moderne enseigne exactement le contraire : à savoir qu’à mesure que la population augmente, arrive le besoin de s’adresser aux terrains de qualité inférieure, en même temps que se manifestent une diminution constante dans le pouvoir de commander les services de la nature, et une difficulté constamment croissante de se procurer des subsistances, et que cette cause engendre le fléau de l’excès de population. Cette théorie, ainsi que le lecteur l’a vu, a pris naissance en Angleterre, et a été simplement une tentative pour expliquer les phénomènes non naturels, œuvre de l’homme, au moyen de lois naturelles imaginaires attribuées à son Créateur.

Dans l’état de barbarie, la population est toujours surabondante. A mesure que la civilisation se développe, une plus grande quantité d’individus obtiennent plus de subsistances, et de meilleure qualité, en échange de moins de travail. L’histoire du monde prouve à chaque page que les choses se passent ainsi en réalité ; et pourtant, si nous devons en croire Malthus, Ricardo, et leurs disciples, le mal constamment inséparable de l’absence du pouvoir d’association est celui qui exerce ses plus grands ravages, lorsque ce pouvoir d’association existe an plus haut degré.

Pour que la puissance de l’homme s’accroisse, il faut qu’il y ait développement de ses facultés latentes ; mais pour que ce développement ait lieu, il est indispensable que les travaux soient diversifiés et que les individus soient mis à même de s’associer. Plus est rapide l’augmentation du pouvoir exercé sur la nature, moins est impérieuse la nécessité d’effectuer les changements de lieu, c’est-à-dire moins est considérable la proportion du travail de la société nécessaire pour l’œuvre du transport, moins est grande la puissance du soldat, du trafiquant, ou de l’individu qui transporte les produits ; et plus il est prouvé complètement que la matière revêt la forme de subsistances à l’usage de l’homme, plus rapidement qu’elle ne tend à revêtir la forme de l’homme lui-même.

Le système que nous avons retracé plus haut, et si énergiquement blâmé par Adam Smith, tendait à produire des résultats tout à fait différents. Visant, ainsi qu’il le faisait, à empêcher l’association, il augmentait la part proportionnelle du travail de la société nécessaire pour accomplir l’œuvre du transport ; en même temps qu’en empêchant les facultés latentes de l’homme de se développer, il réduisait le sujet de ses opérations à la condition d’une pure brute. C’est ainsi qu’on a vu le monde appelé à être témoin de l’extermination d’une immense population importée dans les îles anglaises de l’Amérique, de la paupérisation du peuple anglais, et de la découverte d’un système d’économie politique qui méconnaît les qualités distinctives de l’homme, ne reconnaissant que celles qu’il possède en commun avec le bœuf, le loup et le cheval.

La destruction de la vie et du bien-être à la Jamaïque et en Angleterre résultaient du pouvoir que le trafic s’était arrogé de dominer le commerce et de le taxer à son profit. L’habitant de la Jamaïque produisant beaucoup de sucre et l’Anglais produisant beaucoup de tissus, si tous deux avaient pu accomplir leurs échanges directement, ils auraient été tous deux bien nourris et bien vêtus ; mais dans l’opération de ces échanges une part si considérable se trouvait absorbée que l’un ne pouvait se procurer que peu de tissus et l’autre peu de sucre. De là l’idée de l’excès de population.

Cette idée ayant pris naissance parmi les économistes anglais et se trouvant être l’idée admise chez le peuple anglais, il est nécessaire, pour la réfuter, d’examiner l’histoire des diverses sociétés soumises au système britannique, dans le but de constater si celui-ci est réellement une loi de la nature, ou seulement une conséquence naturelle d’une politique qui tendait à séparer l’artisan de l’agriculteur et à créer un unique atelier pour tout l’univers. Le Portugal, la Turquie, l’Irlande et l’Inde ayant été les pays qui lui ont été particulièrement soumis, nous allons passer en revue tous ces états, pour constater jusqu’à quel point les phénomènes que nous y observerons correspondent avec ceux qui se sont révélés à la Jamaïque[162].


CHAPITRE XII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire du Portugal.

La splendeur du Portugal au XVIe siècle, résultant de l’exercice de sa puissance d’appropriation dans l’Orient, a été, ainsi qu’il arrive toujours, suivi d’une faiblesse croissante ; et la fin de ce siècle même l’a trouvé, ainsi que l’a vu le lecteur, réduit à la condition d’une province espagnole. Quarante ans plus tard, il réussit à recouvrer son indépendance, et, à la fin du XVIIe siècle, on le vit faire de vigoureux efforts pour continuer à s’en assurer la possession, en établissant, parmi les individus qui formaient sa population, l’habitude d’association nécessaire pour développer leurs facultés et étendre leur commerce. Depuis une époque reculée, le Portugal avait été renommé pour la qualité de ses laines, mais pendant longtemps il avait manqué des moyens de la convertir en drap. Maintenant, cependant, dans le but de réaliser l’idée si bien exprimée par Adam Smith que, pour arriver à développer le commerce, il est nécessaire de condenser « non-seulement les quatre-vingts livres de laine, mais encore les milliers de livres de blé nécessaires à l’entretien des ouvriers, en une pièce de drap, » le Portugal avait importé des artisans étrangers, à l’aide desquels la fabrication des étoffes de laine s’était développée assez rapidement pour répondre complètement aux demandes de drap à l’intérieur ; et pouvoir ainsi, tout en développant le commerce, diminuer considérablement sa dépendance des chances et des vicissitudes du trafic extérieur.

Cependant l’administration du pays passa en d’autres mains, et, en 1703, fut signé le fameux traité de Méthuen, par lequel, en retour de la faveur accordée à ses vins, l’idée de créer dans son sein, un marché pour les substances alimentaires et la laine, et de développer ainsi son commerce, fut entièrement rejetée. Immédiatement, ses marchés furent inondés de produits, ses manufactures ruinées, et les métaux précieux disparurent[163].

Ainsi transformé de nouveau en pays purement agricole, l’épuisement du sol devint une conséquence nécessaire ; et l’épuisement du sol fut suivi à son tour de la diminution de la population, diminution qui continua si longtemps, que cette population n’est aujourd’hui que de trois millions, la décroissance, au siècle dernier seulement, ayant presque atteint le chiffre de 700.000. Avec la diminution de la population et de la puissance d’association, il se manifesta un accroissement dans la difficulté d’effectuer les changements de lieu, des produits et des individus. Dans un pays qui, même au temps de César, était pourvu de routes, on transporte maintenant les dépêches à dos de mulet, à raison de trois milles par heure, entre la capitale et les villes de province. Comme il n’y a de moyen de transport d’aucune espèce, si ce n’est sur la route de Lisbonne à Oporto, les voyageurs sont forcés de louer des mulets, s’ils veulent se rendre d’un lieu dans un autre. « Non-seulement, dit un voyageur moderne, il n’existe aucune route digne de ce nom, mais les rues mêmes et les lieux de passages sont convertis en pépinières pour l’engrais, et le seul mode de transport pour les marchandises d’un poids considérable consiste à se servir de charrettes traînées par des bœufs, et, pour les marchandises plus légères, des mulets ou des épaules des Galiciens ; la valeur de l’homme, en ce pays, étant regardée comme tellement insignifiante, qu’il est assimilé à une simple bête de somme. »

L’isolement arrive, nécessairement, à la suite de la dépopulation, et le développement des facultés humaines diminue ; la qualité des instruments de production diminue, en conséquence, et la puissance de la nature augmente aux dépens de celle de l’homme.

« On est surpris de voir, au rapport d’un autre voyageur, à quel point les Portugais ignorent, ou du moins connaissent superficiellement, toute espèce de main-d’œuvre ; le charpentier est maladroit, et gâte toute besogne qu’il entreprend ; et la façon dont sont finies les portes et les boiseries de maisons, ayant une belle apparence, aurait été digne des siècles les plus grossiers. Leurs véhicules de toute nature, depuis le carrosse de famille de l’hidalgo jusqu’à la charrette qui conduit le paysan, leurs instruments agricoles, leurs clefs et leurs serrures sont ridiculement mal confectionnés. Ils semblent dédaigner le progrès et sont placés si énormément au-dessous du pair et à un degré d’infériorité si frappant, relativement au reste de l’Europe, qu’ils forment une sorte de honteux sujet d’étonnement au milieu du XIXe siècle. »

L’utilité de la terre et de ses produits diminue conséquemment, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme et diminution dans la valeur de l’homme lui-même ; c’est là précisément le contraire de ce qu’on observe, dans les pays où celui-ci peut satisfaire ce premier besoin de sa nature qui le porte à rechercher l’association avec ses semblables.

Le système a duré un siècle et demi, et pendant tout ce laps de temps le pouvoir de commander les services de la nature a diminué, ainsi qu’on le voit manifestement par la difficulté constamment croissante de se procurer les subsistances, les vêtements et l’abri nécessaires pour entretenir l’existence de l’homme. La part proportionnelle des produits du travail, nécessaire pour payer les frais de transport, a constamment augmenté, à mesure que la quantité des choses produites a diminué ; et le résultat peut se constater maintenant dans ce fait, qu’avec la décadence du commerce à l’intérieur, le pouvoir de l’entretenir au dehors a diminué à tel point, que le Portugal a cessé de compter parmi les nations, même pour ceux qui, en 1703, convoitaient si vivement le trafic avec ce pays. L’individualité de la communauté sociale a disparu avec l’individualité du peuple qui la constitue ; et, ainsi que nous le voyons rapporté dans un ouvrage récent qui jouit d’une grande réputation : « Les finances sont dans le plus déplorable état, le trésor est à sec, et tous les services publics sont eu souffrance. Une insouciance et une apathie réciproques règnent dans toutes les administrations, et, il faut le dire aussi, dans la nation. Pendant que partout, en Europe, on cherche à améliorer, le Portugal reste stationnaire. Le service postal de ce pays en offre un curieux exemple ; il faut encore 19 à 21 jours à une lettre, pour aller et revenir de Lisbonne à Bragance ; la distance est de 423 kilomètres (soit environ 300 milles américains). Toutes les ressources de l’État sont épuisées aujourd’hui, et il est probable que les recettes provenant des ventes, redevances, fermages, pensions censitaires, droits sur ventes, dettes à l’État, ne donneront pas le tiers du montant pour lequel on les fait figurer au budget[164]. »

Tel était l’état des affaires, il y a quelques années ; mais les résultats épuisants d’une culture exclusive deviennent, chaque année, plus évidents. Le marché intérieur pour le blé s’est transformé en un marché étranger pour la vigne ; mais aujourd’hui ce dernier lui-même a cessé d’exister, parce qu’on a enlevé sans relâche au sol tous les éléments constitutifs de la vigne. Des classes entières d’individus, en Portugal, sont maintenant réduites à une complète pauvreté, en même temps qu’à Madère des individus périssent faute de subsistance, ainsi qu’il arrive en tout pays, à défaut de cette diversité de travaux, qui est la cause du commerce et développe les facultés latentes de l’individu. La nation qui commence par exporter les produits bruts du sol doit finir par l’exportation, ou l’extermination des individus.

Lorsque la population s’accroît et que les hommes se réunissent, un terrain ingrat même peut devenir fécond ; et c’est ainsi que « la puissance fertilisante de l’engrais fait rapporter, aux terres de pauvre qualité du département de la Seine, trois fois autant que celles des bords de la Loire[165]. » Lorsque la population diminue et que les hommes sont, par cette raison, forcés de vivre à de plus grandes distances les uns des autres, les terres riches elles-mêmes s’appauvrissent, et il n’est pas besoin d’en chercher une meilleure preuve que celle qui s’offre ici. Dans le premier cas, chaque jour rapproche davantage les individus de cette parfaite liberté de pensée, de parole et d’action indispensable au développement du commerce. Dans le second, ces mêmes individus deviennent, de jour en jour, plus barbares et plus asservis, et sont de plus en plus la proie des classes qui « vivent, se meuvent, et n’ont d’existence » qu’en vertu de l’exercice de leur puissance d’appropriation, — c’est-à-dire les soldats et les trafiquants. La force des nations est en raison inverse des proportions où se trouvent ces classes par rapport à la masse dont la société se compose. Ces proportions augmentent avec la décroissance du commerce. Le commerce augmente toutes les fois qu’il y a diminution dans la nécessité d’effectuer des changements de lieu et de dépendre des services de ces individus qui ne subsistent, qu’en transportant des armes, équipant des navires ou mettant des véhicules en mouvement. Il diminue toutes les fois que cette nécessité augmente. Si l’on voulait une preuve de cette assertion, on la trouverait en comparant l’état passé et l’état présent du Portugal, pays naturellement riche, si longtemps soumis au système de cet autre pays où la théorie de l’excès de population a pris naissance.

§ 2. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire de l’empire Turc.

De toutes les contrées de l’Europe, il n’en est aucune dotée d’avantages naturels comparables à ceux qui constituent l’empire turc, en Europe et en Asie. Avec une culture convenable, on pourrait y produire, en quantités presque illimitées, la laine et la soie, le blé, l’huile et le tabac ; en même temps que la Thessalie et la Macédoine, depuis longtemps renommées pour la production du coton, sont couvertes de terres en friche, susceptibles d’en fournir une quantité suffisante pour vêtir l’Europe entière, la houille et le fer s’y trouvent abondamment, et en qualité égale à celle d’un pays quelconque ; tandis qu’en certaines parties de l’empire « les collines semblent une masse de carbonate de cuivre. » La nature a tout fait pour ce pays, et cependant, parmi toutes les populations de l’Europe, c’est celle des rayas turcs qui se rapproche le plus de la condition d’esclaves ; et parmi tous les gouvernements européens, celui de la Turquie se trouve le plus réellement contraint de se soumettre aux lois que lui imposent, non-seulement les nations étrangères, mais encore les trafiquants étrangers et indigènes en argent et autres marchandises. Nous pouvons maintenant examiner pourquoi il en est ainsi.

Il y a deux siècles, le trafic avec la Turquie constituait la partie la plus importante de celui qu’entretenait l’Europe occidentale ; et les négociants turcs prenaient rang parmi les plus riches entre ceux qui fréquentaient les marchés de l’Occident. Un peu plus tard, son gouvernement s’unit à ceux de France et d’Angleterre par un traité, en vertu duquel il s’engagea à ne pas frapper leurs importations d’un droit supérieur à 3 pour % ; et comme leurs navires, aux termes de ce même traité, étaient affranchis de tous frais de port, le système ainsi établi était, en réalité, celui de la liberté commerciale la plus absolue et la plus complète.

Pendant plus d’un siècle après, la Turquie fut encore capable de soutenir la concurrence avec les manufactures de l’Occident et de conserver parmi ses sujets la puissance et l’habitude de l’association. «   Ambelakaia, dit M. Beaujour, approvisionna l’industrieuse Allemagne, non par la perfection de ses métiers à filer le coton, mais par le travail de ses quenouilles et de ses fuseaux. Elle enseigna à Montpellier l’art de la teinture, non pas avec le secours des professeurs de chimie expérimentale, mais parce que l’art de la teinture était pour elle une industrie domestique et qui s’étudiait, pour ainsi dire, chaque jour sur les fourneaux de chaque cuisine. Par la simplicité et la loyauté, mais non par la science de son système, elle a donné au monde une leçon d’association commerciale ; elle a donné l’exemple sans pareil, dans l’histoire commerciale de l’Europe, d’une compagnie de capital et de travail tout ensemble, administrée avec habileté, économie, succès, et dans laquelle les intérêts du travail et du capital furent longtemps également représentés. Et cependant le système d’administration, auquel tous ces faits se relient, est commun aux nombreux hameaux de la Thessalie qui ne sont pas sortis de leur obscurité ; mais pendant vingt ans Ambelakaia fut laissée parfaitement tranquille[166]. »

Les revenus que l’on tirait des douanes ayant cessé d’être perçus, tout le vide que le traité avait créé avait besoin, naturellement, d’être comblé, au moyen de l’impôt direct ; et, en conséquence, le gouvernement a, depuis cette époque, jusqu’à nos jours, reposé entièrement sur les impôts de capitation, les impôts sur les maisons et les terres, ce dernier perçu d’abord sous la forme d’une taxe sur la terre elle-même, et, en second lieu sous la forme de droits à l’exportation[167]. Le trafic était affranchi de tout empêchement ou obstacle ; mais le commerce intérieur était entravé par de continuelles interventions.

En dépit de celles-ci, le système des centres locaux, neutralisant la force d’attraction des grandes capitales, politiques et commerciales, continua d’exister, ainsi que nous l’avons vu, jusqu’à la fin du dernier siècle ; et, comme conséquence de ce fait ; le pays demeura, ainsi qu’il l’est encore, à la fois riche et puissant. Même à cette époque, cependant, l’Angleterre avait inventé des machines pour filer le coton, et en prohibant l’exportation de ces machines aussi bien que l’émigration de tous les artisans à l’aide desquels, autrement, le travail aurait pu s’accomplir, elle avait pris des mesures ayant pour but de faire apporter à ses métiers tout le coton de l’univers pour y être converti en tissus. La Turquie ayant du coton à vendre, avait été accoutumée à le vendre sous cette forme ; et la possibilité d’agir ainsi lui avait permis d’entretenir le commerce à l’intérieur et au dehors. A cette heure cependant, le commerce devait cesser pour faire place au trafic ; et le commerce cessa en effet ; Ambelakaia et divers autres sièges de manufactures ayant été complètement abandonnés, dans l’intervalle des vingt années postérieures à la date du tableau que nous avons retracé plus haut. Sur 600 métiers qui existaient à Scutari en 1812, il n’en restait plus que 40 en 1821 ; et sur les 2.000 établissements de tissage que l’on trouvait à Tournovo en 1812, il n’en restait que 200 en 1830. Depuis lors l’industrie, à ce que l’on croit, a complètement disparu.

Pendant un certain temps, le coton fut exporté, pour revenir sous la forme de fil, faisant ainsi un voyage de plusieurs milliers de lieues pour trouver le petit fuseau ; mais ce trafic même a disparu, et comme conséquence de ce fait, il y a eu diminution considérable dans le salaire qui a affecté tous les genres de travail. « Les profits, il y a vingt ans, dit M. Urquhart qui écrivait en 1832, ont été réduits à la moitié, et quelquefois au tiers par l’introduction des cotons (filés) anglais, qui, bien qu’ils aient fait baisser les prix à l’intérieur et arrêté l’exportation des cotons filés turcs, n’ont cependant pas supplanté l’industrie domestique d’une manière sensible ; les ouvriers ayant été forcés de continuer à travailler, seulement pour gagner leur pain, et réduisant leurs demandes de salaires pour soutenir une concurrence désespérée. Cependant les habitudes laborieuses des femmes et des enfants, continue-t-il, sont très-remarquables ; dans les moments que leur laissent les travaux domestiques, pendant qu’ils gardent le bétail, ou portent de l’eau, la quenouille ou le fuseau, comme au temps de Xercès, ne sortent jamais de leurs mains. Les enfants sont constamment occupés, dès l’instant que leurs petits doigts peuvent tourner le fuseau. Aux environs d’Ambelakaïa, le premier centre de fabrique de coton filé, la classe agricole eut à souffrir terriblement de cet état de choses, bien qu’autrefois les femmes pussent, dans leurs maisons, gagner autant que les hommes dans les champs ; maintenant le gain quotidien d’un homme ne s’élève pas au-delà de 20 paras ; et encore faut-il pour cela qu’il le réalise ; car souvent il ne trouve pas à se défaire du coton qu’il a filé[168]. »

Le salaire des femmes n’était alors que de quatre cents par jour. « Il fallait le travail continu de toute une semaine pour gagner un quart de dollar (1 fr. 25 c.). » Les hommes employés à récolter des feuilles de mûrier et à soigner des vers à soie, pouvaient gagner, lorsqu’ils avaient de l’emploi, cinq cents par jour ; mais à Salonique, port maritime de la Thessalie, le salaire s’élevait jusqu’à 50 cents par semaine. Le commerce avait cessé, et avec la diminution dans la puissance d’association, la valeur de l’individu et l’utilité de la terre avaient été presque complètement anéanties ; tandis que la valeur des denrées était devenue assez considérable pour faire périr, faute de subsistance, hommes, femmes et enfants.

Tant que les manufactures existèrent et que le commerce put se maintenir, l’agriculture fut dans un état florissant ; et par la raison, que le marché où elle pouvait écouler ses produits étant très-rapproché, elle était soumise à peu d’impôts résultant de la nécessité d’effectuer des changements de lieu. Les routes et les ponts pouvaient alors être bien entretenus ; et à mesure qu’il devint de plus en plus nécessaire de transporter les produits encombrants de la terre au marché éloigné, le besoin de routes augmenta ; mais le pouvoir de les entretenir diminua ; résultat toujours inévitable du sacrifice du commerce sur l’autel du trafic. « L’augmentation des frais de transport, dit un voyageur moderne, a permis à un petit nombre de capitalistes de monopoliser tout le trafic sur tous les articles d’exportation ; la conséquence de ce fait, c’est-à-dire la ruine des propriétaires terriens et des agriculteurs, ne tarda pas à se produire, des familles entières furent réduites à la pauvreté et des villages cessèrent d’exister ; en même temps que dans un grand nombre de districts fort étendus, toute la population rurale abandonna la culture du sol natal pour émigrer vers les villes commerciales les plus rapprochées[169]. » C’est ainsi qu’à mesure que la dépendance du marché éloigné augmente, la faculté de s’y rendre diminue, tandis qu’à mesure que cette dépendance diminue, la faculté d’avoir recours à ce même marché augmente dans une proportion également constante. Dans le premier cas, la nature obtient constamment un pouvoir plus considérable sur l’homme, tandis que dans le second il obtient, aussi constamment, le pouvoir sur la nature. Dans le premier cas, l’utilité diminue et la valeur des denrées augmente, tandis que dans le second, les utilités augmentent et la valeur diminue. Dans le premier cas, l’homme devient de jour en jour plus esclave, tandis que dans le second il devient plus libre.

« Aucune amélioration, nous apprend le même auteur, ne peut être tentée aujourd’hui que dans le voisinage des grandes villes (qui offrent un marché constant et immédiat pour toute espèce de produits agricoles) » ou, en d’autres termes, des parties du pays où le commerce existe encore. On ne peut espérer rien de semblable dans ces districts, hors desquels « les articles même les plus lourds doivent être transportés par des chevaux de charge » avec des frais pour le transport, « qui ont augmenté constamment pendant ces dernières années ; ce qui a fait diminuer la culture et l’exportation de plusieurs denrées, particulièrement adaptées au sol et au climat ; » et cependant ce sont ces portions de pays qui l’exigent le plus. La part proportionnelle du travail national consacrée à l’œuvre du transport s’accroît constamment, et, comme conséquence nécessaire, celle qui est consacrée à la production décroît, en même temps qu’a lieu une diminution constante dans la puissance de la société et des individus dont elle se compose.

La dépopulation et la pauvreté ayant été, dans tous les pays du monde, la conséquence de l’accroissement de la puissance du trafiquant et de la diminution du pouvoir d’entretenir le commerce, il n’y a pas lieu d’être surpris que tous les voyageurs modernes aient dépeint la nation turque comme marchant constamment à sa ruine, et la population à la servitude la plus complète ; résultat inévitable d’un système qui repousse les ouvriers et empêche le développement de l’individualité parmi les hommes. Au nombre de ces voyageurs les plus modernes, il faut citer M. Mac Farlane[170]. A la date de sa visite en Turquie, non-seulement les manufactures de soieries avaient complètement disparu, mais les filatures mêmes, pour apprêter la soie grège, étaient fermées ; les tisserands s’étaient faits laboureurs, les femmes et les enfants n’avaient aucune espèce de travail. Les sériciculteurs étaient devenus complètement dépendants d’un marché éloigné, où il n’existait point de demande pour les produits de leur terre et de leur travail. L’Angleterre, se trouvant alors en proie à l’une de ses crises périodiques, avait jugé nécessaire de réduire les prix de tous les produits agricoles, dans le but d’en arrêter l’importation. En certaine circonstance, pendant les voyages de M. Mac Farlane, le bruit se répandit que la soie avait haussé de prix en Angleterre, ce qui produisit instantanément un mouvement et une animation qui, dit-il, « flattèrent sa vanité nationale, en songeant qu’un choc électrique partant de Londres, ce siège puissant du commerce, pût être ressenti en quelques jours en un lieu tel que Biljek. » Voilà ce qu’est la centralisation trafiquante ! Elle fait, des agriculteurs répandus sur la surface du globe, de purs esclaves, dépendant pour leur subsistance et leur vêtement de la volonté de quelques individus, propriétaires d’une petite quantité de machines au centre puissant du commerce. A un moment donné, la spéculation étant maîtresse du terrain, les denrées haussent de prix, et l’on s’efforce, par tous les moyens possibles, d’engager à faire d’immenses chargements de matières premières. L’instant qui suit, on dit que l’argent est rare et les expéditeurs sont ruinés.

On peut voir partout en Turquie, les ruines de villages autrefois florissants, et les résultats de cette diminution dans la force d’attraction locale se révèlent dans la décadence générale de l’agriculture. La charrue, le pressoir et le moulin à huile, qu’on met en œuvre aujourd’hui, sont tous également d’une construction barbare. Les champs de coton de la Thessalie restent incultes ; il n’existe aucune terre cultivée dont on puisse parler dans un espace de vingt milles, et de cinquante milles, en suivant certaines directions. Les choses les plus nécessaires à la vie viennent de points éloignés ; le blé nécessaire au pain de chaque jour, d’Odessa ; le gros bétail et les moutons, d’endroits situés au-delà d’Andrinople, ou de l’Asie mineure ; le riz, dont il se fait une consommation si considérable, des environs de Philippopolis (Filèbe) la volaille, principalement de la Bulgarie, les fruits et les légumes, de Nicomédie et de Mondanie (Mondania). C’est ainsi qu’il y a épuisement constant du numéraire sans qu’il y ait aucun revenu évident, si ce n’est pour le trésor, ou provenant de la propriété de l’Uléma[171].

Il faut maintenant que la soie fabriquée, — mal apprêtée à cause de la difficulté de se procurer de bonnes machines, — arrive en Angleterre à son état le plus grossier pour y subir une préparation et être expédiée en Perse ; et c’est ainsi que le commerce avec les nations étrangères diminue, en même temps que le pouvoir de maintenir le commerce à l’intérieur.

Non-seulement l’étranger est libre d’introduire ses marchandises ; mais il peut, en payant un droit insignifiant de 2 %, les transporter dans toute l’étendue de l’empire, jusqu’à ce qu’il les ait vendues complètement. Voyageant à la suite de caravanes, il est logé gratuitement. Il apporte ses marchandises pour les échanger contre du numéraire, ou toute autre chose dont il a besoin, et l’échange accompli, il disparaît aussi subitement qu’il est venu. Comme résultat nécessaire de cette complète liberté du trafic, il arrive que le commerce local n’existe en aucune façon ; le marchand, qui payait une rente et des impôts, s’est trouvé hors d’état de lutter contre le colporteur ambulant, qui ne payait ni l’une ni les autres[172]. Le pauvre cultivateur se voit donc dans l’impossibilité d’échanger ses produits, quelque faibles qu’ils soient, excepté à l’arrivée fortuite d’une caravane, qui généralement se montre bien plus disposée à absorber le peu de numéraire qui est en circulation qu’aucun des produits plus encombrants, et de moins de valeur, de la terre.

Ainsi que cela arrive d’ordinaire dans les pays purement agricoles, la masse entière des cultivateurs est endettée sans espoir de pouvoir rembourser, et le prêteur d’argent les rançonne tous. S’il vient en aide au paysan avant la moisson, il doit percevoir un intérêt exorbitant et se faire payer en produits, en prélevant un escompte considérable sur le prix de marché. La faiblesse et la pauvreté qui existent parmi les classes agricoles, se retrouvent dans toutes les sociétés où l’on n’a pas laissé l’agriculture se fortifier elle-même, au moyen de cette alliance naturelle, entre la charrue et le métier, entre le marteau et la herse, si admirée d’Adam Smith ; et c’est par suite de la ressemblance réciproque qui se rencontre, sous ce rapport, entre le Portugal, la Jamaïque et la Turquie, que nous pouvons constater aussi les causes de leur ressemblance dans ce fait, que la valeur de l’individu y diminue constamment, et que lui-même y devient, de jour en jour, plus asservi à la nature et à ses semblables. Le gouvernement, aussi faible que la population, dépend si complètement de la volonté des trafiquants indigènes et étrangers, que ceux-ci peuvent se considérer comme les véritables propriétaires du pays, possédant le pouvoir de taxer à discrétion ceux qui l’occupent ; et c’est à eux certainement que reviennent tous les profits de la culture.

II suit de là que la masse des biens immeubles est presque complètement sans valeur. Dans la grande vallée de Buyukderé, autrefois connue sous le nom de la belle région et située tout à fait dans le voisinage de Constantinople, une propriété de douze milles de circonférence avait été vendue, très-peu de temps avant la visite de M. Mac Farlane, pour moins de 5.000 dollars, tandis qu’ailleurs, une autre presque aussi considérable l’avait été pour une somme bien inférieure. Quelque faibles même que soient de pareils prix de vente, ils ne peuvent manquer de baisser encore, sous l’influence d’un système qui force le malheureux cultivateur d’épuiser le sol, dans les efforts auxquels il se livre pour approvisionner un marché éloigné. Aux environs de Smyrne, on peut acheter facilement la terre à raison de six cents l’acre ; mais ceux qui se contentent d’aller résider à peu de distance de la ville peuvent acquérir cette terre tout à fait libre d’impôt. Le commerce intérieur y existant à peine, il suit de là, comme partout, que le commerce étranger est tout à fait insignifiant. Tout récemment, la somme totale des exportations n’était que de trente-trois millions de dollars, soit environ deux dollars par tête ; tandis que le total des exportations de l’Angleterre pour la Turquie n’était que de 2.221.000 liv. sterl. ou 11.000.000 de dollars ; ce qui donne un peu plus de 50 cents par tête ; et cependant une portion considérable de cette quantité si faible n’arrivait là que se trouvant en route pour les marchés étrangers. Dans toute l’étendue de l’univers, le commerce s’est développé, la terre s’est divisée et a augmenté de valeur, les hommes sont devenus libres et les sociétés fortes, en raison directe du pouvoir de s’associer pour obtenir l’empire sur les forces de la nature. Partout ce pouvoir a augmenté avec l’augmentation de la demande des diverses facultés des individus, demande résultant de la variété dans les modes d’emploi, et conduisant au développement de l’individualité parmi les membres qui ont formé la société. Avec le progrès de ce développement, on a constaté une économie croissante de la force humaine intellectuelle et physique ; et la force ainsi économisée, à un certain moment, a constitué le capital à employer dans le moment qui a suivi. Plus cette économie a été considérable, plus l’a été également le pouvoir de se procurer de nouvelles machines à l’aide desquelles on a obtenu un empire plus étendu sur la nature ; l’eau, le vent, la vapeur et l’électricité ont été forcés d’accomplir l’œuvre qui, jusqu’à ce jour, avait exigé l’effort des bras humains. A mesure que le progrès a diminué, et que les différences parmi les individus sont devenues moins nombreuses, l’individualité a diminué, en même temps qu’il y a eu accroissement constant dans la déperdition de la force humaine, chaque pas dans cette voie n’étant que le prélude d’un nouveau pas plus considérable. Quand les usines se sont arrêtées et que les manufactures ont décliné, les individus qui y avaient travaillé ont été contraints de chercher au dehors les moyens de subsistance qui leur étaient refusés à l’intérieur. Avec la diminution de la population, a diminué le pouvoir d’entretenir les routes et les ponts ; et lorsque les ponts ont disparu, les terres fertiles ont été abandonnées. La Malaria ne tardant pas à décimer la population disséminée qui reste encore, nous constatons, avec chaque phase du progrès, une diminution dans la quantité des denrées produites, accompagnée d’une augmentation dans les obstacles placés entre le producteur et le marché où il peut vendre ses produits ; augmentation qui exige, pour être annulée, une proportion constamment croissante d’efforts, et qui permet au voiturier et au trafiquant de s’enrichir aux dépens des pauvres individus qui veulent encore cultiver la terre. C’est ainsi que le trafic tend d’une façon aussi certaine à l’esclavage que le commerce à la liberté.

Dans les intérêts réels et permanents des nations il n’existe point de discordances. Tout ce qui tend au préjudice de l’une tend également au préjudice de l’autre, et le jour viendra peut-être où l’on admettra qu’il en est ainsi ; et où l’on admettra également que, parmi les nations de même que parmi les individus, un intérêt personnel éclairé impose l’observation constante de cette règle si précieuse, base même du christianisme : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ! Il n’y a qu’un siècle, la Turquie, le Portugal et les Antilles étaient pour l’Angleterre les acheteurs les plus avantageux entre tous, les pays avec lesquels le trafic était recherché avec le plus d’ardeur ; et cependant où sont aujourd’hui ces acheteurs et que sont-ils ? La cause de guerres, de difficultés et de dépenses de toute sorte : pauvres par eux-mêmes, négligés et dédaignés par toutes les autres nations et plus particulièrement par l’Angleterre elle-même. Contraints de suivre un système qui anéantissait le commerce parmi eux, ils sont devenus de plus en plus, et d’année en année, de purs instruments que le trafic met en œuvre, jusqu’à ce qu’enfin ils ont cessé complètement d’inspirer aucun respect parmi les sociétés répandues sur le globe. Telle est la cause réelle de la décadence et de la chute de l’empire turc, dont la puissance serait aujourd’hui plus considérable qu’elle n’a jamais été, si sa politique eût été dirigée vers le développement des facultés latentes de sa population et de son sol, ainsi que vers l’encouragement du commerce.

A mesure que le Portugal, la Turquie et la Jamaïque sont devenues plus complètement dépendantes du trafic, il y a eu diminution dans leur pouvoir de consommer les produits du travail et de l’industrie britanniques ; et c’est ainsi que de nos jours, on a vu se reproduire la fable d’Ésope de la poule aux œufs d’or. De là vient qu’en même temps que nous avons eu occasion, d’un côté, de constater la décadence dans tous les pays étrangers où le commerce était sacrifié au trafic, nous avons vu, de l’autre, le développement prodigieux du paupérisme en Angleterre ; c’est là ce qui a enfanté la doctrine de l’excès de population et conduit à cette croyance, que les nécessités du trafic exigent que le travail soit à bon marché, afin que le capital puisse commander ses services ; ou en d’autres termes, que l’homme doit être asservi pour permettre au trafic de s’enrichir. Telle est la morale de cette économie politique moderne qui ignore l’existence de toutes les qualités distinctives de l’homme, et se borne à tenir compte des qualités physiques qui lui sont communes avec le bœuf, le cheval et les autres animaux. La science réelle — nous dirigeant dans une voie tout opposée — nous permet de trouver, à chaque page de l’histoire, la confirmation de cette proposition : que dans le monde moral ainsi que dans le monde physique l’esclavage et la mort se donnent constamment la main ; et que cette vérité s’applique aussi bien aux nations qui exercent la puissance, qu’à celles qui la subissent.

§ 3. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire de l’Irlande.

A l’époque de la révolution de 1688, la fabrication des étoffes de laine faisait de rapides progrès en Irlande[173]. Mais le gouvernement de Guillaume et Marie, pour répondre à la requête qui lui était adressée par les marchands de Londres, s’engagea à décourager cette fabrication dans le but d’amener forcément en Angleterre l’exportation des matières premières, tandis qu’on en prohibait l’exportation dans les pays étrangers. On ne permit l’importation des étoffes ou des fils de laine, de l’Irlande en Angleterre, qu’en passant par certains ports ; mais leur exportation aux colonies aussi bien que celle des autres produits manufacturés, fut complètement prohibée. Les navires irlandais furent ensuite privés de toute participation aux bénéfices des lois sur la navigation, en même temps qu’on leur interdisait les pêcheries. Le sucre ne put être importé que par la voie de l’Angleterre ; et comme on n’accordait pas de prime pour son exportation en Irlande, celle-ci se trouvait ainsi taxée pour l’entretien du gouvernement étranger, en même temps qu’elle entretenait le sien propre. Tous les produits coloniaux devaient être transportés d’abord en Angleterre, après quoi ils pouvaient être embarqués pour l’Irlande ; on exigeait que le voyage d’importation se fit sur des navires anglais, manœuvrés par des matelots anglais et possédés par des négociants anglais ; on augmentait ainsi, dans la proportion la plus élevée, la taxe de transport, en même temps qu’on refusait au peuple irlandais toute participation à l’emploi des taxes ainsi perçues.

En même temps que, dans les limites du possible, on leur interdisait tous les travaux tendant à la diversité des industries, et qu’on leur ôtait ainsi la faculté de s’associer au profit de leurs intérêts, on les engageait, par toute espèce de moyens, à se borner à la production des denrées demandées par les manufacturiers anglais ; la laine, le chanvre et le lin étaient admis en Angleterre sans payer de droits. Les hommes, les femmes et les enfants étaient regardés comme des instruments que le trafic avait à mettre en œuvre ; et là, comme à la Jamaïque, on leur refusait tout emploi de leurs bras autre que le travail des champs, et toute occasion d’accomplir des progrès intellectuels, telle qu’elle résulte ailleurs de l’association de l’agriculture et des arts mécaniques.

Toutefois, pendant la guerre de la révolution américaine, la liberté du commerce fut réclamée pour l’Irlande, et sous l’empire de circonstances qui firent accueillir favorablement la demande ; comme conséquence de ce fait, des changements s’opérèrent peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin, en 1783, on en vînt à reconnaître complètement son indépendance législative. La première des mesures adoptées à cette époque, fut l’imposition de droits sur divers articles de fabrication étrangère, dans le but avoué de permettre à la nation irlandaise d’employer l’excédant de son travail à convertir en drap son blé et sa laine ; et à la rendre ainsi capable de mettre en pratique le système si admiré par Adam Smith. A partir de ce moment, le commerce fit de rapides progrès, qui furent suivis d’un développement correspondant des facultés intellectuelles ; ainsi qu’on peut le déduire de ce fait, que, bien que la population fût peu nombreuse, il y existait une demande de livres assez considérable pour avoir justifié la reproduction de tous les principaux rapports du jour sur les lois anglaises, d’un grand nombre de rapports anciens ainsi que des principaux romans, voyages et ouvrages sur divers sujets. Une seule maison de librairie, à Dublin, publia plus de livres qu’on n’en demande aujourd’hui, probablement, pour les besoins du royaume, malgré l’accroissement de la population.

Avec l’année 1801, la centralisation étant établie, il survint un changement. Par l’Acte d’Union, les lois relatives aux droits d’auteur s’étendirent à l’Irlande, et aussitôt la fabrication des livres, déjà considérable, et qui prenait des accroissements rapides, fut complètement anéantie. Les lois sur les patentes ayant été également appliquées par extension à ce pays, il devint, tout d’abord, évident que les manufactures irlandaises de toute sorte devaient suivre un mouvement rétroactif. L’Angleterre possédait le marché national, le marché étranger, et celui de l’Irlande lui était ouvert ; tandis que les manufacturiers irlandais étaient forcés de lutter pour leur existence, et sous l’influence des conditions les plus désavantageuses sur leur propre sol. La première disposait des moyens nécessaires pour acheter des machines coûteuses, et pour adopter tous les perfectionnements réalisables, de quelque nature qu’ils fussent, tandis que la seconde était hors d’état de le faire. Il arriva, comme conséquence naturelle, que les manufactures irlandaises cessèrent peu à peu d’exister, à mesure que l’Acte d’Union eut son effet. En vertu des dispositions de cet Acte, les droits établis par le parlement irlandais, en vue de protéger les fermiers de l’Irlande dans leurs efforts pour rapprocher d’eux plus étroitement les artisans, devaient diminuer graduellement, jusqu’à ce que le libre échange fût complètement établi ; ou, en d’autres termes, Manchester et Birmingham devaient accaparer le monopole de l’approvisionnement de l’Irlande en drap et en fer. La perception du droit sur les laines anglaises devait continuer pendant vingt ans. Les droits presque prohibitifs, dont étaient frappés les calicots et les mousselines de l’Angleterre, devaient être prorogés jusqu’en 1808 ; après cette époque ils devaient diminuer graduellement, pour cesser, finalement, d’être perçus en 1821. Les droits sur le fil de coton devaient être abolis en 1810. L’effet produit par ces mesures, pour diminuer la demande du travail irlandais, se révèle dans ce fait, que les chefs de manufactures de Dublin, dont le nombre, en 1800, ne s’élevait pas à moins de 91, était tombé à 12 en 1840 ; que le nombre de bras employés avait diminué dans la proportion de 4.918 à 602 ; et que les cardeurs de laine et les fabricants de tapis avaient presque entièrement disparu. Il en était de même à Cork, à Kilkenny, à Wicklow et dans tous les autres centres manufacturiers. Dans la première de ces villes, se trouvaient en grand nombre les filateurs de coton, les blanchisseurs d’étoffes et les imprimeurs sur calicots, en même temps que, dans la dernière, les tisseurs de tresse et de laine grossière, les bonnetiers et les tisseurs d’étoffes de laine se comptaient par milliers ; tandis qu’en 1834, la totalité des individus se livrant à ces travaux ne dépassait pas le chiffre de 500[174].

Se trouvant privé de tout emploi de ses bras excepté dans le travail agricole, la terre devint naturellement le but principal de ses poursuites. « La terre est la vie, a dit avec tant de vérité et d’énergie le premier Juge Blackburn, » et la population avait maintenant, devant elle, le choix entre l’occupation de la terre, moyennant un fermage quel qu’il fût, ou la mort par la faim. Le seigneur de la terre put ainsi imposer ses propres conditions ; et c’est ainsi que nous avons entendu parler d’une acre de terre payée jusqu’à cinq, six, huit et même jusqu’à dix liv. sterl. « Des fermages énormes, des salaires bas, des fermes d’une étendue excessive, louées par des propriétaires rapaces et indolents à des spéculateurs fonciers monopoleurs, pour être sous-louées par des oppresseurs intermédiaires à une valeur quintuple, au milieu de misérables mourant de faim, ne mangeant que des pommes de terre et ne buvant que de l’eau, » tous ces faits amenèrent une série constante d’attaques contre la propriété, suivie de la promulgation d’actes contre l’insurrection, d’actes contre la détention des armes, d’actes de coercition, lorsque le véritable remède se trouvait, dans l’adoption d’un système qui eût permis aux Irlandais d’associer leurs efforts, et d’entretenir ainsi le commerce qui était alors sacrifié sur l’autel du trafic.

Pour que le commerce puisse naître ou se maintenir en quelque lieu que ce soit, il faut qu’il existe, en effet, des différences entre les positions des individus ; car les fermiers n’ont pas besoin d’échanger entre eux des pommes de terre, quelque besoin qu’ils aient des services du forgeron, du charpentier, du mineur, ou du meunier. La centralisation anéantit toutes les différences qui avaient existé, et força toute la population de se livrer à la culture de la terre ; et les résultats obtenus furent précisément ceux auxquels on pouvait s’attendre avec raison. La demande d’efforts humains, intellectuels ou physiques, cessant graduellement d’avoir lieu, des millions d’individus se trouvèrent acculés à la position de consommateurs de capital sous la forme d’aliments, en même temps qu’ils étaient complètement hors d’état de vendre le travail qui en était le produit. Quelque part que se transportât le voyageur, il trouvait des centaines et des milliers d’individus désireux de travailler, mais n’ayant pas de travail ; tandis que des dizaines de milliers erraient à travers l’Angleterre, cherchant à vendre leur travail, pour gagner le maigre salaire qui devait leur permettre de payer leur fermage dans leur pays. Tous les travaux leur étant interdits à l’exception d’un seul, ils étaient contraints de dépenser, en pure perte, plus de force cent fois qu’il n’en eût fallu pour payer tous les produits des manufactures anglaises qu’ils consommaient aujourd’hui, et c’est ainsi qu’ils devinrent, ainsi que s’exprime le Times de Londres, « les fendeurs de bois et les tireurs d’eau du Saxon[175]. »

Les écrivains anglais nous affirment que l’Irlande a manqué du capital indispensable pour l’industrie manufacturière ; mais il doit toujours en être ainsi à l’égard des pays purement agricoles. Dans un pays quelconque, il ne faut, pour rendre le capital abondant, que l’existence de cette puissance d’association qui permet à tout individu de trouver un acheteur pour son propre travail, et de devenir acheteur de celui des autres. Le pouvoir de rendre des services corporels ou intellectuels résulte d’un capital consommé, et il constitue le capital que le travailleur peut offrir en échange. Lorsque la diversité des travaux existe, le mouvement de la société est rapide, et tout ce capital reparaît sous la forme de denrées ; mais lorsqu’il n’y a d’autre occupation que l’agriculture, le mouvement est lent, et la plus grande partie se trouve perdue. Des millions d’Irlandais dissipaient chaque jour leur capital, et c’est ainsi, conséquemment, que ce capital faisait défaut. On n’avait pas éprouvé une pareille insuffisance de ressources dans la période qui s’écoula entre 1783 et 1801, parce qu’alors le commerce prenait un accroissement constant, donnant lieu à la demande de toutes les forces physiques et intellectuelles de la société. Depuis cette époque, le commerce déclina peu à peu, jusqu’au moment où il cessa complètement d’exister ; et c’est ainsi qu’il y eut déperdition, chaque année, d’un capital irlandais, qui eût pu suffire, appliqué convenablement, à la création de toutes les machines employées à la fabrication des étoffes de coton et de laine existantes en Angleterre. C’est cette déperdition forcée de capital que nous devons considérer, si nous voulons trouver la cause de la décadence et de la chute de la nation irlandaise.

A mesure que le commerce déclina, le pouvoir du trafiquant augmenta ; et les intermédiaires amassèrent des fortunes qu’ils ne pouvaient placer dans des machines d’aucune sorte, et qu’ils ne voulaient pas appliquer à l’amélioration du sol de l’Irlande ; d’où il résulta que des quantités considérables de capital furent chaque année transportées en Angleterre. D’après un document officiel, il fut démontré que pendant les treize années qui suivirent le triomphe définitif du trafic sur le commerce en 1821, le transfert des cautionnements publics, de l’Angleterre en lrlande, s’éleva presque au même nombre de millions de liv. sterl. ; et c’est ainsi que le travail et le capital à bon marché furent contraints de servir à élever « les grands ateliers de l’Angleterre. » En outre, il fut ordonné par une loi que toutes les fois que de pauvres gens contribueraient aux fonds de réserve, la somme ne serait employée d’aucune façon calculée pour fournir un travail local, mais serait transférée pour être placée dans les fonds publics anglais. Les landlords émigrèrent en Angleterre et leurs revenus les y suivirent. Les agents intermédiaires firent passer leur capital en Angleterre. Le trafiquant ou l’ouvrier qui put amasser un petit capital, le vit envoyer en Angleterre et fut alors obligé de le suivre.

Que la centralisation, l’esclavage, la dépopulation et la mort marchent toujours ensemble, c’est un fait dont la preuve se retrouve à chaque page de l’histoire ; mais nulle part elle n’est aussi complète que dans les pages où se trouve retracée l’histoire de l’Irlande, depuis le jour où elle cessa d’avoir un Parlement, et ne fut plus qu’un appendice de la couronne d’Angleterre.

La forme sous laquelle s’en allèrent au dehors les revenus, les profits et les épargnes, aussi bien que les impôts, fut celle des produits bruts du sol devant être consommés ailleurs, ne rapportant rien qui dût retourner à la terre, laquelle en conséquence s’appauvrit. L’exportation du blé, dans les trois premières années qui suivirent la promulgation de l’Acte d’Union, donna en moyenne environ 300.000 quarters ; mais le marché national cessant peu à peu d’exister, cette exportation augmenta, jusqu’au moment où, trente ans après, elle atteignit une moyenne annuelle de 2 millions et demi de quarters, ou 22.500.000 de nos boisseaux. Les pauvres gens vendaient, en réalité, leur sol pour payer les tissus de coton et de laine qu’ils auraient fabriqués eux-mêmes, la houille abondante leur pays, le fer dont tous les éléments existaient chez eux à profusion, et enfin une petite quantité de thé, de sucre et d’autres denrées étrangères ; tandis que la somme nécessaire pour payer la rente aux seigneurs absents et l’intérêt aux créanciers hypothécaires était évaluée à plus de 30 millions de dollars. Il y avait là un moyen d’épuisement qu’aucune nation ne pourrait supporter, quelque considérable que fût sa puissance productive ; et l’existence de ce moyen était due à un système qui, interdisant l’application du travail, du talent ou du capital à toute autre chose que l’agriculture, empêchait le progrès de la civilisation. Ceux qui pouvaient vivre sans travailler, voyant que l’organisation de la société avait changé, émigrèrent en Angleterre, en France ou en Italie. Ceux qui voulaient travailler, et se sentaient capables de faire quelque chose de plus qu’un simple travail manuel, émigrèrent en Angleterre ou en Amérique ; et c’est ainsi que, peu à peu, ce malheureux pays fut dépouillé de tout ce qui pouvait en faire un séjour où l’on se plût à demeurer, en même temps que ceux qui ne purent partir « mouraient de faim par millions[176]. » et se trouvaient heureux lorsque, parmi eux, un individu parvenu à l’âge adulte pouvait trouver du travail à raison de 6 pence par jour, sans être ni vêtu, ni logé, ni même nourri.

L’existence d’un pareil état de choses, disaient les défenseurs du système qui tend à transformer tous les pays situés hors de l’Angleterre en une seule et immense ferme, devait s’expliquer par ce fait, que la population était trop nombreuse pour la terre ; et cependant un tiers de la superficie, renfermant les terrains les plus fertiles du royaume, restait inoccupé et inculte. « Parmi les comtés particuliers, dit un écrivain anglais, Mayo, avec une population de 389.000 individus et un état de revenus qui n’est que de 300.000 liv., possède une superficie de terrain de 1.364.000 acres sur lesquelles 80.000 sont en friche. Une étendue qui n’est pas moindre que 470.000 acres, c’est-à-dire presque égale à la totalité de la superficie cultivée aujourd’hui, est déclarée revendicable. Galway, avec une population de 423.000 individus et un revenu évalué à 433.000 liv. sterl., a plus de 700.000 acres de terres incultes, dont 410.000 sont revendicables. Kerry, avec une population de 293.000 individus, possède une superficie de 1.186.000 acres, dont 727.000 sont incultes et 400.000 revendicables. Même l’Union des Glenties, appartenant à lord Monteagle, et le nec plus ultrà d’une population surabondante, possède une superficie de 245.000 acres, sur lesquelles 20.000 sont incultes, et dont la plus grande partie est revendicable pour sa population de 43.000 individus. La baronnie d’Ennis, cette abomination de la désolation, contient 230.000 acres, pour ses 5.000 pauvres, proportion qui, ainsi que le fait remarquer M. Carter, un des principaux propriétaires, dans son avertissement circulaire à ses tenanciers, constitue le chiffre d’une famille seulement par 230 acres ; de telle façon que si un seul membre de la famille était occupé sur une étendue de 230 acres, il n’y aurait pas un seul pauvre en proie au besoin dans toute l’étenduedu district ; ce qui prouve, ajoute-t-il, qu’il ne manque que le travail pour rendre à ce pays sa situation normale, opinion à laquelle nous nous rallions complètement. »

Il ne fallait rien autre chose que du travail, — rien autre chose que le pouvoir d’entretenir le commerce ; mais le commerce ne pouvait exister sous l’empire d’un système qui, en peu de temps, avait anéanti la fabrication des tissus de coton de l’Inde, malgré l’avantage d’avoir le coton sur les lieux mêmes, affranchi de tous frais de transport. Ainsi qu’à la Jamaïque, ainsi que dans l’Inde, la terre ayant été peu à peu épuisée par l’exportation de ses produits à leur état le plus grossier, le pays avait vu tarir son capital ; et il en était résulté, comme conséquence nécessaire, que le travail des hommes mêmes n’était pas demandé, tandis que les femmes et les enfants mouraient de faim, afin que les femmes et les enfants de l’Angleterre pussent filer le coton et tisser le drap que l’Irlande, trop pauvre, ne pouvait acheter.

Quelque déplorable, toutefois, que fût l’état de choses constaté par nous jusqu’à ce moment, un état pire encore était presque imminent. La pauvreté et la misère forçant la malheureuse population irlandaise de traverser la Manche par milliers, — suivant ainsi le capital et le sol transférés à Birmingham et à Manchester — les rues et les caves de ces villes et celles de Londres, de Liverpool et de Glasgow se trouvèrent remplies d’hommes, de femmes et d’enfants, hors d’état de vendre leur travail et périssant faute de nourriture. Dans la campagne, on vit des hommes offrir de faire le travail des champs, pour la nourriture seule ; un cri s’éleva parmi le peuple anglais, les ouvriers, disait-on, allaient être débordés par ces Irlandais affamés. Pour obvier à cet inconvénient, il fallait que les landlords Irlandais fussent contraints d’entretenir leurs pauvres, ainsi qu’ils en furent immédiatement requis par acte du Parlement, bien que pendant près d’un demi-siècle, antérieurement, l’Angleterre eût retenti de publication de lois sur les pauvres, comme étant complètement en contradiction avec tous les principes d’une saine économie politique. Et cependant le système — visant ainsi qu’il le faisait en réalité, à l’anéantissement de la puissance d’association, — était lui-même en opposition avec tous ces principes ; et conséquemment il arriva que l’action de la législation fut requise, pour être opposée directement à tout ce qu’on avait enseigné dans les écoles. La pratique, sous l’empire d’un bon système, peut être compatible avec la théorie, mais elle ne peut l’être sous l’empire d’un système mal ordonné.

Avec la promulgation de la loi irlandaise sur les pauvres, il se manifesta naturellement un plus grand désir de débarrasser le pays d’une population qui, incapable de vendre son travail, l’était aussi de payer aucune rente ; et depuis cette époque jusqu’à nos jours, l’Irlande a offert à l’observateur les scènes les plus repoussantes, par suite de la destruction des maisons et de l’expulsion de ses habitants, scènes dignes bien plutôt des parties les plus sauvages de l’Afrique, que d’une nation faisant partie intégrante de l’empire britannique[177].

Jusqu’à ce moment l’agriculture irlandaise avait été protégée sur le marché Anglais, et c’était une sorte de petite compensation pour le sacrifice du marché national ; mais aujourd’hui, cette faveur même, tout insignifiante qu’elle fût, lui était enlevée. Comme la population de la Jamaïque, la population de l’Irlande est devenue pauvre et le trafic avec elle a cessé d’avoir de la valeur, bien que les Irlandais, il n’y a guère que 70 ans, fussent les meilleurs chalands de l’Angleterre. Ce système ayant épuisé tous les pays où le commerce avait été sacrifié au trafic, — tels que l’Inde, le Portugal, la Turquie, les Antilles et l’Irlande elle-même, — il devint nécessaire de faire effort pour se créer des marchés parmi ceux qui, jusqu’à un certain point, avaient rapproché le consommateur du producteur, à savoir : les États-Unis, la France, la Belgique, l’Allemagne et la Russie ; et pour atteindre ce but, on leur offrit de mettre en pratique le même système qui avait épuisé l’Irlande. Partout les fermiers furent invités à appauvrir leur sol en expédiant les produits en Angleterre pour y être consommés ; et les lois sur les céréales furent rapportées, dans le but de permettre à ces pays d’entrer en concurrence avec l’Irlandais affamé, qui fut ainsi privé immédiatement du marché de l’Angleterre, ainsi qu’il avait été privé du sien propre par l’Acte d’Union. La coupe de la misère, déjà bien près d’être pleine fut alors comblée. Le prix des subsistances baissa et le travailleur fut ruiné ; car tout le produit de sa terre pouvait à peine payer son fermage. Le landlord fut ruiné ; car en même temps qu’il ne pouvait percevoir de revenu, il se trouvait taxé d’une façon onéreuse pour entretenir ses tenanciers appauvris. La terre était grevée d’hypothèques et de constitutions de rentes créées, à l’époque où les subsistances étaient à un prix élevé ; mais maintenant il ne pouvait continuer à payer l’intérêt. Ce fut dans cette intention que le peuple anglais eut recours à la mesure révolutionnaire de la création d’un tribunal spécial, pour la vente de toutes les propriétés hypothéquées et la distribution des produits de cette vente ; donnant ainsi la preuve la plus claire des mauvais errements du système qui avait régi l’Irlande.

Le propriétaire terrien appauvri, éprouvait maintenant le même sort auquel avait succombé son malheureux tenancier ; et à partir de cette époque, la famine et la peste, les arasements de maisons et les évictions ont été à l’ordre du jour. Leur effet ayant été partout de faire expulser les pauvres gens de la terre, les conséquences se révèlent dans ce fait, que la population comptait en 1850, un million six cent cinquante-cinq mille de moins qu’en 1840, tandis que la population famélique des villes avait augmenté considérablement. La population du comté de Cork avait diminué de 222.000 individus, tandis que celle de Dublin avait augmenté de 22.000. Le comté de Galway en avait perdu 125.000, tandis que la ville en avait gagné 7.422 ; Connaught avait perdu 414.000, tandis que Limerick et Belfort en avaient gagné 30.000. Le nombre des maisons habitées était tombé de 1.328.000 à 1.047.000, soit une diminution de plus de 20 %. En annonçant ces faits saisissants, le Times de Londres établissait que, pendant toute une génération, l’homme n’avait été qu’un poison en Irlande, et la population une plaie. « L’inépuisable approvisionnement d’Irlandais, avait, continuait-il, maintenu à un taux bas le prix du travail anglais ; » mais ce bon marché du travail « avait contribué immensément aux progrès et à la puissance de l’Angleterre, et considérablement aux jouissances des individus qui avaient de l’argent à dépenser. » Maintenant, toutefois, un changement semblait imminent, et il était à craindre que la prospérité de l’Angleterre, fondée, ainsi qu’elle l’avait été, sur le bon marché du travail irlandais, ne se trouvât interrompue, la famine et la peste, les évictions et l’émigration, éclaircissant la population de ces mêmes Celtes qui avaient si longtemps, disait-on, formé « cette masse stagnante » d’une population sans ouvrage, grâce à laquelle le capital anglais avait obtenu une domination si complète sur le travail de l’Angleterre.

C’est à l’état de stagnation résultant de l’absence de diversité dans les travaux, parmi les différentes parties de la société, qu’il faut attribuer tous ces effets. Le système tout entier tend à isoler le consommateur du producteur, et à augmenter au plus haut degré l’impôt inhérent à la nécessité d’effectuer des changements de lieu ; et c’est à lui que sont dus l’épuisement de l’Irlande, la ruine de ses propriétaires terriens, la misère de sa population affamée et la dégradation du pays qui a fourni au Continent non-seulement ses meilleurs soldats, et à l’Empire ses ouvriers les plus actifs et les plus intelligents, mais encore des hommes tels que les Burke, les Grattan, les Sheridan et les Wellington. Cependant les journaux anglais se félicitent de voir disparaître peu à peu la population indigène, et trouvent dans « la disparition de la race celtique, dans la proportion d’un quart de million d’individus par an, un remède plus sûr pour le mal invétéré de l’Irlande qu’aucun autre que pourrait avoir imaginé l’esprit humain. » Le mal dont nous parlons ici, c’est l’absence complète de la demande du travail, résultant de cette malheureuse détermination prise par le peuple anglais de détruire la puissance d’association dans le monde. Le remède infaillible au mal se trouve dans les pestes, les famines et l’expatriation, résultats nécessaires de l’épuisement du sol, qui suit l’exportation de ses produits à leur état le plus grossier. On n’imaginerait guère une confirmation plus énergique du caractère funeste d’un tel système pour le peuple anglais lui-même, que celle qui se trouve renfermée dans le paragraphe suivant :

« Lorsque le Celte a traversé l’Océan, il commence pour la première fois de sa vie, à consommer les produits de l’Angleterre et à contribuer indirectement au revenu de ses douanes. Nous verrons peut-être arriver le jour où le principal produit de l’Irlande sera le bétail, et où les Anglais et les Écossais formeront la majorité de sa population. Les neuf ou dix millions d’Irlandais qui, à cette heure, se sont établis aux États-Unis, ne peuvent être moins amis de l’Angleterre, et seront assurément pour elle de bien meilleurs chalands, qu’ils ne le sont aujourd’hui[178]

Lorsque le Celte quitte l’Irlande, il quitte un pays presque entièrement agricole, et dans de semblables pays, l’homme n’est guère autre chose qu’un esclave. Arrivé en Amérique, il se trouve dans un pays où, à quelque faible degré, on a mis à même de se rapprocher le fermier et l’artisan ; et là il devient un homme libre et un acheteur pour l’Angleterre.

Que la nation qui commence par exporter les matières premières doive finir par exporter les hommes, c’est ce qui est prouvé par les chiffres suivants, fournis par les quatre derniers recensements de l’Irlande :

En 1821, la population était de 6.801.827.
En 1831, 7.767.491. Augmentation 965.574
En 1841, 8.175.124. id. 407.723
En 1851, elle n’était plus que de   6.515.794. Décroissance 1.659.330

A quelles causes faut-il attribuer cette marche extraordinaire des événements ? Assurément ce n’est pas à ce que la terre manque en aucune façon ; car près du tiers de sa superficie — contenant des millions d’acres des sols les plus riches du royaume, — reste à l’état de nature. Ce n’est pas à l’infériorité primitive du sol sous le rapport de la culture ; car il a été, de l’aveu général, un des plus riches de l’empire. Ce n’est pas au manque de minerais ou de combustible, car la houille abonde et les minerais de fer, de la plus riche nature, aussi bien que ceux d’autres métaux, y existent répandus avec profusion. Ce n’est à l’absence d’aucune qualité physique chez l’Irlandais ; il est établi en fait qu’il est capable d’exécuter une bien plus grande somme de travail que l’Anglais, le Français ou le Belge. Ce n’est pas au défaut d’aptitude intellectuelle, puisque l’Irlande a donné à l’Angleterre ses militaires et ses hommes d’état les plus distingués, et qu’elle a, dans le monde, fourni la preuve que l’Irlande est capable du développement intellectuel le plus élevé. Et cependant, en même temps qu’il possède tous les avantages naturels, l’Irlandais est esclave dans son propre pays, esclave du maître le plus rude, et réduit à une condition de misère et de détresse telle qu’on n’en voit dans aucune autre partie du monde civilisé. N’ayant à choisir qu’entre l’expatriation et la famine, nous le voyons partout abandonnant la demeure de ses pères, pour chercher en d’autres contrées la subsistance que ne peut plus lui donner l’Irlande, si richement dotée sous le rapport du sol et des substances minérales, de ses rivières navigables et de ses facilités de communication avec le monde.

La valeur de la terre et du travail étant complètement dépendante du pouvoir d’entretenir le commerce, et ce pouvoir n’existant pas en Irlande, on comprendra, facilement pourquoi l’une et l’autre sont à peu près sans valeur, aussi bien qu’en Turquie, en Portugal et à la Jamaïque. Ils ne peuvent être utilisés, à raison de l’énorme proportion dans laquelle ils sont soumis à cette taxe la plus lourde de toutes, celle qui résulte de la nécessité d’avoir recours aux navires, aux véhicules et à tous les autres instruments mis en usage par le trafiquant et l’agent de transports. Dans un ouvrage qu’il a publié récemment sur l’Irlande, le capitaine Head cite une propriété, d’une contenance de 10.000 acres qui avait été achetée à cinq cents l’acre ; et dans un mémoire lu à la section statistique de l’Association Britannique, il a été démontré que les domaines achetés en ce moment en Irlande, avec les capitaux Anglais, embrassaient un espace de 403.065 acres ; le prix d’achat avait été de 1.095.000 liv. sterl. soit environ 2 liv. 15 schell. (ou 13 doll. 20) par acre ; ce qui est un peu plus que ce qu’on paye pour des fermes, où l’on a fait des améliorations peu importantes, dans les États de la vallée du Mississippi.

Le sucre fabriqué par l’ouvrier à la Jamaïque s’échange à Manchester pour 3 schell. sur lesquels il en reçoit peut-être un seulement, et il meurt à cause de la difficulté de se procurer des vêtements, ou les machines à l’aide desquels il pourrait les confectionner. L’Hindou vend son coton à raison d’un penny la livre et il le rachète dix-huit ou 20 pence sous la forme d’étoffe ; le nègre de la Virginie produit du tabac qui s’échange pour une valeur, en denrées, de six schellings, sur lesquels lui et son maître reçoivent 3 pence ; toute la différence entre ces deux chiffres est absorbée par les divers individus qui vivent du trafic et interviennent dans les transactions du commerce. L’Irlandais élève des poulets qui se vendent à Londres plusieurs schell. sur lesquels il reçoit quelque pence ; et c’est ainsi que le sucre qui a rapporté au nègre libre de la Jamaïque un penny, peut payer dans l’Ouest de l’Irlande une paire de poulets, ou une douzaine de homards[179]. Après avoir étudié ces faits, le lecteur ne sera pas embarrassé pour comprendre les fâcheux effets que produit sur la valeur de la terre et du travail l’absence de marchés, tels qu’ils s’en forme naturellement dans les pays, où, conformément aux doctrines d’Adam Smith, on laisse la charrue et le métier à tisser se mettre en contact réciproque. Il y a aujourd’hui plus de 70 ans que ce grand homme dénonçait, comme cause d’une excessive iniquité, le système qui tendait à imposer par la force l’exportation des matières premières ; et sans aucun doute l’histoire de la Jamaïque et de la Virginie, de l’Irlande et de l’Inde, depuis ce temps, ne lui fourniraient, s’il vivait aujourd’hui, que bien peu de raisons de renoncer aux opinions qu’il exprimait alors.

§ 4. — Cause réelle de la décadence de l’Irlande.

On a coutume d’attribuer la situation actuelle de l’Irlande à l’augmentation rapide de la population ; et l’on met celle-ci à son tour sur le compte de la pomme de terre, dont l’usage excessif, ainsi que M. Mac Culloch l’apprend à ses lecteurs, a abaissé le niveau des moyens d’existence, et a tendu à accroître la multiplication des hommes, des femmes et des enfants. « Les paysans de l’Irlande, vivent, dit-il, dans de misérables huttes en terre, sans fenêtre ni cheminée, on aucun autre objet qu’on puisse appeler ameublement », et se distinguent de leur compagnons de travail qui vivent au-delà de la Manche, « par leur malpropreté et leur misère » et de là vient, suivant son opinion, qu’ils travaillent pour un salaire peu élevé[180]. Nous voyons ici l’effet substitué à la cause. Le défaut de demande de travail fait que les salaires sont tellement bas que le travailleur ne peut habiter que des huttes de boue, et se procurer d’autre aliment que des pommes de terre. Il est admis partout sur le continent de l’Europe que l’introduction de la pomme de terre a contribué considérablement à améliorer la condition du peuple, mais aussi, il n’est aucune portion du Continent dans laquelle une partie essentielle de la politique nationale consiste à interdire, à des millions d’individus, toute autre occupation que l’agriculture, en les plaçant ainsi à une telle distance d’un marché, que la part la plus importante de leur travail et des produits de ce travail est anéanti dans l’effort qu’ils font pour arriver à ce marché ; et que leur terre s’épuise, par suite de l’impossibilité de restituer au sol aucun des éléments dont se recomposent les récoltes. La centralisation trafiquante produit tous ces effets. Elle vise à l’anéantissement de la valeur du travail et de la terre, et à l’asservissement de l’individu. Elle tend à partager toute la population en deux classes, séparées par un abîme infranchissable, le simple travailleur et le propriétaire du sol. Elle tend à détruire le pouvoir de s’associer, dans un but quelconque de progrès, soit en traçant des routes, soit en fondant des écoles, et conséquemment à empêcher le développement des villes, ainsi que nous l’avons vu à la Jamaïque, si barbare sous ce rapport, lorsqu’on la compare avec la Martinique ou l’île de Cuba, ces îles où les gouvernements n’ont pas cherché à établir un divorce éternel entre l’artisan et l’agriculteur.

La décadence des villes en Irlande, qui suivit l’Acte d’Union, amena l’absentéisme et augmenta ainsi l’épuisement de la terre, le blé irlandais étant maintenant nécessaire pour payer non-seulement les tissus, mais encore les services anglais ; plus fut considérable la centralisation résultant de l’absentéisme, plus fut grande, nécessairement, la difficulté inhérente à l’entretien de la puissance productive du sol. Cependant M. Mac Culloch affirme à ses lecteurs « qu’on ne peut guère imaginer de motifs pour décidersi la dépense des revenus à l’intérieur est plus avantageuse pour le pays que si elle avait eu lieu à l’étranger[181]. »

Un autre économiste distingué s’exprime ainsi :

« Un grand nombre de personnes se trouvent dans un état de perplexité, en considérant que les denrées qui sont exportées comme des remises prises sur le revenu du propriétaire absent, sont des exportations en échange desquelles on ne reçoit rien en retour ; qu’elles sont perdues pour le pays aussi bien que si elles constituaient un tribut payé à un état étranger, ou même que si on les jetait périodiquement dans la mer. C’est là une vérité incontestable ; mais il faut se rappeler que tout ce qui est consommé d’une façon improductive est, aux termes mêmes de la proposition, anéanti sans produire aucune chose en retour[182]. »

Cette manière de voir, ainsi que le lecteur s’en apercevra, est fondée sur l’idée de la destruction complète des denrées consommées. Lors même qu’elle serait exacte, il en résulterait, cependant, qu’il y aurait eu transfert, de l’Irlande en Angleterre, de la demande de services de toute sorte, tendant à amener une hausse du prix du travail dans l’un des deux pays, et une baisse de ce même prix dans l’autre ; mais si elle est complètement inexacte, il en résultera nécessairement que la perte pour un pays sera aussi considérable que si les remises en question « étaient un tribut payé à un État étranger, ou même que si elles étaient jetées périodiquement dans la mer. » Le lecteur peut se convaincre facilement que ce dernier cas est le cas réel. L’homme consomme beaucoup, mais il n’anéantit rien. Lorsqu’il consomme de la nourriture, il agit simplement comme une machine destinée à préparer les éléments dont elle se compose, pour une production ultérieure ; et plus il peut enlever à la terre, plus il peut lui restituer, et plus sera rapide le progrès de la puissance productive du sol.

Si le marché est rapproché, il recueille d’une acre de terre des centaines de boisseaux de navets, de carottes et de pommes de terre, ou des tonnes de foin, variant chaque année la nature des produits qu’il cultive ; et plus il emprunte à la terre, cette vaste banque, plus il peut facilement la rembourser, plus il peut perfectionner et son intelligence et sa culture, et plus il peut facilement disposer des machines à l’aide desquelles il obtiendra des revenus encore plus considérables. Si le marché est éloigné, il ne doit produire que les denrées qui supporteront le transport, et de cette façon il est borné dans sa culture ; et plus il est borné, plus rapidement il épuise la terre, moins est grand son pouvoir d’obtenir des rentes, de s’associer avec ses semblables, de perfectionner son mode de penser, d’acheter des machines ou de construire des voies de communication. C’est ainsi que les choses se passent, même lorsqu’il est forcé de vendre et d’acheter sur des marchés éloignés ; mais elles deviennent encore pires lorsque rien n’est restitué à la terre, ainsi que cela a lieu dans le cas de revenus payés à un propriétaire absent. La production diminue alors, sans une diminution correspondante dans la rente. Le pauvre travailleur se trouve alors chaque jour, et de plus en plus, à la merci du propriétaire du sol ou de son agent, et, de plus en plus, soumis à sa volonté. La proportion de la rente s’élève alors, mais sa quantité diminue. La valeur des denrées augmente, mais celle de l’homme diminue ; et, à chaque pas dans cette direction, nous constatons une tendance croissante à la dépopulation, telle qu’elle nous est apparue en Turquie, en Portugal, à la Jamaïque et surtout en Irlande.

On nous parle du principe de population en vertu duquel la quantité des individus s’accroît plus rapidement que celle des subsistances ; et, pour nous prouver que les choses doivent toujours se passer ainsi, on nous signale ce fait, que lorsque les individus sont en petit nombre, ils cultivent constamment les sols fertiles, et qu’alors les subsistances surabondent ; mais qu’à mesure que la population s’accroît, ils sont forcés de s’adresser à des sols ingrats au moment où les subsistances deviennent rares. Que le contraire de cela soit la vérité, c’est ce qui est démontré par l’histoire de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de la Grèce, de l’Inde et surtout par ce fait, que l’Irlande possède des millions d’acres du sol le plus fertile, qui demeurent à l’état de nature, et resteront probablement à cet état, jusqu’au jour où elles trouveront des marchés pour leurs produits, qui permettent à leurs propriétaires d’échanger les navets, les pommes de terre, les choux et le foin contre du drap, des machines et de l’engrais.

Il est singulier que l’économie politique moderne ait si complètement négligé ce fait, que l’homme n’est qu’un simple emprunteur à l’égard de la terre, et que, s’il n’acquitte pas sa dette, elle agit à la façon des autres créanciers, en le chassant de sa possession. L’Angleterre fait de l’étendue de son sol un grand réservoir pour la déperdition causée par le sucre, le café, la laine, l’indigo, le coton et les autres produits bruts de presque la moitié de l’univers, se procurant ainsi un engrais qui a été évalué à cinq millions de dollars par an, soit cinq fois plus que la valeur de la récolte de coton produite aux États-Unis par les bras de tant de milliers d’individus ; et cependant l’engrais est un produit qui offre des avantages si considérables qu’elle importe dans une seule année plus de deux cents mille tonnes de guano, au prix d’environ deux millions de livres sterling, soit dix millions de dollars. Cependant ses écrivains enseignent aux autres nations que le véritable moyen de devenir riche consiste à épuiser le sol en lui arrachant et en exportant tous ses produits à leur état le plus grossier ; et, conséquemment, lorsque les Irlandais s’efforcent de suivre le sol, expédié, pour ainsi dire, en Angleterre, M. Mac Culloch vient assurer au monde, que « la misère sans exemple du peuple irlandais est due immédiatement au développement excessif de sa population, et que rien ne peut être plus complètement inutile que d’espérer aucun amendement réel ou durable dans leur situation, » si l’on n’oppose un obstacle efficace au progrès de la population. « Il est évident également, continue l’auteur, que l’état d’avilissement et de dégradation dans lequel est tombé le peuple irlandais est l’état auquel doit se trouver réduit tout peuple dont la population, pendant une longue période de temps, continue à s’accroître plus rapidement que les moyens de pourvoir à sa subsistance d’une manière décente et confortable[183]. »

Telle est la manière de voir erronée à laquelle sont amenés des hommes éminents, en adoptant la doctrine de Malthus, à savoir que l’homme, — cette créature qui peut atteindre le développement le plus élevé, — tend à croître plus rapidement que les pommes de terre, les navets, les poissons et les huîtres, créatures placées au degré le plus infime de l’échelle du développement, et dont il fait sa nourriture ; et la doctrine de Ricardo, c’est-à-dire que les hommes commencent l’œuvre de la culture sur les sols fertiles. L’Irlande tout entière prouve que les terrains les plus riches n’ont pas encore été drainés et restent en friche ; que les terrains cultivés ont été épuisés à raison de la nécessité, pour ceux qui les possèdent, d’expédier au dehors leurs produits à leur état le plus grossier, et que la cause réelle de la difficulté se trouve dans l’annihilation du pouvoir d’entretenir le commerce et l’anéantissement qui en résulte, du capital consommé chaque jour pour entretenir tant de millions de créatures humaines, forcées de perdre leurs journées dans l’inaction, lorsqu’elles se livreraient au travail avec tant de joie. « Comment, demande le Times, les nourrir et les employer ? C’est là, continue-t-il, une question faite pour confondre un siècle où l’on peut transmettre un message autour du monde en quelques minutes, et signaler la place précise d’une planète qu’on n’avait pas encore aperçue. C’est une question contre laquelle viennent échouer à la fois l’homme téméraire et l’homme sage. »

C’est pourtant une question à laquelle il est facile de répondre. Qu’on leur permette le commerce, qu’on les émancipe de la domination du trafic, et ils obtiendront immédiatement une demande pour leurs facultés intellectuelles ou physiques. Tous trouvant alors des acheteurs pour ce qu’ils peuvent céder aux autres, tous pourront devenir acheteurs du travail de leurs semblables, — de leurs amis et de leurs voisins, et des femmes et des enfants de ces amis. Ce dont l’Irlande a besoin, c’est le mouvement de la société, — la puissance d’association, — qui résulte des différences dans les modes de travaux. Qu’elle possède tout cela, et elle cessera d’exporter des subsistances, tandis que sa population périt à l’intérieur par la famine[184]. Qu’elle possède tout cela, et sa terre, cessant d’être appauvrie par l’extraction et l’exportation de ses éléments les plus précieux, sa population sera à la fois « nourrie et employée ; » et alors la doctrine de l’excès de population cessera de s’appuyer sur les détails déchirants de l’histoire de l’Irlande.


CHAPITRE XIII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — L’action et l’association locales se révèlent d’une façon remarquable dans l’histoire de l’Hindoustan. Elles disparaissent sous la domination britannique.

Dans aucune partie du monde il n’a existé de tendance plus prononcée que dans l’Inde, à l’association volontaire, marque distinctive de la liberté. Dans aucune autre, les plus faibles agglomérations sociales n’ont exercé, à un plus haut degré, le pouvoir de se gouverner elles-mêmes. Chaque village avait son organisation distincte, et sous le régime de ses dispositions simples et « presque patriarcales, les indigènes de l’Hindoustan paraissent avoir vécu — depuis les temps les plus reculés (comparativement) jusqu’à nos jours, — sinon tout à fait exempts des peines et des tourments auxquels les hommes sont soumis plus ou moins dans toutes les classes de la société, du moins jouissant pleinement et individuellement de leur propriété et d’une part considérable de liberté personnelle. Laissez-lui la possession de la ferme que ses ancêtres possédaient, et garantissez-lui, dans leur intégrité, les institutions auxquelles il a été accoutumé depuis son enfance, et l’Hindou, aux mœurs simples, n’aura aucun souci des intrigues et des cabales qui se sont agitées dans la capitale de l’empire. Les dynasties peuvent se remplacer les unes par les autres, de nouvelles révolutions s’accomplir, et ses souverains changer chaque jour ; mais aussi longtemps que sa petite société échappait à la perturbation, tous les autres événements étaient à peine pour lui matière à réflexion. Peut-être ne trouverait-on pas, suris surface de la terre, une race d’êtres humains dont l’attachement au lieu natal puisse soutenir la comparaison avec celui des Hindous. Il n’est pas de privations auxquelles ils hésitassent à se soumettre, plutôt que d’abandonner volontairement le lieu où ils sont nés ; et s’ils en ont été chassés par une oppression continue, ils y reviendront avec un nouvel amour après de longues années d’exil[185]. »

La conquête mahométane laissa intactes ces simples et belles institutions. « Chaque village hindou, dit le colonel Briggs, dans son ouvrage sur l’impôt foncier, avait sa municipalité distincte, et il existait un chef héréditaire, comptable, placé à la tête d’un certain nombre de villages, formant un district possédant à la fois une influence locale et une autorité considérables, et certains domaines territoriaux ou biens fonciers. Les Mahométans sentirent bientôt qu’il était politique de ne modifier en aucune façon une institution si complète, et ils profitèrent de l’influence locale de ces fonctionnaires, pour faire accepter à leurs sujets leur domination. »

L’action locale et l’association locale se révèlent partout d’une façon remarquable dans l’histoire de l’Inde. Ayant de nombreux gouvernants, dont quelques-uns, dans de certaines limites, reconnaissaient la suprématie du souverain placé à une grande distance, les impôts nécessaires pour le soutien du gouvernement étaient lourds, mais — comme ils s’employaient sur les lieux mêmes — si le cultivateur contribuait pour une part trop large de son blé, au moins ce blé se consommait dans un marché voisin, et rien ne sortait du pays. Les manufactures étaient également répandues sur un grand espace, et c’est ainsi qu’avait lieu la demande du travail qui n’était pas indispensable pour l’agriculture. « Sur la côte de Coromandel, dit Orme[186], et dans la province du Bengale, lorsqu’on se trouve à quelque distance d’une grande route ou d’un chef-lieu, il est rare de trouver un village où tous les individus, hommes, femmes et enfants ne soient pas occupés à fabriquer une pièce de toile. « Aujourd’hui, continue-t-il, la plus grande partie des provinces est employée dans cette unique manufacture. » Ses progrès, ainsi qu’il le dit, « n’embrassaient pas moins que le genre de vie de la moitié des habitants de l’Hindoustan. »

En même temps que le travail était ainsi subdivisé, et que chacun était mis à même de faire des échanges avec son voisin, les échanges entre les producteurs de substances alimentaires, ou de sel, dans une partie du pays, et les producteurs de coton et les fabricants de toile dans une autre, tendaient à donner naissance au commerce avec des individus placés à de plus grandes distances, en deçà ou au-delà des limites de l’Inde même. Le Bengale était célèbre par ses magnifiques mousselines, dont on faisait une consommation considérable, à Delhi, et généralement dans l’Inde septentrionale ; tandis que la côte de Coromandel était également célèbre pour l’excellence de ses perses et de ses calicots, et abandonnait à l’Inde occidentale la fabrication des étoffes d’une qualité plus grossière et de qualité inférieure de toute espèce. Sous l’empire de pareilles circonstances, il n’y a pas lieu d’être surpris que le pays fût riche, et que sa population, bien que surchargée d’impôts, et souvent pillée par des armées envahissantes, jouît d’une haute prospérité.

Depuis l’époque de la bataille de Plassey, événement qui établit la puissance anglaise dans l’Inde, la centralisation se développa avec rapidité, et, ainsi qu’il arrive ordinairement en pareil cas, le pays se remplit d’aventuriers, gens, pour la plupart, sans principes, et dont le but unique était d’amasser une fortune par tous les moyens même les plus iniques, ainsi que le savent bien tous ceux qui connaissent les dénonciations de Burke, empreintes d’une si vive indignation[187]. L’Angleterre s’enrichit ainsi, à mesure que l’Inde s’appauvrit, et que la centralisation se consolida de plus en plus.

Peu à peu la puissance de la Compagnie s’étendit, et partout fut adopté le principe hindou, que le souverain — comme propriétaire du sol et unique seigneur — avait droit à moitié du produit brut de la terre. Sous les premiers souverains mahométans, cet impôt foncier, aujourd’hui désigné sous le nom de rente, avait été limité à un treizième et depuis à un sixième ; mais sous le règne d’Akbar (au seizième siècle) il fut fixé à un tiers, de nombreux impôts ayant été alors abolis. Avec la décadence et la dissolution graduelle de l’empire, les souverains locaux non-seulement avaient augmenté la taxe, mais encore ils avaient fait revivre plusieurs taxes dont la levée avait été suspendue, en même temps qu’ils en établissaient d’autres de l’espèce la plus vexatoire, qui toutes furent continuées par la Compagnie, pendant qu’on n’accordait aucune réduction sur le fermage[188]. De plus la Compagnie ayant le monopole du trafic pouvait fixer arbitrairement les prix de tout ce qu’elle avait à vendre, aussi bien que de tout ce qu’elle avait besoin d’acheter ; et c’est alors que fût établi un autre impôt très-vexatoire au profit du seigneur de la terre absent[189].

Avec la nouvelle extension de la puissance, les demandes faites par le trésor de la Compagnie augmentèrent, sans qu’il y eût augmentation des moyens à l’aide desquels on pût les satisfaire, l’épuisement étant une conséquence naturelle de l’absentéisme ou de la centralisation, ainsi que l’Irlande l’a si bien prouvé. La possibilité de payer les impôts étant en voie de diminution, il en résulta la nécessité de recourir à la création d’une espèce d’aristocratie foncière, qui serait responsable de leur payement envers le gouvernement ; à cet effet, les droits particuliers des petits propriétaires furent sacrifiés en faveur des zemindars, qui, jusqu’alors, n’avaient été que de simples officiers de la couronne. Devenus dès lors de grands propriétaires fonciers, ils furent constitués maîtres d’une foule de pauvres tenanciers, possédant leurs terres au gré de ces maîtres, et passibles de la torture et de châtiments de toute sorte, s’ils manquaient à payer une rente, dont le montant n’avait d’autre limite que le pouvoir de les contraindre au payement. C’est ainsi que se trouva transplanté dans l’Inde le système des intermédiaires, suivi en Irlande et aux Antilles.

Toutefois, dans le principe, il fonctionna d’une façon défavorable pour les zemindars eux-mêmes ; les rentes qu’ils s’étaient obligés à percevoir étant si complètement hors de proportion avec les moyens des malheureux tenanciers que la torture même ne pouvait contraindre ceux-ci à les payer ; et il s’écoula même peu d’années avant que les zemindars se liquidassent eux-mêmes, à leur tour, pour faire place à une autre classe de gens « aussi âpres et aussi endurcis qu’ils l’avaient été eux-mêmes. » Ce système n’ayant pas répondu à ce qu’on en attendait, on se détermina ensuite à fixer l’extension de la liquidation permanente et à prendre des arrangements avec chaque petit ryot[190], ou cultivateur, à l’exclusion complète des autorités du village, qui, sous les gouvernements indigènes, avaient réparti les taxes avec tant d’équité. C’est ainsi que fut établi le système de complète centralisation des ryots ; et l’on peut juger quels ont été ses effets, d’après le tableau suivant que nous a retracé M. Fullerton, membre du Conseil de Madras.

«   Imaginez un impôt qui doit être recueilli par l’entremise de milliers de fonctionnaires du fisc, impôt perçu, ou dont il est fait remise, à leur gré, suivant les moyens de payer du possesseur, d’après le produit de sa terre ou de ses biens particuliers ; et, pour encourager chaque individu à remplir le rôle d’espion à l’égard de son voisin, et à faire connaître les moyens de payement de celui-ci, afin de pouvoir s’assurer lui-même plus tard contre une demande extraordinaire, imaginez tous les cultivateurs d’un village exposés, à tout moment, à une demande isolée, pour combler le défaut de payement d’un ou de plusieurs individus de la paroisse. Imaginez des collecteurs pour chaque comté, agissant sous les ordres d’un bureau, d’après un principe avoué, qui consiste à détruire toute concurrence pour le travail, par une égalisation générale des impositions, saisissant les fugitifs et se les renvoyant les uns aux autres. Et enfin, représentez-vous le collecteur comme le seul magistrat ou juge de paix du comté, par l’intermédiaire duquel, uniquement, peut arriver aux tribunaux supérieurs toute plainte au criminel, ou pour grief particulier. Imaginez en même temps que tout fonctionnaire subalterne, employé à la perception de l’impôt foncier, est un officier de police investi du pouvoir d’imposer une amende, d’emprisonner, de mettre au bloc, et de fouetter tout habitant résidant dans sa circonscription, sur une accusation quelconque, sans qu’on défère le serment à l’accusateur, ou que la preuve du délit soit affirmée sous la foi du serment[191]. »

Sous l’empire d’un pareil système, il ne pouvait exister aucune circulation de produits, aucun commerce ; et sans commerce, il ne pouvait, y avoir ni force, ni progrès. Quels que fussent les efforts auxquels se livrait le pauvre cultivateur, il voyait que les profits en étaient exigés pour le bénéfice du trésor ; car on lui réclamait immédiatement une rente plus considérable, toutes les fois qu’il obtenait une augmentation de produits. Dans quelques districts, on a constaté que la part du gouvernement n’était pas moindre que 60 ou 70 % sur la totalité, et cependant, à cette part, il fallait encore ajouter des taxes sur toutes les machines en usage : ce qui nécessitait des interventions de l’espèce la plus inquisitoriale et empêchait tout progrès. En fixant les taxes acquittées par les possesseurs de métiers à tisser, on exigeait que le tisserand fît connaître quel était le nombre de ses enfants et quel secours ils lui prêtaient ; et plus étaient grands les efforts de tous, plus s’élevait le montant de leurs contributions[192].

Le moulin à huile, le four du potier, les outils de l’orfèvre, la scie du scieur de long, l’enclume du forgeron, les outils du charpentier, le demi-cercle du batteur de coton, le métier du tisserand et le bateau du pêcheur, tout fut taxé. On ne laissa échapper aucune espèce de machine ; et, pour prendre ses précautions contre l’emploi d’un travail non soumis à l’impôt, qui serait appliqué soit à la culture de la terre, soit à l’industrie, on alloua de larges rétributions aux dénonciateurs, dans le but d’engager ceux qui ne voulaient pas travailler à devenir les espions de ceux qui travaillaient ; et ce système est encore en vigueur[193].

§ 2. — Partout le commerce de l’Inde est sacrifié pour favoriser le trafic.

Jusqu’à ce jour, ainsi que nous le voyons, il y a eu tendance à annihiler les droits non-seulement des rois et des princes, mais de toutes les autorités indigènes, et à centraliser à Calcutta, entre les mains des étrangers, le pouvoir de prononcer, à l’égard du cultivateur, de l’artisan ou de l’ouvrier, quel ouvrage il devrait faire, et quelle part de ses produits il devrait prélever à son profit, — plaçant ainsi ce dernier exactement dans la position d’un individu purement esclave de gens qui, — ne s’intéressant à lui qu’à titre de payeur d’impôt, — étaient représentés dans le pays par des étrangers dont l’autorité était partout exercée par les officiers indigènes employés par eux, pour leur permettre d’amasser des fortunes à leur profit personnel.

Le pauvre manufacturier, imposé aussi lourdement que le cultivateur de la terre, se trouvait forcé d’obtenir des avances de ceux qui l’employaient, lesquels, à leur tour, réclamaient, à titre d’intérêts, une proportion considérable du faible bénéfice réalisé. Les agents de la Compagnie, comme les négociants indigènes, avançaient les fonds nécessaires pour produire les denrées demandées par l’Europe ; et l’on nous peint les pauvres ouvriers comme ayant été « réduits à un état de dépendance voisin de la servitude, » qui permettait au Résident d’obtenir leur travail au prix qu’il y » mettait lui-même[194].

De nouvelles taxes furent perçues dans les douanes locales, sur tous les échanges entre les diverses parties du pays ; et à ces taxes on en ajouta d’autres, au moyen des monopoles établis sur l’opium et le tabac, aussi bien que sur le sel, l’une des denrées les plus nécessaires à la vie. La fabrication du sel gris, extrait du sein de la terre, fut sévèrement interdite[195]. Les lacs salés du haut pays en fournissent si abondamment qu’il n’a que peu de valeur sur les lieux[196]. Mais, comme ils se trouvaient même, jusqu’à ce jour, en la possession des princes indigènes, le monopole ne pouvait alors, et ne peut aujourd’hui, en être maintenu qu’à l’aide de fortes troupes d’officiers du fisc, dont la présence rend ce qui n’a presque aucune valeur sur l’un des côtés d’une ligne de démarcation imaginaire, si précieux de l’autre côté, qu’il faut le produit de la sixième partie du travail de toute l’année, pour permettre au pauvre Hindou d’acheter du sel pour les besoins de sa famille. Sur toute l’étendue du rivage de la mer le sel est abondamment fourni par la nature, la chaleur solaire produisant constamment des dépôts salins ; mais le simple fait de le recueillir était considéré comme un délit entraînant l’amende et la prison ; et la quantité recueillie par les officiers de la Compagnie, était limitée à celle qui était nécessaire pour satisfaire la demande au prix du monopole, — tout le reste étant régulièrement anéanti, de peur que le pauvre ryot ne réussît à se procurer pour lui-même, à ses frais, la quantité indispensable pour donner une saveur agréable au riz, base presque unique de son alimentation. Depuis, ce système est devenu moins oppressif ; mais le simple impôt en argent, même aujourd’hui, est dix fois plus considérable qu’il n’était sous le règne des souverains mahométans éclairés[197]. Si nous ajoutons que le malheureux ryot est forcé de faire, en pure perte, le travail qui aurait pu être appliqué à recueillir le sel que sa famille a besoin de consommer, on verra que le montant de la perte, dans ce seul cas, est énorme.

Sous la domination des princes indigènes, le produit de l’impôt était dépensé sur les lieux ; il produisait une demande de denrées ou de services à l’intérieur ; mais, sous l’influence du système de centralisation qui existe aujourd’hui, il faut que ce produit soit exporté pour être employé à acheter les services, ou à payer les dividendes d’individus résidant à de grandes distances ; et c’est ainsi que le fardeau réel des impôts est augmenté, dans une proportion presque illimitée, par l’anéantissement de la puissance d’association. C’est ainsi que partout le commerce est sacrifié au trafic[198].

§ 3. — Anéantissement des manufactures indiennes. Ses effets désastreux.

Le coton était abondant, et, il y a cinquante ans, il faisait travailler dans une telle proportion les hommes, les femmes et les enfants, employés à le convertir en étoffes, que même, avec leurs machines imparfaites, non-seulement ils satisfaisaient les demandes à l’intérieur, pour les beaux tissus de Dacca et les produits grossiers de l’Inde occidentale, mais qu’ils exportaient dans les autres parties du monde jusqu’à 200.000.000 de livres de toile par an. Les changes avec toutes les parties du globe étaient tellement en leur faveur, qu’une roupie, qui, aujourd’hui ne vaudrait que 1 schell. 10 pence, ou 44 cents, valait alors 2 schell. 8 pence, ou 64 cents. La Compagnie avait le monopole de la perception des impôts dans l’Inde ; mais, en retour, conséquemment, elle conservait à la population l’empire de son marché national, à l’aide duquel elle pouvait convertir son riz, son sel et son coton en étoffes qui pouvaient être exportées à bas prix dans les pays les plus éloignés. Cette protection était nécessaire, parce qu’en même temps que l’Angleterre prohibait l’exportation même d’un simple houilleur, qui pût apprendre aux Indiens la manière d’extraire la houille, ou d’une machine à vapeur propre à pomper l’eau, ou à extraire du charbon de terre, ou d’un ouvrier qui pût fabriquer cette machine, d’un ouvrier en fer capable de fondre le minerai, dont il existe des quantités si considérables, l’exportation d’un métier à filer en gros, ou d’un métier à tisser, ou d’un artisan qui pût donner des instructions relatives à l’usage de ces machines ; et que, par ce moyen, elle les empêchait systématiquement de conquérir la domination sur les grandes forces de la nature, elle frappait, en même temps, de droits onéreux le produit des métiers indiens reçu en Angleterre. Le jour n’était pas éloigné où cette protection devait disparaître. La Compagnie, disait-on, n’exportait pas, dans des proportions assez considérables, les produits et de l’industrie britannique ; et, en 1813, le trafic pour l’Inde, fut laissé libre, mais les mesures restrictives sur l’exportation des machines et des artisans furent maintenues en pleine vigueur ; et c’est ainsi que la population pauvre et ignorante de ce pays se trouva soumise à la concurrence d’une société possédant des machines bien plus puissantes que les siennes, tandis que la loi lui enlevait non-seulement la faculté d’acheter des machines, mais encore le pouvoir de lutter sur le marché anglais avec les métiers anglais. Et, de plus, tout métier à tisser dans l’Inde, et toute machine que l’on calculait pouvoir aider le travailleur, étaient sujets à une taxe dont le taux augmentait avec chaque accroissement dans l’industrie de leur possesseur, et qui, généralement, absorbait tous les profits résultant de leur usage[199]. Telles étaient les circonstances au milieu desquelles le pauvre Hindou était appelé à lutter sans protection contre la concurrence illimitée des étrangers sur son propre marché. Quatre ans après, l’exportation des cotons du Bengale s’élevait encore à une valeur de 1.659.994 liv. sterl. ; mais, dix ans plus tard, elle était tombée à 285.121 liv. sterl. ; dans une période de vingt ans, nous trouvons qu’il s’est écoulé une année entière sans qu’on ait exporté de ce pays une seule pièce de coton ; et c’est ainsi que le commerce périt sous l’influence des demandes oppressives du trafic.

Lorsque l’on prohiba l’exportation des machines propres à fabriquer les étoffes de coton et de laine, des machines à vapeur et de toutes les autres, on prit cette mesure dans le but d’amener forcément en Angleterre toute la laine de l’univers pour y être filée et tissée, et la réexpédier ensuite pour être usée par ceux qui l’avaient produite, privant ainsi toutes les nations du pouvoir d’appliquer leur travail à un objet quelconque, autre que celui d’enlever à la terre le coton, la canne à sucre, l’indigo et antres denrées pour l’approvisionnement « du grand atelier de l’univers. » On verra par les faits suivants avec quelle efficacité ce but a été atteint dans l’Inde. Depuis l’époque de la liberté du trafic, en 1813, la fabrication nationale et l’exportation des toiles ont décliné graduellement, jusqu’à l’heure où cette dernière a cessé définitivement ; et l’exportation du coton brut pour l’Angleterre a haussé graduellement jusqu’au moment où, il y a six ans, elle a atteint le chiffre élevé de soixante millions de livres[200], tandis que l’importation du coton en tresse, venant d’Angleterre, s’était élevée jusqu’à vingt-cinq millions de livres, et celle de la toile à deux cent soixante millions de yards, pesant probablement cinquante millions de livres, qui, ajoutés au coton en tresse, forment soixante-quinze millions, exigeant pour leur production un peu plus de quatre-vingts millions de coton brut. Nous constatons ainsi que chaque livre de matière première, expédiée en Angleterre, revient dans le pays. Le cultivateur reçoit en échange de celle-ci un penny, et la paye de un à deux schellings lorsqu’elle lui revient sous forme de tissu, toute la différence se trouvant absorbée par le payement de la classe nombreuse des courtiers, des individus chargés du transport et ouvriers de toute sorte, qui se sont ainsi interposés entre le producteur et le consommateur.

La faculté de consommer est, conséquemment, faible ; et les grands centres nationaux de fabrication, au sein desquels les hommes, les femmes et les enfants avaient été accoutumés à associer leurs travaux, ont disparu. Dacca, l’un des principaux sièges de la fabrication des étoffes de coton, renfermait dans son enceinte 90.000 maisons ; mais ses magnifiques édifices, ses manufactures et ses églises, ne sont plus aujourd’hui qu’une masse de ruines recouvertes par les jungles. On a été forcé d’expédier en Angleterre le coton du district même, pour y être filé et réexpédié, lui faisant ainsi accomplir un voyage de vingt milliers de milles, à la recherche du petit fuseau ; car il entrait dans la politique anglaise de ne pas permettre que le fuseau, quelque part que ce fût, prit place à côté du cultivateur de coton.

Des documents officiels démontrent que le changement ainsi opéré a été suivi d’une ruine et d’une détresse « dont on ne trouverait pas un second exemple dans les annales du commerce. » La nature des moyens employés pour l’opérer se révèle dans ce fait, qu’à l’époque où il s’accomplit, sir Robert Peel établit que, dans le comté de Lancastre, des enfants étaient employés dans la semaine pendant 15 et 17 heures par jour, et, dans la matinée du dimanche, de 6 heures à midi, à nettoyer les machines ; et parmi ceux qu’on occupait, un grand nombre ne recevaient que 2 schell. 9 pence (66 cents), comme salaire hebdomadaire. Le but qu’on voulait atteindre, était de faire travailler à plus bas prix que le pauvre Hindou, et de lui interdire le marché du monde, puis de lui interdire son propre marché. La manière d’atteindre ce but consistait à diminuer la valeur du travail, le travailleur, suivant les doctrines modernes, n’étant qu’un instrument dont le trafic doit faire usage.

Avec la décadence des manufactures de l’Inde, la demande des services des femmes et des enfants a cessé, et ils sont forcés ou de rester inactifs, ou de chercher du travail dans les champs ; et c’est ici que nous avons un des symptômes caractéristiques de la rétrogradation vers la servitude et la barbarie. Les hommes qui avaient été accoutumés à remplir les intervalles d’autres travaux, par des occupations se rattachant à la fabrication des tissus de coton, furent également contraints de se transporter aux champs, toute demande de travail physique et intellectuel ayant cessé, si ce n’est autant qu’il était indispensable pour la production de l’indigo, de la canne à sucre, du coton ou du riz. Il ne leur était pas même permis de trier cette dernière substance ; on le leur avait interdit par un droit deux fois plus considérable que celui qu’on acquittait sur le riz en grain, lors de son importation en Angleterre. Le cultivateur de coton, après avoir payé au gouvernement[201] 78 % sur le produit de son travail, se voyait enlever la faculté de trafiquer directement avec le tisserand, et forcé de soutenir « une concurrence illimitée » contre les machines mieux fabriquées et le travail presque complètement libre d’impôts de nos États du Sud, se trouvant ainsi soumis « aux variations mystérieuses des marchés étrangers, » où la fièvre de la spéculation était suivie du refroidissement de la réaction, et cela avec une rapidité si fréquente qu’elle mettait tout calcul à néant. Si les récoltes américaines étaient faibles, les acheteurs enlevaient le coton ; mais si elles étaient abondantes, l’article indien n’était plus que de la drogue sur le marché. Et cela était vrai à un tel point, qu’en certaine circonstance, ainsi que cela a été affirmé à la Chambre des Communes, un certain M. Turner, ne pouvant trouver d’acheteur, jeta sur le fumier une quantité de coton qui lui avait coûté 7.000 liv. sterl.

A chaque accroissement de la nécessité d’opérer les changements de lieu, le mouvement de la société, c’est-à-dire le commerce, — diminue ; et plus ce mouvement se ralentit, plus doit être considérable la quantité du travail et de ses produits qui envahissent le marché, au bénéfice des individus vivant de l’appropriation, et qui amènent l’anéantissement de la valeur de la terre et du travail. Le système que nous avons retracé plus haut, ayant eu pour effets directs d’anéantir le commerce et de diminuer la demande des services de l’ouvrier, ces effets, à leur tour, ont été suivis d’une diminution dans la faculté de celui-ci de faire des demandes de tissus, suivies inévitablement d’une augmentation dans la quantité de coton pour laquelle un marché étranger était nécessaire. Plus ces effets se sont produits avec intensité, plus le prix du coton a baissé ; et c’est ainsi qu’a été réalisé le résultat suivant : anéantissement presque complet de la valeur du travail agricole, comme conséquence des mesures adoptées dans le but de contraindre toute la population à n’envisager comme unique moyen d’existence que l’agriculture. En outre, tandis que le prix du coton est arrivé à dépendre ainsi complètement du marché anglais, c’est là qu’on fixe également le prix de la toile ; et l’on en aperçoit les conséquences dans ces faits, que toute cette population est devenue un pur instrument entre les mains du trafic, et que, dans l’Inde, aussi bien qu’en Irlande, en Portugal, en Turquie et aux Antilles, on peut trouver surabondamment les données sur lesquelles s’appuie la doctrine de l’excès de population.

§ 4. — Nécessité croissante du transport et déperdition des fruits du travail, qui en résulte.

Le pauvre ryot paie, ainsi que nous l’avons vu, 12, 15 ou 20 pence pour la livre de coton qui ne lui a rapporté qu’un penny ; et toute cette différence sert à rétribuer les services d’autres individus, tandis que lui-même n’a point de travail. « Une grande partie du temps de la population ouvrière dans l’Inde, dit M. Chapman, se passe dans l’inaction. Je ne dis pas cela, ajoute-t-il, pour les blâmer le moins du monde. Privés des moyens d’exporter le surplus encombrant et grossier de leurs produits agricoles, ne possédant que de minces ressources en capital, en science, ou en habileté manuelle, pour élaborer sur les lieux les articles propres à introduire dans la masse du peuple le besoin de jouissances et d’une industrie plus élevées, ils n’ont réellement aucun motif qui les engage à déployer leur activité, au-delà de ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs désirs immédiats et très-restreints ; ces désirs sont humbles à un point qui n’est pas naturel, d’autant plus qu’ils ne fournissent pas le stimulant nécessaire à l’exercice indispensable pour le progrès intellectuel et moral ; et il est évident qu’il n’y a à cela d’autre remède que le développement des relations. Quoi qu’il en soit, il est probable que, dans l’Inde, la moitié du temps et de l’énergie de l’homme se dissipe en pure perte. Assurément nous ne devons pas nous étonner de la pauvreté du pays [202]. »

« La moitié du temps et de l’énergie de l’homme, » nous dit-on, « se dissipe en pure perte. » Mais l’auteur de ce passage aurait pu en dire encore bien davantage, et cependant il serait resté bien en deçà de la vérité. Là où il n’existe point de commerce, et où les hommes sont forcés, conséquemment, de ne compter que sur le trafic avec les pays éloignés, les neuf dixièmes des efforts physiques et intellectuels d’une société « sont dissipés en pure perte » ; et c’est ainsi qu’il arrive, non-seulement que le capital ne s’accumule pas, mais que les accumulations du passé sont alors en voie de diminution journalière. Avec la diminution dans le pouvoir d’entretenir le commerce, il y a chaque jour accroissement dans la nécessité de s’adresser à un marché éloigné ; mais, à chaque accroissement de cette nature, les denrées qui ont besoin d’être transportées augmentent de volume et diminuent de valeur : et c’est ainsi qu’il arrive que le trafiquant, et l’individu chargé du transport, peuvent prélever pour eux-mêmes une part proportionnelle constamment croissante sur un produit moindre, abandonnant au cultivateur une part constamment moins considérable. Le coton et les substances alimentaires produites par les colons voyageaient facilement dans toutes les parties du monde sous la forme de toile, et ils consommaient alors des vêtements dans une large proportion ; mais maintenant que leur coton brut, leur riz et leur sucre, doivent être exportés sous leurs formes les plus grossières, la quantité de produits achevés qu’ils ont la faculté d’acheter est tellement faible, que le prix payé pour le transport de ces produits forme à peine une compensation pour les hommes, les bœufs, les chariots et les navires indispensables à l’accomplissement de cette œuvre. Presque tout le fardeau du double voyage est donc supporté par la matière première ; et de même qu’en Turquie, en Portugal, en Irlande et dans tous les autres pays agricoles, la difficulté de créer de nouvelles routes, ou d’entretenir les anciennes, augmente d’année en année.

Le transport des provenances des districts importants pour la culture du coton s’effectue à raison de sept milles par journée, et ce transport exige plus de cent journées. « Et si le troupeau de bœufs est surpris par la pluie, le coton, saturé d’humidité, devient lourd, et le terrain noir argileux, qui constitue le parcours de toute la route, s’enfonce sous les pieds de l’homme, au-dessus de la cheville, et sous les pieds du bœuf chargé, jusqu’aux genoux. Dans une pareille situation, le chargement de coton reste quelquefois des semaines entières sur le sol, et le négociant se trouve ruiné[203]. »

Les moyens de communication existants avec l’intérieur, dit un autre écrivain, sont tellement pitoyables « qu’on laisse souvent se perdre un grand nombre d’articles de produit, faute de moyens de transport et d’un marché, tandis que le prix de ceux qui ont pu parvenir jusqu’au port a haussé d’une façon exorbitante ; mais la quantité ne s’est pas élevée à plus de 20 % de la totalité du produit, le reste des articles ayant constamment subi une détérioration considérable. »

Avec de tels modes de transport, on peut comprendre sans peine comment il se fait que le coton ne rapporte au cultivateur qu’un penny par livre, et comment aussi le producteur de substances plus encombrantes se trouve dans une situation qui empire même encore, aujourd’hui que le consommateur placé près de lui a disparu. Lorsque la récolte est abondante, on peut à peine trouver un prix quelconque pour le blé[204], et lorsqu’elle est faible, la population meurt de faim par milliers, par ce motif que, dans l’état actuel des routes, il n’y a que peu ou point d’échange des produits de la terre.

§ 5. — Perte du capital et destruction du pouvoir d’accumuler.

L’état de choses, que nous avons retracé plus haut, résulte nécessairement du maintien d’un système qui tend à l’annihilation du commerce par l’exclusion de la grande classe intermédiaire des artisans et des ouvriers, et qui réduit une grande nation à n’être plus qu’une masse de cultivateurs, d’un côté, et de l’autre, d’avides préteurs d’argent. La chaîne de la société manque ici complètement de ces anneaux qui la relient ; d’où il résulte qu’il n’y a plus ni mouvement, ni force. Le capital étant dissipé chaque semaine, dans une proportion plus considérable que la valeur des produits importés, il ne peut y avoir d’accumulation. « Personne, dit le colonel Sleeman[205], ne possède un fonds égal à la moitié de son revenu. » Partout les individus sont à la merci du produit de l’année, et, quelque faible qu’il soit, il faut acquitter les impôts ; et rien ne revient de ce qui est exporté. Le sol ne donne rien[206], et comme la condition des prêts que fait la terre à l’homme est violée chaque jour, chaque heure et généralement, on ne doit éprouver aucune surprise en lisant dans les volumes intéressants du colonel Sleeman les preuves nombreuses qu’il a offertes de l’infécondité croissante de la terre.

On a laissé tomber en ruine les ouvrages édifiés autrefois pour l’irrigation[207], et les terrains les plus riches sont abandonnés. Même dans la vallée du Gange, il n’y a pas un tiers des terres cultivables qui soit soumis à la culture[208] ; tandis qu’ailleurs, il apprend à ses lecteurs que sur la surface de l’Inde entière la moitié est inculte[209]. Dans la présidence de Madras, on ne cultive pas le cinquième du territoire[210], et cependant la famine sévit constamment, et avec une rigueur inconnue dans toutes les autres parties du globe, en même temps qu’il y a surabondance du travail et de la terre, pour lesquels on ne peut obtenir de l’emploi. L’emplacement de Dacca, naguère encore ville manufacturière si importante, n’offrit plus à l’évêque Héber qu’une « jungle impénétrable ; » et, comme résultat nécessaire d’une pareille situation, il faut que les journaux des Indes orientales rappellent à leurs lecteurs les millions d’acres de riches terrains qui pourraient produire du coton, et qui, à cette heure, restent en friche. De quelque côté que nous portions nos regards dans cette magnifique contrée, nous trouvons la preuve de l’amoindrissement de l’individualité et de la diminution de la puissance d’association, accompagnés d’une centralisation chaque jour croissante, dont l’annexion du royaume d’Inde nous fournit un des exemples les plus récents et les plus frappants[211], et la centralisation, l’esclavage et la mort marchent toujours de conserve, dans le monde physique, ou dans le monde moral.

Lorsque la population et la richesse diminuent, les sols fertiles sont les premiers abandonnés, ainsi qu’on le voit dans la campagne de Rome, dans la vallée de Mexico et dans les deltas du Gange et du Nil. Sans association d’efforts, ils n’auraient jamais été mis en culture, et leur abandon actuel ne prouve que la disparition de la puissance d’association. Forcé de revenir aux sols ingrats et d’en exporter le produit, le misérable Hindou devient, de jour en jour, plus pauvre, et moins il recueille, plus il devient l’esclave des caprices de son seigneur ; et plus il est abandonné à la merci du prêteur d’argent, qui prête sur bonne garantie à 3 pour % par mois, mais qui exige de lui 50 ou 100 pour % pour un prêt fait jusqu’à la moisson. Que dans de pareilles circonstances, le salaire du travail soit très-bas, lors même que ces malheureux sont occupés, c’est à quoi l’on pouvait s’attendre naturellement. En quelques endroits, l’ouvrier reçoit deux, et dans d’autres, trois roupies, soit moins d’un dollar et demi par mois ; les officiers employés sur les grands domaines des Zemindars, de 3 à 4 roupies, et les agents de la police ne reçoivent que 48 roupies (23 dollars) par an, sur lesquelles ils se fournissent la nourriture et le vêtement ! Telles sont les rémunérations du travail, dans un pays qui possède tous les moyens imaginables d’amasser des richesses ; et ces rémunérations diminuent d’année en année[212].

§ 6. — Sécurité moindre des individus et des propriétés, correspondant avec l’extension de la domination britannique et le développement de la centralisation.

Dans toute l’étendue de l’univers et dans tous les siècles, le progrès vers la civilisation ayant eu lieu en raison de la tendance vers l’activité locale et le développement de la faculté individuelle ; et le système que nous soumettons en ce moment à l’examen visant à des résultats directement contraires, nous pouvions, avec raison, nous attendre à trouver, à chaque pas, une tendance croissante dans la direction inverse. Le développement de la civilisation est signalé par un accroissement dans la sécurité des individus et des propriétés ; et cet accroissement, nous le constatons, en quittant les anciennes possessions de la Compagnie, et pénétrant dans celles qu’elle a nouvellement acquises[213]. Les crimes de toute espèce, le vol par bandes, le parjure, le crime de faux, sont très-fréquents dans le Bengale et à Madras, et la pauvreté du cultivateur y est arrivée à de telles extrémités que l’impôt y est le moins considérable et ne se perçoit qu’avec le plus grande difficulté ; et c’est aussi dans ces résidences que la puissance d’association a été anéantie le plus efficacement. Si nous passons dans les provinces du Nord-Ouest, acquises plus récemment, les personnes et les propriétés y trouvent une sécurité relative et le revenu de l’impôt augmente ; mais lorsque nous atteignons le Punjab, — tout récemment encore, soumis à la domination de Runjeet Singh et de ses successeurs, — nous constatons que, bien qu’on nous les ait représentés comme des tyrans, les agglomérations formant les villages et le système d’association si bien conçu y sont demeurés intacts. Là des fonctionnaires de toute sorte ont une plus grande responsabilité, par rapport à l’accomplissement de leurs devoirs, que leurs collègues dans les provinces plus anciennes ; la propriété et l’individu y jouissent d’une plus grande sécurité que dans le reste de l’Inde. Le vol par bandes y est rare, le parjure peu fréquent ; et ainsi que N. Campbell l’assure à ses lecteurs, un serment solennel « lie d’une façon étonnante. » « Plus il y a longtemps que nous possédons une province, continue-t-il, plus le parjure y devient commun et général ; et plus se fortifie, conséquemment, la preuve de ce fait, que le sentiment de responsabilité envers Dieu et l’homme diminue, en même temps que l’individualité et la puissance d’association. Ce sentiment s’accroît partout avec le pouvoir d’entretenir le commerce, et il décroît partout, à mesure que l’homme devient un pur instrument dont se sert le trafic. Les peuplades des parties élevées de l’Inde se font remarquer par leur véracité rigoureuse ; dans les villages on entend aussi peu parler de mensonge, dit le colonel Sleeman, que dans aucune autre partie du monde, sur une étendue de terrain et avec une population égales[214]. »

Dans les provinces nouvellement acquises, le peuple lit et écrit avec facilité ; et les individus sont doués d’énergie physique et morale, ils sont bons cultivateurs, et comprennent parfaitement à la fois leurs droits et leurs devoirs ; tandis que dans les anciennes provinces, l’éducation a disparu et avec elle le pouvoir de s’associer pour tout espèce de but utile. Dans les nouvelles provinces le commerce est considérable, ainsi qu’il appert des fait suivants, représentant le chiffre de la population et du revenu postal du Bengale, des provinces du Nord-Ouest et du Punjab, placées suivant leur ordre d’acquisition par la compagnie :

___ Population. _____ Revenu postal.
Bengale. 41.000.000 480.500 roupies.
Provinces du Nord-Ouest 24.000.000 978.000 id.
Punjab 8.000.000 178.000 id.

Nous avons présenté ici ce fait remarquable que, dans le pays des Sikhs, si longtemps représenté comme le théâtre d’une tyrannie avide, huit millions d’individus paient autant de droits de poste que quinze millions au Bengale, bien que, dans cette dernière province, nous trouvions Calcutta, siège de toutes les opérations d’un grand gouvernement centralisé. Il n’est pas extraordinaire qu’il en soit ainsi ; car le pouvoir de faire un emploi avantageux du travail diminue à mesure que l’on se rapproche du centre de la puissance britannique, et augmente à mesure que l’on s’en éloigne. L’oisiveté et l’ivrognerie se donnent la main ; et c’est pourquoi M. Campbell se trouve obligé de constater « que l’intempérance augmente là où notre domination et notre système sont établis depuis longtemps[215], » en même temps que le capitaine Westmacott apprend à ses lecteurs « que c’est dans les lieux depuis le plus longtemps soumis à notre domination, que se trouve la somme de crime et de dépravation la plus considérable. »

Calcutta grandit, Calcutta la ville des palais ; mais la pauvreté et la misère croissent à mesure que le commerce est, de plus en plus, sacrifié pour favoriser les intérêts du trafic. Sous la domination des indigènes, la population de chaque district pouvait faire des échanges réciproques, donnant des subsistances contre du coton, ou des tissus de coton, n’ayant personne à payer pour jouir du privilège. Aujourd’hui, tout individu doit envoyer son coton à Calcutta, pour être, de là, exporté en Angleterre avec le riz et l’indigo de ses voisins, avant que lui et eux puissent échanger des subsistances contre des tissus ou du coton ; et plus est considérable la quantité qu’ils envoient, plus est grande la tendance à l’abaissement du prix. La centralisation va chaque jour croissant, et chaque phase de son accroissement est marquée par l’impossibilité croissante de payer les impôts, et la nécessité plus impérieuse de chercher de nouveaux marchés pour y vendre des tissus, et d’amasser ce qu’on appelle des rentes ; et plus se développe l’extension du système, plus est grande la difficulté de recueillir le revenu suffisant pour maintenir en activité la machine gouvernementale. C’est là ce qui força les représentants de la puissance et de la civilisation britanniques à devenir trafiquants de cette drogue funeste qu’on appelle l’opium. Grâce à ce moyen, la population de la Chine acquitte chaque année un impôt qui représente près de 20 millions de dollars et l’existence de 500.000 individus.

« Devant un pareil fait, dit un auteur moderne, les sacrifices au dieu Jagernauth, se réduisent à rien. » Et cependant, c’est pour maintenir ce trafic que les bourgs et les villes de la Chine ont été saccagés, leur population ruinée, lors même qu’elle n’a pas été exterminée. Le trafic et la guerre se sont donné la main depuis le commencement du monde, et tous leurs triomphes ont été obtenus aux dépens du commerce.

§ 7. — Valeur insignifiante des droits privés, sur le territoire Indien.

Le revenu foncier brut, obtenu d’un pays ayant une superficie de 491.448 milles carrés, soit plus de 300 millions d’acres, est de 151.786.743 roupies, ce qui équivaut à 15 millions de liv. sterl., ou 72 millions de dollars[216]. Ce qu’est la valeur des droits particuliers de propriété, soumis au paiement de cette taxe, ou rente, on peut en juger par les faits suivants. En 1848-49, on vendit pour payer les taxes dans la partie du pays soumise à un bail fixe, 1.169 domaines, pour une somme un peu moindre que l’achat pour quatre ans de la taxe. Plus au sud dans le gouvernement de Madras, où le règlement relatif aux ryots est en pleine activité, la terre « se vendait volontiers pour des balances de rente ; mais généralement elle ne se vend pas, nous dit-on, et par une excellente raison, c’est que personne ne l’achèterait. » Les droits particuliers sur la terre n’ayant aucune valeur quelconque, « le collecteur de Salem, à ce que nous apprend M. Campbell, rapporte naïvement divers moyens non autorisés pour stimuler le retardataire (moyens auxquels ont eu rarement recours les chefs de villages), tels que les suivants : placer ledit retardataire en face du soleil, l’obliger à se tenir sur une seule jambe, ou à s’asseoir en tenant sa tête serrée entre ses genoux[217]. »

Dans les provinces du Nord-Ouest, « la convention pour une somme fixe, » ainsi que notre auteur l’établit, a certainement réussi à donner une valeur solide de marché à la propriété foncière, c’est-à-dire qu’elle se vend à peu près pour le prix d’achat de quatre années sur le revenu[218]. En se dirigeant encore plus vers le Nord, dans les provinces nouvellement acquises, nous trouvons une grande industrie ; « toute chose étant mise à profit, » l’établissement de l’impôt, pour lequel la Compagnie succéda, après la déposition des successeurs de Runjeet Sing, est devenu plus facile et la terre a acquis plus de valeur. La valeur de la terre, ainsi que celle du travail, augmente donc, à mesure que nous quittons les anciens établissements pour les nouveaux ; ce qui est précisément le contraire de ce qui arriverait, si le système avait pour but l’extension du commerce ; et ce qui devait être précisément recherché dans un pays où le commerce était sacrifié au trafic.

Avec les données ainsi obtenues, nous pouvons maintenant déterminer, avec une exactitude peut-être assez complète, la valeur dans l’Inde de tous les droits privés sur la terre. Dans aucun cas, celle qui est sujette à l’impôt ne paraît valoir plus que le prix d’acquisition pendant quatre années ; tandis que dans une portion très-considérable du pays, elle semble n’avoir absolument aucune valeur. Cependant comme il existe quelques terrains libres d’impôts, il est possible que la totalité puisse valoir le prix d’achat de quatre ans, ce qui donne deux cent quatre-vingt-huit millions de dollars, ou soixante millions de liv. sterl. comme valeur de tous les droits sur la terre, acquis par la population de l’Inde pendant les milliers d’années que cette terre a été soumise à la culture. Le petit nombre d’individus qui ont occupé l’État peu étendu et sablonneux de New-Jersey, dont la superficie est de 6.900 milles carrés, ont acquis des droits, dans et sur la terre, évalués d’après leur soumission aux droits du gouvernement, à 150 millions de dollars, et ceux de quelques individus qui ont occupé la petite île ou s’élève la ville de New-York se vendraient pour une somme égale à celle que l’on pourrait obtenir pour tous les droits de propriété territoriale, dans l’Inde, qui contient trois cent millions d’acres et quatre-vingt-seize millions d’habitants !

§ 8. — L’Inde était un pays qui acquittait des impôts, sous ses princes indigènes. Sa situation a constamment empiré, sous l’influence d’un système qui a pour but d’augmenter le besoin des services du trafiquant et du voiturier.

« Sous les princes indigènes, dit M. Campbell, l’Inde était un pays acquittant des impôts. » Sous la domination de maîtres absents, elle a cessé de l’être, et par le motif que sous cette même domination, tout pouvoir d’associer ses efforts a été annihilé, à l’aide du système qui tend à contraindre la population tout entière, hommes, femmes et enfants à travailler dans les champs ; produisant des denrées qui doivent être exportées à l’état brut. Chaque acte d’association étant un acte de commerce, tout ce qui tend à anéantir la première doit anéantir la seconde. Le commerce intérieur de l’Inde décline constamment et le commerce extérieur ne s’élève qu’à 50 cents par tête ; et aucun effort ne pourrait l’accroître à aucun degré. Cuba exportant, dans la proportion considérable de vingt-cinq dollars par tête, — soit environ cinquante fois autant que l’Inde, — demande à l’Angleterre une quantité quadruple de tissus de coton, et elle agit ainsi, parce qu’il entre dans la politique de l’Espagne de former une combinaison d’efforts actifs, et de permettre au colon et à l’artisan de travailler d’un commun accord ; tandis que le système de l’Angleterre tend à détruire partout la puissance d’association, et de cette manière à anéantir le commerce intérieur sur lequel, uniquement, peut se fonder le commerce avec l’étranger. La centralisation est ennemie du commerce et de la liberté de l’homme. L’Espagne ne cherche pas à établir la centralisation pourvu qu’elle reçoive un certain revenu, elle se borne à laisser ses sujets travailler à produire le sucre, ou à confectionner des tissus, et c’est en suivant cette marche qu’elle peut se procurer l’assistance dont elle a besoin.

Les habitants de la Jamaïque n’ayant jamais eu la permission d’appliquer leur travail de réserve même à raffiner le sucre, sont obligés de l’exporter à son état le plus grossier ; et plus ils en expédient, plus le prix est bas et plus est considérable la proportion prélevée par le gouvernement ; mais le malheureux nègre est ruiné. L’Espagne, au contraire, permet aux habitants de l’île de Cuba de s’appliquer à toute occupation qui leur paraît devoir fournir une rémunération à leur travail et à leur capital, et, comme conséquence nécessaire de ce fait, les bourgs et les villes s’accroissent ; et le capital se porte vers la terre qui, de jour en jour, acquiert plus de valeur. La faculté d’avoir recours à d’autres modes de travail diminue la nécessité d’exporter le sucre ; et lorsqu’il est exporté en Espagne, le producteur peut prélever à son profit personnel presque la totalité du prix payé par le consommateur, le gouvernement ne réclamant qu’un droit de quinze pour cent.

« Des masses immenses d’individus se corrompant dans une inaction forcée encombrent le sol de l’Inde[219], » parce que la porte de l’atelier est interdite à l’Hindou, ainsi qu’au nègre de la Jamaïque. S’il tente de convertir son coton en fil, son fuseau est taxé proportionnellement à tout le bénéfice qu’il pourrait lui procurer ; s’il tente de faire de la toile, son métier à tisser est soumis à une lourde taxe, dont est affranchi son riche concurrent Anglais. Son fer et sa houille doivent rester au sein de la terre, et s’il ose même recueillir le sel qui se forme en cristaux sur le seuil de sa demeure, l’amende et la prison sont la récompense de son travail. Il doit produire le sucre pour être exporté en Angleterre, et y être échangé peut-être contre du sel anglais. L’ouvrier paye le sucre arrivé dans ce pays probablement à raison de 40 schell. le quintal, sur lesquels le gouvernement réclame un tiers, l’armateur, le négociant, etc., un autre tiers, et le tiers restant doit être partagé entre les agents de la compagnie, qui veut percevoir l’impôt et le pauvre ryot, qui veut se procurer le peu de sel qu’il consommera pour assaisonner son riz, et quelques lambeaux du coton de son voisin, sous la forme de tissu anglais, pour couvrir ses reins.

Le fer, grâce auquel la population pouvait améliorer ses procédés de culture et d’industrie, a peu de tendance à se porter vers l’Inde ; la moyenne de l’importation dans ce pays, en 1845 et 1846, n’a été que de 13.000 tonneaux, représentant une valeur de 160.000 liv. sterl., soit environ la valeur de 2 pence par cinq individus. On s’efforce aujourd’hui de construire des chemins de fer ; mais l’objet qu’on se propose en cette circonstance, c’est de continuer le système de centralisation et de détruire encore plus efficacement la puissance d’association ; en effet, on cherche ainsi à anéantir ce qui reste encore de l’industrie manufacturière indigène, et de cette façon à faire baisser le prix du coton. Malgré toutes les améliorations apportées dans le transport de cette denrée, le malheureux cultivateur qui la produit, obtient en échange moins qu’il y a trente ans ; et le résultat d’un nouveau progrès ne peut être que d’amener une réduction encore plus considérable, et de rendre encore plus déplorable la condition des individus qui produisent les subsistances et le coton. Jusqu’à présent, la faculté d’association continue à subsister dans le Punjab ; mais comme on se propose d’y tenir de grandes foires pour la vente des produits des manufactures anglaises, le jour ne peut être éloigné où la situation des nouvelles provinces deviendra semblable à celle des anciennes, aucun effort n’étant épargné pour mettre en œuvre le système qui a pour but de confiner toute la population dans les travaux agricoles et de la forcer à épuiser son sol. Il est nécessaire, dit M. Chapman, le grand avocat des chemins de fer dans l’Inde, que la relation « entre le producteur Indien et le filateur Anglais » devienne plus intime « et plus l’Anglais deviendra capable de dépasser la demande à l’intérieur, plus l’agriculteur indigène sentira fortement que son succès personnel dépend de ce fait, d’assurer et d’améliorer ses relations avec l’Angleterre, » c’est-à-dire plus le commerce peut être anéanti, et plus on peut empêcher les indigènes d’associer leurs efforts, plus augmentera, suivant l’opinion de M. Chapman, la prospérité de l’Inde. La centralisation a appauvri et dépeuplé, dans une proportion considérable, ce pays. Mais son œuvre n’est pas cependant achevée. Il reste encore à réduire la population du Punjab, de l’Afghanistan et du pays des Birmans à la même condition que la population du Bengale.

Qu’il y ait dans toute l’étendue de l’Inde, une diminution constante dans la puissance d’association, le développement de l’individualité, le sentiment de la responsabilité et la capacité pour le progrès, c’est ce que personne ne peut mettre en doute en étudiant avec soin les ouvrages qui traitent de ce pays. MM. Thompson, Bright, etc., font peser sur la Compagnie la responsabilité de tous ces faits ; mais en lisant les ouvrages de MM. Campbell et Sleeman, on ne peut hésiter à croire que sa direction est animée maintenant du désir sérieux d’améliorer le sort de ses infortunés sujets. Malheureusement, la Compagnie se trouve à peu près dans la position des propriétaires de terres de la Jamaïque, et elle est elle-même sur le penchant de sa ruine parce que ses sujets sont forcés de se borner à l’agriculture, et qu’ils reçoivent une portion bien faible sur la valeur de leur insignifiante quantité de produits. Aujourd’hui, comme au temps de Joshua Gee, la portion la plus considérable reste en Angleterre, dont la population consomme le sucre à bon marché, tandis que celui qui le produit meurt de faim dans l’Inde. On obtient le sucre et le coton à bon marché, en sacrifiant les intérêts d’une grande nation ; et tant que la politique de l’Angleterre continuera à parquer toute la population de l’Inde dans les travaux des champs, le sol continuera nécessairement à s’appauvrir, la puissance d’association continuera à décliner, et le gouvernement devra de plus en plus dépendre du pouvoir d’empoisonner le peuple chinois ; et conséquemment, il arrivera, que de quelques bonnes dispositions que soient animées les personnes chargées de remplir les fonctions gouvernementales, elles doivent se trouver de plus en plus forcées d’écraser le pauvre ryot, dans l’espoir de recueillir l’impôt.

§ 9. — Causes de la décadence de l’Inde.

Un éminent économiste anglais apprend à ses lecteurs que malgré « l’extrême bon marché du travail dans l’Inde et la perfection à laquelle sont arrivés depuis longtemps les indigènes, le génie merveilleux de nos mécaniciens, l’admirable dextérité de nos ouvriers, et notre immense capital ont contrebalancé, et bien au-delà, la prime en apparence insurmontable des salaires élevés et ont permis à nos manufacturiers de renverser tout obstacle, et de triompher du travail à meilleur marché, des matières premières à portée des producteurs et de l’industrie traditionnelle des Hindous ; et que, par suite, la fabrication indigène a reçu une atteinte dont il n’est pas probable qu’elle se relève jamais[220]. »

« De Smyrne à Canton, de Madras à Samarcande, dit ailleurs le même écrivain, nous supplantons les producteurs indigènes, » et, conséquemment, nous annihilons cette puissance d’association qui permet à l’homme de commander les services de la nature et de passer de l’état d’esclavage à l’état de liberté.

Le capital augmente toujours à mesure que le salaire devient plus élevé, et diminue à mesure que le salaire baisse. Le salaire hausse toujours en même temps que diminue la nécessité d’effectuer des changements de lieu, et baisse toujours à mesure que celle-ci augmente. Les mesures auxquelles on a eu recours pour détruire les manufactures de l’Inde, avaient pour but d’accroître cette nécessité de la part de l’Indien producteur de subsistances et de coton, et de lui infliger un impôt plus dur que tout autre qu’on eût pu inventer, et de le diminuer de la part du producteur de subsistances anglais, et de l’affranchir ainsi de l’impôt auquel il avait été soumis antérieurement ; et l’on peut constater le résultat de cet état de choses par la hausse du salaire et l’accumulation rapide du capital chez le dernier, aussi bien que par la baisse du salaire et la disparition du capital chez le premier. Lors donc que M. Mac Culloch, en énumérant ainsi les causes du changement qui a eu lieu, omet d’ajouter cette autre cause, l’exercice de la puissance par les forts à l’égard des faibles, de la puissance des trafiquants associés sur les individus disséminés qui veulent entretenir le commerce, il passe sous silence le plus important de tous les éléments du calcul. L’Hindou était aussi capable que l’Anglais d’appliquer les machines d’Arkwright, et si le peuple d’Angleterre et celui de l’Inde n’eussent formé qu’un seul peuple, si leurs droits eussent été considérés comme égaux, ces machines seraient arrivées jusqu’aux champs de coton de l’Inde, permettant aux membres de sa population de s’associer encore plus étroitement, de combiner plus intimement leurs opérations, de développer d’une façon plus complète, leurs facultés individuelles, et d’entretenir encore sur une plus grande échelle le commerce intérieur et extérieur. Sous l’empire de pareilles circonstances, l’Inde aujourd’hui présenterait le spectacle de la plus haute prospérité ; à sa place, nous ne rencontrons qu’une série constante de famines et d’épidémies, accompagnées de l’amoindrissement de l’individualité et de la liberté ; amenant nécessairement à sa suite une succession constante de guerres, en vue d’acquérir de nouveaux territoires, pour y trafiquer, et la faculté constamment croissante de percevoir l’impôt qui doit entretenir le jeu de la machine gouvernementale[221].

L’histoire du monde n’est que le récit des efforts de quelques individus, qui avaient la force en main, pour restreindre le développement de la puissance d’association, empêcher l’organisation de la société, intervenir dans l’entretien du commerce, retarder la conquête de cet empire sur la nature qui constitue la richesse, et asservir ainsi une minorité faible. Chacune de ces pages offre la preuve du caractère instable de toute prospérité obtenue à l’aide de mesures qui violent cette loi si importante, cette loi fondamentale du christianisme, exigeant que nous respections les droits d’autrui comme nous voudrions qu’ils respectassent les nôtres ; mais aucune page ne nous offre une leçon plus instructive que celle où se trouvent consignés l’anéantissement du commerce dans l’Inde, et le développement en Angleterre de ce paupérisme qui a donné naissance à la doctrine de l’excès de population. Tous deux se sont accrus et doivent décroître ensemble, les mesures nécessaires pour soulager les Hindous étant exactement celles qui le sont aussi pour extirper le paupérisme parmi les Anglais.


CHAPITRE XIV.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Tableau des Phénomènes observés dans les quatre grandes sociétés que nous avons citées plus haut. Différentes sous tous les autres rapports, elles se ressemblent quant à ce fait, qu’elles ont été privées de tout pouvoir de diversifier les emplois de leur activité, et se sont trouvées ainsi contraintes de dépendre davantage du voiturier et du trafiquant.

Le lecteur a eu maintenant sous les yeux le tableau des mouvements de quatre nations d’une importance considérable, et d’un assemblage de nations, comprenant dans son ensemble une population de 200 millions d’individus, soit un cinquième de la population totale du globe. Toutes ont été soumises à ce système de politique qui cherche à empêcher l’association ou la combinaison des efforts, et à maintenir à son apogée le plus vexatoire de tous les impôts, celui qui résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu de la matière, et qui exige, pour sa mise à exécution, des navires et des chariots. Chez toutes ces nations, le lecteur a pu voir que les mêmes résultats ont été obtenus, à savoir : accroissement dans la part proportionnelle du travail de la société, qui doit être nécessairement consacrée à l’œuvre du transport ; accroissement dans les proportions et dans la puissance de la classe qui vit de la simple appropriation ; diminution de la part proportionnelle du travail de la société, qui peut être consacrée à augmenter la quantité des denrées susceptibles d’être transportées ou échangées ; diminution de la liberté et ruine du commerce. On pourrait ajouter d’autres nations, et la liste pourrait s’étendre de manière à embrasser tous les pays du monde où augmente la part proportionnelle du travail, qui doit être consacrée, nécessairement, à l’œuvre du transport ; en effet, c’est dans la nécessité d’effectuer les changements de lieu que réside le principal obstacle au progrès humain, au développement de l’intelligence, à l’accroissement de la liberté et du commerce, ainsi que l’avait vu si nettement Adam Smith, lorsqu’il insistait auprès de ses compatriotes sur l’avantage découlant de ce fait, la conversion du blé et de la laine, denrées encombrantes, en drap condensé sous un petit volume, et pouvant si facilement s’exporter jusqu’aux points les plus reculés de l’univers. Toutes les fois que la marche suivie par l’homme se dirige dans la voie qui se trouvait ainsi indiquée, et partout où, conséquemment, celui-ci surmonte peu à peu les obstacles qui entravent le commerce, la proportion existante entre les classes qui s’occupent du trafic et du transport et le reste de la société, diminue nécessairement ; et alors il devient, d’année en année, plus civilisé. Toutes les fois, au contraire, que le manufacturier disparaît et partout où se produit ainsi la nécessité croissante d’exporter les denrées à l’état brut, il se manifeste une tendance directement contraire ; l’homme alors retombe dans la barbarie, par suite de l’amoindrissement de la puissance d’association. Ce dernier cas est celui que nous voyons se produire dans tous les pays dont nous avons précédemment esquissé l’histoire ; et il en est ainsi, par la raison que le système, auquel ils ont été soumis, tend à établir pour le monde entier un atelier unique, auquel doivent être expédiés les produits bruts du globe, en subissant les frais de transport les plus coûteux. Dans tous ces pays, conséquemment, chaque jour la nature acquiert sur l’homme un pouvoir plus étendu. Dans tous, la richesse diminue, en même temps que décroît constamment la valeur de l’individu qui, d’année en année, devient, de plus en plus l’esclave de son semblable.

On dira peut-être, toutefois, que la population de l’Inde est indolente ; que la population turque est mahométane et fataliste et, d’ailleurs, incapable d’entrer en concurrence avec celle des îles britanniques ; que les Portugais et les Irlandais professent une croyance religieuse qui s’oppose au développement de l’intelligence ; que les travailleurs de la Jamaïque sont peu éloignés de l’état de barbarie, et que c’est à de pareils faits qu’il faut attribuer la faiblesse croissante des diverses sociétés dont nous avons déjà exposé la situation. Cependant les sujets de l’empire turc avaient, il y a un siècle, exactement la même façon de penser qu’aujourd’hui, et ils s’y attachaient encore plus fermement que dans les temps modernes ; le commerce qu’on entretenait alors avec eux était estimé comme la portion la plus importante de celui de l’Europe occidentale. Les Maures éclairés du midi de l’Espagne avaient la même croyance que celle des peuples habitant encore aujourd’hui les rivages de l’Hellespont ; mais il n’y existait, à notre connaissance, aucun obstacle à la civilisation. Les Portugais ne sont pas plus catholiques que ne l’étaient leurs devanciers qui conclurent le traité de Methuen, et dont le commerce était regardé comme si important. Les Portugais, ainsi que les Irlandais, avaient la même croyance que les Français, parmi lesquels l’agriculture et l’industrie font maintenant de si rapides progrès, et chez lesquels l’individualité se développe à un si haut degré. Les nègres importés à la Jamaïque n’étaient pas plus barbares que ne l’étaient ceux admis dans la Virginie et la Caroline, et cependant, tandis que chacun de ces derniers est représenté par sept de ses descendants, les colonies britanniques n’en offrent aux regards que deux, pour cinq introduits autrefois dans le pays. Les raisons que nous venons d’exposer ne rendant pas compte de l’état de choses retracé par nous, il faut chercher ailleurs les causes de son existence.

Différentes de croyance religieuse, de couleur, de degrés de latitude et de longitude, ces sociétés sont semblables seulement sous ce rapport, qu’elles ont été dépouillées du pouvoir de diversifier les travaux de leurs membres, de manière à développer leurs diverses individualités et à les rendre ainsi, propres à cette association sans laquelle l’homme ne peut obtenir le pouvoir de commander les services de la nature. Bornées entièrement à l’agriculture, elles ont été forcées d’en exporter les produits à leur état le plus grossier ; procédé qui implique l’épuisement du sol sur lequel elles doivent compter pour leur entretien, avec une diminution constante dans la rémunération des efforts humains. Sous l’empire de pareilles circonstances, le commerce dut nécessairement décliner, et la puissance du trafiquant et de celui qui transporte les produits, devaient s’accroître aussi inévitablement, tandis que le cultivateur deviendrait, de plus en plus, un pur instrument entre les mains de ceux qui vivaient uniquement de leur puissance d’appropriation. Il est évident que c’est là ce qu’il fait dans tous ces pays ; et l’on ne peut mettre en doute, un seul instant, que ce sont là les conséquences forcées d’un système qui cherche à empêcher l’association, et à diminuer le développement des facultés latentes de l’homme. En attribuant donc à ce système l’état de choses existant, nous obtenons une seule cause, importante et uniforme, à savoir : une politique tendant à la production de la barbarie, amenant les disettes et les épidémies, aboutissant à la ruine et à la mort, et donnant ainsi une apparence de vérité à la théorie de l’excès de population.

§ 2. — Résultats funestes de la nécessité croissante d’avoir recours aux services du trafiquant.

Pour que l’homme acquière du pouvoir sur la nature, il est indispensable que le marché destiné à son travail et aux produits de ce travail soit rapproché de lui. Lorsque ce marché est éloigné, quelque parfaits que puissent être les moyens de transport, l’engrais ne peut être restitué à la terre, et si la puissance productrice de celle-ci n’est pas entretenue, l’homme et la terre doivent s’appauvrir à la fois, en même temps qu’il y a diminution constante dans la possibilité d’entretenir le commerce. Les facilités de transport dans toute l’étendue de l’Irlande avaient été considérablement augmentées dans le demi-siècle qui vient de s’écouler ; mais à chaque phase de progrès, les famines et les pestes furent à la fois plus fréquentes et plus cruelles, jusqu’à ce qu’enfin l’achèvement d’un réseau étendu de chemins de fer fut signalé par un de ces fléaux, sévissant avec une intensité qui dépassa de beaucoup toutes les épidémies antérieures. A chacune de ces phases la puissance d’association diminua, le sol s’appauvrit plus rapidement ; et maintenant ceux qui le cultivaient abandonnent partout les demeures qui ont abrité leur jeunesse ; partout ses propriétaires sont dépossédés ; et ses hommes d’intelligence ont presque entièrement disparu.

Les chemins de fer sont construits maintenant pour et non par la population de l’Inde, mais leurs résultats doivent inévitablement être les mêmes que ceux observés en Irlande. Le but en vue duquel ils sont faits, c’est de développer davantage l’exportation des produits bruts du sol, et d’étendre encore la puissance centralisatrice du trafic ; ce qui doit amener un épuisement plus considérable du sol, la diminution de la puissance d’association parmi ceux qui l’occupent, et la décadence plus rapide de commerce. Le peu qui subsiste encore des manufactures de l’Inde, doit bientôt disparaître, et le coton doit être, de plus en plus forcé de se frayer sa voie, en abandonnant l’individu qui le produit au cœur de l’Inde, pour arriver au voisin immédiat du producteur, — et même à sa propre femme et à ses enfants, — par la route, faisant de nombreux circuits, de Calcutta, de Bombay et de Manchester ; système qui entraîne l’emploi des bœufs, des chariots, des navires et des wagons de chemins de fer, avec une augmentation constante dans la part proportionnelle du travail de la société nécessaire pour effectuer les changements de lieu, et la diminution de celle que l’on peut consacrer à accroître la quantité de produits susceptibles d’être transformés ou échangés. Plus on fera de chemins de fer dans l’Inde, plus sera faible la demande de travail et moins sera élevé le prix du coton[222]. Plus se développera la tendance des Indiens à abandonner leurs femmes et leurs enfants et à émigrer sur les plantations sucrières de l’île Maurice pour y chercher des moyens d’existence, plus doit diminuer la puissance d’association et moins doit être prononcée la tendance au développement de l’individualité au sein de la population.

Le Mexique a décliné constamment depuis le moment où le trafic avec ce pays est devenu plus libre pour le monde. Si nous voulons trouver la cause de sa décadence et de sa dissolution imminente, nous devons la chercher dans ce fait, que ses manufactures ont presque complètement cessé d’exister, que l’individualité s’est amoindrie et que le trafic a remplacé le commerce. Dans l’Amérique espagnole, en général, les mêmes phénomènes se sont présentés, le travail exigé pour le transport augmentant dans une proportion constante, et le travail consacré à la production diminuant, avec une diminution constante dans la puissance productrice du sol pour récompenser le travail, et diminution dans le pouvoir de l’individu pour soumettre à la culture les terrains plus riches. L’Italie, la Grèce, l’Afrique, le Brésil et les îles si fertiles de l’Océan Indien sont placés dans une situation analogue, faisant peu de commerce entre eux et forcés de dépendre presque exclusivement du trafic avec des pays éloignés. Les souffrances de la population des îles Ioniennes sont aussi fréquentes que les famines chez les habitants de Madère ; et par la raison, que ces individus étant forcés de dépendre exclusivement de l’agriculture, il y a nécessairement une déperdition incessante de capital.

Plus la puissance pour le bien est considérable, plus elle l’est aussi pour le mal. Les poisons les plus énergiques constituent les remèdes les plus actifs ; et les individus que leurs facultés rendent le plus propres à devenir les bienfaiteurs de l’espèce humaine sont précisément ceux qui sont le plus funestes à la société, lorsqu’ils ont des dispositions vicieuses. La vapeur et la poudre à canon, employées à propos, offrent à l’homme des avantages inappréciables ; mais dans le cas contraire, leur puissance pour faire le mal est en raison de leur puissance de rendre service. Il en est de même à l’égard du corps humain et de son alimentation ; la nourriture qui est susceptible, dans un certain état de l’organisation, de produire la plus grande somme de force, est précisément celle qui, dans un certain autre, tend le plus à détruire la force et à anéantir la vie. Il en est de même à l’égard des routes et des autres améliorations. Pour une société excellemment organisée, — une société où existe à un haut degré la diversité des travaux, et dont le commerce, en conséquence, est considérable — toute route nouvelle amène avec elle l’accroissement de l’empire sur la nature ; tandis que pour celle où l’organisation n’existe que dans de faibles proportions, la construction de chaque route ne peut que fournir un nouveau moyen d’épuisement, au moyen duquel le sang même qui entretient sa vie peut plus facilement lui être enlevée, ainsi que nous l’avons vu à l’égard de l’Irlande. Le trafic a été « le fléau de la Polynésie ; » et plus sa puissance devient considérable aujourd’hui, plus devient rapide le progrès de ses effets funestes parmi la population des îles. Le trafic a été le fléau de l’Afrique septentrionale et occidentale ; et les Hottentots disparaissent du globe à mesure qu’augmente la facilité des relations avec les étrangers. Le trafic fait disparaître les aborigènes de l’Ouest et il produira à l’égard des Japonais, lorsqu’une fois il aura été introduit parmi eux, précisément le même résultat qu’il a déjà produit à l’égard de la population des Îles Sandwich et de celle de l’Inde.

Si les choses se passent ainsi, il faut l’attribuer uniquement à ce fait, que les sociétés en sont encore à connaître et à apprécier l’avantage qu’elles recueilleraient, en pratiquant dans leurs relations avec d’autres sociétés plus faibles, cette grande loi qui prescrit à l’homme de faire à autrui ce qu’il voudrait qu’on lui fît lui-même. En politique, la moralité est inconnue ; et il suit de là, comme conséquence nécessaire, que le bien important et durable est constamment sacrifié à un profit insignifiant et temporaire ; les nations étant partout dirigées dans leur conduite par des motifs exactement semblables à ceux qui, si souvent, poussent l’individu à gagner une place dans la prison pénitentiaire en volant dans la poche de son voisin, lorsqu’en suivant une conduite différente il pourrait sans peine se mettre dans une situation d’aisance et de bien-être permanents[223].

Si la population africaine eût été instruite dans les véritables voies de la civilisation, si elle eût appris, conformément au conseil d’Adam Smith, à rassembler ses matières premières et à les rendre ainsi propres à être transportées au loin, elle pourrait, aujourd’hui, avoir de nouvelles routes et serait préparée à approvisionner l’Europe, dans une proportion presque illimitée, des productions des tropiques, tandis qu’elle-même aurait fait de rapides progrès, sous le rapport du développement de ses diverses facultés. Si l’on eût laissé les Irlandais, les Turcs et les Portugais, acquérir et développer l’industrie manufacturière, aujourd’hui ils augmenteraient considérablement le fonds de matières premières nécessaires à l’approvisionnement du monde, et le commerce avec ces peuples aurait acquis une grande importance. S’il est devenu tout à fait nul, cela tient à ce fait, qu’ils ont été contraints d’entretenir des relations commerciales sur le pied de liberté, avec des sociétés jouissant d’une organisation plus avancée que la leur, puissantes pour le bien et le mal, et employant leur puissance comme un moyen de s’assurer des profits pour elles-mêmes. Cherchant toujours le bien présent et momentané, en même temps qu’elles n’avaient nul souci du dommage futur et durable, ces dernières ont cherché à se fortifier en affaiblissant toutes celles qui les environnaient. Agir ainsi avec intention serait un crime ; mais, comme résultat de l’ignorance des vrais principes de la science sociale, çà été « une faute, » et conséquemment, suivant le jugement énoncé par Talleyrand, on devrait le considérer comme étant même pire qu’un crime.

§ 3. — Le système anglais ne tend qu’à l’accroissement du trafic. Un intérêt personnel éclairé chercherait à favoriser le commerce.

Un intérêt personnel éclairé apprend à tous les hommes qu’ils profitent des progrès de ceux qui les entourent ; et cela est vrai à tel point que nous voyons dans une partie considérable de notre pays (aux États-Unis), les riches contribuant volontiers, et pour une large part, à l’éducation de leurs voisins pauvres ; et, par suite, se trouvant remboursés avec usure par la plus grande sécurité qu’ils obtiennent ainsi, pour la jouissance de leurs droits d’individu et de propriétaire. Là où ce sentiment existe, les liens deviennent plus étroits entre ceux qui sont forts physiquement et intellectuellement, et ceux qui sont faibles sous ces deux rapports, et tout le monde s’en trouve mieux ; mais lorsqu’il existe un sentiment contraire, lorsque chaque individu cherche à faire une proie de son semblable, moins les relations sont étroites, mieux cela doit valoir pour tous. C’est ce dernier état de choses qu’on trouve dans les premiers siècles de la société, lorsque le soldat et le trafiquant sont les maîtres des individus qui les entourent ; tandis que le premier état est celui qui tend à naître, à mesure que la puissance productive de la terre se développe de plus en plus, à mesure que la richesse augmente, que les hommes deviennent plus capables de vivre en relation les uns avec les autres, que le commerce s’accroît, et que la société tend, de jour en jour, à revêtir une forme plus parfaite.

Dans la première de ces conditions, la société se trouvant dans un état de développement peu avancé, la résistance à la gravitation est à la vérité très-faible. Dans la dernière, — qui est celle où les diverges facultés de l’individu se développent convenablement, — la force d’attraction est considérable. Dans la première, il y a peu de puissance pour faire le bien ou le mal. Dans la dernière, il y en a beaucoup pour faire l’un ou l’autre, ou tous les deux à la fois ; et quant à savoir si l’existence de cette puissance sera un bienfait ou un fléau pour l’espèce humaine prise en masse, cela dépend autant de la façon dont sera dirigée sa force sociétaire, qu’on le voit dans le cas de la vapeur, tantôt servant à se procurer plus facilement les subsistances et les vêtements, et tantôt à battre en brèche les remparts d’une ville et à détruire la vie humaine.

Entre deux sociétés séparées par les différences que nous avons retracées plus haut, un intérêt personnel éclairé devait engager la plus forte à protéger et à fortifier la plus faible, à rendre plus facile la division des travaux et le développement de l’individualité, à augmenter la puissance d’association, dans le but de rendre sa voisine capable d’acquérir l’empire sur les forces de la nature, et d’aider ainsi au développement de la liberté et du commerce. Telle n’est pas cependant, et telle n’a jamais été la politique des nations ; et cela par la raison qu’elles n’ont été (et au plus haut point) que de purs instruments aux mains de la classe d’individus qui vit de l’appropriation : le soldat, le propriétaire d’esclaves et l’homme d’État. C’est à cette cause qu’il faut attribuer, que même en ce qui concerne les États-Unis, on a vu chez eux une disposition si prononcée à dépouiller et à opprimer leurs voisins plus faibles, — la république mexicaine et les misérables restes des peuplades indigènes. Même aujourd’hui, au lieu de donner à cette république les conseils amicaux ou l’assistance, grâce auxquels elle pourrait peut-être sortir de son état d’abaissement, le peuple américain et son gouvernement attendent avec impatience le moment où il deviendra possible de conclure de nouveaux traités, à l’aide desquels ils pourront plus facilement opérer la résolution de la société mexicaine en ses éléments primitifs, et acquérir ainsi de nouveaux territoires. Animés par l’esprit de trafic, ils cherchent à faire de bons marchés, peu soucieux de leur effet à l’égard du peuple avec lequel ils sont faits. De là vient que le trafic se développe aujourd’hui à mesure que le commerce diminue ; que les villes s’accroissent en étendue à mesure que les bourgs et les villages deviennent moins populeux ; que la propriété foncière dans les anciens États devient de moins en moins divisée ; que la centralisation politique et trafiquante remplace rapidement l’activité locale qui régnait autrefois ; que l’esclavage de l’homme est maintenant envisagé comme n’étant qu’une conséquence des grandes lois naturelles établies par le Créateur de tout le genre humain, et que la défiance a si complètement remplacé aujourd’hui la confiance qu’éprouvait autrefois la population tout entière de ce continent, pour les sentiments d’honneur et de loyauté du gouvernement américain.

Aucun peuple cependant n’a suivi cette marche aussi constamment que le peuple anglais, le seul dont le système a cherché, de tout point, à favoriser les intérêts du trafiquant, et le seul peuple aussi qui maintenant proclame, comme son principe souverain, la devise du trafiquant : achète sur le marché où les produits sont à plus bas prix, et vend sur le marché où ils s’achètent au prix le plus élevé. Aucun peuple ne s’est livré au trafic aussi systématiquement ; aucun n’a autant opprimé le commerce. Prohibant l’association là où elle n’existait pas encore, et l’anéantissant là où elle existait, on peut constater les résultats produits, en considérant cette réduction au niveau uniforme de simples cultivateurs de la terre, de la population de toutes les sociétés soumises à son système, et la décadence et la ruine des sociétés elles-mêmes, ainsi qu’elles se révèlent dans les cas divers que nous avons cités plus haut. Dans toutes ces sociétés il y a, chaque année, diminution de ces diversités dans les travaux de la société, nécessaires pour le développement des facultés intellectuelles et la perfection de l’organisation. Dans toutes, la société devient, d’année en année, plus imparfaite et obéit davantage à la force de gravitation[224]. Dans toutes il y a, chaque année, accroissement de la centralisation ; et la centralisation, l’esclavage et la mort marchent toujours de conserve ; dans toutes, la difficulté de se procurer les subsistances augmente constamment, et dans toutes, conséquemment, trouve appui cette idée, que la population tend à s’accroître plus rapidement que les subsistances pour l’entretien de l’homme. Ce ne sont là pourtant que les conséquences qui, dans l’état d’immoralité des nations, actuellement existant, doivent résulter partout de la liberté complète de relations commerciales entre une société forte et développée convenablement d’une part, et de l’autre, une société faible et imparfaite[225].

§ 4. — Déperdition constante du capital dans tous les pays soumis au système anglais.

La machine à vapeur digère le combustible, et il y a production de force. L’homme digère du combustible sous la forme de nourriture, à l’aide de laquelle il obtient la faculté d’appliquer au travail son corps ou son intelligence, ou tous les deux à la fois. Semblables, quant à ce fait, que tous deux digèrent un capital sous une certaine forme et le reproduisent sous une autre, l’homme et la machine diffèrent sur un point important : tandis que la locomotive en fer peut subsister sans nourriture, l’homme ne le peut pas. Le directeur d’un chemin de fer évite avec soin de consommer du combustible lorsqu’il n’a pas besoin des services de la machine, sachant bien qu’agir ainsi serait perdre le capital. Celui qui dirige la locomotive humaine doit brûler du combustible lors même qu’il n’y a pas demande de force ; et de là vient que dans les pays où la diversité des travaux diminue, et où le commerce diminue conséquemment, la quantité de capital consommé dépasse la quantité reproduite, dans une proportion assez considérable pour faire disparaître la richesse et ramener l’homme à sa condition première, celle d’esclave de la nature. La force musculaire et l’énergie intellectuelle sont dépensées en pure perte, en même temps que la puissance productive du sol décroît d’année en année, par suite de la disparition incessante des éléments constituants de l’alimentation et des vêtements ; système auquel la nature a attaché, comme châtiments inévitables, la pauvreté, la famine, la maladie et la mort.

On dira peut-être que les peuples de tous les pays que nous avons cités ne sont pas civilisés ; qu’ils ont de la répugnance pour le changement, lors même que le changement est un progrès ; qu’ils continueraient volontiers de faire usage des misérables instruments par lesquels ils remplacent les charrues, les houes et les machines à vapeur, lors même qu’on leur offrirait ces dernières. Mais un pareil état de choses résulte inévitablement de ce qu’ils ne peuvent entretenir pour eux-mêmes des centres locaux d’action, fournissant la force attractive nécessaire pour résister à une attraction centrale aussi considérable que celle qui existe dans les colonies anglaises. L’attraction locale est aussi nécessaire pour le maintien des agglomérations sociales vis-à-vis l’une de l’autre, que l’est la gravitation locale en présence du soleil. Sous l’influence centralisatrice de l’Angleterre, les sociétés humaines qui constituent l’Inde, l’Irlande, le Portugal et la Turquie, se sont décomposées si complètement qu’elles ne forment plus guère aujourd’hui qu’une masse de ruines, et elles doivent rester dans cet état tant qu’il n’y aura pas de changement de système. Les choses s’étant ainsi passées en ce qui concerne les sociétés anciennement fondées, combien il eût été impossible, nécessairement, d’établir à la Jamaïque un système quelconque d’attraction opposée, lors même qu’il n’eût existé aucune de ces prohibitions imposées à l’industrie manufacturière, sur lesquelles nous avons appelé antérieurement l’attention du lecteur ! C’est le premier pas dans la voie du progrès qui est toujours le plus difficile à faire et le moins productif ; mais on ne peut jamais faire ce pas, s’il existe un système interdisant l’association et armé du pouvoir de donner à la prohibition son plein et entier effet. C’est en cela que consiste la difficulté, et non dans le caractère du peuple. Hors de l’Irlande, les Irlandais ont fait voir, dans tous les temps et partout, qu’ils possédaient toutes les qualités nécessaires pour produire l’une des nations les plus éminentes de l’univers. Les Portugais de nos jours possèdent toutes les facultés de leurs devanciers ; mais ces facultés demeurent à l’état latent, attendant que l’on provoque leur réveil et leur activité ; et c’est ce qui arrivera toutes les fois qu’on aura obtenu la possibilité de s’associer. Les facultés de l’Hindou sont aujourd’hui aussi puissantes qu’au moment où l’Europe était redevable à l’Inde de tous les beaux produits dont elle faisait usage ; et quant à ce qui concerne ses qualités morales, tout le monde s’accorde à lui reconnaître le caractère le plus élevé[226]. Il y a deux siècles, la population turque entretenait dans son sein même un commerce considérable, et elle pourrait faire davantage aujourd’hui, si elle avait les mêmes facilités que celles dont jouissaient ses devanciers. Il en est de même à l’égard de la population de la Jamaïque, à laquelle on a donné une liberté nominale, mais sous l’influence de circonstances qui amènent une destruction constante du capital, et une diminution également constante dans la faculté d’entretenir le commerce.

Le commerce économise la force résultant de la consommation des subsistances et des vêtements, et de là vient que le capital se forme vite dans les pays où la faculté de s’associer se développe rapidement, en même temps qu’il y a tendance constante à l’accroissement dans la possibilité de rembourser la dette contractée à l’égard de la terre, notre mère puissante. Le commerce diminue avec chaque accroissement dans la nécessité de recourir aux services du trafiquant ; et cela, par la raison que chaque pas fait dans cette direction est suivi d’une perte plus considérable de cette force physique et intellectuelle qui constitue la partie la plus importante du capital réel d’un pays, représentant celle qui, sous la forme de subsistances, se consomme de jour en jour. Évalué à raison de 25 cents par tête, le capital consommé chaque jour aux États-Unis est d’environ sept millions de dollars, un peu moins de cinquante millions par semaine, soit deux mille six cent millions par an. La perte forcée, même d’une seule heure par jour, équivalant à une perte annuelle de plus de deux cents millions, combien doit être énorme la perte des communautés sociales placées dans la situation où se trouvent l’Irlande et l’Inde, chez lesquelles on n’emploie pas même un dixième de la force physique et intellectuelle ! Ajoutez-y la déperdition résultant de l’épuisement constant du sol ; et l’on verra que le préjudice causé seulement au premier de ces pays, par suite de ce qu’il est borné au travail agricole, exclusivement, l’emporte trois fois et au-delà sur ce qu’il serait payé par le don gratuit des exportations de l’Angleterre dans le monde entier.

Annulez dans l’Angleterre même ces différences de travaux, qui, en même temps, la rendent apte et l’amènent à l’association, et sa population retombera à la condition des serfs du règne des Plantagenets ; et il en serait de même à l’égard de tous les autres pays de l’Europe. L’association est la condition de l’existence de l’homme, de l’être fait à l’image du Créateur. A l’aide de l’association et d’elle seulement, il obtient le pouvoir de disposer en maître des grandes forces de la nature. Lorsqu’elle lui est refusée, il déchoit jusqu’à la condition d’esclave de la nature et de son semblable, et c’est alors que la population devient surabondante.

§ 5. — Frottement énorme et déperdition de force qui en résulte, produits par la nécessité croissante d’avoir recours à la navigation.

Toute diminution dans le commerce et tout accroissement dans la nécessité d’employer les instruments de transport sont suivis d’un accroissement dans le pouvoir, d’un petit nombre d’individus qui vivent du trafic ou de la guerre, de taxer le plus grand nombre pour l’accomplissement de leurs desseins, et d’une diminution dans le pouvoir de ceux-ci de se défendre contre cette taxe. Plus est considérable l’excédant qui a besoin d’être transporté, plus augmentent les facilités de s’entendre pour l’abaissement des prix et l’élévation du fret et des frais divers, et plus augmentent, en conséquence, les bénéfices du trafiquant, en même temps qu’il y a un accroissement considérable dans sa part proportionnelle de la totalité des produits. Moins il y a de commerce et moins il y a demande de travail, plus est grande la facilité avec laquelle les armées peuvent se recruter, au profit de l’individu qui vit en dépouillant son voisin. Dans aucun pays du monde le commerce n’a subi une aussi grande décadence que dans l’Inde : et c’est là que nous assistons à une suite constante de guerres entreprises pour l’extension du trafic[227], guerres dont le compte de frais n’est pas présenté au peuple anglais, pour lequel elles se font, mais, ainsi que M. Cobden le dit avec tant de vérité, « aux malheureux ryots de l’Hindostan[228]. » Et, lorsqu’il se trouve que les nouveaux territoires ne donnent pas de profit, le pauvre travailleur est taxé de nouveau pour maintenir le gouvernement dans des possessions acquises de cette manière.

La population blanche et noire de la Jamaïque n’était intéressée en aucune façon aux guerres de la Révolution française ; et cependant, plus de la moitié du prix payé pour le sucre produit par cette population par leurs concitoyens anglais fut appliqué au remboursement des dépenses de ces guerres. Il en est de même de l’Irlande, écrasée d’impôts pour subvenir aux dépenses de guerres où elle n’avait rien à gagner, et dont le principal résultat était de transformer en soldats, à raison de 6 pence par jour, des millions d’individus, qui, sous l’influence d’un système différent, seraient devenus des artisans ou des cultivateurs excellents. Tout accroissement dans la nécessité d’avoir recours au transport étant une cause d’épuisement, on voit la prééminence du trafic, accompagnée en tout pays du désir de faire la guerre, considérée comme un moyen d’étendre la sphère des opérations de celui-ci. Semblable à Alexandre, le trafic aspire à conquérir de nouveaux mondes, parce qu’il voit sans cesse lui échapper les conquêtes qui devaient réaliser les espérances formées[229].

Qu’il en doive toujours être ainsi, et qu’une pareille discordance soit la conséquence nécessaire d’un système ayant pour but d’exagérer les difficultés résultant de la nécessité d’effectuer les changements de lieu, c’est ce qui deviendra évident pour le lecteur s’il considère les faits suivants : Les navires ne doivent être regardés que comme des ponts flottants, et lorsque nous les disposons bout à bout, nous pouvons déterminer la proportion de leur capacité pour occuper la place du commerce, ainsi qu’on les a rendus propres à le faire, dans toutes les opérations concernant les milliards d’individus dont se composent les populations de l’Irlande, de l’Inde, de la Turquie et du Portugal. Un pied, en longueur, d’un navire, étant à peu près l’équivalent de 10 tonneaux, pour jeter sur l’océan Atlantique un pont formé de navires, de manière à créer une route de trente pieds de largeur, il faudrait plus de soixante millions de tonneaux ; mais, pour construire un pareil pont, reliant à l’Angleterre l’Inde, l’Australie et l’Amérique, il faudrait dépenser plusieurs centaines de millions ; et comme le tonnage total de l’océan pour le monde entier n’excède pas cinq millions, il suit de là, que la totalité des navires existants aujourd’hui ne fournit pas un moyen de communication avec le marché unique sur lequel les matières premières doivent être converties en tissus et en fer, équivalant à une route d’un pouce de largeur. C’est cependant par un passage aussi étroit, d’une longueur de trente milliers de milles, que l’Hindou, qui produit le coton, entretient le commerce avec son voisin immédiat, qui a besoin de consommer des tissus. C’est par un passage aussi étroit, d’une longueur de quelques milliers de milles, que la population du Portugal et de la Turquie entretient entre ses membres et avec le monde entier, et que la population de la Jamaïque, en ce moment, accomplit tout échange de service réciproque ; d’où découle cette conséquence qu’il n’existe aucune circulation d’individus ou de produits, ni aucune valeur attachée à leur travail ou à leur terre.

Ainsi bornés à l’emploi d’un passage aussi étroit que l’est celui-ci, il suit de là, nécessairement, que lorsque la nature est le plus prodigue de ses dons, lorsqu’elle répand avec abondance ses bienfaits sur le peuple qui fait croître le riz, le blé, le coton ou la laine, les marchés s’encombrent de produits, pour la ruine des producteurs, mais en permettant à l’individu chargé du transport de se féliciter de ses rapides accumulations. En outre, le fait même de la proportion considérable de ses profits tend à rendre l’engorgement encore plus complet ; et, par cette raison, que plus est considérable la proportion de la cargaison, plus est faible la part du producteur, et moins il devient possible à ce dernier de faire des achats sur le grand marché central, et d’aider ainsi à ce qu’on lui demande les matières premières que lui-même a fournies. De là résulte ce fait remarquable, que c’est précisément au moment où les tissus de coton sont au prix le moins élevé, que le planteur peut le moins être à même d’en acheter, et qu’au moment où le sucre raffiné est au meilleur marché, le planteur de canne à sucre peut le moins être à même d’en consommer.

Plus se prolongent l’intervalle de temps qui doit s’écouler et l’espace à parcourir entre la production et la consommation, plus le frottement doit être considérable, moins doit l’être le mouvement de la société ainsi que sa force, mais plus doit augmenter la puissance du trafiquant, de l’individu chargé du transport et du préteur d’argent ; plus doit être large la proportion du produit qui leur revient, et s’accroître la tendance à la génération de ce mal appelé l’excès de population, avec son escorte ordinaire, la famine, les maladies et la mort.

§ 6. — Origine de l’idée d’excès de population.

Plus la circulation est rapide, plus doit être considérable l’économie de la puissance humaine et la force de la société elle-même. Moins est grande la rapidité de circulation, plus doit être considérable la perte de puissance, et moins il doit y avoir de force. Pour qu’il y ait mouvement dans la société, il faut qu’il y ait variété dans les demandes adressées aux diverses facultés de l’homme. Aucune demande pareille n’existant dans aucun des pays que nous avons déjà cités, il y a dans tous une déperdition constante du capital produit sous la forme de capacité intellectuelle ou physique, et fourni en retour du capital consommé sous la forme d’aliments.

Dans l’Inde, les neuf dixièmes du capital sont perdus, en même temps que, sur le produit insignifiant du reste, une portion considérable est réclamée par ceux qui exercent le pouvoir au nom du gouvernement. La balance se trouve soumise au procédé d’épuisement que nous avons retracé plus haut, et grâce auquel le coton, qui n’a rapporté qu’un penny au producteur, lui retourne au prix de 12, 15 ou 20 pence. Il en est de même en Irlande et à la Jamaïque, en Portugal et en Turquie ; dans tous ces pays, les individus qui s’occupent d’opérer les changements mécaniques et chimiques dans la forme de la matière, désignés ordinairement sous le nom de manufactures, deviennent, d’année en année, séparés par une ligne de démarcation plus profonde, des individus qui s’adonnent à la culture.

Dans tous ces pays, il y a, conséquemment, une nécessité constamment croissante d’avoir recours au transport. Dans tous, l’utilité des produits bruts de la terre diminue constamment, à mesure que le sol s’épuise. Dans tous, il y a augmentation dans la valeur des denrées nécessaires aux besoins de l’homme, et diminution dans celle de l’homme lui-même. Dans tous, les accumulations du passé acquièrent une prépondérance plus considérable sur les travaux du présent. Dans tous, les travaux diminuent à mesure que s’accroît la puissance du trafic. Avec tous, la valeur du trafic anglais diminue, prouvant ainsi, pour nous servir des expressions du colonel Sleeman, « la folie des conquérants et des pouvoirs souverains, depuis le temps des Grecs et des Romains jusqu’à celui de lord Lastings et de sir John Malcolm, qui tous se montrèrent des économistes peu éclairés, en supposant que des territoires conquis et cédés pouvaient toujours rendre à un État étranger la même somme de revenu brut qu’ils avaient payée à leur gouvernement national, quelle que fût leur situation relativement aux marchés destinés à l’écoulement de leurs produits, quel que fût l’état de leurs arts et de leur industrie, ainsi que la nature et l’étendue des établissements locaux, entretenus par ces revenus[230]. » A l’égard de tous les pays qui dépendent de l’Angleterre, lors même qu’ils sont nominalement libres, le système qu’elle suit est un système d’épuisement ; et cependant sa population devient de plus en plus dépendante de ces marchés éloignés pour les approvisionnements nécessaires au soutien de la vie. Nous examinerons dans un autre chapitre jusqu’à quel point il faut attribuer, à cet accroissement de dépendance, l’existence de certains faits de l’histoire d’Angleterre sur lesquels s’est basée la théorie de l’excès de population. S’il se trouve qu’il faut les attribuer, exclusivement, à une erreur capitale de la politique anglaise, alors cet examen fournira la preuve qu’il est non-seulement juste, mais avantageux pour les sociétés de maintenir dans leurs relations l’observance rigoureuse de cette grande loi : que l’homme agisse envers les autres comme il voudrait qu’on agît envers lui-même.


CHAPITRE XV.

DES CHANGEMENTS MÉCANIQUES ET CHIMIQUES DANS LA FORME DE LA MATIÉRE.

§ 1. — Pour opérer les changements dans les formes de la matière, il est nécessaire d’en connaître les propriétés. L’œuvre de transformation est plus concrète et plus spéciale que celle du transport, et conséquemment, plus tardive dans son développement. Elle tend à augmenter l’utilité de la matière, et à diminuer la valeur des denrées nécessaires aux besoins de l’homme.

Pour transporter les pièces de bois au moyen desquelles notre colon pût, de quelque façon, s’abriter contre le vent et la pluie, il ne fallait qu’appliquer la force brutale ; mais, avant qu’il pût réussir à transformer en arc l’une d’entre elles, il fallait qu’il se familiarisât avec les propriétés de la matière, connues sous le nom d’élasticité et de ténacité. Pour effectuer les changements de forme, il était donc nécessaire de connaître les qualités des choses à transformer, tandis que pour effectuer les changements de lieu, le colon n’avait besoin de connaître que leur quantité, leur grandeur ou leur poids ; et, comme conséquence nécessaire, il s’en suivit que l’œuvre de transformation, plus concrète et plus spéciale, ne vint, dans l’ordre de développement, qu’après l’œuvre plus abstraite du transport.

La terre nous fournit peu de choses sous la forme précise qu’elles doivent avoir pour servir aux besoins de l’homme. Il peut manger des pommes, des oranges, des dattes ou des figues, telles qu’elles ont été cueillies sur l’arbre ; mais la pomme de terre a besoin d’être cuite, les grains de blé d’être écrasés, la farine d’être mise au four avant de pouvoir servir à sa nourriture. Il peut envelopper ses épaules d’une peau de bête ; mais avant de pouvoir convertir la laine en un vêtement susceptible de le garantir du froid de l’hiver, il doit se familiariser avec les propriétés distinctives de la laine. Le feuillage peut, en certains moments, le protéger contre l’ardeur du soleil ; mais pour obtenir un abri convenable contre la température, il faut qu’il apprenne à abattre un arbre et à le convertir en poutres ou en planches. L’accomplissement de ces actes exige la science ; à chaque pas qu’il fait dans l’acquisition de celle-ci, il obtient un empire plus étendu sur les forces naturelles destinées à son usage ; en même temps qu’à chaque pas se développe, de plus en plus, l’utilité du blé, de la laine et du bois de construction, avec une diminution constante dans la valeur des subsistances, des vêtements, de l’abri dont il a besoin, et un accroissement de richesse également constant.

De toutes les magnifiques et merveilleuses mesures de prévoyance de la nature, il n’en est probablement pas de plus belle que celle qu’on peut observer ici. La nécessité de changer la forme des produits végétaux et animaux, avant qu’ils puissent être appropriés à la consommation de l’homme, constitue un obstacle qu’il faut surmonter ; obstacle qui n’existe pas pour les oiseaux, pour les quadrupèdes, ou les poissons, auxquels la nourriture est fournie sous la forme qui leur est précisément nécessaire. Il en est de même du vêtement que la nature fournit, aussi, complètement aux autres animaux ; tandis que l’homme est obligé de changer la forme du lin, de la soie et de la laine, avant qu’ils puissent servir à ses besoins ; et c’est ici que nous trouvons le puissant aiguillon pour l’activité de l’intelligence, qui conduit au développement de l’individualité et rend l’homme propre à l’association avec ses semblables. Si la nourriture et le vêtement lui eussent été fournis libéralement, et sous la forme nécessaire, ses facultés seraient restées, partout, aussi complètement inertes et inutiles que le sont aujourd’hui celles des peuples habitant les régions tropicales, parmi lesquels des familles entières pourvoient à la première avec l’arbre seul qui porte le fruit à pain, tandis que le second est remplacé par le soleil d’un été perpétuel. La nature fournissant à ces besoins spontanément, il n’existe que peu de motifs pour exercer les facultés par lesquelles l’homme se distingue de la brute, facultés qui, en conséquence, demeurent sans extension ; et, comme résultat nécessaire, la faculté et l’habitude d’association se trouvent ici le moins développées. L’homme a été placé ici-bas pour conquérir l’empire de la nature, et, dans ce but, il a été doté de facultés susceptibles d’être mises en jeu, mais qui ont besoin d’être provoquées à l’activité par la nécessité de triompher des forces qui l’environnent, forces dont la puissance de résistance est toujours en raison directe du secours qu’elles peuvent lui prêter, pour l’aider à accomplir de nouveaux efforts, partout où elles ont été complètement soumises à sa domination. Les sols fertiles de la terre peuvent récompenser largement ses travaux ; mais comme ils sont funestes à la vie et à la santé, il n’ose tenter de les occuper. D’où il arrive, conséquemment, qu’on le voit commencer ses travaux dans les lieux où le sol est le plus ingrat, et que, de très-bonne heure, il s’associe à ses voisins pour acquérir une nouvelle puissance ; comme dans l’Attique couverte de rochers, dans la Norvège et l’Irlande, presque entièrement emprisonnées dans les glaces, sur les plateaux élevés de la Bohème, dans la Savoie montagneuse, et sur le sol granitique de la Nouvelle-Angleterre : dans tous ces pays, nous constatons que l’habitude de l’association a existé à un degré inconnu partout ailleurs.

§ 2. — Instruments indispensables pour obtenir le pouvoir de disposer des services que rendent les forces naturelles. Ce pouvoir constitue la richesse. Les premiers pas faits dans cette voie sont les plus difficiles et les moins productifs.

Cependant, avant que Robinson pût fabriquer un arc, il eut besoin de posséder une espèce quelconque d’instrument tranchant ; et cet instrument, il l’obtint, nous le savons, sous la forme d’un morceau de silex on d’une autre pierre dure, dont il avait aiguisé le bord au moyen du frottement. De quelque côté que nous portions nos regards, même parmi les peuplades les plus sauvages, nous les voyons obtenir l’empire sur certaines forces naturelles, et cela grâce à des instruments dont la fabrication exige une certaine connaissance des propriétés de la matière. Avec la science vient la puissance, et avec l’augmentation du pouvoir exercé sur la nature, on obtient une quantité constamment croissante de subsistances et de vêtements, en retour d’efforts musculaires constamment moins considérables.

C’est là comme partout que le premier pas, en même temps qu’il est le plus difficile à faire, donne la rémunération la plus faible. Faisant d’abord usage d’une coquille, l’homme arrive ensuite à se servir d’un caillou ; de là il passe successivement au couteau de cuivre, de bronze, de fer et d’acier ; et, enfin, à la scie à mouvement circulaire, acquérant, à chaque pas, le pouvoir d’en faire un nouveau et plus important. Le fuseau et le métier, au moment où ils parurent ont dû être des inventions très-étonnantes ; et à tel point qu’elles ont suffi au monde pendant plusieurs siècles. Plus tard vint le métier à filer, et aujourd’hui la force de la vapeur a été substituée à celle de la main de l’homme, avec un accroissement immense de produit. Et cependant ce n’a été là que le premier pas fait dans cette voie ; depuis cette époque, on a pu, à l’aide de la vapeur, non-seulement tisser la toile, mais la revêtir des couleurs et des dessins les plus variés. D’année en année, nous assistons à de nouveaux perfectionnements dont chacun, quel qu’il soit, dépasse en importance ceux dont nous sommes redevables aux dix siècles qui précèdent le commencement du xviiie. La quantité de toile qui est, aujourd’hui, le fruit du travail d’une demi-douzaine de femmes, est plus considérable que celle qu’on eût pu obtenir, il y a un siècle, du travail de cent individus. Il y a cinquante ans, chaque morceau de fer en barres exigeait, pour sa production, l’intervention constante de la force d’individus travaillant les bras armés de marteaux, et obligés à chaque coup de soulever l’instrument, ce qui entraînait une énorme perte de puissance. Arrivé à savoir que le fer pouvait se laminer, et à l’aide de la vapeur, l’homme acquit la faculté de disposer d’une grande force naturelle, avec le secours de laquelle ses travaux devinrent moins continus et plus efficaces, en même temps que devinrent moins considérables les demandes faites à ses propres forces. Le fer étant plus facile à se procurer, rendit plus facile l’acquisition de nouvelles quantité de houille et de minerai ferrugineux ; et ceux-ci, à leur tour, rendirent le même service, en fournissant des moyens mécaniques de tout genre, depuis le petit instrument qui sert à fabriquer des épingles et des aiguilles, jusqu’à la puissante machine à vapeur qui draine la mine, ou sert de moteur au moulin.

Le pouvoir de diriger les forces de la nature constitue la richesse. Plus la richesse est considérable, plus est faible la proportion des travaux de l’homme, nécessaire pour effectuer les changements chimiques ou mécaniques dans les formes de la matière, et plus est considérable la proportion de ces mêmes travaux que l’on peut consacrer à l’accomplissement des changements vitaux, à l’aide desquels on obtient une quantité plus considérable des choses à transformer. Le moulin, grâce auquel l’eau, le vent ou la vapeur peuvent désormais accomplir le travail qu’exécutaient les bras autrefois — en convertissant le blé en farine, — a diminué la somme d’efforts humains, nécessaire pour effectuer des changements dans la forme des subsistances, et augmenter considérablement la somme d’efforts à consacrer à cette œuvre : accroître la quantité de blé à moudre. De même aussi le métier à filer et le métier à tisser, en diminuant le travail nécessaire pour opérer des changements dans la forme sous laquelle se présente la laine, ont laissé disponible une somme considérable de travail que l’on a pu consacrer à augmenter la quantité de laine. C’est ainsi, également, que les choses doivent se passer, dans tous les cas où la puissance de la nature vient en aide au travail accompli par l’homme dans le but de convertir les produits que nous donne la terre, notre mère si féconde ; la proportion du travail de celui-ci qui peut être consacrée à augmenter la quantité des matières premières, tendant à s’accroître constamment avec chacun de ces surcroîts de puissance.

Plus est faible la quantité de travail nécessaire pour l’œuvre de transformation, plus est considérable celle qui peut être employée à préparer l’immense machine à laquelle nous devons à la fois les subsistances et la laine, et plus doit augmenter la facilité de soumettre à la culture des sols plus fertiles ; en se procurant ainsi de plus grandes quantités des subsistances nécessaires pour rendre les hommes capables de vivre entre eux dans des rapports étroits, en même temps qu’ils associent leurs efforts pour obtenir de nouveaux triomphes. Plus ils s’associent, plus est rapide le développement de l’individualité, et plus augmente le pouvoir d’accomplir des progrès ultérieurs.

§ 3. — La transformation diminue le travail exigé pour le transport, en même temps qu’elle augmente celui que l’on peut consacrer à la production. Changement qui en résulte dans les proportions des diverses classes entre lesquelles se partage la société.

La facilité de transformation augmentant avec le développement de la puissance d’association, chaque degré de progrès de la société est suivi d’un accroissement de facilité pour l’entretien du commerce. La laine et le blé se convertissent en drap ; et le minerai de fer, la houille, le drap et le blé reparaissent sous la forme de barres de fer, qui, à leur tour, se combinent avec une plus grande quantité de subsistances, pour reparaître sous la forme d’instruments tranchants ; et c’est ainsi que les produits de la terre se condensent dans leur forme, en même temps qu’il y a diminution constante dans la quantité de travail nécessaire pour effectuer les changements de lieu de la matière ; et nous avons alors un nouvel accroissement, dans la proportion de travail que la société peut consacrer à l’augmentation de la somme de denrées nécessaires pour l’entretien et le bien-être de l’homme. On estime que les machines à vapeur mises en œuvre aujourd’hui en Angleterre peuvent faire le travail de 600 millions d’individus ; et comme ces machines sont employées principalement à condenser sous la forme de drap le blé et la laine, le blé, la houille et le minerai sous la forme de fer, et le fer sous la forme de machines, l’effet produit par les machines à vapeur peut se constater, dans la possibilité constamment croissante de consacrer à la fois son temps et son intelligence au développement de la puissance de cette immense machine à laquelle nous devons les aliments, la laine, la houille et le minerai.

On a établi que le nombre des machines à raboter des États-Unis, mues par la vapeur, ne s’élevait pas à moins de 30.000, dont chacune fait le travail de soixante ouvriers ; soit, dans l’ensemble, le travail de 1.800.000 individus. Il y a là une grande économie d’efforts humains ; mais il faut y ajouter encore l’économie de travail résultant du transport de produits achevés ; comparé avec celui de produits non achevés ; ces deux effets combinés laissent disponible une somme immense d’efforts physiques et intellectuels, que l’on peut appliquer à augmenter la quantité de bois de charpente à scier ou à raboter, de houille et de minerai à convertir en fer, ou de blé à moudre. Chacune de ces opérations tend au développement de la puissance productive de la terre, et à son appropriation plus complète aux besoins de l’homme.

§ 4. — Économie des efforts de l’activité humaine résultant d’une plus grande facilité de transformation.

À chaque progrès vers une plus grande facilité dans l’œuvre de transformation accomplie presque sans déplacement, on assiste à un merveilleux accroissement dans l’économie d’efforts humains résultant d’une plus grande économie des dons de la nature. Le pauvre sauvage de l’ouest passe des nuits et des jours à errer dans les prairies en quête de sa subsistance, et il est cependant obligé de perdre la plus grande partie des produits de sa chasse ; en même temps que le colon des premiers jours détruit l’arbre, et en vend les cendres à des individus venus de points éloignés, qui les achètent volontiers, en y ajoutant tous les frais énormes de transport qui augmentent leur prix primitif. À mesure que la richesse et la population augmentent, la tige de l’arbre devient susceptible de fournir des planches pour la construction des maisons et des moulins ; l’écorce sert à approprier les peaux qui seront converties en chaussures, et les branches fourniront les chevilles qui servent à leur confection. Les chiffons d’un établissement pauvre et isolé se perdent ; mais, à mesure que la population augmente, les moulins apparaissent, et ces mêmes chiffons se transforment en papier. Le petit fourneau solitaire de l’ouest perd la moitié de la puissance motrice que fournit son combustible ; mais la chaleur du vaste fourneau de l’est est appliquée au mouvement d’une machine et son gaz employé à chauffer l’air. Entre les mains du chimiste, l’argile devient de l’alumine et promet de remplacer parfaitement et à bon marché l’argent métallique. « Les clous tombés dans les rues pendant le trafic de la journée, reparaissent, dit un auteur moderne, sous la forme d’épées et de fusils. Les rognures du chaudronnier ambulant, dit-il encore, se mêlent à celles des sabots des chevaux qui viennent de l’atelier du forgeron, ou avec les vêtements de laine des plus pauvres habitants d’une île sœur, sont mis au rebut, et, bientôt après, reparaissent sous la forme de matières tinctoriales de la couleur la plus éclatante, et servent à rehausser la toilette des dames de la cour. Le principal élément de l’encre, avec laquelle nous écrivons, a peut-être fait partie du cerceau qui entourait un vieux baril à bière. Les os des animaux morts servent de principaux matériaux pour les allumettes chimiques. La lie du vin que rejette avec soin le buveur de Porto, lorsqu’il décante sa boisson favorite, est absorbée par lui sous la forme de poudre de Seidlitz, pour réparer les suites de son orgie. Les restes de repas abandonnés dans les rues et le lavage du gaz de houille, reparaissent, soigneusement conservés, dans le flacon à odeur de nos dames, ou doivent aromatiser le blanc-manger qu’elles serviront à leurs amis. »

La livre de lin, après avoir passé entre les mains du fabricant de dentelles, s’échange pour plus que son poids en or. En Silésie, les feuilles du sapin et du pin sont transformées en couvertures, Les morceaux de cuir sont transformés en colle forte, et les cheveux coupés sur la tête humaine s’échangent contre des gants et des rubans ; et c’est ainsi que les hommes deviennent, de plus en plus, capables de s’associer et de combiner leurs efforts : chaque parcelle de la matière est utilisée, en même temps qu’il y a diminution dans la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme, et accroissement constant dans la valeur personnelle de celui-ci.

§ 5. — Déperdition de travail, lorsque le lieu de transformation est éloigné du lieu de production. La tendance au développement des trésors de la terre est en raison directe de la proximité du consommateur, par rapport au producteur.

Bien différente est la marche des choses, dans les pays où la population disséminée est forcée d’accomplir son labeur en pure perte sur les sols les plus ingrats. Dans la Caroline, où quelques individus cultivent encore une terre dont une acre ne donne qu’un boisseau de blé, on détruit souvent des forêts entières de pins, en vue d’obtenir quelques quantités de térébenthine ; et, conséquemment, la térébenthine de rebut est elle-même perdue, à raison de son éloignement d’un lieu quelconque, où l’on pourrait modifier sa forme, de façon à l’approprier aux besoins de l’homme[231]. Les tiges du cotonnier, susceptibles de produire un lin d’une grande force de résistance, et offrant de belles fibres, sont brûlées sur le terrain même de la plantation, à raison de l’absence de ce pouvoir résultant de l’association, à l’aide duquel on pourrait les utiliser pour les besoins de l’homme. Les graines du même arbuste, qui peuvent donner de l’huile, sont perdues également[232]. A l’intérieur et au dehors les manufacturiers n’ont qu’une quantité excessivement faible de plantes fibreuses. « Et cependant, dit M. Ewbank[233], elles abondent partout parmi les roseaux, les joncs et les gazons grossiers, et dans les feuilles de plusieurs arbrisseaux et arbres très-communs. Le bananier et ses analogues donneraient, dit-il, outre le fruit, de neuf à douze mille livres par acre de substance fibreuse de tous les degrés de finesse, depuis celle de la corde jusqu’à celle de la mousseline. D’innombrables millions de tonnes de cette substance, et d’autres semblables, poussent spontanément chaque année et s’engloutissent dans la terre, dédaignés par l’homme, en même temps que d’autres millions innombrables de tonnes de bois de teinture les plus précieux croissent dans le voisinage de ces substances, attendant la venue de l’homme pour lui offrir leurs services. »

Chacun des articles que nous citons ici, partout où il se trouve, est aussi susceptible d’être utile à l’homme qu’il le serait dans le voisinage de Paris et de Londres ; mais son utilité est latente, et ne peut être développée qu’au moyen de l’association et du concert des efforts actifs entre les individus. Isolé, l’homme se trouve incapable de faire le premier pas, le plus difficile de tous, celui qui sert de prélude à des pas nouveaux et plus importants qui le suivraient infailliblement. C’est la population qui fait surgir les subsistances des sols fertiles de la terre, et communique l’utilité à toute la matière dont elle se compose, en même temps qu’elle produit une diminution constante dans la valeur de toutes les denrées nécessaires pour les besoins de l’homme, et un accroissement constant dans la valeur de celui-ci. La dépopulation, au contraire, — en forçant d’avoir recours aux sols plus ingrats, — dépouille de son utilité la matière qui entoure l’homme de toute part, en même temps qu’elle produit une diminution constante dans la valeur qui lui est propre, et dans son pouvoir de se procurer des aliments, des vêtements, ou autres choses nécessaires à la vie.

Il en est de même à l’égard de l’intelligence. L’accroissement de population, mettant en activité toutes les diverses facultés de l’homme, chaque individu trouve la place qui lui convient véritablement, en même temps qu’il y a accroissement constant du commerce. La dépopulation, au contraire, forçant tous les individus à rétrograder pour chercher leurs moyens de subsistance, substitue à l’intelligence la simple force brutale, et amène constamment la diminution du commerce. Pour que le commerce existe, il faut qu’il y ait différence de travaux, et plus cette différence est considérable, plus la circulation doit être rapide, et plus le commerce doit être développé.

Le poids d’une société quelconque tend à un accroissement rapide, toute augmentation dans sa population étant suivie d’une augmentation correspondante dans le développement des facultés latentes des individus dont elle se compose. Le mouvement d’une société tend pareillement à s’accroître dans une proportion constamment plus rapide, tout accroissement d’individualité étant suivi d’un accroissement correspondant dans la puissance d’association et dans la continuité d’action. La quantité de mouvement étant la vitesse multipliée par le poids, et ces deux derniers tendant à une accélération constante dans le degré d’accroissement, nous pouvons, dès lors, comprendre sans peine pourquoi il arrive que la force déployée par une société tend à se développer à un degré d’autant plus rapide, qu’il se révèle par son accroissement de population. Si nous supposons le nombre dix comme poids actuel, et le même nombre comme vitesse, la quantité de mouvement serait cent. En doublant les chiffres dans une période de vingt-cinq ans, et laissant la faculté intellectuelle se développer dans le même rapport, le poids, à la fin de cette période, serait quadruplé ; et, en faisant la part d’une facilité plus grande d’association, résultant de l’accroissement de population et d’une économie correspondante du travail et des produits de la terre, nous obtenons la même quantité comme représentant la vitesse ; et les deux, multipliés l’un par l’autre, donnent alors seize cents, au lieu de deux cents qu’on obtiendrait, si le pouvoir productif de l’individu ne subissait aucun changement.

La tendance à développer les ressources que la terre nous offre, ainsi que la puissance de l’homme, étant en raison directe du mouvement de la société, est toujours accompagnée de cet accroissement d’attraction locale qui produit l’amour du pays ; il suit de là, nécessairement, qu’une société doit croître en individualité et en force, en même temps qu’il y a développement du pouvoir et du désir de s’associer, parmi les individus dont elle se compose.

§ 6. — Le mouvement sociétaire tend à s’accroître dans une proportion géométrique, lorsqu’on lui permet d’accomplir des progrès sans subir aucune perturbation. Il est souvent arrêté. Causes de perturbation. Efforts pour obtenir le monopole de l’empire sur les forces naturelles, nécessaires dans l’œuvre de transformation.

Le mouvement de la société et la puissance de l’homme tendent à s’accroître dans une proportion géométrique, toutes les fois qu’on laisse celui-ci marcher progressivement, et sans être contrarié dans sa marche, vers l’établissement de son empire sur la nature, qui doit s’acquérir au moyen de l’association avec ses semblables. De quelque côté que nous jetions nos regards, nous voyons que son progrès dans cette voie a été, à certaines époques, entravé, et souvent arrêté tout à fait ; en même temps qu’à d’autres époques, l’homme a rétrogradé au point d’avoir été contraint d’abandonner les sols les plus fertiles, après avoir fait une dépense considérable de force physique et intellectuelle, nécessaire pour les dompter ; ainsi qu’autrefois, dans cette partie de l’Asie qui nous avoisine, en Égypte, en Grèce et en Italie, et, de nos jours, en Irlande, à la Jamaïque, dans la Virginie et la Caroline, il s’en rencontre des exemples, dont nous pouvons maintenant rechercher les causes.

L’histoire du monde, à toutes ses pages, nous présente l’homme fort foulant aux pieds le faible, et ce dernier s’efforçant, au moyen de l’association avec ses semblables, de mettre des bornes à la puissance de ceux qui l’oppriment. Le premier, ainsi que nous le voyons, s’est partout approprié de vastes portions de terre, forçant le second de les cultiver à son profit, et exigeant que celui-ci employât non-seulement sa terre, mais encore ses moulins et ses machines de toute espèce, toutes les fois qu’il voulait faire subir à la matière des changements de lieu ou de forme.

A certaines époques, le premier a composé avec ceux qui lui payaient l’impôt, moyennant certaines portions du produit de la terre, prélevant parfois les trois quarts, les deux tiers ou la moitié ; mais alors même il a généralement exigé que, lorsqu’ils auraient besoin de convertir leur blé en farine, ils lui fournissent une redevance en échange de ce privilège ; qu’une autre taxe lui fût allouée lorsqu’ils voudraient convertir la farine en pain, et une autre encore lorsqu’ils voudraient échanger avec leurs voisins, leur pain ou leur blé contre d’autres denrées nécessaires à leur usage. S’ils voulaient transformer leur laine en drap, ils étaient obligés d’acheter ce privilège sous la forme d’excise, ou d’autres droits. Si la population de la ville et de la campagne cherchait à entretenir le commerce, elle devait payer la permission de le faire sous la forme de droits d’octroi, comme en France ; ou, si, comme en Espagne, elle voulait accomplir un échange quelconque, ceux qui percevaient les droits du gouvernement, réclamaient un dixième sur toute transmission de propriété, sous le nom d’alcavala. Le droit de travailler était considéré comme un privilège dont l’exercice exigeait une patente qui devait s’acheter à un prix onéreux. Sous toutes les formes, le petit nombre d’individus qui étaient forts et pouvaient vivre en vertu de l’exercice de leur puissance d’appropriation, a cherché à empêcher le grand nombre, qui, pris individuellement, était faible, d’associer ses efforts à d’autres conditions que celles qu’ils dictaient eux-mêmes. L’esclavage a existé sous des formes variées, plus ou moins oppressives, à diverses époques ; mais, en toute circonstance, il est résulté des efforts de ceux qui étaient vigoureux de corps et d’esprit, pour dépouiller ceux qui étaient faibles du pouvoir de décider au profit de qui ils travailleraient, ou quelle serait leur rémunération, et d’empêcher ainsi le développement du commerce.

A mesure que la population a augmenté, les hommes sont devenus de plus en plus capables de s’associer, pour acquérir l’empire sur leurs propres actions et sur les forces naturelles qui pouvaient si efficacement aider leurs efforts ; élevant des villes, c’est-à-dire des centres locaux où l’artisan et le commerçant pouvaient s’associer pour leur défense personnelle. Plus il leur fut permis de s’associer, plus l’individualité se développa ; et c’est aussi pourquoi nous voyons que la liberté s’est développée si rapidement dans les bourgs et dans les villes de la Grèce et de l’Italie, dans celles de France et d’Allemagne, dans les Pays-Bas et en Angleterre.

La puissance est ainsi résultée de l’association et de la combinaison des efforts ; mais trop souvent, en général, l’acquisition de cette puissance a été accompagnée du désir égoïste d’assurer aux individus associés les monopoles de son exercice, pour les en faire jouir aux dépens de leurs semblables. Les Phéniciens gardaient soigneusement le secret de leurs teintures ; et les Vénitiens étaient si jaloux de leurs secrets, qu’ils réduisaient leurs artisans à une condition voisine de l’esclavage, en leur interdisant l’émigration. Les Flamands, à leur tour, ayant réussi à établir parmi eux la diversité des travaux nécessaires au développement de la force intellectuelle, à l’économie du labeur humain et à l’utilisation des produits de la terre, exercèrent, pendant une longue période de temps, la puissance d’association à un degré alors unique dans une partie quelconque du nord ou du centre de l’Europe. L’esprit de monopole apparut cependant, même dans les Flandres, amenant avec lui des règlements qui tendaient à concéder au trafiquant des avantages, d’une part sur l’ouvrier, et de l’autre sur le producteur de matières premières ; et donnant lieu ainsi à l’émigration du premier et à une guerre de tarifs de la part du second ; et en temps et lieu, la puissance flamande suivit dans sa marche celle de Carthage et de Tyr. Les Hollandais, profitant des embarras des Flamands, leurs rivaux, devinrent les manufacturiers les plus considérables de l’Europe. Mais eux aussi, à leur tour, en même temps qu’ils agrandissaient leur domination dans toutes les directions, concédèrent aux diverses corporations des autorisations de monopole, ayant pour but d’empêcher toute relation commerciale entre les régions importantes du globe, excepté par l’intermédiaire de leurs navires, de leurs ports, de leurs marins et de leurs négociants. La nature vexatoire d’un pareil système força la France et l’Angleterre à prendre des mesures de résistance qui se firent jour dans l’acte de navigation de Cromwell, dans le droit de tonnage et le tarif promulgués par Colbert. A partir de cette époque, la puissance de la Hollande commença à s’éclipser, ainsi qu’avait déjà fait celle de Venise et de Gènes. Dans toutes ces circonstances, l’objet qu’on s’était proposé avait été d’empêcher la circulation au dehors, dans le but de produire une augmentation de mouvement à l’intérieur et de protéger la centralisation, en forçant le commerce d’acquitter des taxes extraordinaires sous la forme de transport, au bénéfice de ceux qui le taxaient ; et dans toutes ces circonstances, les résultats, ainsi que nous le voyons, se trouvèrent être les mêmes, — l’affaiblissement et la décadence, — lors même qu’ils n’aboutirent pas à la ruine absolue.

§ 7. — L’égoïsme, au sein des sociétés, de même que parmi les individus, se perd lui-même, généralement. Il vaudrait mieux pour l’homme que les forces naturelles n’existassent pas, plutôt que de voir leurs services monopolisés.

Parmi les individus, l’égoïsme en général se perd lui-même ; il en est de même à l’égard des nations. Toutes les sociétés que nous avons citées plus haut cherchaient à acquérir la force et la puissance, non pas en commun avec d’autres, — non pas en faisant avec d’autres un commerce basé sur l’extension du commerce parmi elles-mêmes, — mais en continuant le trafic pour les autres sociétés, dans le but de s’enrichir elles-mêmes aux dépens de celles-ci. Les droits naturels de toutes étaient égaux ; et si ce principe eût été pleinement reconnu, toutes auraient pu devenir riches, fortes et libres ensemble ; mais, de la façon dont les choses se comportaient, chacune d’elles appauvrit d’abord ses voisines plus faibles et se trouva, à son tour, appauvrie par les mesures mêmes auxquelles elle avait eu recours pour accroître sa richesse et sa puissance. La parfaite harmonie de tous les intérêts réels et l’avantage d’une parfaite moralité internationale sont des leçons que nous enseigne chaque page de l’histoire ; et cependant, après tant de siècles d’expérience, les premières nations du monde agissent, même aujourd’hui, comme si la route de la prospérité pour elles-mêmes ne devait s’ouvrir que par l’adoption de mesures tendant au détriment de toutes les nations qui les entourent.

Pour que le pouvoir de diriger les forces de la nature soit profitable à l’espèce humaine, il est indispensable que les connaissances à l’aide desquelles il est acquis soient répandues largement. Donnez à un membre seul d’une société le secret de la poudre à canon, et permettez-lui de le monopoliser, et il asservira ses voisins. Avec le temps, ces derniers acquerront peut-être la science nécessaire pour faire la poudre ; mais ce résultat, ils l’obtiendront, si jamais ils y parviennent, malgré toute la résistance que pourra leur opposer le monopoleur, déjà devenu assez puissant pour être à même d’empêcher l’association parmi les malheureux individus qui dépendent de lui. Il en est de même à l’égard des nations. Restreignez à une seule la faculté de disposer de la vapeur, ou le pouvoir de convertir la laine en drap, la houille et le minerai en fer, ou le blé en farine et cette nation exercera assurément un empire tyrannique sur l’univers, au détriment de toutes, jusqu’à elle-même inclusivement. La centralisation, quelque part que vous la rencontriez, tend à amener à sa suite la pauvreté, l’esclavage et la mort ; et il en est si complètement ainsi, relativement aux connaissances scientifiques, qu’il vaudrait mieux que la vapeur n’existât pas, plutôt que de voir la faculté de disposer d’une telle force restreinte à une seule société de notre globe. Pendant quelque temps, cette société pourrait s’enrichir ; mais, avec l’esclavage, là comme partout, le dommage causé à l’esclave retomberait sur le maître. Épuisant toutes les sociétés qui l’environnent, elle ne tarderait pas elle-même à voir naître la maladie de « l’excès de population, » tendant à produire, à l’intérieur, le même asservissement qu’elle avait produit au dehors.

Le trafic avait élevé parmi les Flamands l’édifice de fortunes considérables, dont la possession ne fit qu’exciter leur convoitise pour en acquérir de nouvelles, en même temps qu’il augmentait leur pouvoir de diriger les mouvements des autres nations, pour arriver à l’accomplissement de leurs desseins égoïstes. Dans ce but, ils cherchèrent à créer un monopole à l’intérieur et au dehors ; mais le résultat fut bien différent de ce qu’ils avaient espéré ; leurs mesures provoquèrent la résistance au dedans et au dehors. Les ouvriers émigrant en Angleterre trouvèrent, dans Édouard III, un monarque comprenant parfaitement les avantages qui pouvaient résulter de ce fait, de mettre à même le fermier et l’artisan de se rapprocher l’un de l’autre ; et ils trouvèrent aussi, en lui, un monarque capable de leur accorder toute la protection dont ils avaient besoin, et disposé à le faire. Non-seulement on leur concéda des franchises, mais toutes les mesures restrictives relatives au commerce intérieur, en ce qui concernait la fabrication de la toile furent immédiatement rapportées ; en même temps que par acte du Parlement, de l’année 1337, l’exportation de la laine et l’importation de la toile étaient à la fois prohibées. L’égoïsme des Flamands, s’efforçant de monopoliser la connaissance qu’ils avaient acquise, dans le but de convertir les dons de la nature en instruments d’oppression, avait ainsi produit une résistance dont nous examinerons les effets dans un autre chapitre.


CHAPITRE XVI.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Caractère grossier du commerce anglais au commencement du XIVe siècle. Les phénomènes qu’il offre à cette époque sont exactement semblables à ceux qui se révèlent dans les sociétés agricoles de nos jours.

Au commencement du XIVe siècle, le commerce de l’Angleterre était tel que l’indiquait la condition très-grossière de sa population ; il consistait en laine, en peaux et en étain (depuis des siècles, elle approvisionnait le monde de ce dernier article), qui formaient la liste des objets d’exportation, et en toile, formant le principal article d’importation. On cherchait à obtenir la clientèle des nations étrangères pour ces matières premières, au moyen de concessions de privilèges à leurs négociants, en même temps que des droits vexatoires faisaient peser sur les fermiers du pays toutes les charges imposées par l’État. Expédiés à l’état le plus grossier, leurs produits leur revenaient sous la forme de toile et étaient alors admis contre l’acquittement d’un droit purement nominal, de moins d’un pour cent[234]. La matière première était conséquemment à très-bon marché, tandis que les produits manufacturés étaient fort chers.

Le commerce à l’intérieur était contrarié par d’innombrables mesures restrictives, tandis que tous les marchés nationaux, dans les bourgs et les foires, étaient si librement ouverts aux Flamands et aux manufacturiers des autres nations, qu’en lisant l’histoire des Plantagenets, on ne peut guère ne pas être frappé de l’identité du système anglais à cette époque, avec celui que suivent, de nos jours, les Turcs, et sous l’influence duquel l’empire ottoman est arrivé à son état actuel de dépérissement. En même temps qu’ils jouissaient, dans l’intérieur du royaume, de privilèges dont l’exercice était refusé aux Anglais, les marchands étrangers n’épargnaient aucun effort pour monopoliser l’achat de la matière première ; d’un côté du détroit, et sa transformation de l’autre côté, et pour maintenir ainsi la différence la plus considérable, entre les prix de la laine qu’ils désiraient acheter et la toile qu’ils désiraient vendre. La mise à exécution de ces desseins était l’objet des règlements des villes flamandes, auxquels nous avons fait allusion plus haut.

La puissance d’association, — ou le commerce —, existait à peine alors en Angleterre, la diversité des travaux n’étant guère connue. Comme conséquence de ce fait, bien que la laine fût à bas prix, tous les articles de subsistance étaient cependant, comparativement, à bien plus bas prix, leur volume étant à tous égards, trop considérable pour permettre leur exportation dans des pays éloignés et ne trouvant à l’intérieur qu’un marché très-restreint. La première, représentant les subsistances qui avaient subi une seule opération de fabrication, pouvait s’échanger, tonne pour tonne, contre vingt fois sa valeur de métaux précieux. Les frais de transport étant donc comparativement faibles, elle pouvait avec quelque facilité circuler à une certaine distance ; tandis que les subsistances étaient souvent gaspillées en certaines parties du royaume, tandis que la famine régnait dans d’autres parties ; et, c’est ainsi qu’on voyait les moutons et les porcs former, presque entièrement, le capital de ceux qui faisaient profession d’affermer la terre.

Les faits offerts ainsi à notre examen par l’Angleterre de cette époque sont identiques à ceux qui se présentent, de nos jours, dans les pays purement agricoles. Le coton de l’Inde peut être expédié au loin, parce que, de même que la laine anglaise, il représente les subsistances qui ont subi une seule opération de fabrication. Les subsistances de l’Inde ne peuvent s’exporter, même d’une partie du pays à une autre ; et il arrive, en conséquence, que les famines règnent dans un district, tandis que le blé se perd, faute de demande, dans tous les autres. Le blé de la Russie peut difficilement être exporté, mais la laine peut l’être facilement. Le blé de l’Illinois et de Jowa est absorbé en si grande proportion, dans son trajet pour arriver sur le marché, que le fermier désire, partout où cela est possible, le soumettre à une première et grossière élaboration ; il le fait donc passer dans l’estomac du cochon, amenant ce blé sur le marché sous la forme d’un porc. Le blé de la Virginie passe dans l’estomac des nègres, hommes et femmes, et arrive au marché sous la forme d’esclaves. Le blé de la Caroline, après avoir été digéré par des hommes et des femmes, s’introduit en Angleterre sous la forme de coton. Dans ce dernier pays, on sentit, ainsi qu’on le sent aujourd’hui, que la nécessité d’effectuer les changements de lieu était le grand obstacle au progrès ; et comme cet obstacle diminuait, avec chaque diminution dans le volume des denrées qui avaient besoin d’être transportées, il n’y a pas lieu d’être surpris que nous voyions le bon sens du peuple anglais l’amener à faire le premier pas dans une carrière dont les avantages avaient été si clairement révélés par Adam Smith, lorsqu’il démontrait combien était considérable le poids de blé et de laine contenu dans une pièce de toile ; et avec quelle facilité tous deux pouvaient être transportés lorsqu’ils avaient pris cette forme.

A cette époque, ainsi qu’aujourd’hui, l’éloignement du marché produisait une grande fluctuation dans la demande des produits encombrants de la terre et dans leur approvisionnement ; à certain moment, le travailleur mourait faute de subsistances ; et le moment suivant, le fermier se trouvait ruiné, à défaut d’une population qui eût besoin de les consommer et pût payer le blé qu’il désirait vendre. De 1302 à 1317, le prix du blé haussa constamment, jusqu’à ce que, de 12 schellings, la première de ces années, il eût atteint, pendant la dernière, celui de 5 liv. 18 schellings ; et quelques années plus tard, nous le voyons baisser à 6 schell., 10 schell., et 1 liv. 7 schell.[235]. Partout la culture était restreinte aux sols légers ; les terres les plus fertiles du royaume étant alors, ainsi qu’elles continuèrent de l’être plusieurs siècles après, tellement couvertes de bois ou saturées d’humidité qu’elles devenaient inutiles pour les besoins de l’homme. De l’autre côté du détroit tout se passait bien différemment. Le concert des efforts actifs résultant de la diversité des travaux ayant fait exploiter les sols les plus fertiles, l’agriculture avait déjà atteint une position plus élevée, probablement, que celle occupée par aucune partie de l’Angleterre, même au commencement du xviiie siècle. Chaque jour, le peuple hollandais et le peuple flamand obtenaient un pouvoir plus considérable sur la nature et de plus grandes facilités pour accumuler de nouvelles richesses.

§ 2. — Changement de système sous le règne d’Édouard III. Ses résultats.

Tel était l’état des choses en Angleterre à la date de la promulgation de l’acte qui prohibait l’exportation de la laine et l’importation de la toile. C’était une mesure de résistance, ayant pour but de protéger le fermier anglais contre les monopoles des manufacturiers flamands ; et sous ce rapport elle tendait considérablement à développer le commerce[236]. Dans cette occurrence, toutefois, l’erreur habituelle des réformateurs, — qui consiste à aller trop loin et trop vite, — se révèle manifestement. Lorsque la nature travaille le plus avantageusement pour l’homme, elle travaille lentement ; et ce qui est vrai dans le monde naturel ne peut que l’être également dans le monde social. L’homme profite aussi rarement des bouleversements de l’édifice social, qu’il le fait des tremblements de terre ou des trombes. La difficulté, pour les producteurs de blé et de laines anglais, consistait dans l’absence de concurrents pour l’achat de leurs denrées, résultant de la dépendance, où ils avaient continué de se trouver longtemps, d’un marché unique et éloigné. Le remède devait consister dans un traitement altérant ayant pour but la création d’un marché national, en même temps qu’il laissait intacte l’exportation de la matière première nécessaire pour l’approvisionnement des pays lointains.

Ce qui était nécessaire pour donner au producteur le choix entre les marchés, c’était de frapper les toiles étrangères d’un droit tel qu’il eût intéressé le tisseur étranger à venir vers lui et à consommer son blé, matière encombrante, en même temps qu’il eût converti en drap sa laine, matière plus compacte. Une pareille mesure aurait pu être complètement et promptement mise à exécution, et son adoption eût procuré tous les avantages qu’on pouvait attendre de l’autre mesure, sans être accompagnée d’aucun désavantage qui la contrebalançât. Toutefois, la situation où les choses étaient alors, la nation étant pauvre, et conséquemment la possibilité d’acheter des marchandises étrangères étant fort restreinte, tandis que les besoins du roi étaient très-considérables, ce dernier devait nécessairement, autant que possible, maintenir toutes les sources ordinaires du revenu public, parmi lesquelles se présentait, au premier rang, celle qu’alimentait l’exportation de la laine. La prohibition imposée au trafic plaçant celle-ci principalement entre ses mains, il continuait d’en profiter largement. Toutefois, la seule mesure importante, l’établissement du commerce direct entre le producteur de laine et de blé et le consommateur de drap, se trouvait accomplie jusqu’à un certain point ; et à partir de cette époque, il y eut un accroissement journalier dans la puissance d’association volontaire, qui se manifesta par la construction de nouvelles villes et l’agrandissement des anciennes, par l’affranchissement des serfs et le pouvoir croissant accordé à la Chambre des communes de diriger le vaisseau de l’État. La grande Charte pourvut à la garantie des privilèges de l’aristocratie ; mais le statut de 1347 jeta les fondements des libertés du peuple, en produisant la diversité de ses travaux et le développement de ses diverses individualités ; comme conséquence de ce fait ; le changement de système fut suivi d’une rapide augmentation dans la somme de force dont put disposer la société elle-même.

§ 3. — Situation de l’Angleterre, besoins de sa population, tels que nous les montre André Yarranton.

Pendant plusieurs siècles, toutefois, l’Angleterre continua à importer de la toile, du fer, et autres produits manufacturés, et à exporter des matières premières, système qui conduit nécessairement à l’épuisement du sol et à une déperdition considérable de force intellectuelle et physique. Cette force représentait le capital consommé sous la forme de subsistances, dont la quantité nécessaire pour nourrir convenablement la population était tout juste aussi considérable qu’elle l’eût été, si tout le temps eût été employé d’une manière profitable ; mais elle ne pouvait l’être, à défaut du pouvoir d’entretenir le commerce, dont la condition d’existence consiste dans la rapidité de circulation résultant de la diversité dans les modes d’emploi. La masse de la force produite étant dépensée en pure perte, le peuple demeura pauvre ; il fallut édicter des lois afin de pourvoir à son entretien obligatoire, sur le produit de la terre ; et de là vint la nécessité d’établir une circulation forcée au moyen des lois sur les pauvres, dont l’origine remonte à l’acte de la 43e année du règne d’Élisabeth.

La société continua de rester pauvre et faible, si on la compare aux autres sociétés établies au-delà du détroit, on les travaux étaient plus diversifiés ; aussi voyons-nous les Hollandais accaparant presque entièrement, à leur profit, la direction du commerce de l’Angleterre avec les pays étrangers. La période du protectorat amena avec elle un effort heureux pour établir un commerce direct avec les pays éloignés, à l’aide des lois sur la navigation qui jetèrent le fondement de la domination actuelle de l’Angleterre sur l’Océan. Il était réservé à une époque plus récente d’assister à un effort analogue pour encourager le commerce, en établissant des relations directes entre les producteurs de subsistances, d’une part, et, de l’autre, les consommateurs de souliers et de bas, de chapeaux, de casquettes et de bonnets ; entre les individus qui avaient du travail à vendre, et ceux qui pouvaient l’acheter avec du blé ou de la laine, de la toile ou du fer. L’honneur particulier, d’avoir été le premier à suggérer les mesures qui depuis ont donné naissance à la grandeur industrielle de l’Angleterre, a été réclamé tout récemment pour André Yarranton ; quelques extraits de son ouvrage[237] mettront le lecteur à même de voir quelle était alors la position du fermier anglais, et pourquoi le système protecteur était considéré comme nécessaire[238].

« On a importé de France des canevas, des locrenans et des quantités considérables de toiles grossières, qui ont presque entièrement anéanti la fabrication de la toile de lin en Angleterre. On a également importé de la ficelle et du fil pour fabriquer de la toile à voile et des cordages ; ce qui a ôté le travail à des multitudes d’individus dans le comté de Suffolk et aux environs, et a tellement diminué le commerce qu’il est presque perdu. On a importé des toiles grossières et étroites du nord de l’Allemagne, dont le bon marché a fait tomber complètement le commerce de toile de lin qui se faisait autrefois, dans le comté de Lancastre, celui de Chester, et les comtés environnants, et qui était très considérable, il y a quarante ans. On a importé également des toiles à matelas qui ont presque entièrement détruit cette industrie dans le duché de Dorset et le comté de Sommerset ; aussi les fileurs sont sans ouvrage et le prix des terres baisse. On a importé des fils de l’Allemagne. Autrefois les drapiers faisaient usage de fil de lin filé dans ce pays (dans le voisinage de Kidderminster) pour fabriquer leurs tiretaines, mais aujourd’hui le bon marché des fils étrangers les a forcés de faire usage du fil allemand. On emploie aussi des quantités considérables de fil, à Manchester, à Maidstone, ainsi qu’en d’autres parties de l’Angleterre, que l’on mélange avec des fils de laine, il en est de même d’un nombre infini d’autres denrées ; et tout le profit du travail appliqué à ces fils revient aux étrangers. »

Le remède à cet état de choses, suivant Yarranton, consistait à importer le talent ; c’est dans ce but qu’il donnait le conseil suivant :

« Faites venir, disait-il, un ouvrier de Fribourg qui vous mettra dans la véritable voie, vous enseignera le véritable procédé pour fabriquer les rubans, et importera chez vous, deux machines, l’une pour tisser les rubans étroits et l’autre les rubans larges avec des rouets pour filer. » (Les rouets allemands étaient très-supérieurs aux rouets anglais.)

— « Faites venir un ouvrier de Dort, en Hollande, afin de vous mettre sur la vraie voie pour disposer les fils de belle qualité. »

— « Faites venir d’Allemagne une maîtresse fileuse, pour diriger les petites filles et les instruire dans l’art de filer. »

— « Faites venir un ouvrier de Harlem en Hollande, pour blanchir vos rubans et vos fils. »

L’auteur regardant la fabrication du fer comme la première en importance, après celle de la toile, s’exprime en ces termes : « Considérez combien de forges sont abandonnées dans le comté de Kent, le Sussex et le Surrey ; et combien un plus grand nombre doit l’être encore. La raison en est que le fer qui vient de Suède et d’Espagne arrive à si bas prix qu’on ne peut, ici, en tirer aucun bénéfice. »

« Je vous ai démontré maintenant que les deux fabriques de toile et de fer, avec leur produit, ainsi que toutes les matières premières, sont chez nous en voie d’accroissement, et ces deux fabriques, si elles sont protégées par la loi, feront travailler tous les pauvres d’Angleterre, enrichiront considérablement le pays, et feront rester le peuple dans le royaume, qu’ils abandonnent aujourd’hui (oui, honnête André, et aujourd’hui encore ils l’abandonnent) et dépouilleront ainsi les Hollandais de ces deux grandes fabrications du fer et de la toile. Je veux parler du fer, fabriqué, sous la forme de produits de toute espèce et dont on apporte des quantités si considérables en Hollande, en descendant le Rhin, de Liège, de Gluke et Soley et de Cologne, répandues et expédiées par les Hollandais dans le monde entier. Et ces deux industries étant fixées ici aideront à vaincre ce peuple sans combat. Considérez, je vous prie, la charge que les pauvres imposent aujourd’hui à l’Angleterre, et observez ce qu’ils coûtent aujourd’hui à la nation ; mais si on les emploie dans ces deux manufactures, quelle augmentation de revenu pourrait en résulter pour elle ! Admettez qu’il y ait, en Angleterre et dans le pays de Galles, huit cent mille individus sans ouvrage, et que chacun d’eux coûte à la nation quatre pence par jour pour sa nourriture ; s’ils étaient occupés, ils gagneraient, quotidiennement, huit pence ; de cette façon le public, en considérant ce qui peut être gagné et épargné, avancera douze pence, chaque jour, pour chaque individu pauvre, aujourd’hui sans ouvrage. Ainsi huit cent mille individus produiront un bénéfice au public, si on les occupe, d’un million et demi, chaque année, dans ces deux fabriques de fer et de toile. Et de la manière dont ces deux industries sont aujourd’hui organisées en Saxe, elles font travailler tous les pauvres de ce pays. En parcourant la Saxe dans tous les sens, je n’y ai pas aperçu un seul mendiant, et ces deux manufactures entretenues et encouragées avec prudence et par de bonnes lois, forment les deux tiers du revenu et des profits du duc de Saxe ; en ce moment même leurs produits sont expédiés en Angleterre en quantités considérables, tous acquittant des droits de douane en dix endroits différents avant d’arriver ici. »

— « Mais quelque chose encore peut entraîner des conséquences plus funestes que d’ordinaire, si la manufacture de fer n’est pas encouragée. Aujourd’hui un grand nombre d’usines dans le Sussex et le Surrey sont abandonnées, et d’autres non moins nombreuses dans le nord de l’Angleterre et d’autres portions du pays doivent l’être bientôt, si on ne l’empêche, en entourant de clôtures les biens communaux, pour fournir à ces usines du bois. Et lorsque la plupart des forges sont dans l’inaction, si l’on avait besoin de quantités considérables de canons et de boulets (toujours des canons et des boulets, comme si les métaux n’étaient destinés à aucun autre usage qu’à foudroyer des hommes) et d’autres produits de fer, pour une guerre instantanée et imprévue, que le Sund fût fermé, et qu’ainsi le fer ne pût nous arriver, en vérité nous serions alors dans une belle situation !

La seconde branche d’industrie sur laquelle André appela l’attention de ses compatriotes fut celle des étoffes de laine ; et il propose de la perfectionner en adoptant les procédés qui permettaient à l’étranger de faire de plus belles étoffes que celles qu’on faisait en Angleterre. En ce cas, il conseillait l’importation des machines. Deux pièces de drap du même tissu peuvent être apprêtées d’une façon si différente que l’une d’elles sera grossière, rude au toucher, désagréable à porter, déplaisante à et relativement peu convenable pour le marché. L’autre pièce, bien que confectionnée avec la même laine et tissée au même métier, peut être traitée par des procédés assez bien entendus pour lui donner des qualités d’une nature complètement différente. En réalité, l’apprêt est l’éducation du drap ; l’étoffe de laine, comme l’individu qui la porte, peut mettre en relief un paysan ou un gentleman. André apprend donc à ses compatriotes comment ils peuvent parer leurs draps et les fabriquer d’une qualité supérieure, et il le fait dans un dialogue qui ferait bonheur à Isaac Walton. Avant de considérer sa méthode, nous devons, cependant, remarquer l’une de ses assertions, si contraire à la supposition ordinairement admise, que les manufacturiers accouraient en foule en Angleterre. Ils y étaient accourus un siècle auparavant ; mais André nous assure que de son temps ils émigraient véritablement en Allemagne, en Irlande et en Hollande. Ses affirmations sur ce chapitre, bien qu’exprimées en termes concis, sont tout à fait explicites. Nous n’en citerons qu’une seule, en prévenant le lecteur qu’il parle de ces manœuvres, dont le but était de porter préjudice à l’industrie de l’Angleterre :

« Un autre bon tour consiste à transporter de la terre à foulon de Woborne à Lynn, dans le comté de Norfolk, à ce qu’ils prétendent, et là d’embarquer cette terre pour l’apporter aux drapiers dans l’Ouest ; et lorsque l’on est en mer, un vent d’ouest pousse le navire à Flessingue, en Zélande. Et nous aurons beaucoup plus de terre à foulon apportée d’Arundel dans le Sussex, à Portsmouth ou à Chichester, et embarquée là pour rassurer les drapiers dans le nord de l’Angleterre ; et lorsque ce navire se trouve vis à vis de Hull, un vent d’ouest le poussera vers Brill, ou dans le Texel, en Hollande. Et ces deux chargements de terre, avec une petite quantité qui sera embarquée en sus pour servir de lest aux navires, causeront assez de préjudice ; car l’industrie ira où elle se trouve le plus encouragée, et dans les lieux où le marchand et le drapier peuvent en tirer le meilleur parti.

«   Le drapier. — Il est vrai, mon vieil ami, ce sont là de bons tours, et il y a des individus assez pervers pour être disposés à quitter la terre où ils sont nés ; mais avisons aux moyens d’empêcher cela, car si vous êtes un de ces individus, tous les pauvres de ce pays seront forcés de vous maudire, et les riches le feront aussi ; en effet, nous avons dans notre industrie des individus assez pervers (mais il ne me conviendrait pas de les nommer), qui ont provoqué un grand nombre de drapiers à vendre leurs biens, et à se transporter dans le Bas-Palatinat et d’autres parties de l’Allemagne, et à y établir l’industrie de la fabrication du drap, qui s’est déjà emparée de notre commerce de gros draps dans l’Orient, ainsi que de notre commerce avec Hambourg ; car si leur industrie est perdue en Angleterre, il faut qu’ils essaient de la pratiquer quelque autre part, comme, par exemple, en Irlande, en Hollande et en Allemagne, etc. »

La folie de l’Angleterre, se bornant d’une façon si exclusive à l’agriculture, était, à cette époque, devenue proverbiale sur le continent. « L’étranger, disait-on, achète à un Anglais la peau du renard pour un farthing et lui vend la queue pour 1 schelling. » Voyant que le système alors existant tendait à faire baisser le prix de toutes les matières premières de l’industrie manufacturière, y compris le travail, Yarranton n’eut pas de peine à arriver à cette conclusion, qu’une population vouée exclusivement à l’agriculture doit rester pauvre, à raison de la déperdition de travail résultant du défaut de l’association d’efforts qui constitue le commerce. Il poussa donc ses compatriotes à adopter les mesures protectrices, à l’aide desquelles ils pussent immédiatement supporter la dépense nécessaire pour importer aux matières premières les machines et l’habileté, et s’affranchir ainsi pour toujours de la nécessité d’importer le blé et la laine, matières encombrantes, là où se trouvaient les machines et le talent. Dans ce cas, cela devait amener, ainsi qu’il le leur assurait hardiment, de telles améliorations dans les communications intérieures et dans le commerce, en général, que les subsistances pourraient être fournies, à bon marché, à toutes les parties du pays, — que les rentes hausseraient, — que le capital s’accroîtrait au point de faire baisser considérablement le taux de l’intérêt ; et que la terre se vendrait plus facilement, au prix d’une rente plus considérable au bout de 30 ans, que celle qu’on pouvait obtenir maintenant, au prix d’une rente plus faible au bout de 16 ans. C’étaient là des prédictions remarquables ; mais elles étaient faites par un homme qui paraît avoir apprécié complètement les avantages résultant de cette rapidité de circulation qui constitue le commerce ; et leur parfaite exactitude se trouva vérifiée par l’accroissement considérable, et dans la valeur de la terre, et dans celle du travail, qui suivit leur affranchissement du plus lourd de tous les impôts, celui qui résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu et qui forme le grand obstacle au progrès.

Dans les conseils adressés par Yarranton relativement à une question importante de la science sociale, cet homme éminent n’a fait qu’indiquer des mesures semblables à celles que nous voyons adoptées partout aujourd’hui. Lorsque le chimiste veut diminuer la force centralisatrice à l’aide de laquelle les molécules de la matière sont maintenues en état de cohésion, — et produire ainsi l’individualité, et la puissance d’association qui en résulte entre ces molécules, — il atteint ce but en établissant une attraction contraire dans une autre direction ; comme dans le cas où il plonge le zinc et le cuivre dans des acides et développe ainsi l’électricité. Il en est de même à l’égard du possesseur de nos prairies de l’Ouest, qui combat toujours le feu par le feu même, établissant des centres locaux d’attraction, au moyen desquels la gravitation vers le grand incendie central est tellement diminuée que celui-ci s’éteint promptement. Les Flandres, la Hollande et l’Allemagne avaient atteint déjà un tel degré de perfection dans l’industrie manufacturière, que la force attractive de la centralisation entraînait dans cette direction, non-seulement toutes les matières premières de l’Angleterre, mais un grand nombre des plus précieuses pour sa population ; et Yarranton vit clairement que cette dernière ne pourrait jamais prospérer, à moins qu’elle n’établit un système de contre-attraction, suffisante non-seulement pour lui permettre de conserver l’habileté industrielle qu’elle possédait déjà mais encore pour attirer celle dont elle avait besoin et qu’elle ne possédait pas encore. Ses conseils furent suivis ; et depuis cette époque, le registre des statuts de l’Angleterre se remplît, d’année en année, de lois ayant pour objet de rapprocher le fermier de l’artisan, dans le but de produire l’association et la combinaison des efforts, et de diminuer ainsi la nécessité d’épuiser la terre par l’exportation de ses produits à leur état le plus grossier.

§ 4. — Résultats de la dépendance d’un marché éloigné tels qu’ils se révèlent en Angleterre, dans la première moitié du siècle. Changements dans la situation de la population résultant de l’amoindrissement de cette dépendance.

La position de l’Angleterre, considérée comme puissance insulaire, lui avait assuré la sécurité des individus et des propriétés, relativement aux dévastations de la guerre, à un degré inconnu dans toute autre partie de l’Europe ; et du temps de Yarranton, elle n’attendait que l’adoption d’un système qui permît à sa population de s’associer pour le développement de ses diverses individualités. Il faut beaucoup de temps pour opérer un changement dans les mouvements d’une nation. La science existait sur le continent, mais on ne la trouvait pas en Angleterre. En Hollande, dans les Pays-Bas et dans les États manufacturiers de l’Allemagne, la richesse abondait et l’on pouvait emprunter un capital au taux de 4 ou 5 % ; tandis qu’en d’autres pays, on se le procurait avec peine pour l’employer dans l’industrie manufacturière ou dans l’agriculture. Pendant plusieurs siècles, le courant des matières premières s’était porté vers le continent ; mais aujourd’hui il fallait changer la direction de ce courant ; atteindre ce but était une œuvre qui exigeait de sérieux efforts ; d’ailleurs, le commerce, en Angleterre, était entravé par de nombreuses mesures restrictives, dont la plupart avaient été créées par la loi, tandis que d’autres résultaient de la préoccupation des manufacturiers existants, de décourager la concurrence intérieure, pour l’achat des matières premières aussi bien que pour la vente des produits achevés. Alors, comme aujourd’hui, ils voulaient acheter à bon marché et vendre cher ; et plus ils pouvaient empêcher le développement des manufactures à l’intérieur, plus la laine était à bas prix, et plus le drap se vendait cher.

Le temps cependant amena des changements, mais non pas avant que le fermier anglais eût éprouvé, dans son plein et entier effet, la perte qu’entraîne la nécessité de dépendre de marchés éloignés pour la vente des produits bruts de la terre. Dans la longue période de guerre qui se termina par le traité d’Utrecht, la faculté d’échanger du blé contre de l’argent était équivalente à 43 schell. 6 pence par quarter ; mais avec le retour de la paix (1713), le prix tomba à 35 schell. ; puis il continua graduellement à baisser jusqu’au moment où, dans la période des dix années expirant en 1755, le prix moyen ne fut plus que de 21 schell. 3 pence, c’est-à-dire inférieur, de plus de moitié, au prix qu’on en obtenait auparavant. Le produit excédant la consommation, une petite portion devait, nécessairement, être exportée ; et il sera évident, pour tous ceux qui remarquent la marche des affaires commerciales, que le prix obtenu pour l’excédant détermina celui de la récolte tout entière. Un déficit, dans la proportion même de cent mille boisseaux, fait hausser le prix de la totalité de ces mêmes boisseaux au niveau du prix auquel cette petite quantité peut être importée d’un marché éloigné ; tandis qu’un excédant, dans cette même proportion, réduit la totalité au niveau du prix auquel cette quantité insignifiante doit se vendre. On verra, par les chiffres suivants, combien était faible l’excédant auquel était due la baisse considérable qui avait eu lieu :

Période de dix années
expirant.
Prix. Exportation,
moyenne.
En 1725 1 Liv. st. 15 schell. 4 pence.     124.000 quarters.
En 1735 1 Liv. st. 15 schell. 2 pence. 176.000
En 1745 1 Liv. st. 12 schell. 1 penny. 276.000
En 1755 1 Liv. st.   1 schell. 2 pence. 446,000

Au bas prix de 21 schell. 2 pence, les fermiers de l’Angleterre obtenaient un marché au dehors pour moins de 4 millions de boisseaux, leur rapportant à peine 2 millions de dollars par an. Le produit total du froment, en Angleterre, à cette dernière époque, doit avoir été de plus de 40 millions de boisseaux ; et comme cette espèce de céréale entrait alors pour une faible part dans la consommation, comparativement à ce qui a eu lieu depuis, il serait peut-être juste de considérer la production totale des subsistances comme équivalente à 100 millions de boisseaux. Sur ce total, environ 4 pour cent constituaient l’excédant jeté sur les marchés régulateurs du globe à cette époque : excédant qui y faisait baisser les prix, et, dans une proportion correspondante, faisait baisser également ceux obtenus pour toute la quantité produite, au détriment de la terre et du travail du royaume, au détriment de l’artisan et de tous, excepté de ceux qui dépendaient pour leur entretien de revenus fixes.

La population de l’Angleterre ne s’élevait à cette époque qu’à six millions ; sur lesquels les propriétaires du sol — alors au nombre d’environ deux cent mille, — et leurs familles doivent avoir formé à peu près le sixième, soit le chiffre d’un million. En y ajoutant les ouvriers agricoles, nous avons une proportion considérable de la société qui dépend des résultats de l’agriculture. L’artisan, toutefois, était intéressé à la prospérité de la classe des fermiers ; en effet, s’ils pouvaient vendre à de bons prix, ils pouvaient acheter les produits de son talent et de son travail. Plus était instante la demande de subsistances et de laine, plus augmentait, pour l’ouvrier agricole, la possibilité d’acheter du drap, et pour le propriétaire de la terre celle d’effectuer des améliorations sur sa propriété, dans le but de produire des quantités plus considérables de subsistances et de laine. Ce qu’il fallait alors à l’Angleterre, c’était, à l’intérieur, le mouvement actif direct entre le producteur et le consommateur, — c’est-à-dire le commerce, — à l’aide duquel ses fermiers pussent s’affranchir de la domination du trafic. En l’absence de ce mouvement, ceux-ci étaient obligés d’accepter 21 schell. 2 pence, par quarter, pour toute la récolte de froment, et des prix correspondants pour toute espèce de subsistances, tandis qu’ils n’exportaient que quatre millions de quarters, et qu’ils importaient, sous la forme de drap et de fer, probablement trois fois autant.

Le progrès, cependant, s’était accompli. Au milieu du siècle, on arriva à découvrir que le minerai pouvait être fondu à l’aide du charbon minéral ; et dès lors les perfectionnements tendant à diversifier les travaux des individus devinrent nombreux et rapides. La puissance formidable de la vapeur vint se substituer aux travaux exécutés par les bras de l’homme ; le métier à filer fut inventé, et les procédés nécessaires pour fabriquer le fer continuèrent à se perfectionner, amenant un accroissement rapide dans la circulation du travail et de ses produits, dans l’économie des efforts humains, dans la formation de la richesse et dans le pouvoir d’accomplir de nouveaux progrès. Le fermier étant maintenant affranchi de la dépendance où il se trouvait à l’égard du marché placé loin de lui, le prix du blé haussa rapidement ; conséquence nécessaire du rapprochement opéré entre le consommateur et le producteur et de l’extension du Commerce. La faculté d’échanger le blé contre de l’argent s’accrut, dans la période des dix années expirant en 1765, jusqu’à 1 liv. sterl. 19 schell. 3 pence, et, dans celle qui expira en 1775, jusqu’à 2 liv. sterl. 11 schell. 3 pence, prix auquel il se maintint, ou à peu près, pendant les vingt années suivantes. Si l’on admet la quantité moyenne consommée de subsistances de toute sorte, comme équivalente à vingt boisseaux de froment, le total de l’augmentation dans le revenu du travail agricole, résultant de l’accroissement dans la rapidité de la circulation, par suite de la création d’une demande nationale, ne pouvait guère s’évaluer à moins de 20 millions de liv. sterl., soit 100 millions de dollars. En conséquence l’agriculture fit des progrès rapides, donnant lieu à de nouvelles demandes de travail, et permettant au travailleur de réclamer une part proportionnelle, constamment croissante, dans la quantité plus considérable des denrées produites[239].

§ 5. — Caractère monopolisant du système anglais. On ne peut rien lui comparer pour son pouvoir de produire le mal, avec tout ce qu’on a jamais imaginé antérieurement.

Tant qu’on n’avait eu recours à la protection que pour permettre aux fermiers d’appeler à leur aide l’habileté industrielle et les machines employées à l’étranger, et de conquérir la domination sur les diverses forces naturelles nécessaires pour achever leurs produits et les approprier à la consommation, on avait agi raisonnablement. Cette protection les affranchissait de l’impôt onéreux du transport ; elle encourageait la diversité des travaux et le développement de l’intelligence ; elle tendait à donner à la société cette forme naturelle où la force et la beauté se combinent le mieux : et c’est pourquoi nous voyons, dans les mouvements des années immédiatement antérieures à l’explosion des guerres de la Révolution française, une tendance si prononcée à une réforme dans la constitution du Parlement, ayant pour but une représentation plus équitable des diverses fractions dont la société se composait.

Si telle eût été la limite du mouvement, si la politique de l’Angleterre eût cherché uniquement à créer un marché intérieur pour les fermiers anglais, si l’on se fût borné à les affranchir personnellement de leur dépendance des éventualités résultant de l’éloignement d’autres marchés, si les hommes d’État de l’Angleterre eussent été dirigés par cette grande loi fondamentale du christianisme, qui exige que nous respections les droits d’autrui aussi scrupuleusement que nous voudrions qu’on respectât les nôtres, tout aurait été bien, et l’on n’eût jamais entendu parler des doctrines de l’excès de population, de la nécessité d’une somme de travail à bon marché et abondante, de la convenance d’exclure de son sein une nation d’une famille identique pour la remplacer par une nation dont les éléments sont plus mélangés, plus souples et peuvent rendre plus de services, d’une nation qui puisse se soumettre à un maître[240], en un mot, de l’Économie politique moderne.

Autre fut la marche des choses. Là, comme partout ailleurs, il se manifesta une disposition à monopoliser pour son profit personnel les connaissances à l’aide desquelles on avait obtenu le progrès, et plus était libre le peuple qui désirait s’emparer du monopole, plus on était certain de le voir s’affranchir des scrupules, dans les mesures à l’aide desquelles il cherchait à se l’assurer. S’il en eût été autrement, c’eût été une contradiction avec tous les enseignements que nous fournit l’histoire du monde ; et si, dans l’avenir, à une époque quelconque, le peuple de l’Union américaine était assez malheureux pour avoir des colonies, et qu’elles ne se montrassent pas alors, infailliblement, les dominatrices, les plus tyranniques et les moins scrupuleuses, ce fait constituerait l’un des plus remarquables de l’histoire. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, que nous devions au peuple le plus libre de l’Europe l’invention du système retracé par nous dans les chapitres précédents, le plus oppressif et le mieux fait pour épuiser les nations, parmi tous ceux qui ont jamais existé.

On n’avait jamais rien imaginé qui pût lui être comparé à l’égard de sa capacité pour le mal. Les invasions par des bandes d’individus armés sont accompagnées du pillage des propriétés, de massacres et de la suspension temporaire du commerce ; mais, avec le retour de la paix, les hommes peuvent, de nouveau, associer leurs efforts, et, au bout de quelques années, tout revient au même point qu’auparavant. Mais il n’en est pas de même, relativement aux invasions qui ont pour but de substituer, d’une façon permanente, le trafic au commerce. Car, sous leur influence, la puissance d’association disparaît, le développement de l’intelligence diminue, et, peu à peu, l’homme perd tout l’empire qu’il avait conquis sur la nature. Lui-même alors diminue de valeur, tandis que celle des denrées nécessaires à son entretien augmente aussi régulièrement ; et à chaque pas fait dans cette direction il devient de plus en plus asservi. Dans le premier cas, c’est une secousse subite, dont le malade peut se remettre avec des soins ; tandis que, dans le second, on ouvre les veines et on laisse le sang, source de la vie, s’écouler lentement ; on rend ainsi la guérison plus difficile chaque jour, et finalement survient la mort. De tous les pays de l’Europe, aucun n’a été aussi souvent envahi que la Belgique, aucun n’a souffert autant des maux irréparables de la guerre ; et cependant, à toutes les époques, elle est restée au rang des nations les plus prospères. De tous les pays, les seuls qui, pendant une longue suite de siècles, n’ont presque jamais été profanés par la trace d’incursions ennemies, sont les îles Britanniques ; c’est là cependant qu’on a inventé la théorie de Malthus, et c’est dans une de ces îles mêmes qu’on rencontre l’immense trésor de faits sur lesquels on a tenté de s’appuyer. La France a souffert gravement de la guerre, mais elle maintient un système qui tend à favoriser le développement du commerce, et, conséquemment, elle progresse en richesse et en puissance. Le Portugal, excepté pendant la période de 1807 à 1812, a presque toujours échappé à la guerre ; cependant sa richesse et sa puissance diminuent, à raison de sa soumission complète aux influences épuisantes du trafic.

§ 6. — Le pouvoir de faire le mal, lorsqu’il est dirigé dans des vues préjudiciables à autrui, existe partout en proportion de celui de faire le bien, lorsqu’il est guidé dans la voie de la justice.

Plus est rapide la circulation dans une société, plus est considérable la puissance dont elle peut disposer et plus est grande la tendance à l’accroissement de la somme de cette puissance. L’espèce humaine profitera-t-elle de la richesse et de la force que cette société acquerra ? cela dépend entièrement de l’esprit dans lequel celle-ci est dirigée. Mal dirigée, sa puissance pour le mal est aussi considérable que sa capacité pour le bien ; aussi voyons-nous partout que le poids accablant de la tyrannie est en raison directe de la liberté des individus, qui exercent le pouvoir. Un peuple tyran est un monstre à tête d’hydre ; comparé à ce peuple, un souverain absolu cesse d’être dangereux. La civilisation des Athéniens leur donna la puissance, et lorsqu’ils furent devenus les arbitres de la vie et de la fortune de milliers de villes soumises à leur empire, ils se montrèrent les plus durs de tous les maîtres ; chacun d’eux étant un souverain, dont le revenu devait s’accroître par des mesures tendant à épuiser ses sujets. Les aristocraties de Carthage, de Venise et de Gènes étaient moins oppressives, le nombre des maîtres étant moins considérable. Le despotisme de Charlemagne était léger en comparaison de celui de l’aristocratie qui lui succéda ; ainsi que fut celui de Louis XI, comparé à l’état anarchique des règnes de Charles VI et Charles VII, dans ces temps où il n’existait d’autre loi que la force ; où des rois et des ducs avaient recours à l’assassinat pour se débarrasser de compétiteurs incommodes ; où le pillage et le meurtre, en la personne d’hommes tels que La Hire, Dammartin et Saintrailles, réclamaient et obtenaient les emplois les plus honorables de l’État. Il en fut de même à l’égard du despotisme de Louis XIII comparé à l’anarchie de la Ligue, ainsi que du despotisme de Frédéric III comparé avec celui des nombreux petits despotes qui, jusqu’à ce jour, avaient disposé de la vie et de la fortune du peuple Danois. Il en est de même aujourd’hui à, l’égard du gouvernement russe, comparé avec cette tyrannie, la pire de toutes, maintenue en Pologne jusqu’au jour de son partage.

Plus les maîtres sont nombreux, plus sont détestables à la fois et le maître et l’esclave ; comme preuve à l’appui, on peut citer ce fait, que c’est dans les limites même de l’Union, où jadis on avait proclamé « que tous les hommes étaient égaux » ; que c’est dans ces limites, disons-nous, qu’a été pour la première fois énoncée cette assertion, « qu’une société libre se trouvait être en état de décadence complète » et que la condition naturelle d’une portion considérable de la société est l’esclavage, qui entraîne avec lui la séparation des maris de leurs femmes, des père et mère de leurs enfants, des frères et des sœurs entre eux. Puisque les choses se passent ainsi parmi nous (aux États-Unis) il n’y a pas lieu d’être surpris que nous soyons redevables, au peuple le plus libre de l’Europe, de l’invention du despotisme le plus oppresseur, d’un système qui, plus que tous ceux qui l’ont précédé, s’est proposé pour but l’asservissement de l’homme, le seul dont les partisans proclament aujourd’hui publiquement que pour le maintenir, il est nécessaire que l’accroissement ultérieur de la population ait lieu dans la portion qui rend le plus de services, c’est-à-dire « la plus laborieuse » ; parce qu’autrement « elle ne serait pas suffisamment à la disposition du capital et du talent » ; ce qui est précisément la doctrine enseignée dans la Caroline, par les hommes qui soutiennent que « l’esclavage est la pierre angulaire de nos institutions. »

§ 7. — Le système anglais tend à diminuer la taxe du transport pour le peuple anglais, mais en l’augmentant pour les autres nations du globe.

Ainsi que nous l’avons démontré, la première et la plus lourde taxe qui doit être acquittée par l’homme et par la terre, et le grand obstacle à la satisfaction du désir de l’association, résultent de la nécessité d’effectuer les changements de lieu. Les diverses portions de la terre sont diversement appropriées pour la production des denrées destinées à satisfaire les besoins, ou les goûts de l’homme ; les régions tropicales donnent le riz, le coton, la canne à sucre et des fruits variés ; en même temps que nous devons nous adresser aux zones tempérées, pour le blé, et aux zones arctiques pour les fourrures et la glace. Ce sont donc les lois naturelles qui ont pourvu au commerce international ; mais l’obstacle à son développement, c’est la somme considérable d’efforts nécessaires pour transporter les denrées sous la forme où la terre nous les fournit, le coton dans sa graine, le blé à l’état brut, ou la canne dont il reste encore à extraire le sucre. Si nous considérons ensuite les diverses divisions de la surface de la terre, nous voyons dans chaque petit état des mesures de prévoyance presque exactement semblables ; une partie de l’Angleterre est mieux appropriée pour la production du cuivre, une autre pour celle du fer ; une troisième pour celle du foin, ou du houblon ; une quatrième de la houille, ou de l’étain. Là cependant, comme dans le cas du commerce international, nous rencontrons la difficulté inhérente au besoin du transport ; et pour l’écarter, nous voyons chaque individu s’appliquant à réduire, autant que possible, le volume de sa denrée ; fondant son minerai et transformant ainsi la houille et le minerai en cuivre ou en fer, broyant son blé et en exportant les plus fines portions sous forme de farine, ou sciant ses arbres pour en faire des planches, afin d’épargner la dépense que nécessiterait le transport des parties qui reçoivent peu d’emploi. Ailleurs, on voit des individus qui combinent certaines quantités de blé et de laine et les transforment en drap ; ou qui convertissent en acier des masses de houille et de fer ; ou qui réduisent encore le volume par la conversion de quantités considérables de houille et d’acier en couteaux, en fourchettes et autres instruments. Plus ils réussissent complètement à cet égard, plus ils peuvent s’affranchir de l’impôt du transport ; plus doit être rapide la circulation entre eux, plus est développé leur pouvoir d’améliorer les modes de transport, autant que cela devient encore nécessaire ; et plus doit être grande la possibilité, pour eux, d’entretenir le commerce avec des peuples éloignés.

Le système de l’Angleterre avait pour but de diminuer le volume de ses propres produits ; mais il avait également pour but d’empêcher aucune semblable diminution dans les produits des autres pays. Dirigé en vue de l’extension du commerce à l’intérieur, il l’était aussi en vue de l’anéantissement du commerce entre les peuples des autres sociétés ; et c’est ici, ainsi que nous l’avons déjà énoncé, qu’il dépassa de beaucoup tout autre système qu’on eût pu jamais imaginer. Les toiles d’Irlande avaient été célèbres, dans le temps où l’Angleterre exportait toute sa laine et importait toute sa toile ; et cependant nous voyons ce dernier pays, usant de toute la puissance dont il pouvait disposer, pour anéantir la fabrication des étoffes de laine irlandaises, et forcer toute la laine du pays à passer par les filatures de l’Angleterre, avant que le peuple irlandais lui-même puisse en faire usage. Si l’Angleterre eût simplement interdit la fabrication, en laissant les producteurs de laine chercher un marché où ils voudraient, elle eût ainsi augmenté considérablement les frais de transport, en même temps qu’elle diminuait la puissance d’association et qu’elle favorisait l’épuisement du sol ; mais on entassa, de plus, Pelion sur Ossa ; on prohiba les relations commerciales avec le monde, autrement que par l’intermédiaire des marchés anglais ; et tel fut le système adopté plus tard à l’égard de toutes les colonies.

Après avoir acquis la richesse et la puissance, on regarda comme désirable d’adopter ce système à l’égard des nations indépendantes ; et ce fut l’origine de la promulgation, dans la période comprise entre 1765 et 1799, des diverses lois qui prohibaient l’exportation des machines et des artisans, ainsi que du maintien de ces prohibitions jusqu’en 1825. Elles avaient pour objet, autant que cela pouvait se faire, de contraindre à expédier en Angleterre les produits bruts de la terre, pour y être soumis aux procédés mécaniques ou chimiques nécessaires pour leur donner la forme appropriée à la consommation. De là ils pouvaient être exportés pour s’échanger contre du sucre, du thé ou du café ; mais il fallait que ces articles, autant que possible, arrivassent par l’intermédiaire de ports et de navires anglais. On n’avait jamais auparavant conçu un système aussi vexatoire : Il avait pour but de faire de tout pays, en dehors de l’Angleterre, un pays purement agricole ; mais si toutes les agglomérations sociales du globe étaient réduites à une pareille condition, chacune d’elles, et chacune des parties qui la composent, seraient forcées de produire toutes les denrées nécessaires pour la consommation, puisqu’il ne pourrait plus y exister que peu, ou point de commerce, au dehors ou à l’intérieur. Pour permettre au commerce avec les contrées lointaines d’exister, le volume des denrées doit être réduit ; et les efforts que l’on fait pour atteindre ce but produisent nécessairement la diversité des travaux. Cette diversité s’était manifestée en Angleterre ; et tous ses efforts tendaient maintenant à la paralyser dans toutes les autres parties du globe, et à établir, ainsi, l’entière prédominance du trafiquant et de l’individu chargé du transport, sur le producteur.

§ 8. — Pouvoir énorme acquis par ce système pour la taxation des autres agglomérations sociales.

Le commerce augmente en même temps que diminue la nécessité du transport. Plus on peut se dispenser du transport, plus le mouvement sociétaire devient rapide et continu, plus on économise l’effort musculaire et intellectuel ; plus rapidement la réapparition du capital suit sa consommation, plus est considérable la puissance d’accumulation, plus l’est aussi l’utilité de toutes les matières dont la terre se compose ; moins est grande la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme, plus est grande la valeur de l’homme lui-même, et plus est rapide le développement de l’individualité et celui de la liberté.

On a compris partout que les choses se passent ainsi, et c’est pourquoi les individus qui cultivent la terre se réjouissent tant de voir les ouvriers en fer et en drap, — les consommateurs des substances alimentaires et de la laine, — venir se grouper dans leur voisinage. Le système anglais avait pour objet d’empêcher ce rapprochement et de produire une intermittence continuelle dans le mouvement, qui amenait un temps d’arrêt prolongé entre la production et la consommation. Il cherchait, en tous pays, à faire en sorte que la laine et le coton traversassent plusieurs milliers de milles pour venir chercher le petit fuseau et le métier ; et cela dans les circonstances les plus désavantageuses, le volume de toutes les denrées étant conservé dans sa plus grande dimension, et l’ouverture du passage qu’elles devaient franchir resserrée dans la moindre dimension, ainsi qu’on le voit représenté ci-dessous.

La quantité des produits qui cherchent à passer étant considérable et l’ouverture du passage étant étroite, il s’en suivait, nécessairement, que le frottement était immense, et que la plus grande partie du produit brut disparaissait sons l’influence de l’opération à laquelle elle se trouvait soumise. Plus la récolte était considérable, plus l’était également la masse à transporter, plus le taux du fret était élevé et plus étaient considérables les frais de magasinage et d’assurance ; mais plus aussi les prix baissaient. Il résulta de là, comme une conséquence naturelle de cette manière d’agir si peu naturelle, que le fermier et le planteur se virent contraints de faire des vœux contre l’extension de la production ; car pour eux elle n’était féconde qu’en ruines. De faibles récoltes, donnant lieu à un fret peu coûteux, à peu de frais de magasinage et à des prix élevés sur le marché éloigné, étaient avantageuses pour eux ; tandis que des récoltes abondantes étaient préjudiciables à tous les individus qui s’occupaient de développer les ressources que la terre fournit.

Jusqu’à ce jour, la population avait été regardée comme un élément de force ; mais à mesure que le système anglais fut pratiqué complètement, l’opinion changea ; et l’accroissement de la population en vint à être considéré comme une preuve de faiblesse et non de force. Dans un autre chapitre, nous examinerons jusqu’à quel point un système politique erroné et injuste tendit à produire ce changement de doctrine.


CHAPITRE XVII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Erreurs du système anglais, évidentes pour Adam Smith. Avertissements qu’il donne à ses compatriotes relativement aux dangers inséparables de leur dépendance exclusive à l’égard du trafic.

La Richesse des nations fut publiée pour la première fois en 1776 ; et le but principal de l’auteur avait été de forcer ses compatriotes à prendre en considération cette grande vérité, que le trafic et les manufactures n’étaient utiles, uniquement, qu’autant qu’ils contribuaient au progrès de l’agriculture, au développement des trésors de la terre et à l’encouragement du commerce. La tendance du système colonial s’opposait positivement, suivant son opinion, à ce qu’aucun de ces effets se produisit, puisqu’en empêchant les colons d’appliquer leurs travaux à une « fabrication plus raffinée, » en les restreignant à la fabrication de produits « grossiers et de ménage, de ceux dont se sert habituellement une famille en son particulier et pour son propre usage, » ce système tendait assurément à augmenter la quantité de matières premières expédiées en Angleterre, et décourageait ainsi l’agriculture anglaise. Ce résultat était précisément celui que cherchaient à obtenir le trafiquant et le manufacturier ; plus les matières premières étaient à bon marché au dehors, plus le prix demandé par le premier, pour le fret, était élevé, et plus étaient considérables les bénéfices du second.

Quant à ce fait que le système tendait à créer un marché pour les subsistances, le fermier anglais trouvait un profit ; mais en ce qui concernait tous les autres produits bruts, il avait gravement à souffrir de ce que Smith appelait « la rapacité sordide, l’esprit de monopole des marchands et des manufacturiers », de cette classe d’individus qui pensait « que le trésor de l’Angleterre ne devait se fonder » uniquement que sur le commerce étranger. » Pour que ce trafic prospérât, ils voulaient avoir des matières premières à bas prix ; et, pour amener ce bas prix, ils cherchaient à favoriser la concurrence pour la vente, sur le sol anglais, de tous les produits bruts des autres pays, ainsi que des produits à moitié transformés, nécessaires pour toutes les opérations de l’industrie manufacturière. « En encourageant l’importation du fil de coton, dit Smith, et le faisant venir ainsi en concurrence avec celui qui est fabriqué par notre propre population, ils cherchent à acheter le travail des pauvres fileurs aussi bon marché que possible. » « Ils s’appliquent, continue-t-il, à tenir à bas prix les salaires de leurs propres tisserands, ainsi que le gain des pauvres fileuses ; et s’ils cherchent à faire hausser le prix de l’ouvrage fait, ou à faire baisser celui de la matière première, ce n’est nullement pour le profit de l’ouvrier. L’industrie qu’encourage principalement notre système mercantile, c’est celle sur laquelle porte le bénéfice des gens riches et puissants. Celle qui alimente les profits du faible et de l’indigent est trop souvent négligée et opprimée[241]. »

S’occupant donc presque exclusivement du trafic, le système tendait, ainsi que le voyait Smith, à accroître, contrairement aux lois naturelles, la proportion de la population britannique employée à l’œuvre de l’échange et du transport, créant, de cette manière, une nation de simples boutiquiers, et « rompant l’équilibre naturel, qui, autrement, se fût établi entre les différentes branches de l’industrie britannique. » Au lieu de circuler à travers mille petits canaux, on lui avait appris à se diriger principalement vers un canal unique, « rendant ainsi l’industrie et le commerce moins solidement assurés, et la santé du corps politique moins ferme et moins robuste. » « Dans sa situation actuelle, l’Angleterre, à son avis, ressemblait à l’un de ces corps malsains, où quelques-unes des parties vitales ont pris une croissance monstrueuse, et qui, par cette raison, sont sujets à plusieurs maladies dangereuses, attaquant rarement les individus chez lesquels toutes les parties se trouvent mieux proportionnées. »

Les dangers qui accompagnent ce dévouement exclusif aux prétendus intérêts du trafic, lui étant clairement démontrés, il avertissait ses compatriotes « qu’un léger engorgement dans cet énorme vaisseau sanguin, qui s’était grossi plus que ne le comportaient ses dimensions naturelles, et à travers lequel circulait, d’une manière forcée, une proportion excessive de l’industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus funestes maladies. Le sang, dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu’un des petits vaisseaux, se dégorge facilement dans un plus grand sans occasionner de crise dangereuse ; mais s’il se trouve arrêté dans l’un des grands vaisseaux, les convulsions, l’apoplexie et la mort, sont les conséquences immédiates et inévitables d’un pareil accident. Qu’il survienne seulement quelque léger empêchement ou quelque interruption d’emploi dans un de ces genres de manufactures qui se sont étendus d’une manière démesurée, et qui, à force de primes et de monopoles sur les marchés coloniaux et nationaux, sont arrivés artificiellement à un degré d’accroissement contre nature, il n’en faut pas davantage pour occasionner de nombreux désordres, des séditions alarmantes pour le gouvernement, et capables même de troubler la liberté des délibérations de la législature. A quelle confusion, à quels désordres ne serions-nous pas exposés infailliblement, pensait-il, si une aussi grande portion de nos principaux manufacturiers venait tout à coup à manquer totalement d’emploi[242] ! »

Quelque graves que fussent les dangers, même déjà si manifestes, en tant qu’ils résultaient d’un accroissement anormal dans la proportion de la population vouée au trafic et au transport, le peuple anglais, à cette époque, ne faisait qu’entrer dans cette voie d’efforts tendant à forcer le monde entier de subir le système établi depuis si longtemps aux colonies. L’interdiction de l’émigration des artisans ne datait alors que de dix années ; et la puissance britannique commençait à peine à s’asseoir dans la péninsule hindostanique. Cinq ans après la publication de l’ouvrage d’Adam Smith, on prohibait l’exportation des machines destinées à fabriquer les étoffes de soie et de laine ; et, avant la fin du siècle, l’application du système avait été complétée par l’extension de la prohibition à toutes les autres espèces de machines, aussi bien qu’aux artisans capables de les fabriquer et aux houilleurs.

§ 2. — Ses conseils sont négligés, et telle est l’origine de la théorie de l’excès de population.

Depuis 1750, époque où le prix du blé avait été de 21 schell. 3 pence par quarter, jusqu’à 1790, la population avait augmenté d’environ 40 %, soit de 6 à 8 millions et demi ; mais la quantité de subsistances avait augmenté dans une proportion encore plus rapide, la production des dernières années de la période ayant été, d’au moins moitié plus considérable que celle des années antérieures, Le prix, cependant, ainsi qu’on l’a déjà vu, avait plus que doublé, et le fermier avait ainsi profité de ce qu’il était affranchi de la nécessité de s’adresser à un marché lointain. Le blé était plus cher à l’intérieur qu’au dehors ; il en était résulté comme conséquence un commerce d’importation ; pour l’empêcher et s’assurer ainsi contre le bas prix des matières premières nécessaires à la vie, les intérêts agricoles obtinrent, en 1791, la promulgation d’une loi qui limitait le prix auquel le blé pourrait être importé.

Pendant toute cette période, il y avait eu une tendance à l’accroissement, dans la part proportionnelle de la population s’occupant de consommer les subsistances, soit comme artisans, soit comme soldats, trafiquants ou individus, chargés du transport. Le système dénoncé par le Dr. Smith était, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, pratiqué plus complètement d’année en année. Pendant près de cinquante ans, l’Inde avait été dévastée par les luttes entre les armées françaises et anglaises, occupées d’étendre aux dépens du commerce la domination du trafic. Le trafic avait provoqué des dissensions entre la métropole et ses colonies d’Amérique, et avait ainsi donné naissance à la guerre de 1776. La classe qui vit de l’appropriation, du trafic et du transport, s’était accrue en nombre et en puissance ; mais il était réservé à la guerre de 1793, — guerre qu’il faut attribuer pour une large part à la soif « de l’accaparement de la navigation, des colonies et du commerce », — de la voir atteindre son complet développement. La demande d’hommes et d’argent pour les besoins de la guerre restreignit alors le pouvoir d’appliquer le travail, ou le capital, à l’amélioration de la culture de la terre, et diminua considérablement la demande des services du travailleur. Le nombre des consommateurs augmentant, en même temps que celui des producteurs restait stationnaire, le prix des subsistances haussa, tandis que celui du travail baissa ; et l’on vit bientôt les conséquences de ce fait dans le rapide accroissement de la population des maisons de charité.

Le paupérisme prit une extension inconnue jusqu’à ce jour ; et c’est alors que Malthus donna au monde les « Principes de population, » au moyen desquels, disait-il à ses lecteurs, ils pourraient comprendre les causes de cette pauvreté « et de cette misère que l’on observe parmi les classes inférieures de la population, » et des échecs répétés des classes supérieures dans leurs efforts pour les soulager. Le Dr Smith s’était aperçu que le système basé sur le travail à bon marché et sur le bas prix des matières premières, était lui-même l’œuvre de ces « classes supérieures, » et c’était auprès d’elles qu’il avait insisté pour l’abandon d’un système qui, à ses yeux, avait pour but l’asservissement de la population et l’affaiblissement de la société. Malthus, au contraire, trouvait la cause de l’esclavage dans une grande loi divine, grâce à laquelle il affranchissait ces « classes » de toute responsabilité « à l’égard de la pauvreté et de la misère, » qu’elles s’étaient efforcées « de soulager » avec si peu de succès ; il leur permettait ainsi de fermer leurs bourses et même leurs cœurs aux inspirations les plus vulgaires de la charité, en leur suggérant cette réflexion, que s’ils pouvaient, en aucune manière, « se placer entre l’erreur et ses conséquences, » « s’opposer au châtiment » attaché à la procréation d’individus de leur espèce, par d’autres individus qui n’avaient pas préparé à l’avance les ressources nécessaires pour nourrir et élever leurs enfants (châtiment qui consiste dans la pauvreté, la misère et la mort), « elles perpétueraient le péché[243] » et se rendraient elles-mêmes complices du crime. Dans ces deux phrases, on peut trouver les différences réelles qui existent, entre l’économie politique d’Adam Smith et l’économie politique moderne admise, depuis, si généralement. La première cherche à étendre le commerce, à développer l’intelligence, à accroître les facultés et la liberté de l’homme ; la seconde, à étendre l’empire du trafic, à confiner la masse de l’espèce humaine aux travaux qui ont pour but la culture et le transport des denrées, et, en définitive, à rendre l’homme esclave de la nature et de son semblable.

§ 3. — Développement du paupérisme, sous l’influence du système anglais, il coïncide avec l’accroissement de l’empire de l’homme sur les forces naturelles.

Le but du système mercantile, objet d’une si vive réprobation de la part de Smith, était de se procurer à bas prix toutes les matières premières servant à l’industrie, telles que la laine, le coton, les subsistances et le travail. Jusqu’à ce jour, ainsi qu’il s’en était aperçu, ce système avait produit les résultats les plus funestes ; il avait augmenté la dépendance des individus à l’égard des instruments de trafic et de transport ; il avait engendré cette croyance, que plus les hommes étaient profondément séparés les uns des autres, et plus était considérable la distance à parcourir, plus grand était aussi le profit à tirer du commerce ; il avait entretenu les tendances belliqueuses des peuples ; il avait amené une division mal entendue de la population, et avait contribué à favoriser la création d’immenses fortunes, aux dépens des individus qui n’avaient à vendre que leur travail. Telles étaient, ainsi qu’Adam Smith en avertissait ses compatriotes, les conséquences nécessaires du système ; mais il fallait une nouvelle expérience de vingt années pour prouver qu’il en était certainement ainsi, et pour donner lieu à cette découverte extraordinaire que, bien que la demande du travail fût devenue plus constante à mesure que la population avait augmenté, et à mesure que les individus avaient acquis, depuis l’époque des Plantagenets jusqu’à celle de Georges III, plus de richesse, et avec cette richesse, plus de facilité à associer leurs efforts, aujourd’hui que dans les cinquante dernières années, ils avaient conquis un accroissement extraordinaire de puissance, commencé à utiliser les immenses gisements de houille et de minerais de cuivre et de fer, appris à disposer en maîtres de la force merveilleuse de la vapeur, appris à l’appliquer à la transformation de la laine en drap, obtenu une augmentation considérable de richesse, facilité, dans une proportion considérable, le développement des facultés latentes de l’individu et la puissance latente de la terre, et produit ainsi un immense accroissement dans le mouvement de la Société ; aujourd’hui, cependant, la demande du travail devait devenir plus instable et le paupérisme s’accroître, en vertu d’une grande loi naturelle, en vertu de laquelle plus était puissant l’instrument de culture, moins devait être considérable la récompense du travail appliqué à développer les ressources de la terre.

C’était là certainement une remarquable découverte ; mais, heureusement, c’était la découverte d’un fait qui n’avait jamais existé et n’existera jamais. L’étendue des trésors de la nature est illimitée ; et ces trésors n’attendent qu’un individu qui les réclame. Par malheur, cependant, la théorie était exactement celle dont on avait besoin pour empêcher l’adoption d’aucune des mesures proposées comme remèdes par Smith. Cette théorie prouvant (ainsi qu’elle le proclamait) : que le paupérisme existait, conformément aux lois divines ; que le taux naturel du salaire « était juste, suffisant et non au-delà, pour permettre aux travailleurs, l’un dans l’autre, de subsister et de perpétuer leur espèce, sans accroissement ou diminution ; » que l’inégalité des conditions existait en conformité des lois divines ; que les individus riches et puissants n’avaient que des droits à exercer et point de devoirs à remplir ; elle prouvait aussi qu’ils pouvaient impunément, et en toute sûreté de conscience, « boire, manger et mener joyeuse vie » en se consolant avec cette réflexion que les pauvres avaient leur sort entre leurs propres mains, et que s’ils manquaient à exercer « la contrainte morale » qui devait amener le renoncement à l’association régulière des sexes, cause de la reproduction de l’espèce, la faute en était à eux-mêmes, et que c’était avec justice que devait retomber sur eux le châtiment imposé à la transgression.

§ 4. — Caractère belliqueux et monopolisateur du système.

Le système qui avait pour but exclusif le commerce étranger, fut donc non-seulement maintenu complètement, mais encore continué, chaque année, sur une plus grande échelle. Depuis l’époque où vivait Malthus jusqu’à nos jours, rarement le temple de Janus a été fermé, s’il l’a même jamais été, en témoignage de l’existence de la paix dans l’étendue de l’empire britannique. La guerre dans laquelle l’Angleterre était alors engagée fut suivie d’une autre avec notre pays (les États-Unis), et depuis la fin de celle-ci, d’autres ont succédé pour l’annexion du Scind et de l’Afghanistan, pour la conquête du royaume d’Ava et du Punjab, pour le maintien du trafic de l’opium, l’extension de la puissance britannique dans l’Afrique méridionale, le développement de nouveaux débouchés à ouvrir au trafic dans l’empire turc et d’autres États ; toutes guerres tendant à un but unique et principal, celui d’obtenir à bas prix les produits bruts de la terre, et conséquemment les travaux des individus dont les bras défrichaient le sol.

Ce fut pour atteindre ce but, ainsi que l’a déjà vu le lecteur, que fut accomplie l’union avec l’Irlande et que ses fabriques furent anéanties. Dans le même but encore, on exigea du peuple indien qu’il reçût les étoffes de coton de l’Angleterre affranchies de tout droit, tandis qu’on lui enlevait la faculté d’acheter au dehors des machines d’un emploi plus avantageux et qu’on taxait, dans une proportion inouïe, l’emploi de celles qu’il possédait déjà ; c’est dans ce but que Gibraltar a été conservé comme un entrepôt de contrebande pour l’Espagne, en même temps qu’Héligoland, les îles Ioniennes et d’autres colonies nombreuses ont servi à introduire des marchandises en contrebande, en Allemagne, aux États-Unis et dans plusieurs autres pays, le contrebandier étant regardé aujourd’hui « comme le grand réformateur du siècle. » C’est pour atteindre ce but qu’il est devenu nécessaire que les maîtres se concertassent entre eux pour maintenir le travail à bas prix, pour limiter le nombre d’heures pendant lesquelles les machines devaient être mises en jeu, avec le dessein arrêté d’empêcher la hausse des matières premières et de décourager le développement des manufactures dans les autres pays. On se convaincra que tous ces actes sont des actes de guerre, et qu’on doit avec raison les regarder comme tels, en lisant l’extrait suivant que nous empruntons à un document officiel publié récemment par ordre de la Chambre des communes[244] :

« En général, les classes laborieuses, dans les districts manufacturiers de ce pays, et principalement dans les districts où se trouvent les mines de fer et de houille, ne savent guère jusqu’à quel point elles sont souvent redevables d’être occupées, à tout événement, aux pertes immenses, dont ceux qui les occupent courent volontairement la chance dans les époques défavorables, pour anéantir la concurrence étrangère, pour conquérir et garder la possession des marchés étrangers. On connaît parfaitement des exemples authentiques de chefs d’industrie ayant, à de pareilles époques, continué la fabrication de leur produits, avec une perte, s’élevant, dans l’ensemble, à trois ou quatre cent mille livres sterl. dans l’espace de trois ou quatre ans. Si les efforts de ceux qui encouragent les associations formées en vue de limiter la somme de travail disponible, et de produire des grèves, devaient réussir, pendant quelque temps, il ne serait plus possible de former de ces accumulations de capital, qui peuvent permettre quelques-uns des plus riches capitalistes de terrasser toute concurrence étrangère aux époques de grande détresse, de déblayer ainsi le terrain, pour l’industrie tout entière, lorsque les prix remontent, et de continuer d’immenses affaires, avant que le capital étranger puisse se former de nouveau, dans des proportions assez considérables, pour établir une concurrence sur les prix avec quelque chance de succès. Les immenses capitaux de ce pays sont les grands instruments de guerre (si l’on peut se permettre cette expression) avec lesquels on lutte contre la concurrence des pays étrangers, et les instruments les plus essentiels qui nous restent aujourd’hui pour maintenir notre suprématie industrielle. Les autres éléments, le travail à bas prix, l’abondance des matières premières, les moyens de communication et le travail habile sont en voie d’être bientôt réduits au niveau d’égalité. »

Le système retracé ci-dessus est caractérisé très-justement comme un état de guerre, et nous pouvons demander avec raison dans quel but et contre qui elle est soutenue. C’est une guerre, ainsi que le lecteur le voit, entreprise pour obtenir à bas prix le travail et les matières premières ; et ce sont là précisément les objets que recherche le système mercantile, dont l’erreur a été si parfaitement exposée dans la Richesse des nations. C’est une guerre qui a pour but de forcer les peuples des autres pays de se borner à l’agriculture, — d’empêcher, dans les autres pays, la diversité des travaux, — de retarder le développement de l’intelligence, — de paralyser tout mouvement qui tend ailleurs à utiliser les trésors métalliques de la terre, — d’augmenter la difficulté de se procurer le fer, — de diminuer la demande du travail, — d’engendrer le paupérisme, — de produire tous ces résultats à l’intérieur et au dehors, et d’amener ainsi cet état de choses dont l’approche avait été pronostiquée par Adam Smith.

C’est aux mesures que nous venons de retracer ici qu’il faut attribuer la clôture de toutes les fabriques de l’Inde, suivie de l’exportation du coton en Angleterre, pour y faire concurrence avec les produits de la Caroline et de l’Alabama. Plus le système peut être complètement mis en pratique, plus l’industrie peut être bornée à l’Angleterre, plus les matières premières seront à bon marché ; mais plus sera considérable l’exportation du travail à bon marché au Texas et à l’île Maurice, pour y produire une plus grande quantité de coton, de canne à sucre et autres matières premières et dès lors pour se faire concurrence l’un à l’autre, afin de réduire les prix et d’asservir plus complètement les travailleurs de tous les pays.

§ 5. — Il est également préjudiciable au peuple anglais et aux peuples des autres pays.

On prétend que l’état de guerre retracé ci-dessus est avantageux pour le peuple anglais. S’il en était ainsi, il en résulterait l’établissement de ce déplorable fait, que la guerre pourrait être profitable ; que les nations et les individus pourraient constamment s’enrichir en commettant des actes d’injustice, et que, telle étant la loi divine, les sociétés seraient autorisées à exercer leur puissance de manière à empêcher le développement de la civilisation dans les pays où elle n’existerait pas encore, et à l’anéantir dans ceux où elle existerait. Il n’y a, heureusement, aucune loi pareille. Les nations ne peuvent prospérer d’une façon permanente qu’en obéissant à la loi excellente du christianisme ; et lorsqu’elles manquent de l’observer, Némésis ne manque jamais de réclamer ses droits. Le lecteur se convaincra peut-être que celle-ci l’a fait en cette circonstance, et que le paupérisme de l’Angleterre doit être attribué à la faute commise à cet égard, lorsqu’il aura quelque peu examiné le résultat du système sur ses propres ouvriers voués au travail manufacturier et au travail agricole.

Les manufactures de l’Irlande tombèrent peu à peu en décadence à partir de l’Union, en 1801. Lorsqu’elles cessèrent de réclamer les services des hommes, des femmes et des enfants, ceux-ci furent contraints de chercher du travail dans les champs ; et c’est ainsi que la production des subsistances augmenta, tandis que la consommation à l’intérieur diminuait. Les exportations, conséquemment, s’élevèrent, de 300.000 quarters, dans les premières années du siècle, à 2.500.000, trente ans plus tard ; ce qui fit tomber le prix en Angleterre, du chiffre moyen de 4 liv. par quarter, dans les années comprises entre 1816 et 1820, à celui de 2 liv. 12 schell. dans celles comprises entre 1821 et 1835. Au premier coup d’œil, cette réduction du prix des subsistances peut paraître un avantage ; mais, malheureusement et nécessairement, elle fut accompagnée d’un abaissement encore plus considérable dans le prix du travail ; un des traits caractéristiques du système qui vise à faire baisser le prix des matières premières, étant de diminuer la demande des services de l’individu. Au moment où le blé était à si bon marché, des millions d’Irlandais étaient complètement sans ouvrage et cherchaient avec ardeur, mais vainement, du travail, à raison de six pence par jour, sans être vêtus ni même nourris. Comme conséquence d’un pareil fait, l’Angleterre, ainsi que le disait un journal anglais[245], « fut inondée de multitudes de Celtes, demi-vêtus, demi-civilisés, abaissant l’étalon de l’existence » parmi les ouvriers anglais, et fournissant « cette quantité abondante de travail à bon marché, » à laquelle, dit le Times, l’Angleterre est redevable de toutes « ses grandes usines. » L’individu, pour citer encore les paroles de ce journal, dut passer ainsi à l’état de poison, et la population devenir une calamité ; » et les choses durent arriver ainsi par suite de l’anéantissement du commerce au sein de la population irlandaise. Le travail, autre matière première de l’industrie, ayant donc baissé plus rapidement que les subsistances, le paupérisme de l’Angleterre s’était accru si rapidement, qu’il n’y avait pas moins d’un neuvième de la population aidé par la bourse publique, et que la taxe des pauvres s’était élevée, en trente ans, de 5, à près de 9 millions de liv. sterl., tandis que le prix du blé avait baissé d’environ 40 %. Les subsistances étaient à bas prix, mais le salaire était si bas, que l’ouvrier ne pouvait les acheter. Le travail était à bas prix, mais les subsistances étaient à si bon marché que le fermier ne pouvait payer le fermage et le salaire. C’est ainsi que le propriétaire de la terre et l’ouvrier anglais souffraient à la fois de l’absence de la circulation des individus et des denrées en Irlande, circulation qui serait résultée de l’établissement, en ce dernier pays, d’un système sous l’empire duquel tout homme aurait pu vendre son travail et acheter celui de ses voisins, de leurs femmes et de leurs enfants ; d’un système grâce auquel le commerce irlandais se serait développé.

On pourrait supposer, cependant, que la population manufacturière avait profité du meilleur marché des subsistances. Au contraire, elle en souffrit, parce que l’abaissement du salaire attribué à d’autres travaux, fut accompagné d’une diminution dans le pouvoir d’acheter des vêtements ; et avec l’abaissement dans le prix des subsistances, le fermier fut mis hors d’état d’acheter les instruments de culture. Tous souffrirent pareillement. L’anéantissement du marché intérieur pour les subsistances et le travail en Irlande, résultant de l’anéantissement de son commerce, avait produit le même effet en Angleterre. Le grand manufacturier en aura peut-être profité. Au contraire, son marché en Angleterre avait été amoindri, en même temps que celui de l’Irlande avait presque complément cessé d’exister ; et c’est ainsi qu’une nation avait été presque entièrement réduite à néant, sans aucun profit pour ceux qui avaient accompli cette œuvre, mais en amenant pour tous la perte la plus grave, résultant de ce fait, que le niveau moyen de la vie et de la moralité avait été réduit dans une proportion considérable ; que le mal de l’excès de population avait fait des progrès bien plus étendus, et que l’abîme qui sépare les classes supérieures des classes inférieures de la société anglaise s’était agrandi considérablement. Nulle part au monde on ne trouvera une preuve plus forte de l’avantage à recueillir, pour le maniement des affaires publiques, de la mise en pratique et de l’observance la plus rigoureuse de la grande loi fondamentale du christianisme, que celle qui s’offre à nous dans l’histoire de l’Union entre l’Angleterre et l’Irlande au siècle actuel.

§ 6. — En anéantissant parmi les autres peuples la faculté de vendre leur travail, il anéantit la concurrence pour l’achat du travail anglais. En enseignant que pour permettre au capital d’obtenir une rémunération convenable, le travail doit être maintenu à bas prix, il tend à produire partout l’esclavage.

Le pouvoir d’acheter le travail des autres dépend entièrement de l’existence du pouvoir de leur vendre notre propre travail. Le pouvoir d’acheter les denrées est subordonné à celui de produire celles à l’aide desquelles nous achèterons. L’individu qui ne peut vendre son propre travail, ne peut acheter celui des autres ; et l’individu hors d’état de produire les denrées ne peut acheter celles que produisent ses semblables. En anéantissant la puissance d’association au sein de la population irlandaise, les manufacturiers de l’Angleterre anéantirent la faculté d’acheter les produits des métiers anglais, les propriétaires du sol anéantirent la faculté de consommer les produits de la terre, les ouvriers la faculté de consommer le travail irlandais, et la société anglaise le mouvement de la société, c’est-à-dire le commerce, de l’Irlande ; les conséquences de tout ceci se révélèrent dans ce fait, que la terre et le travail de l’Angleterre elle-même diminuèrent en valeur et en puissance productives, au profit des classes dont l’existence dépend de leur pouvoir d’appropriation.

On pourrait supposer cependant que les autres marchés qui avaient été acquis étaient de nature à établir quelques compensations pour les pertes subies par la terre et le travail anglais, résultant de la poursuite constante d’un système si complètement contraire aux idées éclairées de Smith ; et c’est pourquoi nous considérerons le trafic entretenu avec les milliards d’individus qui composent la population de l’Inde. L’exportation du fil et des tissus de coton en ce pays ne s’élevait pas alors à 70.000.000 de livres, et l’importation du coton brut à 200.000 balles, chacune de 400 livres ; et cependant c’était là le seul article de trafic avec ce pays qui eût quelque importance réelle, ou qui fût sérieusement indispensable au maintien du système que nous avons déjà retracé. La quantité de coton aujourd’hui convertie en tissus dans la petite ville de Lowell, où l’on compte 13.000 ouvriers, étant de 40.000.000 de livres, il suit de là que deux petites localités semblables exécuteraient tout le travail nécessaire pour tout le trafic auquel l’Angleterre est redevable de la destruction des fabriques d’étoffes de coton et du commerce de l’Inde, mesure qui a amené à sa suite une misère et une indigence « auxquelles on ne trouve rien à comparer dans les annales du commerce. »

Pour accomplir cette mesure, il a fallu que les enfants anglais de l’âge le plus tendre fussent tenus de travailler 12 ou 14 heures par jour, qu’ils employassent les matinées du dimanche à nettoyer les machines, et que les hommes, les femmes et les enfants fussent abrutis à un point que peuvent se figurer ceux-là seulement qui ont étudié les rapports des commissions instituées à diverses époques, dans le but d’amender quelques-uns des maux nombreux résultant du système[246]. Nous ne devons pas nous étonner que la théorie de l’excès de population, théorie de la centralisation, de l’esclavage et de la mort, ait pris naissance dans le pays qui a engendré un pareil système.

Quiconque étudie l’histoire de l’Inde éprouve un sentiment pénible en lisant le récit de l’invasion de Nadir-Shah, qui se termina, ainsi qu’on le sait, par le pillage de Delhi, la destruction de ses édifices et le massacre de cent mille de ses habitants ; et cependant, combien était complètement insignifiante la perte causée en cette circonstance, comparée avec celle qui résulta de l’anéantissement d’une manufacture qui seulement depuis un demi-siècle donnait du travail à la population de « provinces entières, » une manufacture dont les progrès dans leur histoire n’embrassaient « pas moins que la vie de la moitié des habitants de l’Hindoustan. » Cette perte était complètement insignifiante, comparée avec la déperdition de capital, à chaque jour et à chaque moment, résultant alors de l’absence totale de la demande des efforts physiques et intellectuels accompagnée de la décadence et de l’anéantissement du commerce, de la ruine de Dacca et d’autres villes renommées et florissantes, de l’abandon de terres fertiles, de l’épuisement incessant du sol, du partage final de la société entre une corporation d’avides prêteurs d’argent, d’un côté, et de l’autre, de misérables cultivateurs, et de l’inauguration de la famine et de la peste, devenues les maladies chroniques d’un peuple qui ne le cède à aucun autre sous le rapport des qualités morales et intellectuelles, et qui comprend le dixième de la population du globe. Le butin recueilli par Nadir a été évalué à cinq cents millions de dollars (2.500.000.000 de fr.), et cependant, quelque immense que fût une pareille somme, bien plus considérable est la taxe annuelle imposée au peuple de l’Hindoustan par un système qui, en interdisant l’association, en interdisant le concert des efforts humains, le développement des facultés humaines, et l’existence du commerce, à l’aide duquel seulement se forme le capital, transforme toute la masse de la population de ce vaste pays en candidats cherchant à se faire admettre dans les services publics, comme le seul moyen possible d’améliorer leur position. Quelque considérable que soit la perte subie, le gain n’en est pas moins inférieur pour ceux qui l’ont causée. Nadir conquit un butin énorme, mais le peuple anglais n’a gagné que le privilège de s’employer comme agent de transport, filateur et tisseur d’une quantité insignifiante de coton, privilège qu’il a acquis au prix du sacrifice des droits de huit cent mille individus au dehors et l’établissement à l’intérieur de la doctrine proclamée en 1825 par M. Huskisson ; à savoir « que pour permettre au capital d’obtenir une rémunération convenable, il faut que le prix de travail soit maintenu à un taux peu élevé, » c’est-à-dire, en d’autres termes, que pour permettre au trafiquant de s’enrichir, les individus doivent être asservis. La destruction du temple d’Éphèse par la torche de l’incendiaire Érostrate, poussé par le désir de perpétuer le souvenir de son existence, ne paraîtra probablement aux âges futurs qu’un acte de la plus haute sagesse, comparé avec l’anéantissement du commerce au sein de sociétés immenses, sous l’influence de cette idée erronée, que la prospérité, pour une seule société quelconque, devait s’obtenir en suivant un système semblable à celui qu’avait dénoncé Smith, système qui se préoccupait uniquement et exclusivement d’acheter toutes les matières premières de l’industrie, le travail compris, à des prix bas, et à vendre les tissus produits à des prix élevés.

Si nous tournons nos regards vers les Antilles, vers le Portugal et la Turquie, nous rencontrons partout, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, le même résultat ; le pouvoir d’acheter les produits du travail anglais a disparu avec le pouvoir de vendre leurs propres produits. Tous ces pays sont paralysés. Dans tous, le mouvement de circulation a cessé à un tel point qu’ils ressemblent plus à des cadavres qu’à des corps vivants ; et l’Angleterre offre aujourd’hui le spectacle extraordinaire d’une nation possédant plus que tout autre le pouvoir de rendre service à l’espèce humaine, et cependant entourée de colonies et d’alliés, qui arrivent lentement, mais infailliblement, à un dépérissement complet, en même temps qu’elle-même épuise son énergie dans des efforts incessants, pour étendre au monde entier l’application du système à l’aide duquel ces colonies et ces alliés ont été tellement affaiblis.

§ 7. — Le rapprochement dans les prix des matières premières et ceux des produits terminés est le seul caractère essentiel de la civilisation. Le système anglais tend à empêcher ce rapprochement. Il tend à réduire les autres agglomérations sociales à l’état de barbarie.

Dans l’ordre naturel des choses, les prix de tous les produits bruts de la terre tendent à hausser, et cela par la raison que, à mesure que la population augmente, à mesure que la puissance d’association devient plus complète, que l’individualité se développe de plus en plus et que la circulation devient plus rapide, les individus occupés de développer les ressources que nous offre la terre peuvent plus facilement entretenir des relations commerciales réciproques. En certain pays, on exploite des mines d’argent ou d’or ; dans un autre, on produit du blé ou du coton ; dans un troisième, enfin, on extrait des entrailles de la terre de la houille, du fer et d’autres minerais ; mais aucun de ces produits ne peut être transporté facilement à son état primitif. Celui qui exploite la mine d’or a besoin de vêtements, de papier, de livres et d’instruments de fer ; mais il n’a pas l’emploi de la laine, des chiffons ou du minerai de fer ; et, à moins que les producteurs de ces derniers articles ne parviennent à en diminuer le volume en réduisant les chiffons et les substances alimentaires en papier, la laine et les substances alimentaires en drap, ou les substances alimentaires et le minerai en instruments utiles au mineur, il ne peut se former entre eux de relations directes.

Pour que ces relations existent, il est donc indispensable que les travaux arrivent à se diversifier par le rapprochement réciproque du producteur et du consommateur, conformément à l’idée si bien exprimée par Smith. A mesure que cette idée est de plus en plus mise en pratique, le commerce entre le producteur de blé et de laine, d’une part, et les producteurs d’or, d’autre part, devient de plus en plus direct ; résultat nécessaire d’une constante diminution dans la quantité de travail nécessaire pour faire subir des changements de lieu, ou de forme, aux produits grossiers de la terre.

A chaque amoindrissement ainsi produit des obstacles qui s’opposent au commerce direct, le prix des matières premières et des articles achevés se rapprochent davantage, le prix des premiers tendant constamment à hausser, tandis que celui des seconds tend aussi constamment à baisser ; et, de cette manière, tandis que l’un des individus obtient plus de drap en échange de son or, un autre obtient plus d’or en échange de ses substances alimentaires et de sa laine ; tous profitant, en conséquence, de cet accroissement dans le pouvoir de commander les services de la nature qui constitue la richesse.

Que les choses se passent ainsi, c’est ce que constatent facilement ceux qui étudient l’augmentation graduelle des prix du froment, du blé et de l’avoine dans nos États de l’ouest, ou les changements encore plus manifestes résultant de la création de centres locaux, dans lesquels les fourrages, les pommes de terre, les navets, ou quelque autre denrée des plus encombrantes, sont convertis en drap ou en fer, le prix des premières s’élevant aussi régulièrement que baisse celui des dernières ; ainsi que le démontre ce fait que nous avons déjà cité, à savoir que, tandis qu’il y a trente ans, il fallait quinze tonnes de froment dans l’État de l’Ohio pour payer une tonne de fer, on peut se procurer aujourd’hui la même quantité de celui-ci en échange de deux ou trois tonnes, au plus, de ce même froment ! En Angleterre, dans la période des dix années expirant en 1750, la faculté de se procurer de l’or en échange d’un quarter de froment, n’équivalait, ainsi qu’on l’a vu, qu’à 21 schell. 3 pence ; tandis que, vingt ans plus tard, cette faculté était devenue deux fois aussi considérable, à raison de la facilité croissante des relations avec les pays qui produisent de l’or, résultant d’un empire croissant sur les forces puissantes de la nature, dans les diverses opérations indispensables pour faire subir à la matière des changements de lieu ou de forme. La valeur de l’homme augmenta constamment ; car il put se procurer une plus grande quantité d’or, de subsistances et de vêtements, en retour d’une somme donnée d’efforts. La valeur de l’or, en Angleterre, baissa, parce qu’elle ne permit d’obtenir qu’une quantité moindre des matières premières de l’industrie, — les subsistances, la laine et le travail. Pour le producteur d’or, l’utilité de sa denrée augmenta, parce qu’il put l’échanger contre une quantité plus considérable de vêtements et d’autres articles nécessaires à sa consommation.

Le rapprochement qui s’établit entre le prix des matières premières et celui des articles achevés forme le caractère essentiel de la civilisation, ce dernier étant la manifestation d’un amoindrissement des obstacles qui entravent l’association et qui s’opposent au développement du commerce. A mesure que le moulin se rapproche de la ferme, il y a un accroissement constant dans la proportion qui s’établit entre le prix d’un boisseau de froment et celui d’un baril de farine ; et cette proportion s’accroît encore davantage à mesure que des perfectionnements ont lieu dans le mécanisme du moulin même. A mesure que se perfectionnent les procédés employés pour transformer les peaux, les prix du cuir et de tous les articles nécessaires à sa fabrication tendent constamment à baisser ; mais celui des peaux s’élève si constamment que, tandis qu’au moment où certaines espèces de cuir se vendaient 20 cents, les peaux ne valaient que 5 cents la livre ; aujourd’hui, lorsque le même cuir se vend pour 14 cents, le prix de la matière première est de 7. En vingt-cinq ans, le prix des chiffons n’a pas augmenté de moins de 50 %, tandis que le papier a baissé de 30 ou 40 ; et tandis qu’il fallait alors six livres de chiffons pour payer une livre de papier, on peut maintenant obtenir cette même livre de papier pour moins de trois livres de chiffons. Il y a vingt-cinq ans, le prix de la soie grège était bas, et celui des étoffes de soie était élevé ; mais, depuis cette époque, le premier a haussé de 50 %, tandis que le dernier a baissé dans une proportion si considérable, que les soies remplissent, dans une large proportion, la place qu’occupait autrefois le coton. Le moulin à scier abaisse le prix des planches, et la machine à raboter exerce la même influence sur celui des portes et des châssis de fenêtres ; mais tous ces instruments d’industrie augmentent le prix du bois de construction, et le fermier de l’Ouest peut ainsi vendre les arbres qu’auparavant il eût détruits volontiers. De quelque côté que le lecteur porte ses regards, il verra que, dans le cours naturel des choses, le prix de la matière première de toute espèce, de la terre, du travail, du coton, de la laine ou du blé, tend à augmenter, à chaque accroissement dans la facilité des relations avec les individus qui s’occupent de produire l’or et l’argent. Partout autour de lui, il constatera combien est évidente la vérité de cette proposition, à savoir, qu’à mesure que la population augmente, que la puissance d’association s’accroît, que les facultés de l’individu prennent plus de développement et que la richesse s’accroît, les produits primitifs de la terre tendent à devenir plus susceptibles de s’échanger contre les métaux précieux, tandis que les articles achevés tendent, aussi invariablement, à baisser, permettant ainsi à tous, qu’ils produisent du blé ou de l’or, de la laine ou de l’argent, de profiter et de se féliciter du pouvoir constamment croissant de leurs semblables, de commander les services de la nature. Parmi les sociétés, comme parmi les individus, il y a parfaite harmonie entre tous les intérêts réels et permanents.

Le système anglais cherche à se mouvoir dans une direction complètement opposée à celle-ci, puisqu’il est basé sur l’idée d’obtenir à bas prix toutes les matières premières de l’industrie, en y comprenant le travail. Examinez-le partout où vous voudrez, vous le trouverez encourageant le développement de la culture du coton, de la production de la laine, de la canne à sucre et du blé, en même temps qu’il restreint le commerce entre les producteurs de ces denrées et les consommateurs de drap et de fer, exigeant que la totalité de ces denrées circule à travers l’étroit passage que fournissent ses navires et des usines lointaines, augmentant ainsi les obstacles placés entre les producteurs de blé et de coton et les individus qui exploitent les mines d’argent et d’or. Tant que le peuple indien convertit en toile son coton, son riz et sa canne à sucre, il put entretenir un commerce direct avec les producteurs des métaux précieux ; il en résulta des échanges en sa faveur avec toutes les parties du monde, en même temps qu’il y eut tendance constante à l’élévation dans le prix des matières premières de toute espèce. Depuis l’anéantissement des manufactures d’étoffes de coton, les métaux précieux se sont dirigés au dehors au lieu de se diriger à l’intérieur, le coton est tombé à trois sols la livre ; en même temps que la difficulté de se procurer les tissus de coton a augmenté à tel point que sa consommation ne dépasse pas probablement une livre par tète. Il en a été de même en Irlande, à la Jamaïque, en Portugal et en Turquie ; dans tous ces pays, les obstacles apportés au commerce ont augmenté, avec une diminution correspondante dans le prix du travail et des matières premières de toute espèce ; et cette diminution a été en raison directe de l’augmentation dans les facilités existantes pour arriver sur le grand marché central. Il y a un quart de siècle, la cassonade de l’Inde pouvait se vendre sur le marché anglais, de 20 à 30 schell. par quintal, tandis qu’aujourd’hui elle ne s’échangerait que pour 15 ou 20 schell. Il y a quarante ans, le coton de la Caroline pouvait s’échanger en Angleterre contre de l’argent, à raison de 20 pence par livre, tandis qu’aujourd’hui il oscille entre quatre et sept pence ; et cela, par la raison que les obstacles aux relations directes avec le globe entier augmentent, lorsqu’elles devraient diminuer aussi régulièrement. Il y a quarante ans, la farine était exportée, de l’Amérique du Nord, à raison de 8 dollars par baril, tandis que, dans les années qui précédèrent immédiatement l’explosion de la guerre de Crimée, elle était tombée à peu près à la moitié de ce prix ; et cela encore malgré l’augmentation prodigieuse dans la quantité d’or, résultat de la découverte des mines de la Californie.

§ 8. — Ses effets, tels qu’ils se révèlent dans les prix des matières premières et des produits achevés, sur le marché anglais.

Le lecteur comprendra peut-être l’effet du système après avoir examiné le tableau comparatif suivant des articles que le peuple anglais peut vendre et de ceux qu’il a besoin d’acheter :

___ Articles qu’il vend. ___ ___ 1815 ___ 1852
Fer en barres, la tonne 13 liv. 5 schell. 9 liv.
Étain en barres, le quintal   7 liv. 5 liv.   2 schell.
Cuivre en barres, le quintal   6 liv. 5 schell. 5 liv. 10 schell.
Plomb en barres, le quintal   1 liv. 6 schell 6 pence __ 1 liv.   4 schell.
___ Articles qu'il achète __ ___ 1815 ___ 1852
Coton, par livre   0 liv. 1 schell. 6 pence _   0 liv. 6 pence
Sucre, le quintal   3 liv.   1 liv.

Tandis que les principaux articles de production étrangère sont tombés à un tiers des prix de 1815, le fer, le cuivre, l’étain et le plomb, les produits que l’Angleterre fournit au monde n’ont diminué que d’environ 25 %. Il est plus difficile de montrer les changements subis par les tissus, mais que les planteurs donnent constamment une plus grande quantité de coton pour une quantité moindre d’étoffes de coton, c’est ce que l’on pourra constater en examinant les faits énoncés ci-dessus, relativement aux années récentes où la récolte fut abondante, comparativement à ce qui se passa quelques années auparavant. De 1830 à 1835, le prix du coton, aux États-Unis, fut d’environ 11 cents, prix que nous pouvons supposer qu’il obtiendrait, à peu de chose près, en Angleterre sans le fret et les frais de diverse nature. Dans le cours de ces années, la moyenne de nos exportations fut de 320.000.000 de livres, rapportant environ 35.000.000 de dollars ; et le prix moyen des étoffes de coton, par pièce de 24 yards, pesant 5 livres 12 onces, était de 7 schell. 10 pence (1 dollar 88 c.) ; celui du fer, de 6 liv. sterl. 10 schell. (31 doll. 20). Nos exportations auraient donc produit, rendues à Liverpool, 18.500.000 pièces de toile, soit environ 1.100.000 tonnes de fer. En 1845 et 1846, le prix moyen, dans notre pays, fut de six cents et demi, ce qui donne comme produit d’une quantité similaire 20.000.000 de dollars. Le prix de la toile ayant été de 6 schell. 6 pence 3/4 (1 dollar 57 1/2), et celui du fer de 10 liv. sterl. (48 dollars), le résultat obtenu fit ressortir que les planteurs pouvaient se procurer, pour à peu près la même quantité de coton, environ 12.500.000 pièces d’étoffe, ou environ 420.000 tonnes de fer, rendues également à Liverpool. Partageant la rémunération entre les deux denrées, elle s’établit comme il est indiqué ci-dessous :

Moyenne de 1830 à 1835. ________ 1845-6. _____ Perte.
Toile 9.250.000 pièces 6.250.000 3.000.000
Fer 550.000 tonnes 210.000 340.000

Le travail nécessaire pour convertir le coton en toile avait diminué considérablement, et cependant la proportion retenue par les manufacturiers avait augmenté de beaucoup, ainsi qu’on va le voir.

___---_____ Poids du coton
employé.______
____Poids du coton
____donné aux planteurs.
______ Retenu par les
______manufacturiers.
1830 à 1835 320.000.000 110.000.000 210.000.000
1845 et 1846 320.000.000 76.000.000 244.000.000

Dans la première période, il retournait au planteur 34 % de son coton sous la forme de toile, mais dans la seconde, ce n’était plus que 24 %. Celui qui moud le blé au moulin donne au fermier, d’année en année, une proportion plus considérable du produit de son grain ; et de cette façon, le dernier participe aux avantages qui découlent de chaque perfectionnement. Celui qui met en œuvre le moulin à coton donne au planteur, d’année en année, une proportion plus faible de la toile produite. Le premier se rapproche chaque jour davantage du producteur ; le second s’en éloigne davantage chaque jour, parce qu’il est forcé lui-même d’épuiser sa terre et de s’éloigner, chaque année, de plus en plus de son marché.

On va voir maintenant comment ceci s’opère sur une grande échelle, en examinant les faits suivants :

____ Livres sterl.
La valeur déclarée ou réelle des exportations de
production ou fabrication anglaise en 1815 était de
51.632.971
Et la quantité[247] de marchandises étrangères retenue
pour la consommation pendant cette année fut de
17.238.841

Ceci démontre, conséquemment, que les prix des matières premières du globe étaient alors d’un prix élevé, par comparaison avec les articles que l’Angleterre avait à vendre.

____ Livres sterl.
En 1849, la valeur des exportations anglaises était de 63.596.025
Et la quantité de marchandises étrangères retenue
pour la consommation ne fut pas de moins que
80.312.717

Nous voyons ainsi que, tandis que la valeur des exportations avait augmenté seulement d’un tiers, le produit reçu en échange était presque quintuple ; et c’est ici que nous constatons l’effet de cette concurrence illimitée pour la vente en Angleterre des matières premières du monde entier, et la concurrence limitée pour l’achat des matières fabriquées qui est l’objet du système à établir.

De quelque côté que l’on jette les yeux, on s’aperçoit qu’en même temps que sous l’influence d’un système naturel, les prix des matières premières répandues sur le globe et ceux des produits achevés tendent constamment à s’équilibrer, ne laissant plus qu’une part proportionnelle moindre aux individus qui s’occupent du transport et de la transformation, c’est le contraire directement qui arrive dans tous les pays soumis au système anglais, les proportions du nombre de ces individus tendant constamment à s’accroître, et la possibilité, pour le producteur, de se procurer les services de l’argent tendant aussi invariablement à diminuer. Plus est bas le prix de la toile et plus est élevé le prix des subsistances et du coton, plus sera grande la tendance à la liberté. Plus le prix de la toile est élevé et plus baissera le prix des subsistances et du coton, plus sera grande la tendance à la servitude. Le système anglais tend à mettre à bas prix les matières premières de la toile et à augmenter la difficulté de se procurer la toile elle-même ; et c’est ainsi qu’il se meut dans une direction précisément opposée à celle du progrès de la civilisation. Reportez-vous toujours en arrière et n’importe où, les faits qui ont lieu sous l’influence d’un pareil système, ne peuvent s’expliquer qu’à l’aide d’une théorie de l’excès de population, suivant laquelle, l’esclavage final de l’homme, pourrait être considéré comme un des éléments de la loi divine.

§ 9. — Le système anglais tend à augmenter les proportions des diverses sociétés qui se livrent au trafic et au transport. Cet accroissement est la preuve d’une civilisation qui décline.

Plus est élevé le prix des matières premières et plus est bas le prix des produits achevés, moins aussi sera considérable la proportion du produit total du travail absorbé par les individus qui s’occupent du transport et de la transformation, et moins grande sera nécessairement la proportion qui s’établira entre ces classes, relativement à la masse d’individus dont se compose la société. Plus le moulin est rapproché du fermier et plus l’instrument de celui-ci est perfectionné, plus le prix du froment et celui de la farine s’équilibreront, et plus sera faible la proportion entre le travail nécessaire pour transporter le produit brut au moulin, le convertir en farine, et transporter de nouveau la farine à la maison, relativement au travail qui a été consacré à l’amélioration du sol nécessaire pour la production du froment lui-même. Conséquemment, dans le cours ordinaire des choses, la part proportionnelle du travail de l’homme, consacrée à augmenter la quantité des matières premières, devra être constamment croissante, et la part consacrée à leur faire subir des changements de lieu ou de forme, constamment décroissante.

Complètement contraire est l’effet produit par le système qui se propose de fonder le trafic sur les ruines du commerce. Les Indiens, qui produisaient le coton et le riz, pouvaient autrefois les échanger directement avec leurs voisins qui les transformaient en toile ; et tous pouvaient consacrer la totalité de leur temps à produire la laine et les subsistances, d’une part, et, d’autre part, la toile. Maintenant, tous sont obligés d’expédier ou de transporter leur riz et leur laine dans un lieu éloigné de leur demeure de 15 milliers de milles, et d’accomplir ces travaux à l’aide de bœufs, de chevaux, de navires, de barques naviguant sur des canaux, et d’autres instruments ; d’où il suit que la part proportionnelle du travail, consacrée au transport et à la transformation des matières, s’est accrue considérablement, tandis que celle consacrée à la production, a décru aussi invariablement. On peut constater le résultat dans ce fait, qu’après avoir anéanti les manufactures indiennes, la quantité totale de coton fournie aujourd’hui à l’Angleterre ne dépasse pas celle qui pourrait être transformée dans une petite ville ne renfermant que 20.000 ouvriers. Il en a été de même en Irlande, où il fallait consacrer une proportion si considérable de travail à changer de lieu les choses et les hommes, qu’il n’en restait guère à appliquer à la production ; et il se trouve que plus on s’était assuré complètement le marché pour les produits des manufactures anglaises, plus le marché avait, de jour en jour, perdu de sa valeur[248]. Pareille chose s’est passée à la Jamaïque, en Portugal et en Turquie, où l’on a vu que la proportion du travail nécessaire à ces objets a augmenté la consommation des articles produits par les manufactures anglaises. C’est un système d’épuisement ; et c’est ce qui engendre la nécessité constamment croissante de chercher des marchés nouveaux et plus éloignés, avec une tendance chaque jour plus considérable à l’accroissement proportionnel de la population anglaise, employée à transporter, à transformer et à échanger les produits des pays lointains.

Les faits suivants, fournis par les divers recensements de la population britannique publiés récemment, démontrent que ce résultat se produit constamment.

Individus qui se livrent
Années __ A l’agriculture __ Au trafic
et à l’industrie. __
Aux autres
professions[249].__
Total
1811 35.20 44.40 20.40 100
1821 33.20 45.90 20.90 100
1831 28.20 42.00 20.80 100
1841 25.17 44.64 30.19 100

Nous trouvons ici une diminution graduelle dans la proportion des individus employés à augmenter la quantité des choses qui ont besoin d’être transformées ou échangées, jusqu’au point que de 7/20, elle est tombée à 5/20, et cela dans le court espace de trente ans ; et le changement qui nous est ainsi révélé est proclamé par les économistes anglais comme la preuve d’une civilisation en progrès ! C’est cependant précisément le contraire de ce que nous avons le droit d’attendre, la puissance de la vapeur ayant été substituée à celle de l’homme dans la proportion de milliards de bras, et toute la force ainsi conquise ayant été consacrée à faire subir les changements de lieu et de forme aux matières premières répandues sur la surface du globe. Le résultat aurait dû être de laisser disponibles les travaux de millions d’individus, qui auraient pu être appliqués à l’augmentation de la quantité de choses susceptibles d’être transformées ou échangées, tandis que le contraire a eu lieu, de telle sorte que la proportion des individus qui s’occupent de transporter, de transformer et d’échanger, s’est accrue de 13, 20 à 15, 20, et cet accroissement s’est produit dans l’espace de trente années seulement. Plus la nature a pu remplacer le labeur des hommes dans ces branches d’industrie, plus est considérable la proportion de leur travail absorbée par ces individus. Là, comme partout ailleurs, le mouvement est rétrograde, et, considéré comme tel, peut-être nous mettra-t-il à même de nous rendre compte de l’invention des doctrines Ricardo-Malthusiennes.

Le moulin à farine devient inutile s’il n’y a pas de blé à moudre, et le moulin à coton reste inactif s’il n’y a pas de laine à filer et à tisser. Moins il y a besoin du travail nécessaire pour moudre l’une ou filer l’autre, moins est grande la nécessité d’augmenter le nombre des moulins, à moins que le temps et l’intelligence, ainsi restés disponibles, ne soient employés à développer la puissance productive de la terre et à augmenter ainsi la quantité de matières premières qu’il faut transformer. Si le travail économisé reçoit cette application, alors on aura besoin d’un plus grand nombre de moulins, et la quantité de travail appliquée à l’œuvre de la transformation, ou du transport, peut être augmentée avec avantage, mais non pas autrement. Dans le cas qui s’offre à nous, la proportion du travail consacrée à la transformation augmente en raison directe de la diminution du besoin que l’on en a, et la proportion consacrée à la production diminue en raison de l’augmentation du nombre des machines employées pour la transformation des choses produites. Il y a, conséquemment, un accroissement constant dans le nombre des individus qui ont besoin d’être nourris et vêtus, accompagné d’une décroissance également constante dans celui des individus s’occupant de fournir les matières à employer par ceux qui ont besoin de subsistances et de vêtements.

Le quart seulement de la population anglaise consacrant son travail à augmenter les quantités de denrées, tandis que les trois autres quarts sont entièrement inactifs ou s’occupent de leur faire subir des changements de lieu, de forme, ou de propriétaire, il suit de là, nécessairement, que la majeure partie des choses produites est absorbée dans son passage, du lieu de production au lieu de consommation. Nous savons que les choses se passent ainsi par un des principaux journaux de l’Angleterre[250]. Il informe ses lecteurs « que le nombre des détaillants et des boutiquiers est hors de toute proportion avec les besoins de la société ou le nombre des classes productrices. » « En beaucoup d’endroits, continue-t-il, il se trouve dix boutiquiers pour faire la besogne qui suffirait à un seul ; telle est du moins l’évaluation de M. Mill. Or, ces individus, quelque laborieux et quelque actifs qu’ils soient, n’ajoutent rien à la production et, conséquemment, à la richesse de la société. Ils distribuent simplement ce que d’autres produisent ; et, de plus encore, dans la proportion de leur excédant, ils diminuent la richesse sociale. A la vérité, la plupart d’entre eux vivent en s’arrachant réciproquement le pain de la bouche ; mais cependant ils vivent, et souvent réalisent des profits considérables. Évidemment, ils le font en grevant l’article qu’ils vendent d’un droit de tant pour cent. Si donc une société doit entretenir deux détaillants lorsqu’un seul suffirait pour accomplir le travail, les articles qu’ils vendent doivent coûter à cette société plus qu’il ne faut, et le pays s’appauvrit d’autant, en entretenant un trop grand nombre de travailleurs improductifs. Tout homme qui examine un pareil sujet est surpris de constater quelle portion insignifiante du prix payé par le consommateur, pour un article quelconque, revient au producteur ou à l’importateur, et quelle part considérable est prélevée par le distributeur[251]. »

Nous trouvons ici la difficulté réelle de la société anglaise et la source de l’idée de la théorie extraordinaire de Malthus. Le système tend à accroître d’une façon anormale la proportion des consommateurs, et à donner lieu à l’absorption d’une part si considérable du produit du travail dans son trajet, du champ où il est créé, à la bouche qui a besoin de le consommer, ou bien aux épaules qui ont besoin de le porter, que le producteur ne peut qu’avec peine se procurer les moyens de soutenir son existence. L’individu qui travaille aux champs, sur un sol qui donne 30 ou 40 boisseaux par acre, ne reçoit que 6 schellings, soit le prix d’un seul boisseau, pour son travail d’une semaine ; et cependant le produit de son travail annuel n’équivaut guère probablement à moins de mille boisseaux. Sa part est donc de 6, 8 ou 10 pour cent, tandis que 90 pour cent ou davantage se trouvent absorbés par ceux qui possèdent les instruments avec lesquels il travaille, par ceux qui en surveillent l’emploi, — par ceux qui dirigent l’État, ceux qui portent les armes, ceux qui vivent dans les maisons de charité, et ceux enfin qui de mille autres manières, se placent entre la production des subsistances et leur consommation.

Le pauvre diable de l’ouest de l’Irlande est charmé de tirer cinq pence d’une paire de poulets qui, à Londres, se vendra pour autant de schellings ; et, de cette façon, il reçoit huit pour cent, comme prix de son travail, les quatre-vingt-douze pour cent restant se trouvant absorbés par la classe des intermédiaires[252]. Lors donc qu’il veut placer ses produits en sucre, il paie cinq pence pour ce qui n’avait pas coûté à son producteur primitif autant de toile qu’on en pourrait acheter avec un farthing, et c’est ainsi que plus des neuf dixièmes du travail sont absorbés par les intermédiaires qui vivent en exerçant leur puissance d’appropriation. Le pauvre Hindou vend son coton à raison de 3 demi-pence la livre, sur lesquels le gouvernement prend une moitié et le préteur d’argent la moitié de ce qui reste ; et lorsque, plusieurs années après, ce coton lui revient sous la forme de tissu, il le paye à raison de 12, 15 ou 20 pence, c’est-à-dire 40 ou 50 fois plus qu’il ne lui a rapporté. Que devient toute la différence ? elle est absorbée dans son trajet, du pays où le coton a été produit pour revenir à la demeure de l’Hindou, peut-être sur la même terre où résident les individus qui doivent user le tissu. Le fermier de Jowa vend son blé dix cents le boisseau ; mais pendant le temps nécessaire, pour qu’il arrive au consommateur de Manchester, ce blé a tellement augmenté de valeur, qu’il paie plusieurs journées de travail. Ce travail donne des centaines de yards d’étoffes de coton, mais pendant le temps nécessaire pour qu’il arrive à Jowa, il a, à son tour, tellement augmenté de valeur, qu’un boisseau de blé se donne en échange d’un seul yard ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu moins de quatre-vingts pour cent sur la totalité qui ont été absorbés dans l’opération des échanges.

Le système tend à augmenter la disproportion entre le prix du produit brut de la terre et celui du produit achevé ; il tend à amener le bas prix des matières premières et la cherté des produits de l’industrie ; et cette voie-là conduit à la barbarie. Il cherche à augmenter les obstacles qui surgissent entre le consommateur et le producteur, tandis qu’il édifie les fortunes des individus qui se placent entre eux, et c’est là ce qui a fait naître l’idée de l’excès de population, idée qui se lie d’une façon indissoluble à celle de l’asservissement de l’homme[253].


CHAPITRE XVIII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — L’interruption de la circulation est une conséquence nécessaire du système anglais. Inconséquences des auteurs qui enseignent la science sociale.

Dans l’ordre naturel des événements, la nécessité d’avoir recours aux services du trafiquant et de l’individu qui s’occupe du transport tend à la diminution ; et avec chaque accroissement dans le pouvoir de l’homme d’entretenir le commerce avec son semblable, la circulation de la société tend à l’accélération ; permettant à chacun et à tous de trouver immédiatement un acheteur pour son temps et ses talents, et de devenir ainsi un concurrent pour l’achat de ceux des autres. Le capital se forme alors rapidement, avec une tendance constante à un nouveau développement des diverses facultés, et un accroissement constant dans la facilité d’association et la tendance à des progrès nouveaux. Partout, et chaque fois que le contraire est constaté, partout où le besoin des services du trafiquant et du voiturier devient croissant, on constate des résultats opposés ; la circulation devient de plus en plus languissante, la déperdition de puissance est plus considérable, et le commerce diminue peu à peu jusqu’au moment, où finalement, il cesse d’exister.

L’interruption de la circulation, aussi funeste au corps social qu’elle l’est au corps humain, est la tendance naturelle du système anglais. C’est pourquoi nous avons été portés à remarquer la disparition totale d’une proportion si considérable de nègres importés dans les Antilles, et la perte presque complète de puissance parmi ceux qui existent encore. De là vient aussi que les symptômes d’une prochaine dissolution se révèlent d’une façon si manifeste en Irlande et dans l’Inde. C’est à la même cause qu’il a fallu attribuer la croissance du paupérisme au temps de Malthus, ainsi qu’à une époque plus récente où l’Angleterre était inondée d’une multitude d’Irlandais, désireux de vendre leur travail à tout prix ; et remplissant ses maisons de pauvres au point de menacer d’un débordement la terre et ses propriétaires, par suite de la taxe nécessaire à leur entretien.

Dans cet état des faits, la question s’est élevée de savoir à quelle cause on devait les attribuer ; et tout naturellement les avocats du système qui se proposait d’obtenir à bas prix les matières premières attribuèrent tous ces faits à la rareté, et conséquemment au prix élevé des subsistances. Les propriétaires du sol, — croyant avec Adam Smith — « que si tout le produit de l’Amérique, en céréales de toute sorte, en comestibles salés et en poisson, était forcé d’arriver sur le marché de l’Angleterre, ce serait un grand découragement pour l’agriculture, » les propriétaires, disons-nous, s’étaient efforcés, ainsi que le lecteur l’a vu, de se défendre contre l’action du système mercantile, en faisant promulguer des lois qui empêchaient l’importation des substances alimentaires, sauf en certaines circonstances ; et c’est à l’existence de ces lois mêmes, qu’on attribuait maintenant un état de choses, qui n’était que le produit naturel d’un système dont l’erreur avait été si complètement exposée dans la Richesse des nations.

On assurait cependant aux individus que, s’ils voulaient savoir pour quelle cause deux travailleurs avaient si longtemps cherché du travail lorsqu’un seulement pouvait en obtenir, ils devaient songer à la trouver dans les lois que nous venons de citer ; et cette assurance était donnée, précisément par les mêmes personnes dont les opinions avaient été exprimées par M. Huskisson vingt ans auparavant, lorsqu’il déclarait « que pour donner au capital une rémunération convenable, le prix du travail devait être maintenu à un taux peu élevé. » Maintenant, toutefois, ils déclaraient se diriger dans un sens opposé, cherchant à élever le salaire aux dépens du capital, mais non pas cependant de leur capital personnel. Rapportez les lois sur les blés, disaient-ils, et il y aura alors deux chefs d’industrie en quête d’un travailleur, et le prix du travail haussera ; et alors le numéraire sera abondant, tandis que le blé sera à bon marché. Les lois ont été rapportées ; mais l’effet produit a été précisément le contraire de ce qu’on avait promis ; le mouvement de circulation de la société ayant diminué, lorsqu’il aurait dû s’accroître. Loin que les individus aient été mis à même de se rapprocher davantage les uns des antres et de se passer de plus en plus des services du trafiquant et du voiturier, ils se sont constamment tenus à l’écart ; l’émigration des îles anglaises a dépassé tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Au lieu de tendre à ramener la société à ses proportions naturelles, le rappel des lois a augmenté la disproportion qui existait antérieurement, la population rurale a abandonné le sol et créé ainsi la demande de navires et de matelots[254]. Au lieu de diminuer la centralisation et d’établir ainsi un mouvement dans le sens de la liberté, il a rendu la centralisation plus complète, en même temps qu’il y a eu chaque jour diminution dans le pouvoir du travailleur de décider pour qui il travaillerait et quelle serait sa rémunération ; et le rappel des lois a accompli cela, malgré les tendances en sens contraire des découvertes de gisements aurifères en Californie et en Australie.

§ 2. — La décadence du commerce anglais résulte de l’accroissement dans la puissance du trafic. Condition de l’ouvrier agricole.

Le recensement récent démontre que, sur l’accroissement total de la population du Royaume-Uni, c’est-à-dire moins d’un million, — plus de la moitié a été absorbée par Londres ; en même temps que Manchester, Birmingham, Liverpool, Glasgow et d’autres villes, ont absorbé le reste et bien au-delà. La population rurale du pays a donc diminué, tandis que celle de la ville a augmenté considérablement, la masse entière se transformant ainsi, d’année en année, en simples trafiquants et voituriers du produit des terres et du travail des autres pays. Le commerce, en conséquence, décline, en même temps qu’il y a tendance constante à un état pire dans la situation de la population agricole qui reste encore, ainsi que le révèle M. Cobden, lorsqu’il conseille à ses lecteurs « de faire une promenade dans la campagne, sur les dunes, à travers les mauvaises herbes ou les marais ; auquel cas ils se convaincront que le salaire moyen des travailleurs, en ce moment, n’équivaut pas à 12 schell. par semaine. Demandez-leur, continue-t-il, comment une famille, composée de cinq individus (estimation faite au-dessous de leur moyenne), peut vivre de pain à 2 pence 1/2 la livre ? Personne ne saurait le dire. Mais suivez le travailleur au moment où il dépose sur le sol sa bêche ou son hoyau, et s’apprête à dîner dans la grange ou le hangar voisin ; jetez les yeux sur son bissac, ou arrivez tout à coup dans son cottage, à midi, et examinez en quoi consiste le dîner de la famille : du pain ; rarement quelque autre aliment meilleur, et pas toujours en quantité suffisante ; et sur son salaire il n’est rien resté pour se procurer du thé ou du sucre, du savon, de la chandelle, ou des vêtements et les mois d’école de ses enfants ; et l’argent qu’il doit recevoir à la moisson prochaine est déjà engagé pour ses chaussures ; et telle est la destinée de millions d’individus, vivant à nos portes mêmes, qui forment la majeure partie des agriculteurs qui se trouvent aujourd’hui, dit-on, dans un état si prospère. Jamais, de mémoire d’homme, la condition des ouvriers de ferme n’a été pire qu’en ce moment[255]. »

Telle est la condition de millions d’Anglais[256] ; et il en est ainsi, parce que le système a pour but d’anéantir le commerce et de lui substituer le trafic ; d’obtenir à bas prix les matières premières de toute sorte, la terre, le travail, les subsistances, le coton et la laine, tandis qu’il maintient la valeur des tissus et du fer. Au lieu de se proposer l’égalisation des prix des matières premières et des produits complets, ce qui est toujours la preuve d’une civilisation en progrès, il cherche à agrandir la différence entre ces deux choses ; ce qui prouve toujours le rapprochement de la barbarie.

Le rappel des lois sur les céréales, ayant diminué la rapidité de la circulation, on en a pu voir les conséquences dans ce fait, que la déperdition de travail a augmenté ; on peut produire, comme preuve à l’appui, cet autre fait : un auteur moderne, M. Mayhew, apprend à ses lecteurs, qu’en treize années « on a constaté qu’il n’était pas passé moins de 11.000 vagabonds dans une petite ville qui renferme moins du double de cette population. » Le même fait se révèle dans tous les ouvrages anglais, et surtout dans ceux de Dickens. Partout on voit deux ouvriers en quête d’un chef d’industrie, et une douzaine de boutiquiers à l’affût d’un acheteur. Une pareille mesure n’est qu’un pas nouveau dans la voie de la centralisation et n’aboutit jamais qu’à l’asservissement, à la dépopulation et à la mort. Il fallait chercher le remède réel dans l’adoption d’un système ayant pour but de ramener la société à ses proportions naturelles, et de reproduire le mouvement de circulation paralysé depuis si longtemps. Si le peuple irlandais, en 1846, eût été remis en possession du droit de diriger à son gré ses propres affaires, il se serait établi dans son sein un marché pour toute sa puissance productrice de travail ; et alors les ouvriers de l’Angleterre ne se seraient plus trouvés débordés par un torrent « de Celtes, à moitié nourris, à moitié civilisés, abaissant le niveau de la vie et du bien-être ; » en tout lieu, les forçant d’accepter un salaire réduit, et contribuant à appuyer cette doctrine, « que le taux naturel du salaire est celui qui permettra aux individus, l’un dans l’autre, de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. » Si on eût laissé les Irlandais libres, la concurrence pour le loyer du sol en Angleterre et en Irlande eût été moindre, et les propriétaires de ce sol n’auraient pu réclamer une proportion si considérable de produits ; et cependant la somme de leurs rentes eût été plus forte, par cette raison, que des tenanciers plus heureux auraient été à même de faire sur le sol des améliorations plus rapides, et que les récoltes auraient augmenté amplement. Si on eût laissé les Irlandais libres, l’agriculture eût absorbé une plus grande proportion de travail anglais, en même temps que les mines et les manufactures de l’Irlande auraient enlevé le travail de l’île, sa sœur ; et la concurrence parmi les artisans anglais aurait été moins considérable, permettant à l’ouvrier de réclamer un salaire plus élevé et de devenir lui-même chef d’industrie. Un système précisément opposé à celui-ci fut inauguré par M. Huskisson et perfectionné par Robert Peel, qui insista sur la nécessité du bon marché des subsistances, comme étant un moyen de permettre au manufacturier d’abaisser le salaire du travailleur, et de pratiquer ainsi plus complètement le système sous l’influence duquel, s’était produite une cessation presque absolue du mouvement social dans tous les pays qui lui étaient soumis[257].

Ce qui est nécessaire dans tous ces pays et en Angleterre même, c’est de ranimer la circulation, de ranimer le commerce, et tant qu’on n’aura pas fait cela, le mal de l’excès de population croîtra sans cesse.

§ 3. — Le développement de la centralisation trafiquante se manifeste dans toute l’étendue de l’Angleterre.

Avec le développement du commerce, le travail du présent acquiert un empire constamment croissant sur les accumulations du passé, avec son déclin et l’accroissement dans la prédominance du trafic qui en résulte, le passé acquiert un accroissement de pouvoir sur le présent. Avec l’un, la circulation augmente et devient plus invariable, tandis qu’avec l’autre elle diminue et devient plus oscillante. Basé sur l’idée unique d’étendre la domination du trafic, le système anglais tend à paralyser partout le mouvement ; et plus ce mouvement est paralysé, plus augmente pour le trafiquant le pouvoir de mettre en pratique la doctrine qui enseigne que c’est au bas prix des matières premières de toute sorte — le coton, les subsistances et le travail, — que l’Angleterre doit le maintien de sa suprématie dans le monde commercial. Moins est rapide la circulation du coton, — c’est-à-dire plus il s’entasse dans les magasins, — plus le négociant en étoffes de coton a le pouvoir de dicter les prix auxquels il achètera et ceux auxquels il vendra. Plus il y a de variabilité dans le prix des étoffes de coton, ou du fer, moins est grand le danger de la concurrence intérieure pour l’achat du travail, pour l’emploi du capital, ou pour le revenu des mines ; mais plus est élevé le prix des cotons et du fer, et plus s’accroît le pouvoir, des individus qui sont déjà riches, de continuer cette « guerre » recommandée par MM. Hume et Brougham, et regardée aujourd’hui comme si essentielle pour anéantir « la concurrence étrangère, » et pour conquérir et garder « la possession des marchés étrangers. »

Plus ce système est mis complètement en pratique, plus devient, nécessairement, considérable la centralisation à l’intérieur. Le nombre des individus qui peuvent se permettre de faire de grands sacrifices pour obtenir la possession des marchés étrangers est faible ; et ceux qui ne peuvent faire ces sacrifices sont forcés de renoncer aux industries dans lesquelles ils seraient probablement nécessaires, ainsi qu’il arrive pour toutes les branches importantes de l’industrie manufacturière anglaise. L’opportunité de l’emploi des petits capitaux diminue donc constamment, la terre s’immobilise de jour en jour davantage, et le trafic devient aussi constamment un monopole. Autrefois, les propriétés de peu d’étendue étaient nombreuses et les petits capitalistes y trouvaient de petites caisses d’épargne qu’ils dirigeaient eux-mêmes, dans lesquelles ils pouvaient déposer le fruit de toutes leurs heures et demi-heures disponibles, accumulant ainsi de petites fortunes. De jour en jour, il y a diminution dans la possibilité des relations directes, accompagnée de la nécessité croissante d’avoir recours aux services des intermédiaires ; et de là résulte le placement d’une masse énorme de capital dans les bureaux d’assurances sur la vie, les fonds de réserve, etc., etc., placement qui rapporte peu aux possesseurs de ce capital, mais qui permet au petit nombre d’individus qui en dirigent les mouvements d’amasser des fortunes pour eux-mêmes. Sous l’empire d’autres circonstances, les capitalistes réels dirigeraient leurs propres affaires et diminueraient ainsi la concurrence pour les prêts du capital, en augmentant celle qui aurait lieu pour l’achat du travail et, par le travailleur, augmentant la demande des subsistances et des autres matières premières que la terre fournit. La tendance du système anglais, funeste au dehors, ne l’est pas moins à l’intérieur ; ce système, en effet, se propose de transformer la nation en une masse de trafiquants, partout environnée d’une population regardée comme un pur instrument que le trafic doit mettre en œuvre.

§ 4. — Accroissement dans les proportions du produit du travail absorbé par les trafiquants et les individus occupés du transport. L’abîme qui sépare les classes supérieures et les classes inférieures s’élargit constamment.

Avec le développement de la puissance d’association, ou le commerce, la proportion du produit qui arrive aux mains des intermédiaires — c’est-à-dire de la classe qui s’interpose entre le producteur et le consommateur, — tend à diminuer, et celle du travailleur à augmenter ; en même temps qu’il y a tendance constante à l’égalité dans les conditions des individus. Avec le déclin du commerce et la puissance croissante du trafiquant, on observe partout des phénomènes opposés, l’inégalité des conditions croissant constamment, et le travailleur perdant le pouvoir sur sa personne, tandis qu’aussi régulièrement le trafiquant acquiert du pouvoir sur le travailleur.

Les derniers phénomènes sont ceux qui s’offrent aux regards, lorsqu’on examine la société anglaise. Du temps d’Adam Smith, le nombre des propriétaires du sol s’élevait à deux cent mille, tandis qu’aujourd’hui, il n’est que de trente-quatre mille. Le reste a disparu, et à leur place nous trouvons partout le travailleur qui loue ses bras. Si nous jetons les regards sur les districts manufacturiers, nous les voyons, dans toute leur étendue, dit un écrivain moderne, « présentant le spectacle particulier d’une classe peu nombreuse et très-riche se tenant à part sur le faîte, et dominant de bien haut le niveau occupé par le reste de la population. La relation qui existe entre ces deux classes est formée uniquement par ces liens rigoureux et pécuniaires qui n’ont jamais eu le temps jusqu’à ce jour de se revêtir du mélange doux et chaleureux d’une association morale, affectueuse. L’œuvre à laquelle se livrent les deux parties intéressées, continue-t-il, est essentiellement une œuvre de coopération ; mais leur attitude, morale réciproque est plutôt celle d’ennemis que d’amis[258]. »

L’abîme qui sépare les classes supérieures et les classes inférieures de la société s’élargit chaque jour, les fortunes immenses acquises par les banquiers et les trafiquants qui prospèrent, étant en raison directe de la pauvreté de la classe agricole, si bien décrite par M. Cobden. Les accumulations du passé acquièrent de jour en jour un empire plus grand sur le travail du présent. Et il continuera d’en être toujours ainsi, tant qu’on soutiendra que le bien-être du pays exige « une somme de travail à bon marché et abondante[259]. » C’est la doctrine de l’esclavage de l’homme telle qu’elle est réclamée par les exigences du trafic ; et de là vient qu’elle s’établit de plus en plus à mesure que la terre s’immobilise et que les capitaux considérables engagés dans tes différentes branches du trafic, peuvent, de plus en plus, continuer cet « état de guerre » qui se propose de leur assurer le monopole du privilège d’acheter les matières premières au dehors et le travail à l’intérieur. Le paysan sait, dit un auteur moderne[260], qu’il doit mourir dans la position où il est né. » Ailleurs il ajoute : « L’absence de petites fermes ôte au paysan tout espoir d’améliorer ses conditions d’existence. » Le London Times assure à ses lecteurs « que celui qui a été une fois paysan en Angleterre, doit rester à jamais paysan, » et M. Kay, après un examen attentif de la condition des peuples de l’Europe continentale, affirme, que par suite d’un pareil état de choses, les paysans de l’Angleterre « sont plus ignorants, plus démoralisés, moins capables de se venir en aide à eux-mêmes, et plus accablés par le paupérisme que ceux d’aucun autre pays de l’Europe, si l’on en excepte la Russie, la Turquie, l’Italie méridionale et quelques parties de l’empire d’Autriche[261]. »

Dans de pareilles circonstances, la classe moyenne tend peu à peu à disparaître, et la condition de celle-ci est parfaitement exprimée par le terme dont on se sert aujourd’hui si fréquemment, « la classe non aisée. » Le petit capitaliste qui, ailleurs, achèterait volontiers un morceau de terre, un cheval et une charrette, ou une machine d’une espèce quelconque, qui doublerait la puissance productive de son travail et en augmenterait la rémunération, se trouve forcé, ainsi que nous l’avons démontré plus haut, d’effectuer ses placements dans les caisses d’épargne ou les bureaux d’assurances sur la vie, où l’argent lui est prêté sur hypothèque à raison de 3 % ; tandis qu’il pourrait gagner 50 %, s’il lui était permis d’employer lui-même son capital. Il y a donc une lutte continuelle pour arriver à vivre, et chaque homme, ainsi qu’on l’a dit, « s’efforce d’arracher le morceau de pain de la bouche de son voisin. » L’atmosphère de l’Angleterre est une atmosphère de tristesse, Chacun y est inquiet de l’avenir pour lui-même ou pour ses enfants ; et c’est là une conséquence nécessaire du système qui se propose comme but d’augmenter les obstacles qui se rencontrent dans la voie du commerce.

§ 5. — Tendance abrutissante du système.

Plus est parfaite la puissance d’association, plus est grande la tendance à l’égalité de condition résultant du développement des facultés intellectuelles, et, à ce résultat : la chaîne de la société est complète dans tous ses anneaux. Moins cette puissance est considérable, plus est grande la tendance à l’inégalité, résultant du développement de l’intelligence dans une seule portion de la société, et la substitution, dans une autre portion, de la force brutale à l’intelligence, et, à la réalisation de ce fait, le travailleur, devenu un pur instrument entre les mains de ceux qui veulent profiter de ses efforts. La simple force animale, voilà, nous dit-on, ce qu’il faut dans le système anglais ; et de là vient qu’il y a eu si peu de progrès dans le développement de la faculté artistique, tandis que, partout ailleurs sur le continent européen, on a vu cette faculté se développer si rapidement[262]. La centralisation détruit la puissance intellectuelle ; car elle tend à obtenir le travail à bas prix au dehors et à l’intérieur, et à diminuer la possibilité d’acheter les produits qui demandent, pour être fabriqués, du goût et du talent. Le marché offert à ces denrées par l’Irlande, le Portugal, la Jamaïque ou l’Inde, ne représente pas le dixième de ce qu’il était il y a cinquante ans ; et, quelque restreint qu’il soit, il diminue chaque année, offrant ainsi une preuve concluante du désavantage du système (anglais), tout en laissant complètement de côté les considérations morales. Les difficultés que l’on déplore aujourd’hui dans les journaux anglais ne sont que le résultat nécessaire d’un système qui exige le travail à bas prix, travail qui n’est jamais que celui d’un esclave.

§ 6. — La centralisation et la démoralisation marchent toujours de conserve.

Plus la circulation du sang est rapide dans le corps humain, plus il y a de tendance à ce que chaque partie arrive à son complet développement, et plus l’action de l’ensemble est harmonieuse. Plus la circulation est languissante, plus le corps est exposé à la maladie et à la mort. Il en est de même à l’égard des corps sociaux. Le mouvement rapide de circulation en Grèce se révéla dans la création de nombreux centres locaux, et dans l’existence de l’esprit d’association appliqué à tous les buts utiles inconnus jusqu’alors ; mais lorsque, plus tard, Athènes s’établit comme centre unique d’un ensemble de villes soumises à sa domination, la rapidité du mouvement de circulation diminua, et bien que la grande cité devînt de jour en jour plus splendide, sa splendeur ne fit que témoigner le développement de la servitude, cause d’une maladie sociale qui devait aboutir à la mort.

Dans les temps anciens, les îles Britanniques offraient aux regards de nombreux centres locaux, tels que Londres, Édimbourg et Dublin, sièges des Parlements de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande, en même temps que des autorités locales, dans l’étendue des divers royaumes, dirigeaient les affaires des divers comtés entre lesquels ils se divisaient, et des villes et des bourgs nombreux répandus sur leur surface. Ces centres locaux ont disparu successivement ; depuis longtemps Édimbourg et Dublin ne sont plus que des villes de province, et les villes moins importantes ont vu la direction de leurs affaires passer peu à peu entre les mains des commissaires du gouvernement, dirigeant toutes les opérations locales, du sein du Parlement unique d’un royaume immobilisé.

Cette législature centrale, étant chargée, ainsi qu’elle l’est d’abord, de la décision des questions qui affectent d’une façon vitale les intérêts de milliers d’individus dans l’Inde, puis d’autres questions d’une haute importance pour les populations du Canada, de l’Australie ou des îles Ioniennes, et enfin du règlement des hôtels garnis et du prix des courses de fiacre de Londres, ou de l’entretien des égouts des villes et villages dans toute l’étendue du royaume, il n’y a guère lieu d’être surpris qu’aujourd’hui la législation, ainsi qu’on nous l’apprend, « entraîne avec elle un labeur si pénible que beaucoup de personnes, parfaitement capables sous d’autres rapports de remplir leurs fonctions au sein du Parlement, ne peuvent ni ne veulent l’entreprendre[263]. »

Dans de telles circonstances, il arrive que le Parlement se trouve assiégé par des individus qui sollicitent un chemin de fer, ou d’autres privilèges, dont la concession ne peut s’obtenir qu’à l’aide d’une habileté et d’artifices consommés, grâce à la possession desquels des agents amassent aujourd’hui d’immenses fortunes ; de telle façon que le système des intermédiaires, qui suit constamment le déclin des centres locaux, s’étend ainsi aux affaires de législation. Jusqu’à ce jour, les dépenses préliminaires de la construction des chemins se sont élevées, dit-on, à plus de 100 millions de dollars (500 millions de francs), et l’on peut constater le résultat du système dans l’établissement de puissantes associations « versées dans tous les détours des salles de commissions, et possédant des fonds et des moyens d’influence suffisants pour tous les cas de contestation, qui les rendent pleinement maîtres des terres et des biens, des individus seulement respectables et paisibles et n’ayant que des moyens limités. Car, chercher dix-neuf individus sur vingt, pour s’opposer à une telle corporation dans les litiges si coûteux du Parlement, « c’est là, nous dit-on, une chose complètement inutile, la balance même du droit, ainsi que l’ajoute l’auteur, étant aussi réellement entravée que si dame Justice elle-même n’avait plus les yeux bandés et la faisait pencher suivant le salaire le plus considérable[264]. »

Tandis que l’Inde ou l’Irlande, le Canada ou l’Australie, obtiennent avec peine d’être entendus, les affaires strictement locales sont presque entièrement négligées. Il arrive, conséquemment, que la direction des affaires du pays passe peu à peu sous l’autorité des commissions qui sont créées chaque année, remplaçant les autorités locales qui géraient ces affaires antérieurement[265]. La centralisa- tion va croissant ainsi de toute part. Tout récemment on a proposé de faire du gouvernement une vaste compagnie d’assurances sur la vie, qui centraliserait entre ses mains toutes les propriétés administrées aujourd’hui par des compagnies de particuliers. Ceci ne serait qu’un pas nouveau dans la route que l’Angleterre parcourt depuis si longtemps. L’existence de ces compagnies, dans les vastes proportions où elles se développent aujourd’hui, est due entièrement à un système erroné, basé sur l’idée des matières premières et du travail à bas prix, système qui immobilise la terre, remplit les maisons de pauvres, et permet à quelques individus, possesseurs d’une grande richesse, de dominer assez les mouvements du trafic pour en écarter tous ceux dont les moyens pécuniaires sont médiocres et qui ne peuvent dépenser des milliards de livres sterling, dans leurs efforts pour anéantir la concurrence à l’intérieur et au dehors.

§ 7. — L’Acte de Réforme n’a pas réalisé les espérances de ses partisans. Pour quels motifs il n’y a pas réussi.

L’homme suit une marche constamment progressive, soit en avant, soit en arrière. Chaque pas fait vers la centralisation n’est que le prélude d’un pas nouveau et plus considérable ; et plus de progrès se sont accomplis en ce sens, dans les vingt dernières années qui viennent de s’écouler, qu’il n’en avait été fait dans le siècle précédent.

On avait beaucoup espéré de la promulgation de l’Acte de Réforme, mais il n’a pas produit le bien qu’on devait en attendre ; et cela, par le motif que toute la politique nationale tend à agrandir le trafic aux dépens du commerce ; au lieu de placer « la franchise réelle entre les mains de la classe indépendante et la plus intelligente de la société, — la classe des artisans, — cette politique, dit M. Toulmin Smith, l’a placée entre les mains d’une classe qui, bien que par suite de l’erreur et de la folie les plus graves, est réellement et d’une façon toujours croissante, grâce à l’influence développée de la centralisation, la moins indépendante de toutes, à savoir, la classe des petits trafiquants et des boutiquiers en détail[266]. »

Le remède ayant échoué, un écrivain distingué nous apprend aujourd’hui que la constitution du Parlement doit être changée assez radicalement pour permettre au ministère, quant à présent, « d’être maître de la majorité » et d’éviter ainsi la nécessité de se livrer à des explications embarrassantes à la Chambre des Communes. « Un gouvernement fort, » à ce qu’on nous assure, est la seule chose nécessaire ; et pour qu’il puisse exister, il faut créer un certain nombre de sièges nouveaux qui seront occupés, non par le peuple, mais par ceux qui sont ou doivent être les serviteurs du peuple. On n’a encore rien vu jusqu’à ce jour qui indique aussi clairement le développement de la centralisation en Angleterre, que la publication de la brochure à laquelle nous faisons allusion en ce moment[267].

§ 8. — Amoindrissement dans la puissance de se diriger soi-même au sein du peuple et de la société.

« Plus un être est imparfait, dit Goëthe, plus les parties individuelles dont il se compose se ressemblent l’une à l’autre, et plus ces parties ressemblent au tout. Plus un corps est parfait, plus les parties deviennent dissemblables. Dans le premier cas, les parties sont plus ou moins la répétition de l’ensemble, dans le second, elles en diffèrent complètement. » Jugée d’après ce critérium, la société anglaise devient de plus en plus imparfaite, puisque, d’année en année, elle arrive à n’être plus qu’une corporation de trafiquants, environnée de toute part d’individus qui travaillent pour un salaire. Le petit propriétaire terrien a disparu. Le petit capitaliste devient simple détenteur d’une rente annuelle. Le petit journal quotidien cède la place au gigantesque Times. La centralisation s’accroît constamment, et à chaque phase de son accroissement, les parties se ressemblent de plus en plus, et le tout ressemble davantage aux parties dont il se compose ; le trafic et le transport deviennent chaque année, de plus en plus, le but de toutes les aspirations d’un gouvernement dont la politique est a déterminée par la considération de ce qui est avantageux pour le moment, sans admettre l’examen préalable de cette question s’il y a eu réclamation du droit[268]. »

Plus l’organisation est élevée, — plus est parfait le développement des diverses facultés de l’homme, plus est complet le pouvoir de se gouverner soi-même. Cela est aussi vrai à l’égard des sociétés que nous le voyons à l’égard des individus. Plus est parfaite la puissance d’association et plus est complet le développement des facultés diverses des membres divers qui composent la société, plus est complet son pouvoir de contrôler sa propre action, et moins elle est soumise aux influences extérieures.

En Angleterre, ainsi que nous le voyons, la puissance d’association décline, et le gouvernement local autonome tend à disparaître ; la centralisation tend à le remplacer avec certitude et rapidité. Aussi nous devons nécessairement remarquer une faiblesse constamment croissante, qui se révèle par le besoin croissant de modifier son système conformément aux exigences des antres nations. Le changement apporté dans les lois sur la navigation a été imposé à l’Angleterre, d’abord par la résistance des États-Unis, et plus tard par celle de la Prusse et des autres puissances.

Il en a été de même en ce qui concerne la question de protection. Pendant soixante-dix ans, et même en se reportant jusqu’à 1819, les droits sur les manufactures étrangères avaient constamment augmenté. Cette année même, et pendant les cinq années postérieures, plusieurs des sociétés européennes adoptèrent des mesures tendant à la résistance, en même temps que pendant la dernière fut promulgué le premier tarif américain basé sur l’idée de rapprocher l’un de l’autre le fermier et l’artisan, et d’équilibrer ainsi les prix des matières premières et des produits fabriqués. C’est à cette cause qu’il faut attribuer le changement apporté dans les mesures inaugurées par M. Huskisson, en 1825 ; changement qui se proposait constamment l’accomplissement d’un but important et unique, celui d’obtenir à bas prix toutes les matières premières de la fabrication, le blé, le coton ou le travail. La résistance, suivie de succès, de la Russie, la formation du Zollverein allemand, et le tarif américain de 1842 produisirent le changement complet de système qui eut lieu en 1846. La même chose eut lieu relativement aux droits sur le sucre. Les nègres émancipés de la Jamaïque avaient été assurés de la protection contre le sucre fabriqué par les esclaves ; cependant le Brésil força de violer une convention qui avait été bien stipulée. La guerre de Crimée ne doit guère être considérée comme ayant été un acte volontaire de la part du gouvernement, pas plus que la paix faite récemment. Si nous tournons nos regards vers l’Inde, nous voyons que le gouvernement continue la plus injuste des guerres « parce qu’il ne peut se permettre de laisser voir, même un seul moment, qu’on puisse mettre en doute que sa domination sur l’Inde repose sur la puissance du conquérant[269]. »

On dit cependant que la disparition des entraves imposées au commerce et le rappel des lois sur la navigation ont été la conséquence de l’amélioration des idées, et que ces mesures ont eu lieu par déférence pour l’esprit de progrès du siècle. S’il en était réellement ainsi, cet esprit se serait manifesté dans d’autres directions ; mais c’est ce qui n’a pas lieu, malheureusement. Il ne pouvait exister rien de plus injuste que l’impôt dont on a frappé toute la correspondance entre l’Amérique et le continent de l’Europe ; cependant on a persisté à le maintenir en dépit de toutes les remontrances. La population des Antilles a, depuis plusieurs années et infructueusement, pétitionné pour obtenir une modification dans les droits, qui lui permît de raffiner elle-même son sucre. Les colonies anglaises du Continent, et tout récemment celles de l’Amérique, décidèrent d’établir entre elles une réciprocité parfaite, en abolissant tous droits sur leurs produits respectifs ; et en agissant de la sorte, elles ne voulaient que mettre pleinement en pratique les idées produites avec tant d’insistance auprès du Gouvernement des États-Unis, relativement au traité de réciprocité — c’est ainsi qu’on l’appelait — qui venait alors d’être conclu avec le Canada. Cependant lorsqu’on eut soumis la question à l’examen du Gouvernement anglais, la réponse fut que le Gouvernement de Sa Majesté avait la confiance « qu’on ne lui demanderait pas de soumettre à son approbation royale des actes on des ordonnances mettant en pratique des mesures d’une nature semblable, ce qui serait incompatible avec le système impérial du libre échange[270] ! »

Le peuple espagnol se trouve considérablement lésé par l’emploi que l’on fait de Gibraltar comme entrepôt de contrebande ; cependant on ne manifeste aucune disposition à rien changer à cet égard ; bien qu’à l’époque où Gibraltar fut cédé, l’une des stipulations du traité portât qu’il ne servirait jamais à une semblable destination. C’est ainsi que le commerce espagnol se trouve sacrifié au traité anglais.

Le peuple chinois étant contraint, en dépit de toute opposition de la part de son gouvernement, de recevoir annuellement une quantité d’opium d’une valeur de 15 à 20 millions de dollars, on en peut constater le résultat, dans une intempérance croissante, dans une énorme mortalité, et dans une tendance à une résolution de la société chinoise en ses éléments primitifs qui sera suivie d’une anarchie générale ; cependant on retient Hong-Kong comme un appendice nécessaire à l’empire indien, parce que « l’intérêt exige que l’on mette en pratique des mesures complètement injustifiables sur la base du droit. » Telle étant la marche adoptée vis-à-vis des sociétés plus faibles du globe, l’adoption de toute autre, à l’égard de celles qui sont plus fortes, ne peut être attribuée qu’à la diminution du pouvoir de suivre celle qui, depuis si longtemps, a été mise en pratique.

§ 9. — Toute mesure qui tend à produire une interruption dans le mouvement sociétaire au dehors, tend également à produire un effet identique à l’intérieur.

L’action et la réaction sont égales et opposées l’une à l’autre ; la balle qui en arrête une autre dans sa course se trouve retardée, sinon complètement arrêtée, dans son propre mouvement vers le point où elle avait été dirigée. Il en est de même à l’égard des Sociétés. Tout mouvement de la France qui tend à arrêter la circulation de l’Allemagne et de l’Italie tend également à produire le même effet à l’intérieur ; et les Français souffrent, lorsque les armées de la France détruisent le commerce de ses voisins. Il en est de même à l’égard de l’Angleterre, relativement à l’Irlande, à l’Inde, aux Antilles, à l’Espagne et à tous les autres pays. Les intérêts réels de toute société doivent être favorisés par l’adoption de mesures tendant à produire l’accroissement du commerce au sein de chacune d’elles et par ce moyen, accroissant la valeur de l’homme, diminuant la valeur de toutes les denrées nécessaires à ses besoins, facilitant le développement de l’intelligence, et permettant ainsi, de plus en plus, aux individus d’associer leurs efforts à ceux de leurs voisins, pour conquérir sur la nature ce pouvoir qui constitue la richesse ; et conséquemment c’est alors qu’on verrait un intérêt personnel éclairé pousser tous les hommes à apporter, dans le maniement des affaires publiques, le même esprit qui devrait animer tout chrétien dans ses rapports avec ses semblables.

Tel n’a pas été, et très malheureusement, l’esprit dans lequel a été dirigée la politique anglaise. Purement égoïste elle a cherché à anéantir partout le commerce, et à lui substituer partout le trafic ; par ce moyen, diminuant la valeur de l’homme, augmentant la valeur de toutes les denrées dont il avait besoin pour ses desseins, arrêtant le développement de son intelligence, l’empêchant d’obtenir le pouvoir sur les forces de la nature, et le maintenant ainsi dans cet état de pauvreté qui en fait un simple instrument entre les mains du soldat et du trafiquant. C’est pour accomplir ces desseins que le monde entier a été entouré d’une ceinture de colonies, que des alliances ont été conclues et brisées, que des milliards de liv. sterl. ont été dépensés en guerres ruineuses[271], que des milliards d’existences humaines ont été sacrifiés ; et le résultat peut se constater dans ce fait, qu’aujourd’hui elle reste seule debout sur les ruines, qu’elle a faites elle-même.

Comme elle a arrêté le mouvement de la Société en Portugal, son ancien et fidèle allié, lui est maintenant à charge et devient inutile même pour les besoins du trafic anglais. Il en est de même à l’égard de la Turquie et des Indes orientales et occidentales qui toutes deux sont des sources d’inquiétude et non de profit. Si nous nous rapprochons de l’Angleterre elle-même, l’Irlande — pays qui possède en abondance tous les éléments de richesse — offre aux regards, et pour la première fois dans l’histoire, une nation qui peu à peu disparaît de la surface du globe au sein de la paix la plus profonde. Si nous jetons les regards sur l’Écosse, nous y voyons la terre immobilisée et ceux qui l’occupaient partout expulsés pour faire place aux moutons, tandis que pour ainsi dire des millions d’individus aux alentours sont constamment en danger de mourir de faim[272]. Si nous passons de la campagne à cette immense cité commerciale de Glasgow, nous y rencontrons les individus qui ont été expulsés, vivant dans un état de misère complète qui n’a pas été surpassé même en Irlande[273]. Arrivés dans l’Angleterre même nous trouvons une métropole qui a pris un développement excessif et une grande ville de commerce, et c’est entre ces divers points que l’on constate presque toute la circulation de l’empire. Telles sont les conséquences funestes d’un trafic mal entendu toujours faisant la guerre et épuisant le pays, et se substituant au commerce toujours pacifique et fortifiant.

§ 10. — Alliance constante de la guerre et du trafic.

Adoptant pour sa devise : « Navigation, colonies et commerce, » l’Angleterre a glorifié la première et a, conséquemment, cherché à augmenter partout les obstacles qui pouvaient arrêter son propre progrès et celui de l’univers. Pour augmenter le nombre de ses navires, elle avait besoin de colonies, et, pour avoir des colonies, elle s’est engagée dans des guerres presque incessantes[274]. Dans le but de trouver de l’emploi pour ses navires, elle s’est faite entrepreneuse pour fournir aux Espagnols des esclaves nègres ; et, afin de pouvoir se procurer des esclaves, elle a suscité des guerres dans toutes les parties de l’Afrique. A mesure que le Portugal, la Turquie et l’Irlande se sont de plus en plus appauvries et épuisées, elle est devenue de plus en plus dépendante de l’Inde ; et à mesure que l’Inde s’est épuisée, il est devenu plus nécessaire de dépeupler la Chine à l’aide de l’opium, et de là la guerre de l’opium. A mesure que ses plus anciennes possessions dans l’Inde s’appauvrirent, on obtint plus facilement des troupes pour porter la guerre dans le Scind, l’Afghanistan, le Punjab et le pays des Birmans. Lorsque la Jamaïque tomba en décadence, on établit le trafic des coolies. Le trafic et la guerre marchent ainsi toujours de compagnie, toujours épuisant les premiers théâtres de leur activité et toujours contraints d’en chercher de nouveaux, en même temps qu’il y a constant accroissement dans la nécessité d’effectuer les changements de lieu, et déclin constant dans la condition de l’individu, tandis que le commerce tend sans cesse à diminuer cette nécessité en hâtant constamment le progrès dans cette condition même.

Dans le monde physique, aussi bien que dans le monde social, la centralisation détruit la puissance du mouvement. Annihilez l’attraction locale des planètes, et l’éclat du soleil augmenterait momentanément ; mais cet éclat serait le précurseur de la ruine et de la destruction complète de l’individualité du soleil lui-même ; et il doit en être exactement de même dans les affaires des nations. Que la centralisation se développe avec l’extension de l’empire, c’est là un fait prouvé par tous les chapitres de l’histoire du monde ; et c’est donc avec beaucoup de justesse que l’un des plus grands écrivains de l’Angleterre a dit « qu’un vaste empire, semblable à l’or étendu, échange sa force de résistance contre un faible éclat. » la centralisation amenant à sa suite la dépopulation, l’esclavage et la mort, et donnant lieu au besoin d’inventer une théorie de l’excès de population, qui permette aux riches et aux puissants de se consoler par cette croyance, que la pauvreté et la misère dont ils se trouvent entourés doivent être attribuées à la bévue d’un Créateur qui n’est que sagesse, miséricorde et puissance.


CHAPITRE XIX.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Phénomènes divers qui accompagnent le progrès de la civilisation et le développement de la barbarie.

A l’aide de l’association avec ses semblables, l’homme obtient le pouvoir sur la nature ; il substitue à l’action de ses bras la vapeur, l’électricité et les autres forces, et il abandonne la culture des sols ingrats des terrains élevés pour les sols riches des terrains d’alluvion, en même temps qu’il obtient un accroissement constant dans la facilité de se procurer les subsistances, les vêtements et l’abri nécessaires pour sa nourriture et l’entretien de son existence.

Pour mettre les hommes à même de s’associer et de combiner leurs efforts, il faut qu’il y ait diversité dans les modes de travail, diversité qui développe les facultés variées des individus, qui les rend propres à l’association, et qui produit cette richesse d’intelligence à l’aide de laquelle ils peuvent appliquer ces forces à leur service. Le commerce s’accroît avec le développement de l’intelligence et l’augmentation de la richesse. Plus l’accroissement du commerce est rapide, plus il y a tendance à ce que la matière revête les formes sous lesquelles elle est le mieux appropriée aux besoins de l’homme ; plus est régulière et abondante la quantité des subsistances et des moyens de se vêtir, plus se prolonge la durée de la vie et plus est continu et régulier le mouvement de la société ; et plus est considérable la tendance à l’amoindrissement du pouvoir de ceux qui vivent du trafic et du transport des denrées, et à l’accroissement de la liberté humaine.

Tels sont les faits observés en tout pays d’une civilisation avancée.

Si nous considérons ensuite ceux où la barbarie fait des progrès, nous trouvons que tous les faits sont directement opposés ; la puissance d’association décline avec la diversité décroissante des travaux ; les individus se bornent de plus en plus à l’unique occupation d’effleurer la surface du sol pour y chercher leur nourriture ; les terrains riches sont depuis longtemps abandonnés, les subsistances deviennent plus rares, les famines et les pestes plus fréquentes, le commerce décline, le trafic devient de plus en plus l’arbitre du sort des malheureux cultivateurs, la population diminue, la chaîne de la société perd de jour en jour quelqu’un des chaînons qui la relient, et la société elle-même tend de plus en plus à revêtir une forme semblable à celle qu’on trouve aujourd’hui parmi les peuplades sauvages, qui souffrent le plus du mal de l’excès de population.

§ 2. — Dans les pays en progrès, la taxe du transport diminue. Dans les pays en décadence, elle augmente aussi invariablement.

Dans le premier cas que nous avons retracé, la taxe résultant du transport diminue constamment, en même temps qu’il y a augmentation constante dans l’utilité des produits grossiers de la terre, et diminution également constante dans la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme. Dans le dernier cas, cette taxe augmente aussi régulièrement, en même temps qu’il y a diminution constante de la matière première, et augmentation dans la valeur des subsistances, des moyens de se vêtir et autres produits nécessaires à la vie.

Dans le premier cas, la terre est de plus en plus divisée, et, en même temps, il y a tendance croissante à sa culture par l’individu qui la possède et à la création de centres locaux, création qui facilite l’association des individus avec leurs semblables et augmente la demande de leurs diverses facultés. Dans le dernier cas, la terre s’immobilise de plus en plus, en même temps qu’il y a tendance croissante à ce que le travail de la culture s’accomplisse à l’aide d’ouvriers salariés ; tendance à la création d’un corps de propriétaires qui ne résident pas (absentees), à la disparition des centres locaux et à l’établissement d’un centre unique d’action ; ce qui diminue ainsi les facilités de l’association et diminue la demande de l’application de la puissance intellectuelle.

Dans le premier cas, les prix, ou les valeurs en numéraire des produits grossiers de la terre et ceux des produits achevés, tendent constamment à s’équilibrer de plus en plus, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la puissance productive du travail et dans la part proportionnelle du travailleur sur l’augmentation du produit, et diminution constante dans la part restante pour les individus qui se placent entre ceux qui produisent et ceux qui ont besoin de consommer. Dans le dernier, ces prix tendent à s’éloigner l’un de l’autre, en même temps qu’il y a diminution, et dans la puissance productive, et dans la part du travailleur sur le produit diminué.

Dans le premier cas, le travail actuel obtient un accroissement constant de pouvoir sur les accumulations du passé. Dans le dernier, les accumulations du passé obtiennent un pouvoir plus grand sur le travail actuel.

Dans le premier cas, les forces de la nature se concentrent dans l’homme, dont la valeur augmente d’année en année, et qui, de jour en jour, devient plus libre. Dans le dernier, la nature acquiert du pouvoir sur l’homme, dont la valeur diminue chaque jour à mesure qu’il devient de plus en plus asservi.

Dans le premier cas, la circulation est rapide, en même temps qu’il y a tendance constante à ce que la société revête la forme où la force et la beauté se combinent le plus parfaitement, celle d’un cône ou d’une pyramide. Dans le dernier, la circulation devient de jour en jour plus languissante, et la société tend à revêtir la forme la moins compatible avec la force et la beauté, celle d’une pyramide renversée.

§ 3. — Phénomènes sociaux qui se manifestent dans les histoires de la Grèce, de l’Italie, de l’Angleterre, de la Turquie, du Portugal et des colonies anglaises

Si nous portons nos regards vers la Grèce au temps de Solon, nous y observons la première catégorie de phénomènes que nous avons décrits plus haut, à savoir : une rapide circulation dans le mouvement de la société, accompagnée de la division de la terre, de la création de centres locaux, d’un accroissement constant de la puissance d’association, d’un développement prodigieux de la puissance intellectuelle et de l’affranchissement de l’individu. Si nous la considérons ensuite à l’époque de Périclès et de ses successeurs, nous voyons la circulation devenir plus languissante, la terre s’immobiliser, les centres locaux diminuer d’importance, en même temps qu’une grande ville centrale s’élève sur leurs ruines, que la demande des facultés intellectuelles diminue, que le paupérisme s’accroît d’année en année, entraînant la nécessité de la colonisation, et réduit de nouveau à l’asservissement les citoyens libres.

Puis, jetant encore les yeux sur l’Italie, à l’époque où la Campanie nourrissait les habitants de ses nombreuses cités, nous voyons se reproduire les faits qui ont eu lieu dans l’ancienne Grèce. Si nous étudions l’Italie à l’époque de Pompée et de César, nous constatons que la propriété de la terre s’est partout immobilisée, et que ses possesseurs sont devenus des propriétaires absents[275], fixant leur résidence dans une grande ville remplie de pauvres et possédée par des individus trafiquant sur les hommes et l’argent ; nous constatons encore que l’importance des centres locaux a diminué à tel point, qu’ils deviennent presque inconnus dans l’histoire ; que le mouvement de la circulation de la société a cessé ; que la demande des facultés intellectuelles a été remplacée par celle de la simple force brutale pour être employée à étendre la sphère d’opérations, remplaçant ainsi l’Italie et la Sicile, déjà épuisées, par les champs, jusqu’à ce jour intacts, qu’offrent au pillage l’Asie et l’Afrique.

Si nous considérons ensuite les îles Britanniques, nous voyons pendant une longue suite de siècles des faits semblables à ceux que nous avons observés dans la Grèce et l’Italie anciennes, le mouvement de la circulation de la société augmentant avec l’accroissement progressif dans la variété des travaux, les centres locaux croissant en nombre et en importance, la terre se partageant de plus en plus, la puissance d’association augmentant constamment et l’homme devenant partout plus libre.

Si de là nous portons nos regards sur l’empire britannique de nos jours, nous voyons la propriété foncière s’immobilisant de plus en plus, ses possesseurs s’adonnant de plus en plus, pour ainsi dire, à l’absentéisme, et ses villes de plus en plus encombrées de pauvres et devenant la propriété des trafiquants d’hommes et d’argent, en même temps que partout, diminue l’importance des centres locaux, que partout le mouvement de circulation de la société devient plus languissant ; que partout on demande ces additions à la population, qui consistent dans la simple force brutale nécessaire pour servir les desseins des individus qui vivent de l’application de leur pouvoir d’appropriation ; et que chaque jour révèle une nécessité croissante de conquérir de nouveaux champs d’opération pour remplacer le Portugal ruiné, la Turquie presque anéantie, l’Irlande épuisée, et les Indes-Orientales et l’Amérique aujourd’hui agonisantes.

Dans tous les cas de civilisation en progrès, que nous avons déjà livrés à l’examen du lecteur, les faits ont été identiques. Dans tous ceux de civilisation en déclin les preuves de ce déclin même sont exactement semblables. Dans tous, on voit l’absentéisme et l’excès de population croissant dans une proportion exacte et réciproque. Dans tous, les accumulations du passé acquièrent un empire plus considérable sur les travaux du présent[276]. Dans tous, la proportion des membres de la société engagés dans l’œuvre de simple appropriation, est constamment croissante. Dans tous, on voit la société, quittant la forme magnifique et indestructible de la véritable pyramide pour celle de la pyramide renversée. S’en suivra-t-il que dans tous les cas le résultat aura été le même ? Notre seule réponse à cette question sera, que la prospérité d’une société basée sur le trafic, s’est toujours trouvée instable ; qu’on a toujours constaté que ses fondements ne reposaient « que sur la poussière d’or et sur le sable, » et qu’il n’existe aucun motif pour croire que ce qui a été toujours vrai, dans le passé, puisse ne pas être vrai dans le présent, ou se trouver faux dans l’avenir.

§ 4. — Nécessité d’étudier avec soin le système qui a donné naissance à la théorie de l’excès de population.

Comme la théorie de l’excès de population est née en Angleterre, et que c’est là également qu’a pris sa source la théorie de M. Ricardo, relative à l’occupation de la terre, sur laquelle elle s’appuie, nous avons regardé comme juste et convenable d’étudier avec soin le système anglais, dans le but de constater jusqu’à quel point la politique particulière que l’on a essayé d’établir, a tendu à produire une pareille erreur de la part des économistes d’Angleterre. Si les doctrines enseignées par l’école anglaise sont vraies, alors le Créateur a commis une grave bévue, en établissant l’esclavage comme condition finale de l’immense majorité de l’espèce humaine. Si, au contraire, ces doctrines sont erronées, alors la liberté est, en dernière analyse, le partage de l’homme, et l’on trouve dans les lois naturelles qui règlent le système social, le même ordre, la même beauté et la même harmonie dans les dispositions que nous voyons régner partout dans les mondes organique et inorganique. L’une de ces choses est vraie d’une façon absolue et générale, et l’autre est tout aussi absolument et généralement fausse. Ou la Divinité, qui n’est que sagesse, a commis une erreur, ou c’est l’homme lui-même qui l’a commise et qui a inventé une théorie qu’il emploie comme un commentaire.

Que le système de Malthus tende, en fin de compte, à l’esclavage, c’est ce qui deviendra évident pour le lecteur, lorsqu’il aura réfléchi un moment sur cette proposition, que, d’après le cours naturel des choses, la population tend à dépasser les moyens de subsistance, le nombre des individus tendant à s’accroître dans une proportion géométrique, tandis que les moyens de subsistance ne peuvent s’accroître que dans une proportion arithmétique. Les choses étant ainsi, alors l’individu possédant la machine qui produit les subsistances, doit devenir le maître des individus dont les besoins exigent qu’ils emploient cette machine. L’un tient entre ses mains la clef de l’immense grenier de la nature, et l’autre doit payer pour obtenir le privilège d’y pénétrer, quel que soit le prix demandé pour y être admis. La doctrine de l’excès de population est, conséquemment, une doctrine de centralisation, d’esclavage et de mort.

Que telle soit, en réalité, l’opinion personnelle de Malthus en pareil cas, c’est ce qui est prouvé dans le passage où il énonce cette assertion : « Que, d’après la loi de notre nature, qui rend les subsistances nécessaires à la vie humaine, la population ne pouvant jamais réellement s’accroître au-delà des moyens de nourriture les plus infimes susceptibles de l’entretenir, un obstacle puissant à l’augmentation de la population, résultant de la difficulté de se procurer des subsistances, doit être constamment en action. Cette difficulté doit se rencontrer quelque part, et doit nécessairement se rencontrer sous une des formes variées de la misère, ou de la crainte de la misère qu’éprouve une portion considérable de l’espèce humaine[277]. » L’espèce humaine est ainsi soumise à une pression constante, et se trouve forcément acculée à ce point où il est impossible de se procurer « la nourriture la plus chétive, » et où la misère est forcée d’intervenir, et, — en éclaircissant les rangs, — de maintenir cette espèce dans les limites de la quantité de nourriture. Dans de telles circonstances il ne peut exister d’autre loi que celle de la force, l’homme qui est robuste de corps ou d’esprit asservissant son voisin, s’il est faible sous ces rapports, et agissant ainsi en vertu des lois divines.

La théorie de l’excès de population est née en Angleterre au milieu d’un état effrayant de paupérisme, et elle trouve son principal appui dans les faits que fournit l’empire britannique. Pourquoi les choses doivent-elles se passer ainsi ? parce que la politique anglaise a eu, de longue date, pour but constant d’augmenter le grand obstacle au progrès de l’homme, obstacle qui résulte de la nécessité d’effectuer les changements de lieu de la matière. Partout où il existe, la quantité de subsistances est la moins considérable et la population la plus surabondante. A mesure qu’il s’amoindrit, la quantité de subsistances augmente, l’homme acquiert plus de valeur, et l’on arrive à reconnaître, de plus en plus, que la proportion des trésors de la nature est infinie et n’attend que la demande de leur production.

C’est précisément à l’instant où cet obstacle disparaît que les prix des matières premières et des produits achevés, tendent de plus en plus à se rapprocher, fournissant ainsi la preuve la plus parfaite d’une civilisation en progrès. A mesure que ces prix s’équilibrent, le pouvoir du travailleur sur la nature et sur lui-même s’accroît, mais le pouvoir des autres hommes sur lui diminue aussi constamment ; et c’est ainsi qu’il passe de la condition d’esclave à celle d’homme libre. Le système anglais ayant pour base l’idée de la terre à bon marché, du travail à bon marché, du coton à bon marché, du blé à bon marché, et de la toile et du fer à un prix élevé, plus ce système est mis en pratique, plus il y a tendance à la diminution dans le pouvoir de l’homme sur la nature, à sa soumission à la volonté de son semblable et à la réalisation de la théorie malthusienne, en vertu de laquelle l’homme devient nécessairement le bûcheron et le tireur d’eau de son semblable.

§ 5. — Les lois de la nature agissent constamment dans la même direction. Mouvement oscillatoire de la théorie de la population offerte à l’examen par Malthus.

Le caractère distinctif et principal des lois de la nature, c’est qu’elles agissent toujours dans une direction unique. Après avoir constaté que la loi de gravitation est vraie à l’égard de la pomme qui tombe de l’arbre en ce moment, on peut affirmer infailliblement qu’elle l’est aussi, relativement à toutes les planètes dont se compose notre système, qu’elle a régi les mouvements de toutes les pommes qui sont tombées en tout temps, et régira à jamais les mouvements de celles qui tomberont, quelle que soit la durée du globe terrestre. Si nous admettons qu’il en est de même relativement aux lois qui dirigent les mouvements de l’homme, et si nous constatons qu’aux époques les plus reculées de l’état social, il est tout à fait pauvre et misérable, tandis qu’à des époques plus récentes, il devient plus fort et plus capable de se procurer des subsistances, il suit de là, nécessairement, que son pouvoir de commander les services de la nature, doit constamment augmenter, à mesure qu’il devient plus capable d’associer ses efforts à ceux des individus qui l’entourent.

Tout le monde admet, que telle est la tendance dans les premiers siècles de la société, les subsistances devenant alors plus abondantes, à mesure que la population s’accroît et que les individus peuvent, de plus en plus, travailler en s’associant réciproquement. Et cependant, selon Malthus, la loi ayant atteint un certain point, accomplit une évolution en sens contraire, et à chaque nouveau progrès qui a lieu dans la population et la richesse, les subsistances deviennent plus rares ; et il est nécessaire qu’une portion des individus qui occupent la terre « meurent régulièrement de besoin[278], » ainsi que l’avaient fait les Sauvages des premiers siècles[279].

Ceci, ainsi que le lecteur le remarquera maintenant, représente exactement le cours des événements tel qu’il a été en Irlande, à la Jamaïque, dans l’Inde, en Portugal et en Turquie, et ce qui se passait également à la date de l’ouvrage de Malthus, au moment même où la propriété foncière commençait à s’immobiliser, au moment où commençait à surgir le paupérisme qui depuis est devenu si effrayant. En voyant de pareils faits, il semblera évident que sa théorie ne doit être regardée simplement que comme une description de ce qu’ont été, et devaient être nécessairement, les effets résultant d’une forme mauvaise de l’activité humaine, regardés à tort comme la conséquence nécessaire des lois divines.

§ 6. — La doctrine Ricardo-Malthusienne a une tendance inévitable, celle de faire de l’esclavage, la condition finale du travailleur.

Il en est de même à l’égard de la loi Ricardo-Malthusienne, relative à l’occupation de la terre, en vertu de laquelle l’homme commence par cultiver les terrains fertiles et obtient alors abondamment les subsistances, mais, avec le temps, se trouve forcé de s’adresser à des terrains récompensant, de moins en moins, son travail, et permettant au propriétaire de la terre de réclamer une proportion constamment croissante sous le nom de rente. Telle étant la loi, le travailleur devient nécessairement l’esclave, le fendeur de bois et le tireur d’eau, de l’individu qui revendique la possession de la terre. Que tel soit le résultat inévitable, c’est ce, qui ne peut être un instant mis en doute par quiconque croit avec M. Mac Culloch : « que par suite de l’action de causes fixes et permanentes, la stérilité croissante du sol doit infailliblement, à la longue, triompher des perfectionnements introduits dans les machines et l’agriculture, » l’homme devenant ainsi, de plus en plus l’esclave de la nature, dont le représentant, — le propriétaire du sol, — tient la clef, à l’aide de laquelle seulement on peut obtenir ses dons.

L’homme devient plus libre, à mesure que le travail du présent acquiert du pouvoir sur les accumulations du passé, et moins libre à mesure que celles-ci acquièrent du pouvoir sur lui. Si la théorie de Ricardo est vraie, alors l’esclavage a été prévu par les lois divines, et conséquemment tout effort pour affranchir l’homme, n’a dû aboutir qu’à des efforts stériles.

Cette théorie implique nécessairement que les hommes soient séparés de leurs semblables pour chercher des terres lointaines et fertiles ; et cependant séparés ainsi qu’ils peuvent l’être, la malédiction primitive les suit encore, « la stérilité croissante du sol doit l’emporter infailliblement » sur tout perfectionnement qu’ils peuvent accomplir. L’utilité des matières dont la terre se compose doit diminuer, la valeur des denrées nécessaires à l’homme doit augmenter, et la valeur de l’homme lui-même doit baisser, en même temps que la nécessité d’avoir recours aux services du trafiquant et du voiturier, doit devenir constamment croissante. Plus leurs services sont nécessaires, plus doivent être considérables les différences entre les prix des matières premières et ceux des produits terminés, et plus doit être grande la tendance à un état de choses où la force constitue le droit, où la barbarie remplace la civilisation. Considérez la doctrine d’un point de vue quelconque, elle entraîne l’homme si infailliblement à l’esclavage, que si elle était vraie, il y aurait folie à entreprendre de lutter contre elle.

§ 7. — Le système de l’école anglaise est un système rétrograde. Il a pris naissance dans une politique rétrograde.

Heureusement pour l’homme, l’histoire nous fait un récit bien différent de celui de Malthus. Tout ce qu’il nous peint comme étant une conséquence de l’accroissement de la population, est précisément ce dont nous avons constaté l’existence dans le passé lorsque la population était faible, et que les hommes pouvaient occuper, à leur gré, ou les terrains situés sur les hauteurs, ou ceux des vallées, lorsque aucun individu n’exerçait sur eux de droit de propriété, et que personne ne pouvait exiger de rente, mais que la nature toute-puissante interdisait l’occupation des terrains plus bas et plus riches, et bornait les travaux de l’homme à la culture des terrains stériles situés sur les hauteurs. Les choses s’étant passées ainsi, et l’homme ayant constamment acquis la puissance comme le résultat de l’association, qui ne pouvait arriver à se produire qu’avec l’accroissement de la population, il semblerait très-évident que de pareilles théories n’ont aucun titre à être prises le moins du monde en considération, à moins qu’il ne nous fût possible de conclure que le Créateur eût institué des lois qui dussent agir tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt en haut, tantôt en bas, en même temps qu’il eût institué, relativement à toutes les autres matières, des lois qui fonctionnent si invariablement dans une direction unique, qu’ayant une fois déterminé quelle est cette direction, l’homme se sent complètement rassuré en affirmant qu’elle a été telle à toutes les époques passées, et qu’elle sera la même à toutes les époques futures. Que le Créateur puisse avoir établi un pareil système, qu’il puisse avoir agi ainsi à l’égard de cet être qu’il a placé à la tête de la création, c’est là une idée tellement absurde, qu’elle nous autorise à ne croire qu’avec hésitation que ceux qui l’ont d’abord suggérée aient pu réellement y ajouter foi ; et cependant on ne peut, aujourd’hui, douter qu’ils ne l’aient admise réellement et sincèrement. Quelle a donc pu être la cause de l’erreur dans laquelle sont tombés des hommes doués d’une aussi haute intelligence, ainsi qu’ils l’étaient incontestablement. Pour obtenir une réponse à cette question, il faut que nous fassions un rapide examen des tendances du système, dans les divers pays auxquels nous avons fait allusion précédemment.

Quels étaient en premier lieu les buts que ce système cherchait à atteindre ? Se proposait-il de favoriser l’association et la combinaison des efforts ? Se proposait-il le développement des facultés de l’homme ? Se proposait-il le développement, ou même le maintien des forces productives de la terre ? Cherchait-il à amoindrir le plus grand obstacle qui entrave le commerce, la taxe qui pèse sur le transport ? Tendait-il d’une façon quelconque, à augmenter l’utilité de la matière dont la terre se compose, à diminuer la valeur des denrées nécessaires aux besoins de l’homme, ou à augmenter la valeur de l’homme lui-même ? Si tels étaient les buts qu’il se proposait, alors il tendait à la civilisation.

Nous savons qu’il n’a fait aucune de ces choses. Il cherchait à empêcher l’association. Il interdisait la diversité des travaux, et s’opposait ainsi au développement de l’intelligence et à l’accroissement de la puissance d’association. Il réduisait le peuple soumis à son action, à la condition de simples défricheurs du sol, en même temps qu’il imposait par la force l’épuisement de la terre. Tous ces phénomènes sont ceux qui accompagnent les premiers âges de la société, ces âges que nous appelons barbares, où l’on ne se procure les subsistances qu’avec la plus grande difficulté, où les famines et les pestes sont fréquentes, où existe avec le plus d’intensité la maladie de l’excès de population. Le système tendait à réduire la quantité des choses nécessaires à la vie ; et c’est pourquoi nous trouvons dans l’Irlande, dans l’Inde et à la Jamaïque les preuves les plus concluantes de la vérité des doctrines de l’école anglaise. C’était une politique rétrograde tendant à faire retourner la société à l’état de barbarie dont elle sortait ; et conséquemment, c’était une théorie rétrograde, nécessaire pour permettre aux individus qui cherchaient à en profiter, d’expliquer les maladies dont elle-même était la cause. Malthus et Ricardo fournirent cette théorie, qui nous offrit des lois divines, au moyen desquelles on nous rendait compte des famines, des pestes et de l’esclavage, qui n’étaient que le résultat inévitable de la conduite déraisonnable de l’homme.

Telle fut l’origine de cette économie politique moderne qui répudie si complètement les idées d’Adam Smith, et trouve dans le trafic un équivalent du commerce. Rétrograde de tout point, elle exige que nous ignorions immédiatement et à jamais l’existence d’une Divinité qui n’est que sagesse et bienveillance, et que nous mettions notre confiance dans un Être qui a établi les grandes lois naturelles, en vertu desquelles les hommes doivent nécessairement et « régulièrement mourir de besoin. »

Rétrograde sur tous les points, cette théorie enseigne :

Que, dans les premiers âges de la société, lorsqu’on s’est procuré les premiers instruments misérables à l’aide desquels ou peut travailler, les hommes sont en état de forcer la terre à récompenser plus largement leurs travaux ; mais qu’aussitôt « qu’ils se sont adonnés à la culture avec une certaine énergie et qu’ils ont appliqué à cette culture des instruments passables[280], » il survient une nouvelle loi en vertu de laquelle la récompense du travail devient plus faible chaque année.

Que, bien que le progrès dans la voie de la civilisation ait été partout signalé par un accroissement dans la puissance de l’homme sur la matière, il existe des causes « fixes et permanentes » pour que la matière, partout et en toute circonstance, obtienne un pouvoir plus considérable sur l’homme.

Que, bien que la valeur de l’homme ait augmenté partout, à mesure que la valeur des denrées nécessaires à ses besoins a diminué, la véritable route du progrès doit se trouver dans une seule direction ; à savoir l’emploi plus fréquent des navires et des charrois, par la raison que leur emploi donne le plus grand accroissement à la valeur de ces denrées.

Que, bien que les hommes soient devenus partout plus libres, à mesure que les travaux sont devenus plus diversifiés, et que l’utilité des diverses espèces de matière s’est de plus en plus développée, la voie du progrès se trouve cependant dans la division des nations en agricoles et en manufacturières, avec un atelier unique placé à des milliers de milles de distance, des lieux où les matières sont produites.

Que, bien que l’homme se soit toujours enrichi dans la proportion directe où le prix des matières premières s’est rapproché de celui du produit fabriqué, il doit accomplir un progrès nouveau et plus considérable, en adoptant un système qui a pour but de mettre à bas prix les matières premières et d’augmenter la quantité qui doit en être donnée, en échange du produit achevé.

Que, bien que l’homme ait toujours acquis plus de valeur, avec le développement du commerce et la diminution dans la nécessité d’avoir recours au trafic et aux moyens de transport, sa condition doit s’améliorer par l’établissement de la suprématie du trafic.

Que, bien que le progrès ait toujours été signalé par l’accroissement dans la puissance du travail sur le capital, il est nécessaire aujourd’hui « que le travail soit abondant et à bas prix » pour qu’il puisse être maintenu « suffisamment sous l’empire du capital. »

La tendance de toutes ses leçons étant telle que nous venons de l’exposer, il n’y a pas lieu d’être surpris que l’économie politique moderne ne voie dans l’homme qu’un animal destiné à procréer, qui doit être nourri, et qui peut être rendu apte à travailler, un instrument qui sera mis en œuvre par le trafic ; qu’elle répudie toutes les qualités distinctives de l’homme et se borne à prendre en considération celles qu’il partage avec les bêtes de somme ou les animaux carnassiers ; qu’elle nie que le Créateur ait voulu que tout homme trouvât place au banquet de la vie, ou qu’il existe un motif quelconque pour qu’un pauvre ouvrier, pouvant et voulant travailler, ait plus de droit à être nourri que n’en a le filateur de coton à trouver un marché pour son tissu ; ou qu’elle assure à ses disciples, ainsi que le lecteur l’a déjà vu, « que le travail est une denrée, » et que, si les individus veulent se marier et ont des enfants sans avoir préalablement pris des mesures pour les nourrir, c’est à eux de subir leur sort, et que « si nous nous plaçons entre l’erreur et ses conséquences, nous nous plaçons entre le mal et son remède, que si nous nous opposons au châtiment (lorsqu’il n’aboutit pas positivement à la mort), nous perpétuons le péché[281]. »

§ 8. — Dissidences entre Adam Smith et les économistes Anglais modernes.

Adam Smith ne connaissait en aucune façon « la science sinistre » que nous venons de décrire. Ayant complètement foi dans les avantages du commerce, il tenait en grand dédain le système basé sur l’idée de transformer une nation entière en une masse d’individus, simples trafiquants des produits des autres pays. Croyant « que la seule chose nécessaire était, évidemment, que la terre donnât le plus grand excédant possible, » il favorisait sa division parce que « les petites fermes, » ainsi qu’il le voyait bien, « pouvaient fournir un plus grand excédant que des portions semblables d’une ferme plus considérable, » et parce que ses yeux n’avaient pas aperçu ce fait imaginaire, que l’immobilisation de la propriété foncière « élève généralement le niveau de l’aisance » et ajoute une nouvelle force aux ressorts qui mettent l’industrie en mouvement[282]. » Si cette idée lui fût venue, il eût probablement recherché comment il était arrivé que dans tous les autres pays cette immobilisation avait été accompagnée de la dépopulation, de l’esclavage, et de la mort politique et morale.

Fermement convaincu de l’égalité des droits pour tout individu, il était aussi peu capable d’apercevoir la justice des mesures prohibitives du commerce appliquées aux colonies[283], qu’il le serait aujourd’hui de découvrir la convenance ou l’avantage, pour l’Angleterre elle-même, « d’un état de guerre » de la part des grands capitalistes nationaux, dans le but d’anéantir la concurrence à l’intérieur et au dehors. Ayant une ferme confiance dans l’existence de l’être qui lui est connu sous le nom d’homme, être possédant des sentiments et des affections, il avait une grande admiration « pour le petit propriétaire, » qui, connaissant « toutes les parties qui forment son petit territoire, le considère avec toute l’affection que la propriété, particulièrement la petite propriété, inspire naturellement ; et qui, par cette raison, prend plaisir, non-seulement à le cultiver, mais encore à l’embellir, » et il aurait rejeté avec dédain l’idée de l’homme que conçoit l’économie politique moderne, c’est-à-dire un être qui dort, mange et procrée, et doit recevoir un salaire qui lui permette de satisfaire les besoins les plus restreints de sa nature, et ces besoins uniquement. Voyant clairement « que l’emploi le plus avantageux du capital du pays auquel celui-ci appartient est celui qui entretient la quantité la plus considérable de travail productif, et augmente le plus le produit annuel de la terre et du travail de ce pays, il avait peu de considération pour les opinions de ceux qui voyaient dans « le commerce étranger » l’indice unique de la prospérité ; et s’il vivait aujourd’hui, il respecterait aussi peu les opinions de ceux qui voient, dans l’importation de « la richesse des climats que parcourent en nomades les nations sauvages, pillées par des esclaves, pour acheter des esclaves à l’intérieur, » une compensation, quelle qu’elle soit, à l’établissement d’un système, sous, l’empire duquel « l’homme devient un poison, et la population un fléau. » S’attachant à peine à une seule opinion qui lui soit commune avec cette économie politique moderne, née, depuis, de l’école anglaise[284], il n’y a guère lieu d’être surpris que nous ne trouvions dans le grand ouvrage de Smith aucune preuve, qu’il croie que « la misère, » décrite par Malthus, existe en vertu d’aucune des lois établies par Dieu, que cet Être si grand et si bienfaisant n’ait aucune place à sa table pour des fractions considérables de la famille humaine ; ou que cet écrivain pense qu’une nation devait s’enrichir par cette extirpation, de hardis paysans, l’orgueil de leur patrie, qui a eu lieu, depuis cette époque, dans toutes les parties du Royaume-Uni.

Appréciant pleinement les avantages pécuniaires et politiques, moraux et sociaux, résultant du commerce, Smith vit clairement qu’il prenait des accroissements à mesure que diminuait la nécessité d’avoir recours aux services de l’individu chargé du transport, à mesure que les individus occupés d’effectuer les changements mécaniques et chimiques dans la forme de la matière, nécessaires pour l’approprier à la consommation de l’homme, se rapprochaient de plus en plus de ceux qui s’occupaient de développer les trésors de la terre et d’augmenter la quantité de matières premières à transformer, et que chaque pas dans cette direction était suivi d’une diminution dans la valeur des denrées, et d’un accroissement de la valeur et de la liberté humaines[285].

§ 9. — Lois des proportions définies, manifestée dans les changements graduels de la répartition sociétaire.

Le lecteur peut maintenant comprendre facilement la simple et magnifique loi, en vertu de laquelle la société tend graduellement à revêtir la forme que nous avons décrite dans un chapitre précédent[286].

Parmi les Sauvages, le prix de la matière première est peu élevé, tandis que les produits fabriqués sont chers. Parmi les hommes civilisés, c’est le contraire qui est vrai, les matières premières sont chères et les produits fabriqués à bon marché. Les premiers donnent des peaux de bêtes qui leur ont coûté des journées de travail, en échange de couteaux, produits par un travail d’à peine quelminutes. Les seconds reçoivent du meunier voisin, sous la forme de farine, presque tout ce qu’ils lui ont donné sous la forme de froment.

Entre ces deux conditions de la société, il existe un grand nombre de degrés ; pour les démontrer nous donnons les chiffres suivants, soit :

Le produit terminé : 10, 10, 10, 10, 10, 10, 10, 10, 10.
Les frais de transport et de transformation : 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1.
---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ---- ----
La matière première : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9.

Nous avons ici un accroissement rapide dans la proportion retenue par le producteur, accompagné d’une décroissance correspondante dans la proportion afférente aux divers individus qui s’occupent du trafic, du transport et de la transformation. Dans le premier cas, la part du dernier paie le travail de neuf fois autant d’individus occupés de la culture, qui sont conséquemment esclaves à.la fois de la nature et de leurs semblables. Dans le dernier, cette part ne paie que le travail d’un neuvième du nombre d’individus ; il en résulte, comme conséquence naturelle, que l’esclave des premiers temps est représenté par l’homme libre des temps nouveaux.

Admettant maintenant que tous étaient également payés, que les salaires pour tous les travaux étaient identiques, la société tendrait graduellement à revêtir les formes indiquées par les chiffres énoncés ci-dessous :

Individus employés au trafic, au transport et à la transformation. 900, 800, 700, 600, 500, 400, 300, 200, 100.
Employés à développer les ressources de la terre : 100, 200, 300, 400, 500, 600, 700, 800, 900.
——— ——— ——— ——— ——— ——— ——— ——— ———
1000, 1000, 1000, 1000, 1000, 1000, 1000, 1000, 1000.

La société abandonne ainsi par degrés la forme instable, et trop lourde au sommet, de la pyramide renversée, pour la forme belle et durable d’une véritable pyramide, la masse de la puissance physique et intellectuelle de la société étant, dans le dernier cas, consacrée à opérer ces changements vitaux dans les formes de la matière qui se résolvent en une augmentation des denrées à consommer, tandis qu’il ne faut qu’une petite portion de cette puissance pour opérer les changements de lieu, de forme ou de propriété des choses produites. A chaque phase de progrès, l’agriculture devient de plus en plus une science, les individus employés à développer les ressources de la terre s’élèvent dans l’échelle des êtres, les diverses utilités de la matière sont de plus en plus mises en activité ; des centres locaux sont créés, les subsistances et les moyens de se vêtir s’obtiennent de plus en plus avec facilité, et l’homme devient plus heureux et plus libre. A chaque progrès qui s’accomplit, l’intelligence est de plus en plus provoquée à l’action, les sentiments et les affections se développent davantage, et d’année en année, l’homme devient plus propre à occuper la place à laquelle il a été destiné, celle de maître de la nature et de lui-même.

Tels sont, sous l’empire d’un système naturel, les résultats d’un accroissement de population. Chaque page de l’histoire des nations en progrès démontre qu’il en est ainsi. Si Malthus a représenté sous un faux jour l’action du Créateur, s’il a fait, de l’esclavage, et non de la liberté, la condition finale de l’espèce humaine, il faut l’attribuer à ce fait qu’il vivait au milieu d’un système artificiel, dont la tendance à produire l’asservissement de l’homme, se démontre plus clairement chaque jour[287].


FIN DU TOME PREMIER


TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS LE TOME PREMIER.

DE LA SCIENCE ET DES MÉTHODES DE LA SCIENCE.
§ 
1. — La connaissance positive des Phénomènes naturels dérive de l’observation directe. Les plus anciennes conceptions abstraites des lois de la nature ne sont que les points d’attente de l’Expérience. La Logique et les Mathématiques ne sont que des instruments pour faciliter l’acquisition de la science et ne sont pas elles-mêmes des sciences 
 1
§ 
2. — Les sciences se développent en passant de l’abstrait au concret, des masses aux atomes, du composé au simple. Les vérités particulières se répandent avec leurs sujets dans toute l’étendue de l’univers, les lois de la nature étant partout identiques et dans toutes leurs applications 
 5
§ 
3. — Distributions et divisions des connaissances par Bacon. Racines et branches de l’arbre de la science 
 15
§ 
4. — L’enfance des sciences est purement théorique ; à mesure qu’elles arrivent à l’état de connaissance positive, les lois remplacent les hypothèses. Les mathématiques servent à régler leur développement, les choses éloignées s’étudient à l’aide de celles qui sont rapprochées de nous, le passé et l’avenir à l’aide du présent. La méthode pour découvrir est la même dans toutes les branches de la science. Auguste Comte en niant ce fait, ne trouve ni philosophie dans l’histoire, ni science sociale 
 18
§ 
5. — L’école anglaise des économistes ne reconnaît pas l’homme réel de la société, mais l’homme artificiel créé par son propre système. Sa théorie, ne s’occupant que des instincts les plus bas de l’humanité, regarde ses plus nobles intérêts comme de simples interpolations dans son système 
 23
§ 
6. — Toutes les sciences et toutes leurs méthodes se trouvent comprises dans la Sociologie. L’analyse conduit à la synthèse. La science est une et indivisible. Les relations économiques des hommes exigent des formules mathématiques pour les convertir en vérités systématiques. Les lois de la société ne sont pas établies d’une manière fixe. Les termes employés par les théoriciens ne sont pas suffisamment définis et sont équivoques 
 27
§ 
7. La science sociale, qui contient et concrète toutes les autres, attend encore son propre développement. Obstacles qu’elle rencontre. L’étude métaphysique de l’homme doit être remplacée par son étude méthodique. Les lois physiques et les lois sociales sont indivisibles dans l’étude de la société, tous les phénomènes de cet unique sujet ne formant qu’une seule science 
 34
DE L’HOMME, SUJET DE LA SCIENCE SOCIALE.
§ 
1. — L’association est essentielle à l’existence de l’homme ; comme les planètes gravitent l’une vers l’autre, de même l’homme tend à se rapprocher de son semblable. Les centres locaux équilibrent et répartissent les masses selon les lois de l’ordre et de l’harmonie. La centralisation et la décentralisation sont analogues et également nécessaires, parmi les planètes et au sein des sociétés. Preuves tirées de l’histoire des nations. La liberté d’association maintenue par la balance des attractions. Le bien-être des individus et des agglomérations sociales dépend de leur somme de liberté 
 39
§ 
2. — L’individualité de l’homme est proportionnée à la diversité de ses qualités et des emplois de son activité. La liberté de l’association développe l’individualité. Variété dans l’unité et repos dans la diversité. L’équilibre des mondes et des sociétés se maintient par un contre-poids 
 52
§ 
3. — La responsabilité de l’homme se mesure par son individualité. Preuves historiques à l’appui : L’association, l’individualité et la responsabilité se développent et déclinent simultanément 
 58
§ 
4. — L’homme est un être créé pour le développement et le progrès. Le progrès est le mouvement qui exige l’attraction, qui dépend d’une action et d’une réaction, et implique l’individualité et l’association. Le progrès a lieu en raison de ces conditions 
 61
§ 
5. — Les lois qui régissent les êtres sont les mêmes à l’égard de la matière, de l’homme et des sociétés. Dans le monde solaire, l’attraction et le mouvement sont en raison de la masse des corps et de leur proximité ; dans le monde social, l’association, l’individualité, la responsabilité, le développement et le progrès, sont directement proportionnés l’un à l’autre. Définition de la science sociale 
 63
DE L’ACCROISSEMENT DANS LA QUANTITÉ DE L’ESPÈCE HUMAINE.
§ 
1. — La quantité de matière n’est pas susceptible d’accroissement. Elle ne peut être changée que de forme ou de lieu. Elle revêt constamment des formes nouvelles et plus élevées, passant du monde inorganique au monde organique et aboutissant à l’homme. La puissance de l’homme est bornée à la direction des forces naturelles. Loi de la circulation illimitée 
 65
§ 
2. — Préparation de la terre pour recevoir l’homme 
§ 
3. — L’homme a cela de commun avec les animaux qu’il consomme des subsistances. Sa mission sur cette terre consiste à diriger les forces naturelles, de telle façon qu’il fasse produire au sol des quantités plus considérables des denrées nécessaires à ses besoins. Conditions sous l’influence desquelles, uniquement, ces quantités peuvent s’augmenter. Elles ne peuvent être remplies que dans les pays où les travaux sont diversifiés, où l’individualité reçoit son développement, où la puissance d’association s’accroît 
 84
§ 
4. — Loi de l’augmentation relative, dans l’accroissement de la quantité de l’espèce humaine et de la quantité des subsistances 
 95
§ 
5. — Loi de Malthus sur la population. Elle enseigne, qu’en même temps que la tendance de la matière à revêtir les formes les plus humbles n’augmente que dans une proportion arithmétique, on constate que cette même tendance, lorsqu’elle cherche à atteindre la forme la plus élevée, n’existe que dans une proportion géométrique 
 98
DE L’OCCUPATION DE LA TERRE.
§ 
1. — La puissance de l’homme est limitée, dans l’état de chasseur et dans l’état pastoral. Mouvement du colon isolé. Il commence toujours par la culture des terrains plus ingrats. Avec l’accroissement de la population, il acquiert un accroissement de force, et devient capable de commander les services de sols plus fertiles, dont il obtient des quantités plus considérables de subsistances. Transition graduelle de l’état d’esclave, à celui de dominateur, de la nature 
 101
§ 
2. — Théorie de Ricardo. Elle manque de cette simplicité qui caractérise constamment les lois de la nature. Elle est basée sur la supposition d’un fait qui n’a jamais existé. La loi, ainsi que le prouve l’observation, est directement le contraire de la théorie qu’il a proposée 
 113
§ 
3. — Marche de la colonisation aux États-Unis 
 118
§ 
4. — Marche de la colonisation au Mexique, aux Antilles et dans l’Amérique du Sud 
 130
§ 
5. — Marche de la colonisation en Angleterre 
 135
§ 
6. — Marche de la colonisation en France, en Belgique et en Hollande 
 139
§ 
7. — Marche de la colonisation dans la Péninsule Scandinave, en Russie, en Allemagne, en Italie, dans les iles de la Méditerranée, en Grèce et en Égypte 
 143
§ 
8. — Marche de la colonisation dans l’Inde. La théorie de Ricardo est celle de la dépopulation et de la faiblesse croissante, tandis que la loi est celle du développement de l’association et de l’augmentation de la puissance 
 148
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Le décroissement de la population force l’homme d’abandonner les terrains les plus fertiles, et le contraint de revenir aux terrains les plus ingrats. Causes de la diminution de la population. La quantité des subsistances décroit dans une proportion plus considérable que celle des individus 
 155
§ 
2. — Les faits réels sont précisément le contraire de ceux que suppose M. Ricardo. Progrès de la dépopulation en Asie, en Afrique et dans plusieurs parties de l’Europe 
 158
§ 
3. — Épuisement du sol et progrès de la dépopulation aux États-Unis. A chaque pas fait dans cette direction, l’homme perd de sa valeur et la nature acquiert de la puissance à ses dépens 
 161
DE LA VALEUR.
§ 
1. — Origine de l’idée de valeur. Mesure de la valeur. Elle est limitée par le prix de reproduction 
 164
§ 
2. — L’idée de comparaison se lie d’une façon indissoluble à celle de valeur. Les denrées et les choses diminuent de valeur, à mesure que la puissance d’association et la combinaison des efforts actifs deviennent de plus en plus complètes 
 169
§ 
3. — L’homme augmente en valeur à mesure que celle des denrées diminue 
 174
§ 
4. — La diminution, dans les proportions des charges dont est grevé l’usage des denrées et des choses, est une conséquence nécessaire de la diminution dans le prix de reproduction. Définition de la valeur 
 175
§ 
5. — Quelles sont les choses auxquelles nous attachons l’idée de valeur ? Pourquoi y attache-t-on de la valeur ? Quel est leur degré de valeur ? 
 178
§ 
6. — Inconséquences d’Adam Smith et d’autres économistes relativement à la cause de la valeur. Il n’existe qu’une seule cause pour la valeur de la terre, de toutes ses parties et de tous ses produits. Les phénomènes relatifs à la valeur de la terre se manifestent en Angleterre, aux États-Unis et dans d’autres pays 
 181
§ 
7. — Loi de distribution. Son application universelle 
 190
§ 
8. — Toutes les valeurs ne sont simplement que la mesure de la résistance opposée par la nature à la possession des choses que nous désirons 
 194
§ 
9. — Toute matière est susceptible de devenir utile à l’homme. Pour qu’elle le devienne, il faut que l’homme puisse la diriger. L’utilité est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature. La valeur est celle du pouvoir de la nature sur l’homme 
 198
DE LA RICHESSE.
§ 
1. — En quoi consiste la Richesse ? Les denrées, ou les choses, ne sont pas la richesse pour ceux qui ne possèdent pas la science de s’en servir. Les premiers pas vers l’acquisition de la richesse sont toujours les plus coûteux et les moins productifs. Définition de la richesse 
 204
§ 
2. — La combinaison des efforts actifs est indispensable aux développements de la richesse. Moins les instruments d’échange sont nécessaires, plus est considérable, la puissance d’accumulation. La richesse s’accroît avec la diminution dans la valeur des denrées, ou des choses nécessaires aux besoins et aux desseins de l’homme 
 211
§ 
3. — De la richesse positive et de la richesse relative. Le progrès de l’homme est en raison de la diminution de la valeur des denrées et de l’accroissement de sa propre valeur 
 216
§ 
4. — Caractère matériel de l’économie politique moderne. — Elle soutient qu’on ne doit regarder comme valeurs que celles qui revêtent une forme matérielle. Tous les travaux sont regardés comme improductifs, s’ils n’aboutissent pas à la production de denrées ou de choses 
 217
§ 
5. — La définition de la richesse que nous donnons aujourd’hui est pleinement d’accord avec sa signification générale de bonheur, de prospérité et de puissance. La richesse s’accroit avec le développement, à l’égard de l’homme, du pouvoir de s’associer avec son semblable 
 220
DE LA FORMATION DE LA SOCIÉTÉ.
§ 
1. — En quoi consiste la Société. Les mots société et commerce ne sont que des modes divers d’exprimer la même idée. Pour que le commerce existe, il doit exister des différences. Les combinaisons dans la société sont soumises à la loi des proportions définies 
 224
§ 
2. — Tout acte d’association est un acte de mouvement. Les lois générales du mouvement sont celles qui régissent le mouvement sociétaire. Tout progrès a lieu, en raison directe de la substitution du mouvement continu au mouvement intermittent. Il n’existe ni continuité de mouvement, ni puissance, là où il n’existe point de différences. Plus ces dernières sont nombreuses, plus est rapide le mouvement sociétaire et plus est considérable la tendance à son accélération. Plus le mouvement est rapide, plus est grande la tendance à la diminution de la valeur des denrées et à l’accroissement de la valeur de l’homme 
 226
§ 
3. — Causes de perturbation qui tendent à arrêter le mouvement sociétaire. Dans la période de l’état de chasseur, la force brutale constitue la seule richesse de l’homme. Le commerce commence avec le trafic à l’égard de l’homme, des os, des muscles et du sang 
 233
§ 
4. — Le Trafic et le Commerce sont regardés ordinairement comme des termes qu’on peut réciproquement convertir, et cependant ils diffèrent complètement, le second étant l’objet que l’on cherche à atteindre et le premier n’étant que l’instrument employé à cet effet. La nécessité d’employer le trafiquant et l’individu chargé du transport est un obstacle qui s’interpose dans la voie du commerce. Le commerce se développe avec la diminution de la puissance du trafiquant. Le trafic tend à la centralisation et à la perturbation de la paix générale. La guerre et le trafic regardent l’homme comme un instrument à employer, tandis que le commerce regarde le trafic comme l’instrument à employer par l’homme 
 238
§ 
5. — Le développement des travaux de l’homme est le même que celui de la science ; la transition a lieu, de ce qui est abstrait à ce qui est plus concret. La guerre et le trafic sont les travaux les plus abstraits et, conséquemment, se développent en premier lieu. Les soldats et les trafiquants sont toujours des alliés réciproques 
 244
§ 
6. — Les travaux nécessaires pour opérer des changements de lieu, viennent au second rang dans l’ordre de développement. Ils diminuent proportionnellement à mesure que s’accroissent la population et la richesse 
 247
§ 
7. — Travaux nécessaires pour opérer des changements mécaniques et chimiques dans la forme ; ils exigent un degré de connaissance plus élevé. Avec cette connaissance arrive la richesse 
 248
§ 
8. — Changements vitaux dans les formes de la matière. L’agriculture est l’occupation capitale de l’homme. Elle exige une somme considérable de connaissances, et c’est pourquoi elle est la dernière à se développer 
 249
§ 
9. — Le commerce est le dernier dans l’ordre successif. Il se développe avec l’accroissement de la puissance d’association 
 252
§ 
10. — Plus la forme de la société est naturelle, plus elle a de tendance à la durée. Plus est complète la puissance d’association, plus la société tend à revêtir une forme naturelle. Plus les différences sont nombreuses, plus est considérable la puissance d’association 
 253
§ 
11. — Histoire naturelle du commerce. Classification et démonstration des sujets, de l’ordre, de la succession, et de la coordination des classes de producteurs, d’individus chargés du transport et de consommateurs de produits industriels. Les analogies de la loi universelle 
 255
§ 
12. — Idée erronée, suivant laquelle les sociétés tendent naturellement à passer par diverses formes, aboutissant toujours à la mort. Il n’existe pas de raison pour qu’une société quelconque n’arrive pas à devenir plus prospère, de siècle en siècle 
 261
§ 
13. — La théorie de M. Ricardo conduit à des résultats directement contraires, en prouvant que l’homme doit devenir de plus en plus l’esclave de la nature et de ses semblables. Caractère antichrétien de l’économie politique moderne 
 262
DE L’APPROPRIATION.
§ 
1. — La guerre et le trafic forment les traits caractéristiques des premières époques de la société : Le besoin des services du guerrier et du trafiquant diminue avec le développement de la richesse et de la population. Le progrès des sociétés, dans la voie de la richesse et de la puissance, est en raison directe de leur faculté de se passer des services de tous deux 
 266
§ 
2. — Les rapports intimes entre la guerre et le trafic se manifestent à chaque page de l’histoire. Leur tendance à la centralisation. Leur puissance diminue avec le développement du commerce 
 268
§ 
3. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Attique 
 273
§ 
4. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Sparte 
 278
§ 
5. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Carthage 
 279
§ 
6. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Rome 
 280
§ 
7. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Venise, de Pise et de Gênes 
 282
§ 
8. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de la Hollande 
§ 
9. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire du Portugal 
 Ibid.
§ 
10. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Espagne 
 284
§ 
11. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de la France 
 286
§ 
12. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Angleterre et celle des États-Unis 
 291
§ 
13. — Les sols les plus fertiles sont délaissés, dans tous les pays où la guerre obtient la prédominance sur le commerce. La splendeur individuelle s’accroit en raison de la faiblesse croissante de la société. Moins est considérable la proportion qui existe entre les soldats et les trafiquants, et la masse des individus dont la société se compose, plus est considérable la tendance de celle-ci à la force et à la durée 
 292
§ 
14. — Plus l’organisation de la société est élevée, plus est grande sa vigueur et plus est heureuse sa perspective de vitalité. L’accroissement dans la part proportionnelle des soldats et des trafiquants tend à la centralisation et à la mort morale, physique et politique 
 293
§ 
15. — L’économie politique enseigne le contraire de ces faits. Erreur qui résulte de l’emploi d’expressions identiques, pour exprimer des idées qui diffèrent complètement 
 295
DES CHANGEMENTS DE LIEU DE LA MATIÈRE.
§ 
1. — Difficulté, dans la première période de la société, d’effectuer les changements de lieu de la matière. La nécessité de le faire constitue le principal obstacle au commerce. Cette nécessité diminue avec le développement de la population et de la richesse 
 299
§ 
2. — Diminution dans la proportion de la société nécessaire pour effectuer les changements de lieu. Elle est accompagnée du rapide développement du commerce et du développement, correspondant, du pouvoir d’obtenir des moyens de transport plus perfectionnés 
 300
§ 
3. — Plus le commerce est parfait parmi les hommes, plus est grande la tendance à faire disparaître les obstacles qui subsistent à l’association. Le progrès de l’homme, dans quelque direction que ce soit, suit un mouvement constant d’accélération 
 304
§ 
4. — La première et la plus lourde taxe que doivent acquitter la terre et le travail est celle du transport. Le fermier placé près d’un marché, fabrique constamment une machine, tandis que le fermier éloigné d’un marché la détruit sans cesse 
 309
§ 
5. — L’engrais est la denrée la plus nécessaire à l’homme et celle qui supporte le moins le transport 
 312
§ 
6. — Moins est considérable la quantité de travail consacrée à effectuer les changéments de lieu, plus est grande celle que l’on peut consacrer à la production. Le pouvoir d’entretenir le commerce se développe en mime temps que ce changement de proportions. Le trafiquant désire perpétuer la nécessité d’effectuer les changements de lieu 
 319
§ 
7. — La liberté s’accroit avec l’accroissement de la puissance d’association. L’obstacle à l’association étant la nécessité d’effectuer les changements de lieu, l’homme devient plus libre, à mesure que cette nécessité tend à disparaître 
 323
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Politique coloniale de la Grèce, de l’Espagne et de la France. Celle de l’Angleterre est la première où l’on rencontre la prohibition de l’association entre les Colons. L’objet de la prohibition est de donner lieu au besoin d’effectuer les changements de lieu de la matière. Ce système est barbare dans ses tendances ; aussi a-t-il engendré la théorie de l’excès de population. 
 325
§ 
2. — Le système anglais tend à la dispersion des individus et à l’accroissement de la part proportionnelle de la société qui se consacre au trafic et au transport. 
 329
§ 
3. — Idées d’Adam Smith relativement aux avantages du commerce. 
 332
§ 
4. — Système colonial de l’Angleterre, tel qu’il se révèle aux Antilles. 
 336
§ 
5. — La théorie de l’excès de population s’efforce d’expliquer des faits produits artificiellement, à l’aide de prétendues lois naturelles. 
 348
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire du Portugal. 
 351
§ 
2. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire de l’empire Turc. 
 355
§ 
3. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire de l’Irlande. 
 366
§ 
4. — Cause réelle de la décadence de l’Irlande. 
 380
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — L’action et l’association locales se révèlent d’une façon remarquable dans l’histoire de l’Hindoustan. Elles disparaissent sous la domination britannique. 
 386
§ 
2. — Partout le commerce de l’Inde est sacrifié pour favoriser le trafic. 
 392
§ 
3. — Anéantissement des manufactures indiennes. Ses effets désastreux. 
 395
§ 
4. — Nécessité croissante du transport et déperdition des fruits du travail, qui en résulte. 
 401
§ 
5. — Perte du capital et destruction du pouvoir d’accumuler. 
 404
§ 
6. — Sécurité moindre des individus et des propriétés, correspondant avec l’extension de la domination britannique et le développement de la centralisation. 
 406
§ 
7. — Valeur insignifiante des droits privés, sur le territoire Indien 
 409
§ 
8. — L’Inde était un pays qui acquittait des impôts, sous ses princes indigènes. Sa situation a constamment empiré, sous l’influence d’un système qui a pour but d’augmenter le besoin des services du trafiquant et du voiturier 
 411
§ 
9. — Causes de la décadence de l’Inde 
 414
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Tableau des Phénomènes observés dans les quatre grandes sociétés que nous avons citées plus haut. Différentes sous tous les autres rapports, elles se ressemblent quant à ce fait, qu’elles ont été privées de tout pouvoir de diversifier les emplois de leur activité, et se sont trouvées, ainsi contraintes de dépendre davantage du voiturier et du trafiquant 
 418
§ 
2. — Résultats funestes de la nécessité croissante d’avoir recours aux services du trafiquant 
 421
§ 
3. — Le système anglais ne tend qu’à l’accroissement du trafic. Un intérêt personnel éclairé chercherait à favoriser le commerce 
 425
§ 
4. — Déperdition constante du capital dans tous les pays soumis au système anglais 
 428
§ 
5. — Frottement énorme et déperdition de force qui en résulte, produits par la nécessité croissante d’avoir recours à la navigation 
 431
§ 
6. — Origine de l’idée d’excès de population 
 434
DES CHANGEMENTS MÉCANIQUES ET CHIMIQUES DANS LES FORMES DE LA MATIÈRE.
§ 
1. — Pour opérer les changements dans les formes de la matière, il est nécessaire d’en connaître les propriétés. L’œuvre de transformation est plus concrète et plus spéciale que celle du transport, et conséquemment, plus tardive dans son développement. Elle tend à augmenter l’utilité de la matière, et à diminuer la valeur des denrées nécessaires aux besoins de l’homme 
 437
§ 
2. — Instruments indispensables pour obtenir le pouvoir de disposer des services que rendent les forces naturelles. Ce pouvoir constitue la richesse. Les premiers pas faits dans cette voie sont les plus difficiles et les moins productifs 
 439
§ 
3. — La transformation diminue le travail exigé pour le transport, en même temps qu’elle augmente celui que l’on peut consacrer à la production. Changement qui en résulte dans les proportions des diverses classes entre lesquelles se partage la société 
 441
§ 
4. — Économie des efforts de l’activité humaine résultant d’une plus grande facilité de transformation 
 442
§ 
5. — Déperdition de travail, lorsque le lieu de transformation est éloigné du lieu de production. La tendance au développement des trésors de la terre est en raison directe de la proximité du consommateur, par rapport au producteur 
 444
§ 
6. — Le mouvement sociétaire tend à s’accroître dans une proportion géométrique, lorsqu’on lui permet d’accomplir des progrès sans subir aucune perturbation. Il est souvent arrêté. Causes de perturbation. Efforts pour obtenir le monopole de l’empire sur les forces naturelles, nécessaires dans l’œuvre de transformation. 
 446
§ 
7. — L’égoïsme, au sein des sociétés, de même que parmi les individus, se perd lui-même, généralement. Il vaudrait mieux pour l’homme que les forces naturelles n’existassent pas, plutôt que de voir leurs services monopolisés. 
 449
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Caractère grossier du commerce anglais au commencement du xive siècle. Les phénomènes qu’il offre à cette époque sont exactement semblables à ceux qui se révèlent dans les sociétés agricoles de nos jours. 
 452
§ 
2. — Changement de système sous le règne d’Édouard III. Ses résultats. 
 455
§ 
3. — Situation de l’Angleterre, besoins de sa population, tels que nous les montre André Yarranton. 
 456
§ 
4. — Résultats de la dépendance d’un marché éloigné tels qu’ils se révèlent en Angleterre, dans la première moitié du xviiie siècle. Changements dans la situation de la population résultant de l’amoindrissement de cette dépendance. 
 463
§ 
5. — Caractère monopolisant du système anglais. On ne peut rien lui comparer pour son pouvoir de produire le mal, avec tout ce qu’on a jamais imaginé antérieurement. 
 466
§ 
6. — Le pouvoir de faire le mal, lorsqu’il est dirigé dans des vues préjudiciables à autrui, existe partout en proportion de celui de faire le bien, lorsqu’il est guidé dans la voie de la justice. 
 469
§ 
7. — Le système anglais tend à diminuer la taxe du transport pour le peuple anglais, mais en l’augmentant pour les autres nations du globe. 
 470
§ 
8. — Pouvoir énorme acquis par ce système pour la taxation des autres agglomérations sociales. 
 473
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Erreurs du système anglais, évidentes pour Adam Smith. Avertissements qu’il donne à ses compatriotes relativement aux dangers inséparables de leur dépendance exclusive à l’égard du trafic. 
 475
§ 
2. — Ses conseils sont négligés, et telle est l’origine de la théorie de l’excès de population. 
 478
§ 
3. — Développement du paupérisme, sous l’influence du système anglais, il coïncide avec l’accroissement de l’empire de l’homme sur les forces naturelles. 
 480
§ 
4. — Caractère belliqueux et monopoliseur du système. 
 481
§ 
5. — Il est également préjudiciable au peuple anglais et aux peuples des autres pays. 
 484
§ 
6. — En anéantissant parmi les autres peuples la faculté de vendre leur travail, il anéantit la concurrence pour l’achat du travail anglais. En enseignant que pour permettre au capital d’obtenir une rémunération convenable, le travail doit être maintenu à bas prix, il tend à produire partout l’esclavage. 
 486
§ 
7. Le rapprochement dans les prix des matières premières et ceux des produits terminés est le seul caractère essentiel de la civilisation. Le système anglais tend à empêcher ce rapprochement. Il tend à réduire les autres agglomérations sociales à l’état de barbarie. 
 490
§ 
8. — Ses effets, tels qu’ils se révèlent dans les prix des matières premières et des produits achevés, sur le marché anglais. 
 494
§ 
9. Le système anglais tend à augmenter les proportions des diverses sociétés qui se livrent au trafic et au transport. Cet accroissement est la preuve d’une civilisation qui décline. 
 497
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — L’interruption de la circulation est une conséquence nécessaire du système anglais. Inconséquences des auteurs qui enseignent la science sociale. 
 504
§ 
2. — La décadence du commerce anglais résulte de l’accroissement dans la puissance du trafic. Condition de l’ouvrier agricole. 
 506
§ 
3. — Le développement de la centralisation trafiquante se manifeste dans toute l’étendue de l’Angleterre. 
 510
§ 
4. — Accroissement dans les proportions du produit du travail absorbé par les trafiquants et les individus occupés du transport. L’abîme qui sépare les classes supérieures et les classes inférieures s’élargit constamment. 
 511
§ 
5. — Tendance abrutissante du système. 
 514
§ 
6. — La centralisation et la démoralisation marchent toujours de conserve. 
 Ib.
§ 
7. — L’Acte de Réforme n’a pas réalisé les espérances de ses partisans. Pour quels motifs il n’y a pas réussi. 
 517
§ 
8. — Amoindrissement dans la puissance de se diriger soi-même au sein du peuple et de la société. 
 518
§ 
9. — Toute mesure qui tend à produire une interruption dans le mouvement

sociétaire au dehors, tend également à produire un effet identique à

l’intérieur. 
 522
§ 
10. — Alliance constante delà guerre et du trafic. 
 525
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
§ 
1. — Phénomènes divers qui accompagnent le progrès de la civilisation et le développement de la barbarie. 
 527
§ 
2. — Dans les pays en progrès, la taxe du transport diminue. Dans les pays en décadence, elle augmente aussi invariablement 
 528
§ 
3. — Phénomènes sociaux qui se manifestent dans les histoires de la Grèce, de l’Italie, de l’Angleterre, de la Turquie, du Portugal et des colonies anglaises 
 529
§ 
4. — Nécessité d’étudier avec soin le système qui a donné naissance à la théorie de l’excès de population 
 531
§ 
5. — Les lois de la nature agissent constamment dans la même direction. Mouvement oscillatoire de la théorie de la population offerte à l’examen par Malthus 
 534
§ 
6. — La doctrine Ricardo-Malthusienne a une tendance inévitable, celle de faire de l’esclavage, la condition finale du travailleur 
 535
§ 
7. — Le système de l’école anglaise est un système rétrograde. Il a pris naissance dans une politique rétrograde 
 536
§ 
8. — Dissidences entre Adam Smith et les économistes Anglais modernes 
 540
§ 
9. — Lois des proportions définies, manifestée dans les changements graduels de la répartition sociétaire 
 542


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER.



SAINT-DENIS. — TYPOGRAPHIE DE A. MOULIN.

  1. V. Carey, Principes d'économie politique. Philadelphie, 1837-40.
  2. V. Bastiat, Harmonies économiques. Paris, 1850
  3. « Carey et après lui Bastiat ont inauguré une formule, à posteriori, que je crois destinée à être généralement adoptée ; et il est très-regrettable que le dernier se soit borné à ne l’indiquer que d’une façon incidente, au lieu de lui reconnaître toute l’importance que le premier lui a donnée à si juste titre. Lorsqu’on apprécie l’équilibre entre le coût d’une denrée pour soi-même et son utilité pour ses semblables, il peut intervenir mille circonstances ; et il est désirable de savoir s’il n’existe pas parmi les hommes, une loi, un principe d’une application universelle. L’offre et la demande, la rareté, l’abondance, etc., sont toutes, à cet égard, des considérations insuffisantes et sujettes à de continuelles exceptions. Carey a remarqué, et avec une grande sagacité, que cette loi est le travail épargné, le prix de reproduction, idée que je considère comme très-heureuse. Il me semble qu’il ne peut surgir aucun cas où l’homme ne soit décidé à faire un échange et dans lequel, en même temps, cette loi ne trouve son application. Je ne donnerai point une certaine quantité de travail ou de peine matérielle, si l’on ne m’offre, en échange, une utilité équivalente ; et je ne regarderai point cette utilité comme équivalente, si je n’aperçois qu’elle m’arrive, en me coûtant moins de travail qu’il ne serait nécessaire pour la produire. Je regarde cette formule comme très-heureuse ; en effet, tandis que d'un côté elle conserve l'idée de prix, à laquelle l'esprit se reporte constamment, elle évite, d'un autre côté, l'absurdité à laquelle nous conduit cette théorie qui prétend voir, en toute occasion, une valeur équivalente au prix de production ; et finalement elle démontre, d'une façon plus complète, la justice essentielle, à laquelle nous obéissons dans nos échanges. » (Ferrara. Bibliothèque de l'économiste, tome XII, p. 117).
  4. «Les bas salaires, par suite de la concurrence, font baisser le prix des produits auxquels l'ouvrier travaille ; et ce sont les consommateurs des produits, c'est-à-dire la société toute entière, qui profitent de leur bas prix ; si donc, par suite de ces bas prix, les ouvriers indigents tombent à sa charge, elle en est indemnisée par la dépense moindre qu'elle fait sur les objets de sa consommation. » (J. B. Say, Traité d'économie politique, livre II, chap. vii, p. 379. Paris, Guillaumin, 1841, gr. in-8°.)

    On suppose ici que la société profite d'un état de choses qui appauvrit l'ouvrier et le réduit à l'hôpital. Les intérêts du chef d'industrie et ceux des ouvriers qu'il emploie étant identiques, un pareil état de choses ne peut exister.

  5. V. Le Passé, le Présent et l'Avenir. Philadelphie, 1848.
  6. Principes d'économie politique, de Mac Culloch, trad. par Augustin Planche, sur la 4e édit. 2 vol. in-8. Paris, Guillaumin, 1851. Préface de la 3e édit. anglaise, pp. 14-15.
  7. Rossi. Cours d'économie politique. Tom. II, p. 14.
  8. A cet égard, le présent n'est que la répétition du passé, ainsi que le prouve cette déclaration de Newton : « L'homme, dit-il, doit se résoudre à ne publier aucune idée nouvelle, ou devenir esclave s'il veut la défendre. »
  9. La croyance à cette opinion, que le soleil ne peut être un monde habitable, a été poussée si loin qu'un savant fut déclaré par un médecin, atteint de folie, pour avoir adressé à la Société royale d'Angleterre un mémoire où il soutenait que la lumière du soleil émane d'une aurore dense et universelle, qui peut donner une lumière abondante aux habitants de la surface inférieure, et que cependant elle se trouvait placée, au-dessus d'eux, à une distance assez considérable pour ne pas se trouver au milieu d'eux ; qu'il pouvait y exister de l'eau et des terrains secs, des collines et des vallées, de la pluie et du beau temps ; et que la lumière et les saisons devant être éternelles, le soleil pouvait se concevoir facilement comme étant, de beaucoup, le lieu d'habitation le plus heureux dans le système du monde.

    Moins de dix ans après que cette idée, en apparence absurde, eût été considérée comme une preuve de folie, elle était soutenue par William Herschell, comme une opinion rationnelle et probable, qui pouvait se déduire de ses propres observations sur la structure du soleil. (David Brewster).

  10. Essai sur la publication des opinions. Sect. V.
  11. Traité d'astronomie, p. 1.
  12. Voir plus loin, tome III, chap. XXVI.
  13. Voy. le Passé, le Présent et l'Avenir, chap. III. Philadelphie, 1848. Lorsque fut offerte, pour la première fois, la nouvelle théorie de l'occupation de la terre à l'attention des économistes français, on protesta contre son admission, par ce motif qu'elle conduisait nécessairement à la protection. Voy. plus loin, tome III, chap. xxiv.
  14. V. Aug. Comte, Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 33.
  15. V. Aug. Comte, Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 107.
  16. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 107.
  17. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 216.
  18. Ibid. t. I, p. 298.
  19. Ibid. t. I, p. 299.
  20. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 300.
  21. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 379.
  22. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, t. I, p. 305.
  23. Nous devons concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la vraie base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature ; parce que la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est la prévoyance, et cette connaissance seule, peut nous conduire, dans la vie active, à modifier l’une par l’autre à notre profit. En un mot, la science engendrant la prévoyance, la prévoyance engendrant l’action, telle est la formule simple qui exprime la relation générale entre la science et l’art. Auguste Comte.
  24. Comte. Tome Ier, page 299.
  25. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, tome II, page 81.
  26. Philosophie positive, traduction de Miss Martineau, tome II, page 82
  27. John Stuart Mill. Système de logique, liv. VI, chap. 8.
  28. John Stuart Mill, ibid.
  29. Le même, ibid.
  30. Ricardo
  31. Droz. Économie politique.
  32. Wetsminster Review, octobre 1852. Art. sur Goëthe considéré comme savant.
  33. Nous croyons que ce principe (le principe de la rente, de Ricardo) domine, à la longue et qu’il est la principale cause de la décadence des nations. — Nous croyons que la loi de population sur laquelle Malthus a, le premier, appelé l’attention publique est fondée en fait. (Le Spectateur de Londres, 18 novembre 1854).
        Personne, excepté un petit nombre de simples écrivains, ne se préoccupe aujourd’hui de Malthus à propos de la population, ou de Ricardo à propos de la rente. Cependant leur erreur peut encore s’attarder quelque temps dans les Universités, archives convenables des doctrines surannées. (L’Économiste de Londres, même date.)
        En réalité, ce phénomène dont l’annonce souleva tant de clameurs contre Malthus, me parait incontestable. (Bastiat. Harmonies économiques.)
        La théorie de la rente donnée par Ricardo me semble demeurer intacte. (Michel Chevalier. De la monnaie.)
        L’Essai sur le principe de population fut réellement, et nous devons le reconnaître, une révélation. (Journal des Économistes, octobre 1854.)
  34. Whateley. Éléments de logique.
  35. Le païen, l’idolâtre, celui qui ignore même l’existence de l’Église catholique, rendent un culte à leurs troncs d’arbre et à leurs blocs de pierre, et au lieu de les regarder comme des signes qui ne font que représenter ce que l’esprit humain, dans son état intellectuel, ne peut exprimer autrement de ses sentiments religieux, prend les signes pour les choses mêmes qu’ils représentent et les adorent comme des réalités. Et nous, pareillement, nous adorons nos propres signes, les mots. Que l’homme s’impose la tâche d’examiner l’état de ses connaissances sur les sujets les plus importants, divins ou humains, et il se convaincra qu’il n’est lui-même qu’un pur admirateur de mots ; il trouvera des mots sans idée, ou dépourvus de sens dans son esprit, vénérés, devenus des idoles, des idoles qui ne diffèrent de celles qui sont sculptées en bois ou en pierre qu’en ce qu’elles sont tracées sur du papier blanc avec l’encre de l’imprimeur. (Laing. Chronique des rois de la mer. Dissertation servant d’introduction, chap. II.)
  36. L’Autriche est un composé d’agglomérations nombreuses dont une portion considérable est tout-à-fait en dehors de l'Allemagne. Ses guerres en Italie ont été surtout autrichiennes, et non allemandes
  37. Chronique des rois de la mer de Norwège, chap. servant d'introduction, par S. Laing, p. 33.
  38. Ibid. p. 36.
  39. Chronique des rois de la mer de Norwège, chap. servant d’introduction, par S. Laing, p. 146.
  40. Le lecteur qui désirerait apprécier complètement la force de résistance des gouvernements libres ne peut guère manquer de tirer profit de la relation de M. Laing sur sa résidence en Norwège, pendant la durée des divers conflits qui ont eu lieu entre les gouvernements suédois et norwégien, dans la période écoulée de 1830 à 1840.
  41. La même idée se retrouve présentée ainsi dans un ouvrage d’une haute portée publié récemment : « Les différences sont la condition du développement ; les échanges mutuels qui résultent de ces différences éveillent et manifestent la vie. Plus la diversité des organes est considérable, plus la vie de l’individu est active et s’élève à un ordre supérieur. Plus est considérable la diversité des individualités et des rapports dans une société d’individus, plus aussi est considérable la somme de vie, plus le développement de la vie est général, complet et d’un ordre élevé. Mais il est nécessaire que non-seulement la vie se déploye dans toute sa richesse par la diversité, mais qu’elle se manifeste dans son utilité, dans sa beauté, dans ses bienfaits par l’harmonie. C’est ainsi que nous reconnaissons la vérité de ce vieil adage : La perfection c’est la variété dans l’unité. » Guyot, La Terre et l’Homme, p. 80.
  42. North British Review. Août 1853.
  43. Guyot, La Terre et l'Homme, p. 74.
  44. Manuel d’économie politique, par E. Peshine Smith, traduit de l’anglais par Camille Baquet. Paris, Guillaumin, 1854, in-18, p. 17-19.
  45. A tout moment donné la plante est la ruine du passé, et toutefois en même temps, le germe de l'avenir qui se développe virtuellement et réellement, et de plus elle semble être également un produit parfait, complet et accompli de tout point quant au présent. (Schleiden, La Plante, p. 90).
  46. On a fait sécher dans un four 200 livres de terre et on les a mises ensuite dans un vase de fayence. La terre a été arrosée avec de l’eau de pluie et on y a planté un saule pesant cinq livres. Pendant cinq ans la terre a été arrosée soigneusement avec de l’eau de pluie ou de l’eau pure ; le saule s’est développé et a fleuri, et pour empêcher la terre (du vase) de se mêler à une terre nouvelle, ou à la poussière que le vent aurait pu chasser vers l’arbuste, on l’a couvert d’une plaque métallique percée d’un grand nombre de petits trous disposés de manière à ne laisser pénétrer librement que l’air seul. Après l’avoir laissé croître à l’air pendant cinq ans, on a retiré l’arbre et l’on a constaté qu’il pesait 169 livres 3 onces ; les feuilles qui tombaient de celui-ci, chaque automne, n’étaient point comprises dans ce poids. On a alors retiré la terre du vase, on l’a fait sécher de nouveau dans le four et elle a été pesée ensuite. On a découvert alors qu’elle n’avait perdu que deux onces sur son poids primitif. Il y avait donc eu certainement production de 164 livres de fibre ligneuse, d’écorce et de racines, mais quelle était la source de cette production ? On découvrit que finalement l’air était la source de l’élément solide. Cette assertion peut paraître incroyable au premier coup-d’œil, mais avec un peu de réflexion la vérité en devient évidente, parce que l’atmosphère contient de l’acide carbonique, qui se compose en poids de 714 parties d’oxygène et de 338 parties de carbone. Peshine Smith, Manuel d’Économie politique, trad. par Camille Baquet, p. 19-26.
  47. Dr Johnston, Blackwood Magazine. Mai 1853.
  48. Considérez, par exemple, la surface d'un bloc de granit récemment exposé au sommet du Brocken, nous y constatons que la végétation s'y développe promptement sous la forme d'une petite plante délicate qui, pour être reconnue, exige peut-être l'aide du microscope ; cette plante est nourrie par la petite quantité d'eau de l'atmosphère imprégnée d'acide carbonique et d'ammoniaque. La pierre à violette, c'est le nom qu'on lui donne, présente une couche écarlate pulvérulente sur la pierre nue, laquelle, à cause de l'odeur particulière de violette qu'elle exhale par le frottement, est devenue une curiosité recherchée avec des soins persévérants par le pensif voyageur du Broken. Par suite de la décomposition graduelle de cette petite plante, il se forme, peu à peu, une très-mince couche d'humus, suffisante alors pour soustraire à l'air atmosphérique l'alimentation nécessaire à quelques grands lichens d'un brun noirâtre. Ces lichens, qui recouvrent de l'épaisseur de leur masse les monceaux de terre aux alentours des puits de mines de Fahlun et de Dannemora, en Suède, et qui, par leur couleur sombre dont le reflet se répand sur tout le voisinage, donnent à ces puits et à ces abîmes l'aspect des sinistres abîmes de la mort, ont été appelés avec raison, par les botanistes, lichens de Fahlun ou lichens du Styx. Mais ce ne sont pas des messagers de mort, leur décomposition prépare le sol pour la charmante petite mousse alpine, dont la destruction est bientôt suivie de l'apparition de mousses plus vertes et d'une plus belle végétation ; Jusqu'au moment où il s'est formé un sol suffisant pour y faire croître l'airelle-myrtille, le genévrier et finalement le pin. C'est ainsi qu'avec un point de départ insignifiant une couche toujours plus épaisse d'humus se développe sur le rocher nu, et qu'une végétation continuellement plus vigoureuse et plus féconde s'établit, non pour être nourrie par cet humus, qui augmente au lieu de diminuer avec la décomposition de chaque génération, mais pour tirer sa nourriture de l'atmosphère, grâce à ce moyen. (Schleiden, La Plante, p. 162.)
  49. Manuel d’économie politique de Peshine Smith, trad. par Camille Baquet, p. 38-43. Paris, Guillaumin, 1854, in-18.
  50. Blackwood’s Magazine, mai 1853.
  51. Blackwood’s Magazine. Mai 1853.
  52. Il est vrai que les épines et les chardons, plantes disgracieuses et vénéneuses, auxquelles les botanistes ont donné avec raison le nom de plantes des ruines, marquent sur la terre la route que l’homme a traversée avec orgueil. Devant lui s’offrait la nature primitive, dans sa beauté sauvage mais sublime. Derrière lui il laisse le désert, une terre méconnaissable et dévastée ; car le puéril désir de la destruction, ou le gaspillage insensé des trésors de la végétation, a fait disparaître le caractère de la nature, l’homme lui-même fuit épouvanté le théâtre de ses actes, abandonnant le sol appauvri aux races barbares ou aux animaux, aussi longtemps que lui sourit encore un autre lieu dans sa beauté virginale. Là, de nouveau pressé par le désir égoïste de son profit personnel, et suivant, sciemment ou à son insu, l’abominable principe d’une si grande abjection morale, exprimé par un être humain : Après nous le déluge, il recommence l’œuvre de destruction. C’est ainsi que la culture a été chassée de l’Orient, et c’est là peut-être l’origine de ces déserts dépouillés de leurs ombrages d’autrefois ; semblable aux hordes qui jadis fondirent sur la belle Grèce, c’est ainsi que le torrent de la conquête se précipite avec une effrayante rapidité, de l’est à l’ouest à travers l’Amérique, et que le planteur d’aujourd’hui abandonne la terre déjà épuisée et le climat de l’est, devenu infécond par suite de la destruction des forêts, pour introduire une révolution semblable dans les parties les plus reculées de l’ouest. (Schleiden, La Plante, p. 306.)
  53. Blackwood’s Magazine.
  54. Tous les principes constituants nitrogènes des plantes dont nous faisons usage comme aliments ne consistent, il est vrai, qu’en carbone, hydrogène, oxygène et azote. Mais la présence de ces substances seules n’offre pas le moindre secours à la plante. Elle ne peut former par elles un grain d’albumine ou de gluten, si elle ne contient en même temps, et dans des conditions relatives convenables, des sels à base d’acide phosphorique. L’amidon si utile, le sucre si doux au palais, l’acide citrique si rafraîchissant, l’huile essentielle et aromatique qu’on extrait des oranges, sont, à la vérité, composées uniquement de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; mais la plante ne peut préparer ces dons pour nous, quelqu’abondants que puissent être ces éléments, si elle ne possède aussi des sels alcalins. La mince tige du froment ne pourrait s’élever ni ses grains mûrir aux regards du soleil, si le sol ne lui fournissait la silice, qui donne à ses cellules la solidité nécessaire pour lui permettre de se tenir debout. (Schleiden, La Plante, p. 206.)
      La conclusion est donc simple : C’est, qu’à l’avenir, nous ne devons jamais cultiver la pomme de terre comme première récolte, ainsi qu’on l’a fait généralement jusqu’à ce jour dans la plus grande partie de l’Europe ; mais que nous devons commencer par le seigle et laisser la pomme de terre venir à la suite, ou ce qui vaut peut-être mieux encore, au bout de deux ans, après le trèfle commun, si nous voulons récolter un produit sain et nous débarrasser, à l’avenir, du fléau que nous avons subi tout récemment. Ce sera désormais une vérité fondamentale solidement établie : Que la matière nutritive empruntée au sol, par la plante elle-même, se compose essentiellement et uniquement des éléments inorganiques de celui-ci ; et que ces mêmes éléments, et non les substances organiques, constituent la richesse propre d’un sol. (Ibid., p. 181.)
  55. Les faits sont constatés ainsi qu’il suit par M. Moreau de Jonnès, dans sa Statistique de l'Agriculture de France :
    1780 1840
    Froment 150 litres. 208 litres.
    Céréales de qualité inférieure     300 333
    Pommes de terre, et autres
    légumes et herbages.
    »» 291
    ------ -----
    Total par tête 450 832
  56. Chimie animale, 1re part., § 14.
  57. Manuel d’Économie politique, de Peshine Smith, traduit par Camille Baquet, p. 44-45, Paris, Guillaumin, 1854, in-18.
  58. L’auteur établit sa théorie dans les termes suivants : « Lorsque des hommes font un premier établissement dans une contrée riche et fertile, dont il suffit de cultiver une très-petite étendue pour nourrir la population, ou dont la culture n’exige pas plus de capital que n’en possèdent les colons, il n’y a point de rente ; en effet, qui songerait à acheter le droit de cultiver un terrain, alors que tant de terres restent sans maitre, et sont, par conséquent, à la disposition de quiconque voudrait les cultiver, etc… Si la terre jouissait partout des mèmes propriétés, si son étendue était sans bornes et sa qualité uniforme, on ne pourrait rien exiger pour le droit de la cultiver, à moins que ce ne fût là où elle devrait à sa situation quelques avantages particuliers. C’est donc uniquement parce que la terre varie dans sa force productive, et parce que, dans le progrès de la population, les terrains d’une qualité inférieure ou moins bien situés sont défrichés, qu’on en vient à payer une rente pour avoir la faculté de les exploiter. Dès que par suite des progrès de la société on se livre à la culture des terrains de fertilité secondaire, la rente commence pour ceux de la première qualité ; et le taux de cette rente dépend de la différence dans la qualité respective des deux espèces de terre, etc. Dès que l’on commente à cultiver les terrains de troisième qualité, la rente s’établit aussitôt pour ceux de la seconde, et est réglée de même par la différence dans leurs facultés productives. La rente des terrains de première qualité hausse en même temps, car elle doit se maintenir toujours au-dessus de celle de la seconde qualité, et cela en raison de la différence de produits que rendent ces terrains, avec une quantité donnée de travail et de capital, etc. — Les terres les plus fertiles et les mieux situées seront les premières cultivées, et la valeur échangeable de leurs produits sera réglée, comme celle de toutes les autres denrées, par la somme de travail nécessaire, sous ses diverses formes, depuis la première jusqu’à la dernière, pour les produire et les transporter jusqu’au lieu de la vente, etc. — Lorsqu’une terre de qualité inférieure est soumise à la culture, la valeur échangeable du produit brut haussera, parce qu’il faut plus de travail pour la production de celui-ci. » (Ricardo, Principes de l’Économie politique et de l’impôt, ch. 2. — Collection des principaux économistes, t. XIII. Paris, Guillaumin, 1847.)
  59. Sur la carte du Genesee, publiée en 1790, on trouve indiquées les circonscriptions territoriales établies ; et ces circonscriptions, ainsi qu’on peut le voir, existent à la jonction ou près du point de jonction des rivières de Canisteo, de Cahoctin et du Teoga, à l’endroit où est situé Corning, aux environs d’Hornellsville et à la source du Canisteo, etc., etc. (Voy. Histoire des documents relatifs à New-York, t. II (édit. in-8o), p. 1.111.)
  60. Le lecteur peut s’en convaincre en se reportant à la carte du Jersey oriental, dressée en 1682, et dont on vient de publier une nouvelle édition.
  61. Voyez la carte d’Holme, publiée en 1681, et dont il a paru dernièrement une nouvelle édition.
  62. Dans les pays assez civilisés pour admettre la construction de canaux et de chemins de fer, chacun est à même de vérifier le fait, en observant le contraste que présente l’aspect des terres qui bordent leur parcours, et de celles qui avoisinent les anciennes grandes routes. On constatera presque toujours que ces dernières gravissent le sommet de chaque colline qui se trouve dans le voisinage de leur direction générale, lors même, qu’au point de vue de la distance, il n’y a point d’économie à passer sur la hauteur au lieu de contourner sa base. On remarque ordinairement que la longueur du chemin de fer, reliant deux villes très-éloignées l’une de l’autre, est moindre que celle des anciennes routes qui formaient la route de voyage avant la construction de ce dernier, bien qu’il soit soumis à des conditions qui lui interdisent d’abréger la distance, au moyen de l’augmentation des pentes, beaucoup plus que la route ordinaire suivie par les voitures. Mais la grande route est bordée de champs cultivés et de maisons ; elle avait été faite pour faciliter les communications entre celles-ci ; elle avait été tracée par les pieds des hommes avant d’être achevée par l’agent-voyer ; et le but pour lequel elle avait été construite l’a forcée de suivre la direction prise par la population, sans tenir compte de la peine que sa pente rapide donnerait aux attelages destinés à la parcourir. Au contraire, la voie ferrée est tracée par des ingénieurs pour lesquels le problème à résoudre consiste, à réduire à son minimum la force applicable à la traction de lourds fardeaux, en égard à la distance et à la pente. Elle plonge à travers les marais et les forêts, comme si elle voulait fuir les habitations des hommes. Au moment opportun, celles-ci s’élèveront parallèlement à elle ; car elle a fait dessécher les marais et pénétrer la lumière du soleil au sein des sombres forêts, mais à l’ouverture d’une voie ferrée nous sommes frappés, ordinairement, de voir juxta-posés ce chef-d’œuvre de l’industrie et les merveilles de la nature la plus sauvage. (Peshinc Smith, Manuel d’économie politique, trad. par Camille Baquet, p. 54. Paris, Guillaumin, 1854, in-18.)
  63. L’extrait suivant d’un article inséré dans le « Merchant’s Magazine » nous offre des faits si nombreux à l’appui du système d’opérations adopté dans toute l’étendue des États-Unis, qu’on ne peut guère manquer de le lire avec intérêt : « La proposition proclamée par M. Carey (contrairement aux théories admises depuis longtemps, de Ricardo et de Malthus) et soutenue récemment par M. Peshine Smith dans son Manuel d’économie politique, à savoir que les pionniers occupent d’abord les terrains de qualité inférieure, est un fait qui frappe, dans toute l’étendue de la région de l’Ouest, au Sud et au Nord. On trouve toujours les plus anciens établissements sur les terrains où le bois est clair-semé et sur les collines comparativement stériles, sur les prairies desséchées des hautes terres, Les plaines sablonneuses et les solitudes couvertes de pins de la Géorgie, de l’Alabama, de la Floride et de l’État du Mississipi reçurent les premiers émigrants. Les premières habitations du Texas furent construites sur les prairies des hautes terres, parsemées de leurs îlots de bois, qui offraient au bétail des pâturages sans limites et que recouvraient çà et là quelques petites pièces de blé. La fumée qui s’éleva des premières huttes construites sur les bords du Mississipi sortait des roches et des pentes escarpées de ses rives, dans le voisinage desquelles se trouvent aujourd’hui les terrains les plus ingrats. Dans l’État d’Arkansas et dans celui du Missouri, on trouve les premiers colons au milieu des terres boisées de pins et des hauteurs, vivant encore à l’état de chasseurs ; leur civilisation et leurs terres ne sont guère plus améliorées (si toutefois elles le sont) qu’au jour où ils devinrent des Squatters. Sur l’Ohio, la vérité de cette situation apparaît plus manifestement. Les premiers pionniers choisirent Wheeling, Marietta, Limestone, North-Bend et Vevay comme emplacements primitifs pour des villes, dans les parties agricoles les plus pauvres, sur les bords de la rivière ; et la première population fixée le long de la rivière, dans tout son parcours, se répandit sur les hauteurs et défricha ses premiers champs et ses premiers petits morceaux de terre, sur le sol maigre des hautes terres couvert de chênes rabougris. Dans cette région, vingt acres ne valent pas un acre des riches terrains bas que les premiers colons dédaignèrent, à un prix qui ne dépassait guère la rétribution allouée à l’arpenteur pour fixer les bornages. Et maintenant, sur toute l’étendue du Bas-Ohio, on voit la cabane déserte du colon tombant en ruine, à côté de quelque source jaillissante ; le petit morceau de terre qu’il a défriché est encombré aujourd’hui de ronces et de buissons, et entouré d’une forêt déserte et silencieuse, comme le jour où pour la première fois ses échos furent troublés par le retentissement de la hache du bûcheron. Ou, si elle est encore habitée, elle est bornée par un petit champ de maïs à l’aspect maladif, dont le sol est trop ingrat pour engager le spéculateur à entrer dans la demeure du Squatter, qu’il aperçoit la tête encore couverte d’un bonnet en peau de lapin et portant à ses pieds des mocassins.
      » Sur les âpres penchants des collines de ce pays, on voit, par centaines, ces monuments abandonnés et en ruines de la présence des premiers pionniers. George Ewing, frère de l’honorable Thomas Ewing, de l’Ohio, fut un des premiers qui s’établirent dans cette région et s’y fixa, alors qu’il pouvait choisir entre les meilleurs terrains d’alluvion, sur un terrain qui, à cette heure, ne vaut guère plus que le prix auquel il en fit l’acquisition, du gouvernement, il y a quarante ans ; et le champ où il a enseveli les père et mère d’un des hommes les plus éminents de son pays reviendra bientôt à son état sauvage primitif. Et pourtant George Ewing était un homme doué d’intelligence, de sagacité et d’un jugement sain ; et bien que d’un esprit moins cultivé, il n’était pas, sous le rapport des facultés naturelles, inférieur à son frère. Ce fut lui qui, aidé de son père, traça le premier sentier où put passer un charriot, et il fut aussi l’un des premiers blancs qui traversèrent l’Ohio. Il se fixa d’abord dans le voisinage de la riche vallée de Muskingum, puis en vue des terres fertiles du Scioto, et il alla chercher successivement les régions les plus riches de l’Ohio, du Kentucky et de l’Indiana, devançant toujours le flot de l’émigration, lorsqu’il pouvait choisir d’abord tous les terrains situés sur les bords de la rivière ; et cependant, à sa mort, il n’y avait pas une acre de terre en sa possession qui valût le double du prix qu’il l’avait payé au gouvernement. Ce sont là des faits remarquables dans l’histoire des premiers colons, et qu’il est difficile d’expliquer autrement que par les motifs que leur assignent Carey et Smith. »
  64. Beaucoup de petites parcelles de terrain, connues sous le nom de prairies humides il y a quinze ans, et dédaignées par les premiers colons, ont été desséchées parce qu’on les a ensemencées chaque année, et qu’on y a fait paître des animaux domestiques, sans qu’on ait employé d’autre drainage que celui qui s’est opéré naturellement, ni d’autre moyen que d’y laisser pénétrer le soleil et l’air atmosphérique, en détruisant Le rempart inaccessible des hautes herbes des fondrières (slough-grass).
      Les prairies sèches se ressemblent généralement beaucoup par leur aspect quant à la surface. On voit partout des petites portions de prairie plate, mais ce qui constitue une prairie sèche, c’est qu’elle doit être onduleuse, Au milieu des vagues de cet immense océan de gazon magnifique, œuvre de Dieu, se trouvent des fondrières, la terreur du premier émigrant et la plus grande richesse de son successeur. Car elles lui fourniront souvent de l’eau, et toujours, et infailliblement, elles lui donneront un pré naturel d’une excessive fécondité. Ces fondrières sont les moyens de drainage de la prairie sèche. Elles sont, en général, presque parallèles, et le plus souvent presque à angle droit relativement au cours des rivières ; elles se trouvent à une distance de 40 à 50 perches l’une de l’autre, et ont souvent une étendue de plusieurs milles. Le sol de la prairie sèche a souvent, dans cette région, de 10 à 12 pouces d’épaisseur, celui de la prairie humide est généralement bien plus profond, et l’alluvion, comme dans tous les autres pays, d’une profondeur irrégulière et souvent étonnante. (Procés-verbaux de la Société pomologique. Syracuse, 1840.)
  65. Le bas Mississipi est entouré de chaque côté par une vaste ceinture de terrains peu élevés connus sous le nom du Marais (the swamp), À Memphis, à l’angle sud-- ouest du Tenessee, la falaise arrive jusqu’au bord oriental de lg rivière, et ensuite, s’en éloignant vers l’est, ne revient à la rivière que dans les environs de Natchez.
      Tandis que la partie montagneuse du pays a été défrichée, et que des établissements s’y sont formés avec cette rapidité qui caractérise les progrès des États de l’Ouest, le Marais, malgré sa fertilité incomparable, est resté pour ainsi dire un désert. Le hardi planteur qui, abandonnant les terrains épuisés de la Virginie ou les Carolines, cherche une localité où le sol puisse récompenser plus libéralement les travaux du cultivateur, tremble d’exposer ses esclaves aux miasmes délétères des lagunes stagnantes, et aux fatigues à endurer pour détruire cet amas de ronces aussi dures qu’un fil métallique. En quelques endroits, il est vrai, de riches fermiers, qui, ont résolûment et patiemment affronté de pareils dangers et de pareils obstacles, ont réussi à créer des fermes magnifiques, où le rendement d’une balle de coton par acre n’est qu’une récolte ordinaire, Malheureusement une crue d’eau vient souvent submerger toute l’exploitation, couvrant les champs de bois entrainé par les flots, emportant dans sa course les bestiaux et ne laissant que des ruines après le travail d’une année. Mais le Marais a d’autres habitants qui, heureusement pour eux, se trouvent placés dans une position plus indépendante, puisqu’ils ne doivent rien à la fortune, et que, par conséquent, on ne peut s’attendre à ce qu’ils aient aucun tribut à lui payer ; ce sont les bûcherons, les déchargeurs, les trappeurs, les chasseurs d’abeilles et les chasseurs d’ours, et les pécheurs, qui ont bâti leurs cabanes près de quelque lac ou de quelque bayou et qui, tranquilles sur leurs moyens d’existence tant que flottera sur l’eau ce qu’ils en ont retiré, et tant que leurs bras pourront manier la hache et le mousquet, suivent tout à fait à la lettre le précepte de l’Écriture, et n’ont aucun souci du lendemain. (Correspondance de la Tribune de New-York.)
  66. Il n’existe probablement pas au monde une portion de terre plus riche que celle de la Basse-Virginie et de la Caroline du nord, dont le marais Terrible forme une partie, mais qui, par cette raison même ne peut, quant à présent, être soumis à la culture. Voici la description que nous en trouvons dans un article récent de la Tribune de New-York :
      « Entre Norfolk et la mer, à l’est, se trouve le comté de la Princesse Anne, ne présentant aucune élévation qui puisse s’appeler colline, mais couvert de marais et de lagunes. Le comté de Norfolk est situé au sud de la ville, et comprend le marais Terrible qui se prolonge dans la Caroline du nord ; et au-delà, à 40 on 50 milles, on trouve le comté, voisin de la cité d’Élisabeth, sur le détroit d’Albemarle, pays entièrement bas et coupé par des criques, des lagunes et des marais d’eau salée. A l’ouest du comté de Norfolk est celui de Nansemond, pays tellement bas et plat que les bateaux à vapeur remontent la rivière de Nansemond, et qu’en pratiquant de légères tranchées dans la terre, on peut leur faire traverser tout le comté. Au nord-ouest de celui-ci, l’ile du comté de Wight s’étend de la rivière James à la rivière Noire, formant une branche du Chowan ; et cette ile, ainsi que le comté de Southampton, qui est le plus rapproché à l’ouest, est formée du même terrain plat et sablonneux, de marais et de ruisseaux stagnants. Quelquefois la couche superficielle est sablonneuse, et immédiatement au-dessous de celle-ci on trouve un lit de boue fétide, donnant de l’eau de puits qui n’est pas bonne à boire. Tout ce pays est couvert de marne. Si l’on traverse la baie septentrionale de Norfolk, la ville d’Élisabeth domine le point de la péninsule formé par les eaux de la baie, le Hampton-Roads et le Back-Bay, et se trouve presque au niveau de l’eau. En remontant la rivière de James qui, en certains endroits, a une largeur de plusieurs milles, l’eau est très-peu profonde sur les bords, qui sont parfois légèrement élevés. Les bois de haute-futaie qui croissent sur les terrains élevés sont surtout le chêne et le pin ; puis l’érable, le frêne, l’orme, le cyprès et autres bois de marécage sur les terrains bas, ainsi que de nombreuses pousses de buissons de marais. »
  67. La plaine étroite qui s’étend le long de la côte (tels sont les termes dont se sert Murray dans son Encyclopédie géographique, à l’article Mexique) est un espace de terrain où les plus riches productions des tropiques croissent avec une exubérance à laquelle on ne peut guère rien comparer. Et cependant, tandis que la végétation du climat est si riche et se développe sous des formes magnifiques et gigantesques, elle est presque infailliblement funeste à la vie animale ; deux résultats qui, suivant Humboldt, sont pour ainsi dire inséparables dans ce climat. Les Espagnols, épouvantés par cette atmosphère pestilentielle, « n’ont fait de cette plaine qu’un passage pour arriver à des districts situés dans des lieux plus élevés, où les Indiens indigènes aiment mieux soutenir leur existence par de pénibles travaux de culture que de descendre dans les plaines, où tout ce qui contribue au bien-être de la vie se trouve libéralement et spontanément prodigué par la nature. — Dans toute l’étendue du Mexique et du Pérou, les traces d’une civilisation avancée sont confinées sur les plateaux élevés. Nous avons vu, sur le sommet des Andes, les ruines de palais et de thermes à des hauteurs variant entre 1.600 et 1.800 toises {10.230 à 11.510 pieds anglais). Humbolt.
  68. « La totalité de J’immense territoire de Costa-Rica, à l’exception des vallées supérieures que j’ai citées, forme une forêt impénétrable, connue seulement des animaux carnassiers qui parcourent ses profondeurs, inaccessibles au soleil, et de quelques peuplades indiennes indépendantes ; mais cette forét recèle des richesses qui se trouveront inépuisables, le jour où les ressources naturelles du pays se seront développées, par suite de l’immigration, sur une grande échelle, d’une race d’hommes plus robustes. Le sol est d’une fertilité merveilleuse et renferme dans son sein quelques mines très-riches. Mais les immigrants ne doivent pas oublier que si cette fécondité est un garant de la richesse qu’ils peuvent acquérir, elle atteste en même temps les obstacles considérables contre lesquels ils auront à lutter. En effet, elle est produite par l’extrême humidité de l’atmosphère et par les pluies continuelles qui durent sept mois dans les parties colonisées du pays ; et que l’on peut dire durer toute l’année, dans les districts qu’ils devront arracher à l’état de désert. » (Correspondance de la Tribune de New-York.)
  69. « Des inondations, s’élevant à une hauteur de 40 pieds et au-delà, sont fréquentes à cette époque de l’année dans les grands fleuves de l’Amérique du sud ; les ilanos, de l’Orénoque sont transformés en une mer intérieure. Le fleuve des Amazones inonde les plaines qu’il traverse sur une vaste étendue. Le Paraguay forme des lagunes qui, ainsi que celles des Xarays, ont plus de 300 milles de long, et filtrent insensiblement pendant la saison de sécheresse. (Guyot, La Terre et l’Homme, p. 136.)
  70. Sur l’autre côté des Andes, le changement est complet. Ni le mousson, ni ses vapeurs n’arrivent aux côtes occidentales. À peine les plateaux du Pérou et de la Bolivie profitent-ils de ses avantages par les tempêtes qui éclatent aux limites des deux atmosphères. La côte de l’Océan Pacifique, de Punta-Parina et d’Ametope, jusqu’à une distance considérable au-delà des tropiques, de l’équateur au Chili, est à peine rafraichie par les pluies de l’Océan… La sécheresse et la solitude du désert sont leur partage, et sur le bord des mers, en vue des flots, ils en sont réduits à envier aux contrées voisines du centre du continent, les dons que l’Océan leur refuse tandis qu’il les prodigue à d’autres. (Ibid., p. 151.)
  71. Mac Culloch. Dictionnaire géographique.
  72. Gan Eden. Tableau de Cuba, p. 234.
  73. Encyclopédie géographique. Article Bresil.
  74. Revue d’Édimbourg. Janvier 1851. Articles Devon et Cornouailles.
  75. Les Celtes, les Romains et les Saxons, p. 87.
  76. Telles sont les terres décrites par Éden, il n’y a pas encore soixante ans, comme « formant les tristes pacages des oies, des pores, des ânes, de chevaux à moitié élevés et de bestiaux presque mourant de faim, » et qui s’étendaient alors sur un espace de plusieurs milliers d’acres, mais qui n’avaient besoin que d’être entourées de clôtures et soignées, pour devenir aussi fertiles et acquérir une aussi grande valeur qu’aucune de celles aujourd’hui mises en culture. La plupart du temps, toutefois, il est clair que la culture s’est développée sur des terrains si complétement dépourvus de valeur que, même aujourd’hui, malgré tous les progrès de l’ère moderne, on ne peut les rendre productives, ainsi qu’on le verra par l’extrait suivant d’un ouvrage que nous avons déjà cité : « Dans une grande partie de l’Angleterre, nous trouvons des indices évidents d’une culture ancienne appliquée à la terre, culture qui est aujourd’hui commune et est sans doute restée abandonnée pendant plusieurs siècles ; il n’est pas impossible qu’elle ait été l’œuvre de la charrue romaine… » — M. Bruce a observé des traces analogues sur les terrains en friche du Northumberland, et c’est probablement avec raison qu’il les attribue aux Romains. (Ibid., p. 206.)
  77. Si nous jetons les yeux sur la carte de la Grande-Bretagne, sous l’empire romain, nous voyons des étendues considérables de terre que semblaient fuir les grandes routes, et sur lesquelles il ne parait pas avoir existé de villes. C’étaient des districts forestiers représentés, au moyen âge par les forêts giboyeuses de Charnwood, Sherwood, etc. Plusieurs des plus considérables étaient hantées par des sangliers, quelques-unes même par des loups (Ibid., p. 207).
  78. La contrée marécageuse du duché de Cambridge est aujourd’hui si bien drainée que la presque totalité du sol a acquis une très-grande valeur et donne d’abondantes récoltes de froment… Lorsque nous contemplons ce spectacle, nous ne pouvons nous empêcher d’être frappés du succès qui a suivi l’application d’une habileté considérable, d’une énergie et d’une persévérance consommées, à la mise en œuvre, au profit de l’agriculture, de cette immense étendue de terrain jadis presque sans valeur. (Encyclopédie britannique. Nouvelle édition.)
  79. Progrès de la nation, p. 155.
  80. C’est ainsi que les choses se passent à l’égard de deux villes dont l’une s’appelle Over-Combe, dans laquelle résident les yeomen, qui s’occupent de cultiver et d’exploiter le terrain situé sur la hauteur, et l’autre Nether-Combe, habitée par les individus qui doivent concourir à la fabrication du drap, tels que tisserands, foulons, teinturiers et autres artisans. (William Worcester, écrivain qui vivait entre 1450 et 1465, cité dans l’Histoire du château de Combe, par Scrope.)
  81. Si l’on compulse les livres censiers (documents sur l’impôt foncier et autres) des anciens temps, on constatera qu’en même temps que la terre compacte {la terre à blé et à fèves) est demeurée stationnaire, ou plutôt a perdu de sa valeur, la terre légère, ou ce qu’on appelle la terre ingrate, a haussé considérablement par suite d’un système perfectionné d’exploitation agricole. (Rapport des commissaires sur la loi des pauvres.)
  82. On trouve encore d’autres preuves, et qui ne sont pas moins intéressantes, de l’existence d’une ancienne population, dans les coins reculés des highlands de l’ouest, où les Écossais Dalriadiques formèrent, pour la première fois, un établissement, sur le territoire qui a porté leur nom pendant plusieurs siècles… Dans plusieurs districts du même voisinage, et particulièrement au milieu des scènes qui ont emprunté un nouvel intérêt à cette circonstance, que le grand Campbell y a passé une partie de ses premières années, le voyageur curieux peut reconnaître sur les hauteurs, au milieu des « bruyères désolées, » des indices de ce fait, qu’il y a existé une culture avancée à une époque antérieure, culture bien supérieure à celle qui apparait aujourd’hui dans cette région. Le sol, sur le penchant des collines, semble avoir été contenu par des murs de pygmées, et ces singulières terrasses se rencontrent souvent à de telles hauteurs qu’elles doivent donner une idée très-vivante de l’espace occupé et de l’industrie développée par une ancienne population, dans les mêmes lieux où de nos jours le pâturage brouté par quelque gros bétail engage seul à revendiquer la propriété du sol. Dans d’autres districts, on peut encore suivre la trace des sillons à moitié effacés, sur Les hauteurs qui ont été abandonnées pendant plusieurs siècles au renard et à l’aigle. Des indices d’une ancienne population, ajoute l’auteur, se rencontrent dans de nombreuses parties de l’Écosse et ont enfanté la superstition « des sillons hantés par les Elfes, » nom sous lequel ils sont généralement connus. (Wilson, Annales antéhistoriques de l’Écosse, p. T4)
  83. On distingue encore des traces nombreuses de ces habitations primitives creusées dans la terre sur la mousse de Leuchar, dans la paroisse de Skene, et dans d’autres localités du comté d’Aberdeen, sur les bords du Lock-Fine, dans le comté d’Argyle, dans les comtés d’Inverness et de Caithness, et quelques autres districts de l’Écosse, qui ont jusqu’à ce jour échappé à l’invasion de la charrue. (Ib., p. 123.)
  84. Sur l’une des landes les plus sauvages, dans la paroisse de Tongland, dans le Kirkenbrightshire, on peut voir un spécimen semblable ; il consiste en un cercle de onze pierres, avec une douzième au centre de dimension plus considérable, l’éminence formée par le tout apparaissant un peu au-dessus de la mousse. (Ib., p. 116.)
  85. Le Morvan, territoire contenant cent cinquante lieues carrées, à travers lequel, il y a à peine quarante ans, on ne trouvait ni une route royale, ni une route départementale, ni même un seul chemin de grande vicinalité en bon état. Point de pont, quelques arbres bruts, à peine équarris, jetés sur les cours d’eau, ou, plus ordinairement, des pierres disposées çà et là pour passer les ruisseaux. Ainsi, cette contrée, au cœur de la France, était une véritable impasse pour tous les pays voisins, une sorte d’épouvantail pour le froid, la neige, les aspérités du terrain, la sauvagerie des habitants, un vrai pays de loup, dans lequel le voyageur craignait de s’engager. Et cependant cette même contrée, jadis partie intégrante de l’État des Éduens, avait suivi les progrès de ce peuple ami et allié des Romains, le plus civilisé de la Gaule et dont la capitale (Autun) avait mérité le titre de sœur et émule de Rome (Soror et æmula Romæ). I] était sillonné par de belles voies militaires dont on rencontre encore de longs vestiges parfaitement conservés ; on y découvre fréquemment des médailles antiques, des ruines d’anciennes résidences, largement distribuées, ornées de sculptures dont on retrouve les fragments, et parquetées avec des mosaïques qui révèlent la magnificence de leurs anciens maitres. On peut en apprécier le mérite par la belle mosaïque d’Autun (Bellérophon terrassant la Chimère}, transportée récemment à Paris et à Londres, et celle du Chaigneau, au milieu des bois de Chastellux. La multiplicité et la perfection de ce genre d’ouvrages attestent une grande opulence et une recherche exquise, fruits d’une antique civilisation détruite par les temps de barbarie, et que la civilisation moderne est loin d’avoir égalée (Journal des économistes. Décembre 1852. Article de M. Dupin ainé.)
  86. « Ces individus, habitant le pays situé entre la Méditerranée, le Rhône et la Garonne, pour la plupart vassaux du comte de Toulouse, surpassaient de beaucoup en civilisation, aux douzième et treizième siècles, toutes les autres parties de l’ancien territoire gaulois. On y faisait un plus grand commerce avec les ports de l’Orient (où la signature de leur comte avait plus de créait que le sceau du roi de France). Les villes de ce pays jouissaient de la constitution municipale et même avaient l’apparence extérieure des républiques italiennes…… Ils possédaient la littérature la plus raffinée de toute l’Europe, et leur idiome littéraire était classique en Italie et en Espagne. Chez eux, le christianisme, ardent et même exalté, ne consistait pas dans une foi implicite aux dogmes et dans l’observance, en quelque sorte machinale, des pratiques de l’église romaine…… Pour arrêter cette contagion intellectuelle, il ne fallait rien moins que frapper le peuple en masse, et anéantir l’ordre social d’où provenaient son indépendance d’esprit et sa civilisation. De là la croisade contre les Vaudois et les Albigeois, qui aboutit à l’incorporation de ces provinces au royaume de France, la plus désastreuse époque dans l’histoire des habitants de la France méridionale. La vieille civilisation de ces provinces, dit en continuant M. Thierry, reçut un coup mortel par leur réunion forcée à des pays bien moins avancés en culture intellectuelle, en industrie et en politesse. » (Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, par Augustin Thierry, t. IV, 4ème édit. Paris, J. Tessier, 1836.)
  87. Journal des Économistes. Novembre 1855, p. 210.
  88. La raison de ce fait nous est ainsi démontrée, avec la plus grande exactitude, par l’un des voyageurs les plus éclairés de nos jours, qui a étudié avec une extrême attention chaque partie de la péninsule scandinave : « Quel motif, dit-il, aurait pu pousser une population d’émigrants, venue du Tanaïs (le Don), sur les rives duquel la tradition fixe primitivement leur séjour, à se diriger vers le nord après avoir atteint les bords méridionaux de la Baltique, à traverser la mer pour s’établir sur les rochers déserts et inhospitaliers et sous l’âpre climat de la Scandinavie, au lieu de se répandre sur les pays plus favorisés du ciel, au sud de la Baltique ? — Nous faisons une appréciation erronée des facilités comparatives qui existaient pour se procurer les subsistances, aux premiers âges du monde, dans les pays septentrionaux et dans les pays méridionaux de l’Europe. Si une peuplade de Peaux-Rouges, sortie des forêts de l’Amérique, eût été transportée tout à coup, du temps de Tacite, dans les forêts de l’Europe situées au-delà du Rhin, où auraient-ils trouvé, vivant dans ce qu’on appelle l’état de chasseur, c’est-à-dire dépendant pour leur subsistance des productions spontanées de la nature, où auraient-ils trouvé, disons-nous, répandus avec profusion les moyens et les facilités de pourvoir à leur existence ? Incontestablement dans la péninsule Scandinave coupée par d’étroits bras de mer, par des lacs et des rivières regorgeant de poissons, et dans un pays couvert de forêts où abondent non-seulement tous les animaux de l’Europe qui servent à la nourriture de l’homme ; mais encore où l’on peut, dans les nombreux lacs, rivières, étangs et précipices de ce parc de chasse, se les procurer et les atteindre, avec bien plus de facilité qu’au milieu des plaines sans bornes sur lesquelles, depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe, et de l’Elbe à la Vistule, il faudrait cerner les animaux sauvages pour les arrêter dans leur fuite. » (Laing, Chroniques des Rois de la mer. Dissertation préliminaire, p. 39.)
  89. Le gouvernement de Pskow occupe le neuvième rang relativement à l’étendue relative de son territoire cultivable, tandis qu’à raison de la mauvaise qualité du sol, il est l’un des plus pauvres par rapport à ses forces productives. D’un autre côté, les gouvernements de Podolie, de Saratow et de Wolhynie, qui constituent les parties les plus fertiles de l’Empire, occupent un rang bien inférieur à beaucoup d’autres, si l’on considère l’étendue de leur territoire cultivé. (Tegoborski, La Russie, t. I, p. 131).
  90. Révélations sur la Russie, t. 1. p. 355.
  91. Tacite, Mœurs des Germains, ch. 43.
  92. « Cette étendue ressemble en réalité au grand Océan solidifié. De lieue en lieue elle se déroule avec une triste uniformité qui oppresse l’âme, et que n’interrompt la vue ni d’un village, ni d’une maison, ni d’un arbre. Le nom sous lequel cette plaine est connue est celui de Puszta, qui veut dire vide ; et ce nom la peint fidèlement. Elle est aride, nue et désolée, et l’on n’y rencontre même pas un seul ruisseau. Çà et là se dresse contre le ciel la longue perche d’un puits à poulie, semblable au bras d’un fantôme ou au mât d’un navire échoué. Parfois un troupeau de bestiaux erre à l’aventure cherchant quelqu’herbage et gardé par les pâtres de la montagne. Le seul autre signe qui révèle la vie, c’est une grue ou une cigogne, se tenant sur une seule patte au milieu d’un marais blanchi par la soude pulvérulente, ou un vautour tournant dans les airs en quête d’une proie. Un silence profond règne sur la plaine, et lorsqu’il est interrompu par la voix du pâtre ou le mugissement des bestiaux, le son fait tressaillir ; car il part, on ne sait d’où, porté sur les ailes du vent…… Ses habitants sont des Hongrois purs et sans mélange, du même sang que ces Magyares qui, partis des plaines du fond de l’Asie, erraient dans ces régions cherchant de nouveaux champs et de nouveaux pâturages. Tout homme est cavalier et capable d’être soldat, ou prêt à le devenir pour la défense de son pays. Les habitants de la Puszta sont des pâtres qui conduisent, de pâturage en pâturage, de grands troupeaux de chevaux, de buffles, de taureaux blancs comme la neige, de moutons et de porcs, et qui vivent toute l’année sous la voûte des cieux. Les plus sauvages parmi ces hommes sont les porchers, et leur qualité distinctive la plus considérée est d’être des champions redoutables. Par dessus tout, ils sont les héros de la plaine, et leurs plaisirs mêmes sont belliqueux et sanguinaires. »
  93. Brace, Lettres sur la Hongrie, N. 12.
  94. Gregorovius, La Corse, p. 143.
  95. Ibid., p. 144.
  96. Grote, Histoire de la Grèce, t. III, p. 368.
  97. Grote, Histoire de la Grèce, t. II, p. 108.
  98. Leake, Voyages en Morée, t. Il, p. 366.
  99. Voyez Hooke, Journal d’un voyage d’Himalaya.
  100. Chronique des Rois de la Mer, Saga 1.
  101. Revue d’Édimbourg. Janvier 1851. Articles Devon et Cornouailles.
  102. Il est intéressant de suivre, à chaque phase de la décadence de l'empire romain, l'accroissement progressif dans la pompe des titres ; et il en est de même encore par rapport à l'Italie moderne, au moment de son déclin. En France, ils devinrent d'un usage presque universel, à mesure que les guerres de religion plongèrent le peuple dans la barbarie. Les titres si retentissants employés dans l'Orient sont au niveau de la faible puissance de ceux qui les portent, ainsi que la kirielle interminable de noms, des Grands d'Espagne, l'est avec la stérilité du sol que cultivent leurs vassaux. Le temps n'est pas éloigné, sans doute, où les hommes ayant un sentiment réel de leur dignité rejetteront comme une absurdité l'ensemble d'un pareil système, où des hommes d'un petit esprit croiront, seuls, se grandir par le titre d'Écuyer, d'Honorable, de Marquis ou de Duc. Les extrêmes se rencontrent sans cesse. Le fils d'un duc se comptait à porter une demi-douzaine de noms, et le petit marchand détaillant de thé et de sucre appelle sa fille Amanda, Malvina Fitzallan, Smith ou Pratt, tandis que le gentilhomme appelle son fils Robert ou John.
  103. Comment se fait-il, demandera-t-on, qu’un exemplaire du Décaméron, de Boccace, édition de Valdarfer (1471, in-fol.), se vende 1, 000 guinées (2, 647 fr.), prix mille fois supérieur, probablement, à celui pour lequel on se le procurait primitivement ? La réponse à cette question, c’est que la valeur réelle du livre doit consister dans le plaisir ou l’instruction qu’on retirera de sa lecture ; et qu’on peut obtenir ce livre, aujourd’hui, moyennant le dixième des frais de travail qui étaient nécessaires dans l’enfance de l’imprimerie. Toutes les valeurs semblables à celles que nous venons de citer sont aussi purement imaginaires, et aussi dépendantes de la mode, que l’étaient quelques-unes de celles de la Hollande aux jours de la tulipomanie. La valeur est limitée par le prix de reproduction ; et toutes les fois qu’un article ne peut être reproduit, comme dans le cas de l’ouvrage de Boccace, ou des peintures du Guide, ou des sculptures de Phidias, sa valeur n’a d’autre limite que le caprice de ceux qui désirent posséder cet article, ou qui possèdent le moyen de le payer.
  104. Richesse des nations, livre i, chap. 5.
  105. Richesse des nations, livre i, chap. 11.
  106. Principe d'économie politique, trad. par Augustin Planche. Première partie, chap. 1er. Paris, Guillaumin, 1851, 2 vol. in-8o.
  107. Économie politique, liv. ii, ch. 9.
  108. Esquisse d’économie politique, p. 131.
  109. Peschine Smith, Manuel d'économie politique, trad. par Camille Baquet, p. 160. « Cette explication, dit-il, est empruntée, en substituant Jenny Lind à Rubini, d'un article très remarquable de M. Quijano, dans le Journal des Économistes (mois de mai et de juin 1852), dans lequel le capitaliste imaginaire, qui a réussi à produire un Rubini, répond à l'objection du prix énorme qu'il met à son chant, en faisant remarquer que la rétribution moyenne des 2.043 acteurs de toute espèce dans les vingt-cinq théâtres de Paris, y compris l’Opéra et les Cirques, n’est que de 328 dollars par an, et serait moindre encore, si le gouvernement n’accordait aux théâtres une subvention, égale à environ un tiers des salaires réunis des acteurs. »
      « M. Quijano fait usage de cette explication d’une manière incidente : le principal objet de son article est de montrer que la valeur énorme du Clos-Vougeot, terroir qui produit un vin fameux, peut s’expliquer de cette manière, et que cela ne contredit en rien la doctrine, que le sol tire toute sa valeur du travail. Combien de fortunes ont dû être dissipées en vains efforts, pour trouver un lieu convenable, et pour créer un vignoble qui pût produire un tel vin ! Supposons que l’on fasse savoir à un vigneron que, dans un canton de 10.000 mètres carrés, il existe quelques arpents qui, au moyen d’une culture convenable, produiraient un vin d’une qualité égale à celui du Clos-Vougeot, et qu’on lui offrît ou de lui communiquer le secret de leur situation précise, moyennant une somme égale à la valeur actuelle de ce vignoble, ou de lui laisser choisir son terrain, en le lui vendant au prix moyen de toute l’étendue de ce même terrain. Quelle offre ferait-il sagement d’accepter ? En acceptant la première, que payera-t-il hors le travail qu’il s’est épargné d’une foule d’expériences infructueuses. » (Ib., p. 161.)
  110. Le proverbe français : Il n’y a que le premier pas qui coûte, est vrai en ce qui concerne toutes les relations de la vie ; mais en aucune circonstance, il ne l’est plus expressément que lorsqu’il s’agit de l’occupation de la terre. C’est alors qu’on aperçoit facilement combien doit être funeste aux intérêts le mieux entendus de l’homme un système qui, visant à l’épuisement continu du sol, conduit à la nécessité, incessamment croissante, de commencer la culture sur des terrains nouveaux qui devront être épuisés à leur tour.
  111. Adam Smith mérite moins un pareil reproche qu’aucun des auteurs dont il est ici question. Personne ne peut lire son ouvrage sans demeurer convaincu, que dans toutes les parties qui le composent, il n’a jamais perdu de vue que le progrès moral et intellectuel était compris dans la sphère de l’économie politique. On verra clairement démontrée la vérité de ce que nous avançons, dans une note annexée à l’une des pages postérieures.
  112. Journal des économistes. Février 1853.
  113. Journal des économistes, Février 1853, p. 166.
  114. « Cet ordre de choses, qui est en général imposé par la nécessité, quoique certains pays puissent faire exception, se trouve en tout pays fortifié par le penchant naturel de l’homme. Si ce penchant naturel n’eût jamais été contrarié par les institutions humaines, nulle part les villes ne se seraient accrues au-delà de la population que pouvait soutenir l’état de culture et d’amélioration du territoire dans lequel elles étaient situées, au moins jusqu’à ce que la totalité de ce territoire eût été pleinement cultivée et améliorée. A égalité de profits, ou à peu de différence près, la plupart des hommes préfèrent employer leurs capitaux à la culture ou à l’amélioration de la terre, plutôt que de les placer dans l’industrie manufacturière ou dans le commerce étranger. Une personne qui fait valoir son capital sur une terre l’a bien plus sous les yeux et à sa disposition, et sa fortune est moins exposée aux accidents que celle du commerçant ; celui-ci est souvent obligé de confier la sienne, non-seulement aux vents et aux flots, mais à des éléments encore plus incertains, la folie et l’injustice des hommes, quand il accorde de longs crédits, dans des pays éloignés, à des personnes dont il ne peut que rarement connaître à fond la situation et le caractère. Au contraire le capital qu’un propriétaire a fixé par des améliorations au sol même de sa terre, paraît être aussi assuré que peut le comporter la nature des choses humaines. En outre, la beauté de la campagne, les plaisirs de la vie champêtre, la tranquillité d’esprit qu’ils font espérer, et l’indépendance que la campagne procure réellement partout où l’injustice des lois humaines ne vient pas s’y opposer, sont autant de charmes qui plus ou moins attirent tout le monde. Et comme la destination de l’homme, dès son origine, fut de cultiver la terre, il semble conserver, dans toutes les périodes de sa vie, une prédilection pour cette occupation primitive de son espèce. A la vérité, la culture de la terre, à moins d’entraîner beaucoup d’incommodités et de continuelles interruptions, ne saurait guère se passer de l’aide de quelques artisans. Les forgerons, les charpentiers, les fabricants de charrues et de voitures, les maçons et les briquetiers, les tanneurs, les cordonniers et les tailleurs sont tous gens aux services desquels le fermier a souvent recours. Ces artisans ont aussi besoin de temps en temps les uns des autres, et leur résidence n’étant pas attachée rigoureusement comme celle du fermier, à un coin de terre déterminé, ils s’établissent naturellement dans le voisinage les uns des autres et forment ainsi une petite ville ou un village. Le boucher, le brasseur et le boulanger viennent bientôt s’y réunir, avec beaucoup d’autres artisans ou détaillants nécessaires ou utiles pour leurs besoins journaliers, et qui contribuent encore d’autant à augmenter la population de la ville. Les habitants de la ville et ceux de la campagne sont, réciproquement, les serviteurs les uns des autres. La ville est une foire ou marché continuel, où se rendent les habitants de la campagne pour échanger leurs produits bruts contre des produits fabriqués. C’est ce commerce qui fournit aux habitants de la ville, et les matières de leur travail, et leurs moyens de subsistance. La quantité d’ouvrage fait qu’ils vendent aux habitants de la campagne détermine, nécessairement, la quantité de matières et de vivres qu’ils achètent. Ni leur occupation, ni leurs subsistances ne peuvent s’accroître qu’en raison de la demande que fait la campagne de ce même ouvrage ; et cette demande ne peut elle-même s’accroître qu’en raison du développement et du progrès de la culture. Si les institutions humaines n’eussent jamais troublé le cours naturel des choses, le progrès des villes en richesse et en population aurait, dans toute société politique, marché à la suite et en proportion de la culture et de l’amélioration de la campagne ou du territoire environnant. » (Richesse des nations, liv. III, ch. 1 ; Collection des principaux économistes, t. V.)
  115. Senior, Esquisse de l'économie politique, p. 130.
  116. En parlant de la loi des proportions définies, M. Comte s’exprime en ces termes : « L’insuffisance de la théorie, par rapport aux corps organiques, fait voir qu’on ne peut soumettre à l’examen la cause de cette immense exception ; et une pareille recherche appartient autant à la physiologie qu’à la chimie. » (Philosophie positive, t. 1, p. 14, résumé de Miss Martineau.) Sachant, ainsi que nous le faisons, combien ces deux sciences sont de date récente, il n’y a pas lieu d’être surpris qu’une partie de leurs rapports réciproques reste encore à découvrir.
  117. Dans l’ouvrage qu’il a récemment publié (Des Systèmes de culture), M. Passy apprend à ses lecteurs que, dans les pays où l’agriculture a fait des progrès, « les terrains qui, autrefois, étaient regardés comme trop pauvres pour mériter d’être cultivés d’une façon continue et régulière, sont regardés aujourd’hui comme les meilleurs ». Et après avoir retracé l’état des choses à cet égard, en Belgique et en France, il ajoute : « Qu’en Angleterre c’est un fait établi, en différents comtés, que les terres appelées bonnes terres sont affermées à raison de 22 à 25 schellings par acre, tandis que celles que l’on regardait autrefois comme pauvres, se louent au prix de 30 à 35 schellings. » Des changements analogues, ainsi qu’il le démontre, sont aujourd’hui en voie de s’accomplir en France.
  118. Le trafic d’hommes réduits en esclavage commence à l’époque la plus ancienne, celui de la pure force brutale.
  119. Le travail, ainsi que nous l’apprennent les économistes anglais, est « une denrée, » et si les individus veulent, en se mariant, satisfaire ce désir naturel qui les porte à s’associer avec des êtres de leur espèce, et qu’ils élèvent des enfants pour une industrie encombrée et expirante, » c’est à eux de subir les conséquences, « et si nous nous trouvons placés entre l’erreur et ses conséquences, nous sommes aussi placés entre le mal et ses remèdes ; si nous arrêtons le châtiment (dans le cas où il ne va pas positivement jusqu’à la mort) nous perpétuons le péché. « Les mots indiqués en italique l’ont été par le rédacteur de la Revue. Il serait difficile de trouver, ailleurs, une plus forte preuve de la tendance d’une fausse économie politique à froisser tout sentiment chrétien, que celle qui est contenue dans l’extrait ci-dessus. (Revue d’Édimbourg. Octobre 1849).
  120. « Il n’existe aucune nation, en Europe, qui se soit plus complètement souillée d’un pareil crime que la Grande-Bretagne. Nous avons arrêté les progrès naturels de la civilisation en Afrique. Nous lui avons ravi l’occasion de s’améliorer. Nous l’avons retenue dans les ténèbres de l’ignorance, de la servitude et de la cruauté. Nous y avons renversé complètement l’ordre de la nature. Nous y avons augmenté tout ce qu’il y avait de barbarie naturelle et donné à chaque individu des motifs pour commettre, au nom du trafic, des actes d’hostilité et de perfidie perpétuelles contre ses voisins ; c’est ainsi que la perversion du commerce anglais a porté la misère, au lieu du bonheur, sur toute une partie du monde ; mentant aux vrais principes du commerce, oublieux de notre devoir, quel mal presqu’irréparable nous avons fait à ce continent ! Jusqu’à ce jour nous avons obtenu tout juste assez de connaissances sur ses productions, pour apprendre qu’il y avait là des ressources commerciales dont nous avons arrêté le cours. » (W. Pitt.)
  121. « Gibraltar fut tout ce que l’Angleterre gagna à cette guerre, et comme ce vol contribua, en grande partie, à assurer sa défaite et à établir Philippe V sur le trône d’Espagne, nous pouvons considérer Gibraltar comme la première cause de ces guerres ruineuses qui, entreprises sans autorisation légitime et continuées à l’aide d’anticipations sur les revenus futurs, nous ont inoculé ces maladies sociales qui ont contrebalancé et neutralisé les progrès de l’industrie manufacturière dans les temps modernes. Le traité d’Utrecht consacra cette possession de Gibraltar, mais sans y attacher aucun droit de souveraineté, et à la condition qu’aucune contrebande ne s’établirait par là en Espagne. Cette condition, nous la violons journellement ; nous faisons acte de souveraineté en tirant le canon dans les eaux mêmes de l’Espagne (car la baie est toute espagnole). Le contrebandier accourt se mettre sous la protection de nos batteries ; il débarque sur nos quais ses balles de marchandises ; il est l’agent de nos marchands, ou bien il est assuré par eux, et le pavillon qui flotte au sommet du rocher sert à lui signaler les mouvements des croisières espagnoles. » (Urquhart, Les Colonnes d’Hercule, t. I, p. 43.)
  122. Deux sujets anglais, appartenant au bâtiment le Monarque, eurent à Rangoun une dispute, à la suite de laquelle le capitaine fut condamné à une amende de 100 livres. Deux autres sujets anglais, appartenant au navire le Champion, eurent également une querelle dans le même lieu, et un d’eux fut condamné à une amende de 70 livres. Le résultat de ces actes fut la guerre contre les Birmans, qui éclata quelques semaines après, et dans laquelle des milliers d’existence furent sacrifiées, des villages et des villes livrés au pillage, guerre qui amena l’annexion au Royaume-Uni d’un territoire plus étendu que l’Angleterre. Ceux qui veulent savoir, comment la guerre et le trafic s’alimentent réciproquement, pourront satisfaire leur curiosité à cet égard en lisant le pamphlet de M. Cobden, qui a pour titre : Comment les guerres prennent naissance dans l’Inde. Londres, 1853. Ils y verront qu’ainsi qu’en d’autres lieux, en Orient, la fable du Loup et de l’Agneau s’est complètement réalisée, les Birmans ayant été contraints de soutenir une guerre qu’ils avaient constamment témoigné le désir le plus vif d’éviter par les plus complètes satisfactions. Le crime cependant entraîne avec lui son châtiment, car l’empire Birman est une lourde charge pour les finances de l’Inde, et il en est de même du Scind, du Satara et du Punjab, annexés, dit M. Cobden, « au prix de tant de crimes ».
  123. Les passages suivants, extraits de journaux récents, font voir la parfaite conformité de vues du producteur avec celles du propriétaire d’esclaves :
      « Une inépuisable quantité de travail à bon marché a été si longtemps la condition de notre système social, soit dans la métropole, soit dans le reste du pays, soit pour l’industrie, soit pour notre plaisir, qu’il reste à considérer si un grand renchérissement de la main-d’œuvre ne troublerait pas, à un degré inquiétant, notre organisation politique et même industrielle. Il y a eu si longtemps deux hommes pour un maître, que nous ne sommes pas préparés pour le jour où il y aurait deux maîtres pour un homme ; car il n’est pas certain que les maîtres puissent continuer leur industrie ou que les hommes se conduisent convenablement sous l’empire du nouveau régime. Les entreprises commerciales et le développement social exigent réellement un accroissement de population, et elles exigent en outre que cet accroissement ait lieu dans la partie de la population qui peut rendre le meilleur service, c’est-à-dire la partie laborieuse ; en effet, s’il en était autrement, elle ne serait pas suffisamment à la disposition du capital et de l’industrie. » (London Times.)
      « Le bon marché du travail » est indispensable au progrès matériel de tout peuple. Mais on ne peut l’obtenir qu’avec l’abondance de l’offre. Or, le travail des esclaves est, et doit être, l’espèce de travail à meilleur marché. Il n’en sera autrement, que dans le cas où des influences étrangères et hostiles seront en mesure de l’atteindre. L’abolition de l’esclavage, en supprimant l’offre du travail, tend à ce résultat. Les esclaves n’ont jamais été à un prix si élevé dans le Sud. **** L’esclavage est et continuera d’être, tant que le Sud conservera son existence propre, la base de toute propriété dans cette région. **** Augmentez l’offre du travail, et faites ainsi baisser le prix des esclaves, et le Sud échappera à un péril imminent. Le nombre des propriétaires d’esclaves se multiplierait, l’intérêt direct à leur conservation serait plus généralement répandu, et cette nécessité si impérieuse pour le Sud, l’union pour la défense de l’esclavage, s’accomplirait plus facilement. Si cela était possible, il faudrait que chaque homme, dans la limite de ses moyens, fût propriétaire d’esclaves. (Charlestown Mercury.)
    « Les grands travaux de ce pays reposent sur le travail à bon marché. » (London Times.)
      « L’esclavage est la pierre angulaire de nos institutions. » (Mac Duffie.)
      « La question est devenue complètement une question d’offre de travail à bon marché et abondant. » *** L’effet du rappel des lois sur les céréales a été d’abord d’égaliser ou de rapprocher le taux des salaires, dans notre pays, de ceux du continent, et, en second lieu, non pas sans doute de les abaisser immédiatement, mais de rendre leur abaissement possible si, à une époque quelconque, la relation entre l’offre et la demande rendait cet abaissement juste et nécessaire. Il y a cinquante ans, les rivages occidentaux de notre île furent envahis par des hordes de Celtes à demi-vêtus, à demi-nourris, à demi-civilisés qui, par leur exemple, réduisirent parmi la population de l’Angleterre l’étalon des dépenses de la vie et du confortable et y grossirent les registres du crime, au grand détriment du caractère et de la bonne renommée de la nation. Mais, continue l’auteur, la quantité abondante de travail à bon marché qu’ils fournirent eut pour effet, incontestablement, de permettre à notre industrie manufacturière de se développer, d’atteindre un niveau qui n’eût pu être atteint sans eux. Et sous ce rapport ils nous ont rendu service. (North British Rewiew. Novembre 1852.)
      Aussi longtemps que la plupart des femmes ne pourront, ou ne voudront pas apprendre d’autre métier que la couture ordinaire, il est aussi inutile de reprocher à la classe des Davis la misère de ses ouvriers, qu’il le serait d’accuser la Providence de faire naître ceux-ci avec des appétits. Il vaudrait mieux pour tous, à la longue, que les salaires fussent réduits jusqu’à la limite de la famine, de manière à contraindre tous ceux qui ont une vigueur suffisante à chercher d’autres travaux. Cela diminuerait du moins la concurrence et rendrait les chances meilleures pour le reste des ouvriers. (New-York Evening-Post.)
  124. Au sujet de cette période, M. Guizot, dans son Histoire de la civilisation, p. 14, s’exprime ainsi : « Prenez pour exemple Rome aux jours de splendeur de la République, à la fin de la seconde guerre punique, à l’époque où brillèrent ses plus grandes vertus, lorsqu’elle marchait rapidement à la conquête de l’empire du monde, lorsque sa condition sociale s’améliorait visiblement. » Ce fut dans cette période, cependant, que les grandes propriétés se consolidaient partout, qu'on ne trouvait plus de citoyens libres, que le nombre des esclaves augmentait très-rapidement ; qu'on introduisait les combats de gladiateurs, que la démoralisation se répandait avec la plus grande rapidité parmi le peuple, et que les grands de Rome élevaient dans la ville et hors de la ville les plus vastes palais, toutes choses qui prouvent le déclin de la condition sociale.
  125. En 1286.
  126. Chaque page de l’histoire d’Espagne prouve que la folie de l’oppression est égale à sa perversité ; mais nulle part cette folie ne se révèle plus clairement que dans celles où sont rappelés les actes du duc d’Albe, dans les Pays-Bas, racontés par M. Motley dans un ouvrage récent.  « Tandis qu’il décimait chaque jour la population, il croyait en même temps possible de décimer chaque jour son industrie. Ses persécutions firent disparaître, du pays, les classes industrieuses qui en avaient fait cette république si riche et si prospère, telle qu’elle était encore, il y avait peu de temps, tandis qu’au même moment il trouvait, prétendait-il, une mine du Pérou dans la levée d’un impôt d’un dixième penny, sur chaque transaction commerciale des citoyens. Il croyait qu’un peuple frappé d’impuissance, comme celui-ci l’avait été par les actes du Conseil de sang, pouvait payer 10%, non pas chaque année, mais chaque jour, et non sur son revenu, mais sur son capital, non pas une fois seulement, mais chaque fois que la valeur constituant le capital changeait de main. Il se vantait hautement de n’avoir pas besoin de demander des fonds à l’Espagne, affirmant qu’au contraire il enverrait chaque année des remises au trésor royal de la métropole, au moyen des impôts et des confiscations ; et cependant malgré de pareilles ressources, et malgré l’envoi fait de Madrid par Philippe, de vingt-cinq millions d’or dans l’espace de cinq ans, le trésor des provinces était vide et en banqueroute, lorsque arriva le successeur du duc d’Albe. Requesens ne trouva, ni un denier dans le trésor, ni aucuns moyens de s’en procurer. » (Origine de la République de Hollande, t. II, p. 103.)
  127. L’Espagnol avait seul conservé en Europe la faculté d’envisager les actes d’une nation sous le même point de vue que ceux d’un individu, et de les apprécier en conséquence. Il ne demande pas ce que dit cette nation ou ce qu’elle entend faire, ou de quels aliments elle se nourrit, ou quel est le nombre de ses serviteurs. Il ne considère que les procédés de celle-ci envers lui-même. L’Espagnol sait que ses deux voisins, pendant cent quarante ans, ont cherché à le dépouiller et à le circonvenir ; tantôt complotant le partage de ses biens, tantôt la supplantation des héritiers ; constamment occupé d’intriguer par ses serviteurs, et tous deux s’attachant surtout à ruiner son intendant. Il voit que pendant tout ce temps, ils n’ont rien gagné ; mais en même temps qu’ils lui ont causé du dommage, ils ont eux-mêmes dissipé des trésors incalculables et d’innombrables existences, quel autre sentiment peut-il éprouver à leur égard que la haine et le dégoût ! » (Urquhart. Les colonnes d’Hercule, t. I, p. 48).
  128. « Vauban et Boisguilbert ont décrit, en termes pathétiques, le triste abaissement de la puissance productive de la France, en ces temps déplorables : Il ne leur restait plus que les yeux pour pleurer, disaient-ils de nos pères, et force nous est de croire à la réalité de leurs malheurs, confirmés par d’aussi nobles témoignages. Ce fut en cet état que Louis XIV mourant laissait notre pays. Jusqu’au dernier moment, son ministère avait vécu d’expédients misérables. On l’avait vu réduit à multiplier des charges ridicules pour tirer quelque argent des nouveaux titulaires ; et tandis que l’Angleterre et la Hollande empruntaient à 3 ou à 4 p.%, les traitants faisaient payer, au roi de France, 10, 20, et jusqu’à 50 p.%, L’énormité des impôts avait épuisé les campagnes, veuves de leurs laboureurs par suite des consommations de la guerre ; le commerce était devenu presque nul, l’industrie décimée par la proscription des Protestants, semblait condamnée à perdre toutes les conquêtes dues au génie de Colbert. » (Blanqui, Histoire de l’Économie politique. Paris, Guillaumin, 1842. Tom. II, p. 64-65).
  129. De 1803 à 1815, douze campagnes nous coûtent près d’un million d’individus morts sur le champ de bataille, ou dans les prisons, sur les routes ou dans les hôpitaux.
      Deux invasions ont détruit ou anéanti sur le sol de la vieille France, un capital de quinze cents millions, représenté par des produits naturels, ou des manufactures, des maisons, des ateliers, des machines et des animaux indispensables à l’agriculture, à l’industrie manufacturière ou au commerce. Comme prix de la paix au nom de l’alliance, notre pays s’est vu forcé de payer quinze cents millions de plus, pour devenir incapable de reconquérir trop promptement sa prospérité, son bien-être, sa splendeur et sa puissance. Considérez dans l’espace de douze ans, neuf mille millions de francs, enlevés à l’industrie productive de la France, et perdus sans retour. Nous nous trouvâmes dépossédés de toutes nos conquêtes, ayant deux cent mille étrangers campés sur notre territoire où ils vécurent aux dépens de notre gloire et de notre fortune, jusqu’à la fin de l’année 1818. (Le baron Dupin).
      Comme conséquence de cette énorme déperdition de richesse et de population, le commerce existait à peine entre les diverses parties du royaume, ainsi qu’on le voit par les documents suivants recueillis, il y a quelques années, par un ingénieur français distingué. « J’ai souvent, dit-il, traversé, en différents départements, vingt lieues carrées, sans rencontrer un canal, une route tracée, une usine ou même un domaine habité. Le pays semblait un lieu d’exil, abandonné aux misérables dont les intérêts et les besoins sont également mal compris, et dont la détresse s’accroit constamment par suite du bas prix de leurs produits et des frais de transport » (Cordier).
      Le tableau suivant de la condition d’une portion considérable du peuple français de nos jours, est dû à la plume de M. Blanqui, successeur de M. Say dans sa chaire d’économie industrielle ; il a été tracé après une inspection accomplie avec soin des diverses provinces du royaume : « Quelque diversité qui existe dans le sol occupé par les populations, dans leurs mœurs, dans leurs aptitudes, le fait dominant, caractéristique de leur situation, c’est la misère, c’est-à-dire l’insuffisance générale des moyens de satisfaire même aux premières nécessités de la vie. On est surpris du peu que consomment ces myriades d’êtres humains. Ces millions d’individus forment pourtant la majorité des contribuables, et la plus légère élévation de revenu en leur faveur non-seulement leur profiterait à eux-mêmes, mais accroîtrait immensément les fortunes de tous et la prospérité de l’État. Ceux-là seuls qui l’ont vu, pourront croire de quels éléments chétifs et pitoyables se composent le vêtement, la nourriture et l’ameublement des habitants de nos campagnes. Il y a des cantons entiers où certains vêtements se transmettent de père en fils ; où les ustensiles du ménage se réduisent à quelques cuillers de bois, et les meubles à un banc ou à une table mal assise. On peut encore compter, par centaines de mille, les hommes, qui n’ont jamais connu les draps de lit, d’autres qui n’ont jamais porté de souliers ; et par millions, ceux qui ne boivent que de l’eau, qui ne mangent jamais, ou presque jamais de viande, ni même du pain blanc. » (Cité par Peshine Smith. Manuel d’économie politique, trad. par Camille Baquet, p. 117).
  130. « Nous n’entendons, en aucune façon, accepter la solidarité de toutes les opinions de M. Carey, notamment en ce qui concerne le gouvernement français. » (Note du Traducteur.)
  131. « Zeno seul survécut à cette guerre désastreuse et la voix publique le désignait comme le successeur de Contarini dans les fonctions de Doge. Son nom était dans la bouche de tous, du peuple et de l’armée. Le choix était suspendu entre lui et Michel Morosini, qui avait triplé sa fortune par ses spéculations pendant la guerre. Ce dernier fut élu et proclamé Doge, le 10 juin 1382. » (Daru. Histoire de Venise.)
  132. « J’ai défini l’économie politique, une science qui a pour objet l’application des principes existants et reconnus de droit public à une certaine espèce de faits ; espèce qui donne naissance aux transactions qu’on exprime ordinairement par les mots d’achat et de vente. » (Journal des Économistes, février 1853).
  133. La traite des Chinois se fait très-activement au Pérou, où ils sont transportés par des navires anglais et américains. On les enlève à leurs foyers par l’appât de promesses séduisantes, on les embarque clandestinement et à bord ils sont traités comme des bêtes brutes. Un navire américain, parti de Chine avec 605 de ces malheureux, en a perdu 201 dans la traversée.
      Depuis plusieurs mois il y a eu sur le chantier, un projet pour introduire à Cuba, 6.000 Chinois, comme travailleurs sur les plantations, afin de remplacer les nègres dont on doit empêcher l’importation de l’Afrique, si cela est possible. Les capitalistes anglais, ayant leur chargement de marchandises, ont dû suspendre leurs arrangements par suite du besoin urgent de navires à destination de la Crimée, ce qui rendait difficile de passer des polices convenables à Londres. Ils ont filialement transporté le théâtre de leurs travaux dans cette ville ; et il y a maintenant un navire en armement dans le port, à destination de la Chine en vertu d'un contrat passé pour 1250 émigrants. (New-York. Journal of Commerce).
  134. Suivant Mac Culloch (Principes d’économie politique, 1re part. ch. 3.). La richesse augmente très-rapidement lorsque le taux du profit est le plus élevé. Quel est donc cependant celui qui reçoit ces profits ? C’est l’intermédiaire ou l’individu qui intervient entre les parties, celui qui représente les obstacles apportés au commerce, lesquels produisent l’accroissement des valeurs. Plus le nombre en est grand, et plus est considérable la proportion des difficultés que les produits ont à vaincre dans leur passage des mains du producteur à celles du consommateur, plus est constamment considérable le taux du profit, plus les valeurs sont élevées et plus s’abaisse le niveau de la condition humaine ; et pourtant, suivant l’autorité que nous citons, c’est alors et là même que la richesse doit s’accumuler le plus rapidement.
  135. Oliphant. Les bords Russes de la mer Noire, p. 134
  136. Macqueen. Statistique. p. 12.
  137. De Thunen : Recherches sur l’influence que le prix des grains, la richesse du sol et les impôts exercent sur la culture, p. 178. L’ouvrage n’est connu de l’écrivain que par la traduction française, faite sur l’original allemand, sous les auspices de la Société nationale et centrale d’agriculture de France.
  138. Le professeur Johnston, Revue d’Édimbourg, octobre 1849.
  139. Manuel d’économie politique de Peshine Smith, trad, par Camille Baquet, p— 255-260.
  140. Le Révérend Henry Ward Beecher, dans un sermon qu’il prononça à New-York, rapporta que plus de 50 navires américains étaient partis de ce port, et avaient été considérés comme perdus dans ces douze derniers mois ; en effet, depuis cette époque on n’en avait eu aucune nouvelle. Dans le même intervalle trois immenses steamers, faisant les voyages transatlantiques, et trois paquebots à voiles tous chargés de passagers, ont fait naufrage et se sont complétement perdus sur les côtes d’Amérique. Outre ces désastres, on a renoncé complétement à voir reparaître le navire La Ville de Glasgow, chargé également d’un fret de créatures humaines. En une seule semaine on a constaté la perte de 201 navires. Les sinistres remboursés par les Compagnies d’assurances maritimes, à New-York seulement, ont dépassé 12 millions de dollars pour l’année dernière. Il résulte d’un rapport à la chambre des Communes en Angleterre, que depuis le mois de janvier 1847 jusqu’au mois de décembre 1850, il est arrivé en mer plus de 12.000 accidents, dont l’importance varie depuis le naufrage au milieu de la nuit avec toutes ses horreurs, jusqu’à la collision dans la Manche par suite de manœuvres maladroites. Le total de la perte des individus, chaque année s’élève, en moyenne, à 1250.
  141. Blackwood’s Magazine, novembre 1854.
  142. Richesse des nations, liv. IV, chap. 1er. Mac Culloch, dans un discours préliminaire placé au-devant de cet ouvrage signale ceci, comme l’une des erreurs capitales de l’auteur ; il soutient que le travail employé à transporter les denrées est aussi avantageux que le travail consacré à leur production. Le docteur Smith aimait le commerce, ses successeurs glorifient le trafic, et c’est pourquoi ceux-ci, pour nous servir des expressions de M. Droz, considèrent les hommes, « comme ayant été faits pour les produits et non les produits pour les hommes. »
  143. « Si un ouvrier a passé la mer et exerce, ou enseigne son métier dans quelque pays étranger, et que, sur l’avertissement qui lui est donné par quelqu’un des ministres de Sa Majesté ou consuls à l’étranger, ou par un des secrétaires d’État alors en fonction, il ne rentre pas dans le royaume, dans les six mois de l’aver- tissement reçu, pour s'y fixer à partir de ce moment et y résider — il est, dès lors, incapable de recevoir aucun legs à lui fait dans toute l'étendue du royaume, d'être administrateur ou exécuteur testamentaire à l'égard d’un individu quelconque, ou de pouvoir acquérir aucune terre par succession, disposition testamentaire ou achat. Toutes ses terres, tous ses biens et effets sont également confisqués au profit de la Couronne ; il est réputé étranger à tous égards et mis hors de la protection du roi. » (Richesse des nations, liv. IV, chap. viii).
  144. Porter, Progrès de la nation, p. 163.
  145. On peut se convaincre que les divers objets que se proposait le système étaient exactement tels que nous l’avons retracé, en lisant les passages suivants empruntés à un ouvrage qui dans son temps a joui d’une certaine autorité. (Gee, sur le commerce) publié en 1750 :
      — « Les manufactures dans les colonies américaines doivent être découragées, interdites. »
      — « Nous devons toujours tenir les yeux ouverts sur nos colonies, pour les empêcher d’établir aucune des fabrications auxquelles on se livre en Angleterre ; et il faut contrarier les tentatives faites dans ce sens, dès le principe ; car si on laisse ces fabrications se développer et grandir il deviendra difficile de les supprimer, »
      — « Nos colonies sont, à beaucoup d’égards, dans le cas où se trouvait l’Irlande, au moment où elle commença à fabriquer ses étoffes de laine, et à mesure que leur population augmente, elles arriveront à élever des manufactures pour se vêtir elles-mêmes, si l’on ne prend les mesures convenables pour leur trouver un travail, à l’aide duquel elles créeront des produits qui leur permettront de se pourvoir chez nous de tout ce qui leur est nécessaire, »
      — « Comme elles s’assureront pour elles-mêmes la production des matières premières nous en aurons la fabrication. Si l’on encourage la production du chanvre, du lin, etc., il ne faut douter en aucune façon que bientôt les colons ne commencent à fabriquer, à moins qu’on ne les en empêche, Conséquemment pour arréter le progrès de toute industrie semblable, nous proposons qu’aucun tisserand n’ait la liberté d’é- tablir des métiers à tisser, sans faire préalablement, enregistrer, dans un bureau tenu à cet effet, le nom et la demeure de tout ouvrier qui travaillera pour lui, que toute fonderie et machine employée à tréfiler, ou à tisser des bas sera détruite. »
      — « Qu’on interdira à tous les nègres de porter des étoffes de lin ou de laine, de filer ou de peigner la laine, ou de travailler à une fabrication quelconque du fer, si ce n’est pour le convertir en gueuse ou en barres : qu’il leur sera interdit également de fabriquer des chapeaux, des bas, ou des objets en cuir d’aucune espèce. »
      — « Cette restriction ne retranchera aux planteurs aucune des libertés dont ils jouissent maintenant. Au contraire elle leur fera appliquer leur industrie au développement et à la production de ces matières premières. »
      — « Si nous examinons la situation des habitants de nos plantations et la nôtre, on verra, qu’il n’y a pas un quart de leurs produits qui tourne à leur profit ; car sur tout ce qui vient en ce pays ils ne rapportent que des vétements et autres objets à l’usage de leurs familles ; et le tout se compose de marchandises et d’objets fabriqués dans ce royaume. »
      — « Nous recueillons tous ces avantages des plantations de nos colonies, outre les hypothèques sur les biens du planteur et l’intérêt élevé qu’ils nous payent, intérêt très-considérable ; et conséquemment, nous devons nous appliquer, avec le plus grand soin, à régler toutes les affaires des colons, de façon à ce que les planteurs ne soient pas trop embarrassés, mais encouragés à continuer leurs travaux avec ardeur, »
      — « La Nouvelle-Angleterre et les colonies du Nord, n’ont pas une quantité suffisante de denrées et de produits à nous expédier en retour pour acheter les vêtements qui leur sont nécessaires, mais elles se trouvent en proie à des embarras très-sérieux ; et conséquemment, vendez-leur des vêtements ordinaires quelconques ; et lorsqu’ils sont passés de mode chez nous, ils sont encore assez nouveaux pour eux. »
  146. Richesse des Nations, liv. III, chap. iii, Traduction du comte Germain Garnier, p. 503-504.
  147. Richesse des nations, liv. III, chap. 1er, p. 469-470.
  148. Dallas. Histoire des nègres marrons, t. I.
  149. Macpherson, t. III, p. 574.
  150. Macpherson, t. IV, p. 255.
  151. Le total des nègres importés dans les iles anglaises ne peut avoir été de moins de 1.700.000 ; et cependant à l’époque de l’émancipation, ce nombre n’était plus que de 660.000. Le nombre de ceux importés aux États-Unis, ne peut avoir dépassé 500.000 ; mais le chiffre a grossi jusqu’à 3 millions et demi.
  152. Le lecteur qui voudrait se faire une idée complète du gaspillage et des brigandages qui avaient lieu sur une plantation dans les colonies anglaises de l’Amérique, de l’esclavage du propriétaire et des causes de l’épuisement de ces îles si fertiles, peut consulter à cet effet l’Histoire des nègres marrons, par R.-C. Dallas. Londres, 1803, ? vol. in-8.
  153. Coleridge. Six mois aux Antilles, p. 131.
  154. Le rhum se vendait à son arrivée, à raison de 3 schell. ou 3 schell. 6 pence le gallon ; mais le consommateur le payait probablement 17 schell. qui se partageaient dans la proportion suivante :
    Le gouvernement représentant le peuple anglais en masse. 11 schell. 3 pence.
    Les armateurs, les marchands en gros et détaillants   5 — 9 —
    Le propriétaire de la terre et le travailleur   0 — 0 —
    ------ ------
    ________________________________ Total 17 schell.

    Si nous considérons le sucre, nous trouvons un résultat un peu plus favorable mais d’une espèce analogue. Le consommateur anglais donnait en échange de ce produit la valeur de 80 schell. de travail, et cette somme se partageait à peu près ainsi :

    Le gouvernement 27 schell.
    L’armateur, le marchand, le créancier hypothécaire, etc. 33 —
    Le propriétaire de la terre et le travailleur 20 —
    ------
    ________________________________ Ensemble 80 schell.
  155. Bigelow. Notes sur la Jamaïque, p. 54.
  156. Martin. Les Antilles.
  157. Tooxe. Histoire des prix, t. II, p. 412.
  158. Je n’ai pu apprendre qu’il y eût aucunes terres dans l’île pourvues convenablement d’instruments de culture. La hache moderne n’y est même pas d’un usage général ; pour abattre les plus gros arbres, les nègres emploient ordinairement un instrument qu’ils appellent ainsi, et qui a beaucoup de ressemblance avec un coin, excepté qu’il est un peu plus large au bord qu’au bout opposé, à l’extrémité même duquel est adapté un manche parfaitement droit. On ne peut rien imaginer de plus malencontreux pour faire l’office de hache ; du moins c’est ce que je pensais, jusqu’au moment où je vis l’instrument encore plus généralement employé aux alentours des habitations dans la campagne, pour couper le bois de chauffage. Il ressemblait pour la forme, la dimension et l’apparence, plutôt à la moitié extérieure du tranchant d’une faux qu’à tout autre objet auquel je puisse le comparer ; à l’aide de ce long couteau (car ce n’est rien autre chose), j’ai vu des nègres écharpant des branches de palmier pendant plusieurs minutes, pour venir à bout de ce qu’un bon fendeur de bois, avec une hache américaine, ferait d’un seul coup. Je ne parle pas en ce moment de la classe la plus pauvre des propriétaires nègres, dont la pauvreté ou l’ignorance pourraient servir d’excuse, mais de propriétaires de vastes domaines qui ont coûté des millions de liv. sterl. (Bigelow. Notes sur La Jamaïque, p. 129).
      Ils n’ont aucune nouvelle manufacture à laquelle ils puissent avoir recours, lorsqu’ils manquent d’ouvrage ; aucune branche extraordinaire de travail industriel ou agricole ne s’offre à eux pour les accueillir, pour stimuler leur esprit d’invention, ou récompenser leur industrie. Lorsqu’ils connaissent la manière de se servir de la houe, de cueillir la graine de café, et de surveiller les moulins à cannes, ils ont appris à peu près tout ce que l’industrie de l’ile peut leur enseigner. Si dans les seize années pendant lesquelles les nègres ont joui de leur liberté, ils ont fait moins de progrès dans la civilisation que ne l’avaient annoncé ou espéré leurs champions philanthropes, il faut tenir quelque compte des lacunes que j’ai signalées. Il est probable que même des paysans de race blanche dégénéreraient, sous l’empire de pareilles influences. Renversez cet ordre de choses, et lorsque le nègre a récolté sa canne à sucre ou son café, créez une demande de son travail pour les moulins et les manufactures que la nature invite à construire sur le sol de l’île, et avant qu’il se sait écoulé seize autres années, le monde aurait probablement quelques nouveaux faits pour l’aider à apprécier la capacité naturelle de la race noire, plus utiles entre les mains du philanthrope que tous les appels qu’il ait jamais pu faire à la sensibilité ou à la conscience humaine. (Ibid., p. 156).
  159. Bigelow. Notes sur la Jamaïque, p. 31.
  160. Ibid., p. 69.
  161. Des droits onéreux sur le sucre raffiné empêchent encore les colonies de faire aucun pas vers Le progrès. Tout récemment le gouverneur de Demerara, dans une dépêche adressée au gouvernement anglais, affirmait, qu’au moyen d’un surcroît de déboursé tout à fait insignifiant, le planteur pourrait embarquer toute sa récolte de sucre d’une qualité presque égale au sucre raffiné, bien que fabriquée bona fide, par une seule opération, avec les matières premières ; mais qu’il n’osait pas, parce qu’elle serait ainsi soumise à des droits assez élevés pour devenir prohibitifs.
  162. On peut voir combien étaient différentes les bases sur lesquelles reposaient les systèmes coloniaux français et anglais, en considérant les faits suivants : 1° que Colbert accorda aux colons la liberté la plus complète en ce qui concernait la transformation de leurs produits bruts de toute espèce ; 2° que considérant leur dispersion comme tendant à amener l’état de barbarie, il leur interdit de s’occuper à recueillir des fourrures et des peaux ; 3° qu’il limita, autant que possible, l’exportation pour les colonies, des liqueurs fermentées ; et 4° qu’il s’intéressa lui-même, très-chaudement, à empêcher cette prostitution des esclaves du sexe féminin, si fréquente dans les colonies anglaises et qui est si honteuse pour les États-Unis. (Pour de plus amples renseignements sur le système colonial français, voyez l’ouvrage récemment publié par M. Joubleau. Etudes sur Colbert, liv. III, chap. iii.)
  163. « Mais après la levée de la prohibition nous leur enlevâmes une telle quantité de leur argent que nous ne leur en laissâmes que très-peu pour leurs besoins indispensables ; puis nous commençâmes à exporter leur or. » (Le Marchand anglais, t. III, p. 15).
  164. Annuaire de l’économie politique et de la statistique pour 1849, p. 322.
  165. Moreau de Joannès. Statistique de la France, p. 129.
  166. Tableau commercial de la Grèce, par le baron Félix de Beaujour, cité par Urquhart. Ressources de la Turquie, etc, trad. de l’anglais par Xavier Raymond, Paris, Arthus Bertrand, 1836, ? vol. in-8o, t. II, 1re partie, p. 100-101.
  167. Le lecteur qui réfléchit à ce fait, que le prix des denrées exportées est fixé sur le marché général du globe, et n’est, en aucune façon, affecté par la distribution des produits entre la population et le gouvernement, s’apercevra facilement que ces droits sont, en réalité, une taxe sur la terre, à laquelle se joint l’inconvénient d’entrainer une constante immixtion dans les transactions commerciales ; en ce qui concernait les étrangers, le système était, et est réellement, celui d’un libre trafic et d’un impôt direct parfait.
  168. Urquhart, La Turquie, ses ressources, etc., trad. de l’anglais par Xavier Raymond, etc., t, II, 2° part. p. 48-50.
  169. Blackwood’s Magazine, décembre 1851.
  170. La Turquie et sa destinée, par C. Mac Farlane. Londres 1850.
  171. Voyages de Slade, en Turquie, II, p. 143.
  172. « Il est impossible de voir arriver la caravane polyglotte à son campement pour la nuit, de voir décharger et empiler l’un sur l’autre des ballots venus de pays si divers, de parcourir de l’œil leurs enveloppes mêmes, les signes et les caractères étranges dont ils sont marqués, sans être étonnés du démenti si éloquent qu’un pareil spectacle donne à nos idées préconçues, sur le despotisme aveugle et l’absence générale de sécurité en Orient. Mais lorsqu’on observe avec quelle avidité nos produits sont recherchés, la préférence accordée maintenant aux mousselines de Birmingham sur celles de l’Inde, aux toiles perses de Glasgow sur celles de Golconde, aux aciers de Sheffield sur ceux de Damas, aux châles de laine anglaise sur ceux de Cachemire ; et lorsqu’en même temps les facultés énergiques de l’esprit commercial de ces marchands se déploient devant nous d’une façon si réelle, il est assurément impossible de ne pas regretter qu’un abime de dissension ait si longtemps séparé l’Orient de l’Occident ; il est également impossible de ne pas se livrer à l’espérance anticipée d’un trafic avec l’Orient, développé sur une immense échelle et de tous les avantages qui suivent, jaillissant rapidement, le réveil du commerce. » (Urquhart. La Turquie, ses ressources, ete., t. II, 2o part., pp. 21-22.) — Quoi qu’il en soit, toutes les parties de l’ouvrage de M. Urquhard ne font que constater la décadence du commerce, résultant de l’ascendant croissant du trafic et des trafiquants.
  173. « C’est alors qu’a disparu le numéraire enlevé au trafic en Angleterre et transporté en Irlande ; et notre peuple également avec ce numéraire fabrique du drap et le fournit à bon marché dans tous les endroits où nous expédions notre drap, et porte en Hollande des étoffes de laine et des vivres à bon marché et paye l’argent de nouveau en retour en quatre années. » (Yarranton. Progrès de l’Angleterre, par terre et par mer, Londres, 1673, p. 182.)
  174. « Pendant près d’un demi-siècle l’Irlande avait entretenu le trafic parfaitement libre avec le plus riche pays du monde ; et qu’est-ce que ce libre trafic a fait pour elle, dit l’auteur d’un ouvrage récent très-remarquable. Même aujourd’hui l’Irlande n’a d’autre travail, pour sa population si féconde, que celui de la terre. Elle devrait avoir, et pourrait avoir eu facilement, d’autres travaux variés et en grand nombre. Devons-nous ajouter foi, dit l’auteur, à cette imputation calomnieuse, que les Irlandais sont paresseux et ne veulent pas travailler ? La nature humaine, en Irlande, est-elle différente de celle de tout autre pays ? Les Irlandais ne sont-ils pas les plus laborieux de tous les ouvriers, à Londres et à New-York ? Les Irlandais sont ils inférieurs à d’autres en intelligence ? Nous, Anglais, qui avons connu personnellement des Irlandais dans l’armée, le barreau et l’église, nous savons qu’il n’y a pas de meilleur sujet qu’un Irlandais discipliné. Mais dans tous les cas, l’organe qui régit l’activité, l’estomac a été satisfait convenablement. Supposez qu’un Anglais échange son pain et sa bière, son rosbif et son gigot, contre l’absence de déjeuner, contre une chère froide à diner, et point de souper. Avec un tel régime vaudra-t-il beaucoup plus qu’un Irlandais, qu’un Celte, ainsi qu’il l’appelle ? Non. La vérité est qu’on ne doit pas attribuer la misère de l’Irlande à la nature humaine, telle qu’elle se développe en ce pays, mais à la législation perverse de l’Angleterre, dans le passé et de nos jours. » (Sophimes du Libre-Échange, par J. Barnard Byles.)
  175. « Il existe des nations d’esclaves, mais par suite d’une longue habitude, elles ont perdu la conscience du joug de l’esclavage. Il n’en est pas de même des Irlandais, à qui ont en eux-mêmes le sentiment énergique de la liberté, et sentent parfaitement le poids du joug qu’ils ont à subir. Ils sont assez intelligents pour connaître l’injustice qui leur est faite, par les lois faussées auxquelles leur pays est soumis ; et tandis qu’ils endurent eux-mêmes toutes les extrémités de la misère, ils ont souvent sous les yeux, dans le genre de vie de leurs landlords anglais, le spectacle du luxe le plus raffiné que l’esprit de l’homme ait encore imaginé. » (Kolb. Voyages en Irlande.)
  176. « Dans l’ouest et dans le sud de l’Irlande, le voyageur est obsédé par le spectacle d’une population qui meurt de faim. Ce n’est pas un cas exceptionnel, c’est la condition habituelle du peuple. Dans ce pays, le plus beau et le plus riche de la terre, on voit des hommes en proie à la souffrance et mourant de faim par millions. À l’heure où je parle, des millions d’entre eux sont couchés au soleil à la porte de leurs cabanes, n’ayant pas d’ouvrage, ayant à peine de quoi manger, et à ce qu’il semble sans aucun espoir. De robustes paysans s’étendent dans leur lit, parce qu’ils ont faim, parce qu’un homme couché a moins besoin de nourriture qu’un homme debout. Un grand nombre de ces malheureux ont arraché de leurs petits jardins les pommes de terre avant leur maturité, et, pour exister aujourd’hui, doivent songer à l’hiver où ils auront à souffrir, en même temps, et de la faim, et du froid. » (Thackeray.)
  177. « Dans l’union de Galway, des rapports récents déclarèrent que le nombre des pauvres inscrits et de leurs maisons rasées, dans les deux dernières années, était égal au chiffre indiqué pour Kilrusb ; 4.000 familles et 20.000 créatures humaines furent jetées sur le grand chemin, sans maison et sans asile. Je puis facilement ajouter foi à ce document ; devant moi certaines parties du pays apparaissaient comme un immense cimetière, les nombreux pignons des habitations sans toiture semblaient de gigantesques pierres tumulaires. C’étaient assurément des souvenirs de ruine et de mort bien plus tristes que ceux d’un tombeau. En les considérant, un doute venait m’assaillir : Suis-je en effet dans un pays civilisé ? Possédons-nous réellement une constitution libre ? Trouverait-on le pendant de pareilles scènes en Sibérie ou dans le pays des Cafres ? » (Journal Irlandais.)
  178. Le Times de Londres.
  179. La perte énorme inhérente à l’intervalle immense qui sépare le consommateur du producteur nous est révélée, en ces termes, par le capitaine Head :
      « Les poulets valent environ 5 pence la paire ; les canards 10 pence. Une paire de jeunes oies 10 pence ; et lorsqu’elles sont vieilles, pas moins d’un schelling ou 14 pence ; et les dindons, demandai-je ? Je ne puis vous dire, nous n’en avons pas beaucoup dans le pays, et je ne voudrais pas faire un mensonge à votre honneur. Du poisson, peu ou point. Un beau turbot, pesant 30 liv., se vend 3 schell. On a une douzaine de homards pour 4 pence. Les soles pour 2 ou 3 pence la pièce. L’autre jour j’ai acheté pour un gentleman un turbot pesant 15 livres et l’ai payé 18 pence. » (Promenades et conversations en Irlande, p. 178.) — Combien payez vous ici pour votre thé et votre sucre ? demandai-je. — Très-cher, monsieur, répondit-il, Nous payons le thé 5 schell., 5 pence la cassonade et 8 pence le sucre blanc ; c’est-à-dire si nous n’en achetons qu’une livre. (Ibid., p. 187.)
  180. Traité sur les salaires, p. 33.
  181. Principes d’Économie politique, trad. par Aug. Planche, p. 114-175.
  182. Senior, Esquisse de l’Économie politique, p. 160.
  183. Principes d’Économie politique, trad. de l’anglais par Aug. Planche, t. II, p. 32.
  184. Les exportations de subsistances de l'Irlande, en 1849, 1850 et 1851, années pendant lesquelles la famine et la peste concoururent à restreindre le développement de la population, présentent le résultat suivant :
    Blé. Farine. Têtes de bétail.
    1849 84,000 quarters. 1,176,000 quarters. 520,000
    1850 151,000 1,055,000 473,000
    1851 850,000 823.000 472,000
  185. Greig. Histoire de l’Inde britannique, t. I, p. 46.
  186. Fragments historiques, Londres, 1805, p. 409.
  187. « Le pays fut transformé en solitude par le fer et le feu, et cette terre qui s’élevait au-dessus de la plupart des autres, par le spectacle si doux à considérer d’un gouvernement fraternel et de la protection accordée au travail, cette terre, le séjour d’élite de l’agriculture et de l’abondance, est aujourd’hui, pour ainsi dire, un désert effrayant couvert de joncs et de ronces et de jungles remplis de bêtes féroces… — Cette violation générale et systématique des traités, qui a rendu proverbiale dans l’Orient la foi britannique ! ces révoltes calculées, forment une des ressources perpétuelles de la Compagnie des Indes. Lorsque l’on croit que l’argent a été accumulé quelque part, ceux qui le possèdent sont généralement accusés de rébellion, jusqu’au moment où ils sont déchargés, à la fois, de leur argent et de l’accusation ! Une fois l’argent enlevé, toute accusation, procès ou châtiment sont mis à néant. » (Discours au sujet du bill de Fox sur l’Inde.)
  188. « Partout où la puissance britannique supplanta la puissance mahométane au Bengale, nous n’adoptâmes point, il est vrai, la partie sanguinaire de leur croyance ; mais puisant à la source impure de leur système financier, nous réclamâmes, à notre honte, l’héritage du droit de s’emparer de la moitié du produit brut de la terre à titre d’impôt ; et partout où nos armes ont triomphé, nous avons constamment proclamé ce droit sauvage en l’associant, dans le même moment, avec cette doctrine absurde, que le droit du propriétaire est également inhérent au souverain, en vertu du droit de conquête. » (Rickards. L’Inde, t. 1er, p. 275.)
  189. « L’iniquité du gouvernement anglais fut portée à un point qui semble à peine compatible avec l’existence de la société. On força les indigènes d’acheter cher et de vendre bon marché. On outragea impunément les magistrats, la police et les autorités fiscales du pays. C’est ainsi que des fortunes énormes furent amassées à Calcutta, où 30.000 êtres humains furent réduits à l’extrême misère. On les avait accoutumés à vivre sous la tyrannie, mais jamais sous une tyrannie semblable. Ils trouvèrent le petit doigt de la Compagnie plus pesant que les reins de Sujarah Dowlah. Sous leurs anciens maitres, ils leur restait au moins une ressource ; lorsque le mal devenait insupportable, le peuple s’insurgeait et renversait le gouvernement. Mais le gouvernement anglais n’était pas de ceux que l’on peut ébranler ainsi. Ce gouvernement oppresseur, comme représentant la forme la plus écrasante du despotisme barbare, était fort de toute la puissance de la civilisation. Il ressemblait au gouvernement de génies malfaisants, plutôt qu’à celui de tyrans humains. » (Macaulay.)
  190. On appelle ainsi, dans l’Inde, les petits cultivateurs qui occupent le terrain par bail à perpétuité.
  191. Citation extraite des « Lectures de Thompson sur l’Inde », p. 61.
  192. Rickards. L’Inde, p. 500.
  193. « Une prime de 50 p. % sur l’imposition est allouée, à titre de récompense, à tout individu qui dénonce une culture clandestine, etc., et l’on a constaté qu’il y a presque dans chaque village, des comptables congédiés cherchant à être employés de nouveau, et des serviteurs sans emploi, qui cherchent a se faire remarquer et sur les services desquels on peut compter comme dénonciateurs. » (Campbell, L’Inde moderne, Londres, 1852, p. 356.)
  194. Baines. Histoire de la fabrication des étoffes de coton.
  195. Campbell. L’Inde moderne, p. 382.
  196. Campbell. L’Inde moderne, p. 381.
  197. Campbell. L’Inde moderne, p. 105.
  198. La différence qui existe entre le propriétaire terrien (landlord) dépensant dans un pays éloigné tous ses revenus, et le propriétaire qui, résidant sur son domaine, les répartit parmi ses tenanciers en échange de services, et la différence, dans la valeur des produits de la terre, résultant de la proximité du marché, sont si bien démontrés dans le passage suivant, extrait d’un ouvrage moderne sur l’Inde, que le lecteur en le lisant ne peut manquer d’en faire son profit :
      « La majeure partie du froment, du blé et autres produits de la terre susceptibles d’exportation que le peuple consomme, aussi loin que nous avons pénétré jusqu’à présent, est tirée de nos districts de Nerhbudda et de ceux de Malwa qui y confinent ; et, par conséquent, le prix a été croissant rapidement, à mesure que nous quittons ces districts pour nous avancer dans la direction du nord. Si le sol de ces districts de Nerbudda, situés, ainsi qu’ils le sont, loin de tout marché important pour leurs produits agricoles, était d’aussi mauvaise qualité qu’on le trouve dans certaines parties du Bundelcund que j’ai parcourues, on ne pourrait en tirer un excédant de revenu net dans l’état actuel des arts et de l’industrie. Les prix élevés que l’on paye ici pour les produits de la terre étant dus à la nécessité de tirer, de pays si éloignés, une grande partie de ce qui se consomme, permet aux rajahs de ces états du Bundelcund de recueillir des impôts aussi considérables que ceux qu’ils perçoivent. Ces chefs dépensent la totalité de leurs impôts à entretenir des établissements publics d’un genre quelconque ; et comme les articles essentiels de subsistance, le froment et le blé, etc., qui sont produits sur le territoire de leurs propres districts, ou ceux qui les avoisinent immédiatement, ne suffisent pas pour approvisionner ces établissements, ils doivent les tirer de territoires éloignés. Tous ces produits sont portés à dos de bœufs, parce qu’il n’existe point de route, partant des districts d’où ils font venir cet approvisionnement, sur laquelle on puisse faire circuler sûrement une voiture à roues ; et comme ce mode de transport est très-coûteux, le prix des produits, lorsqu’ils arrivent dans les capitales, aux alentours desquels ces établissements locaux sont concentrés, devient très-élevé. Il faut qu’ils payent un prix égal aux débours réunis nécessaires pour acheter et transporter ces substances alimentaires, des districts les plus éloignés, auxquels ils sont obligés d’avoir recours, à tout moment, pour l’approvisionnement, ou bien qu’ils cessent d’être approvisionnés ; et comme il ne peut exister deux prix pour la même denrée sur le même marché, le froment et le blé produits dans le voisinage de l’une de ces villes principales du Bundelcund y obtiennent un prix aussi élevé, que le blé et les céréales arrivant des districts les plus éloignés situés sur les bords de la rivière de Nerbudda, tandis qu’ils ne coûtent rien, comparativement, à transporter des premiers pays aux marchés. Ces terres, en conséquence, donnent une rente bien plus considérable, si on la compare avec leur puissance productrice et fécondants naturelle, que celle des districts éloignés dont le produit est tiré de ces marchés ou de ces chefs-lieux ; et comme toutes les terres sont la propriété des rajahs, ils perçoivent toutes ces rentes comme un revenu public. Si nous recevions ce revenu dont jouissent aujourd’hui les rajahs, à titre de tribut, pour l’entretien d’établissements publics concentrés dans des sièges éloignés, tous ces établissements locaux seraient immédiatement désorganisés ; et toute la demande effective qu’ils satisfont, des produits bruts agricoles venant de districts agricoles éloignés, cesserait. Le prix des produits diminuerait en proportion, et avec lui la valeur foncière des districts situés aux alentours de ces chefs-lieux. De là, la folie des conquérants et des souverains, depuis le temps des Grecs et des Romains, jusqu’à celui de lord Hastings et de sir John Malcolm, qui tous étaient de mauvais économistes, lorsqu’ils supposaient que les territoires conquis et cédés pouvaient toujours devenir susceptibles de rapporter, à un État étranger, le même revenu brut qu’ils avaient payé à leur gouvernement national, quelle que fût leur situation par rapport aux marchés destinés à écouler leurs produits, quels que fussent l’état des arts et de l’industrie, la nature et l’étendue des établissements locaux situés au dehors. Les baux établis par rapport à l’impôt foncier, sur tous les territoires acquis dans l’Inde centrale pendant la guerre avec les Marattes, qui expirèrent en 1817, l’avaient été, d’après la supposition : que les terres continueraient à payer, sous le nouveau gouvernement, le même taux de rente que sous l’ancien, sans qu’aucune influence fût exercée par la réduction du nombre de tous les établissements locaux, civils et militaires, au dixième de ce qu’ils avaient été, qu’avec le nouvel ordre de choses toutes les terres en friche devaient être soumises à la culture, et pourraient rembourser un taux de rente aussi élevé qu’avant cette opération ; et que, conséquemment, l’ensemble du revenu net dont on pouvait profiter devait augmenter considérablement et rapidement. Ceux qui avaient à régir l’établissement de ces baux et le gouvernement de ces nouveaux territoires ne réfléchissaient pas que l’amoindrissement de chaque établissement était l’anéantissement d’un marché — d’une demande effective des produits de la terre ; et que, lorsque toutes les terres en friche seraient mises en culture, la totalité dégénérerait sous le rapport de la fertilité, par suite du défaut de mise en jachères, sous l’empire du système régnant d’agriculture, qui ne fournissait pas aux terres d’autres moyens de rénovation, par suite d’une récolte surabondante. Les baux pour l’impôt foncier qui avaient été conclus dans l’étendue de nos nouvelles acquisitions, d’après ces suppositions erronées, ne furent point, conséquemment, exécutés. Pendant une succession de baux quinquennaux, l’établissement de l’impôt avait été partout réduit, graduellement, environ aux deux tiers de ce qu’il était lorsque notre domination commença ; et à une somme moindre de moitié de ce que sir John Malcolm, et le digne marquis de Hastings lui-méme, avaient pensé qu’il rendrait, d’après leurs propres opinions. Les revenus fonciers des princes indigènes de l’Inde centrale, qui réduisirent le nombre de leurs établissements publics, que le nouvel ordre de choses semblait rendre inutiles, et diminuèrent ainsi leurs uniques marchés pour les produits bruts de leur terre, ces revenus, disons-nous, ont manqué partout dans la même proportion ; et à peine aujourd’hui un de ces princes recueille les deux tiers du revenu qu’il tirait des mêmes terres en 1817.
      » Il existe dans la vallée de Nerbudda des districts qui donnent, chaque année, un produit bien plus considérable que Orcha, Jansée ou Duteaa ; et cependant, en l’absence de ces mêmes marchés nationaux, ils ne rapportent pas le quart du montant du revenu foncier. Les terres sont toutefois évaluées à un taux aussi élevé ; quant à l’assiette de l’imposition, en proportion de leur valeur pour les fermiers et les cultivateurs. Pour devenir susceptibles de rendre un impôt plus considérable, elles ont besoin d’avoir des établissements plus vastes, comme marchés pour les produits de la terre. Ces établissements doivent être, ou publics et rétribués par le gouvernement, ou bien ils peuvent être privés, comme des manufactures, par l’intermédiaire desquelles le produit de la terre de ces districts sera consommé par des individus occupés de placer la valeur de leur travail dans des denrées appropriées à la demande faite par des marchés éloignés, et plus précieuses que le produit de la terre, relativement à leur poids et à leur volume. Ce sont là des établissements que le gouvernement doit s’efforcer d’introduire et de protéger, puisque la vallée de Nerbudda, outre un sol d’une excessive fécondité, possède, sur tout son parcours, depuis sa source jusqu’à son embonchure, de riches gisements houillers, placés pour les besoins des générations futures, sous la couche de grès des chaines du Sathpore et du Vindhya et des gisements non moins riches d’excellent fer. Ces avantages n’ont pas encore été moins appréciés comme ils devaient l’étre ; mais ils le seront bientôt. » (Sleeman. Excursions dans l’Inde, t. Ier, p. 296.)
  199. L’humble pétition suivante des malheureux indigènes montre dans tout son jour le caractère du système :
    Calcutta, 1er septembre 1831.

    Aux Très-Honorables Lords du conseil privé de Sa Majesté pour le trafic, etc.

    L’humble pétition des soussignés, manufacturiers et négociants en étoffes de coton et de soie des fabriques du Bengale,

    Expose : — Que dans ces dernières années, les pétitionnaires ont vu leur industrie presque complétement anéantie par l’introduetion, au Bengale, de produits fabriqués en Angleterre, dont l’importation augmente chaque année au grand préjudice des manufacturiers indigènes.

    — Que les produits fabriqués en Angleterre sont consommés au Bengale, sans être frappés d’aucun droit qui protège les produits fabriqués par les indigènes."

    — Que les produits fabriqués au Bengale sont grevés des droits suivants, lorsqu’on en fait usage en Angleterre :

    Sur les tissus de coton fabriqués. 10 %
    Sur les tissus de soie fabriqués. 24 %

    Les pétitionnaires prient très-humblement Vos Seigneuries de prendre en considération un pareil état de choses, et ils osent croire qu’il n’existe en Angleterre aucune disposition législative, qui interdise l’entrée à l’industrie d’aucune portion des habitants de ce vaste empire.

    Ils demandent donc d’être admis à jouir du privilège des sujets anglais, et sup-

    plient humblement Vos Seigneuries d’admettre en Angleterre l’usage des tissus de
    

    coton et de soie fabriqués au Bengale, en franchise de droit, ou en n’imposant qu’un droit égal à celui dont peuvent être grevés les produits des fabriques anglaises consommés au Bengale.
      Vos Seigneuries ne doivent pas ignorer les immenses avantages que les manufacturiers retirent de leur habileté à construire et à employer des machines, qui leur permet de vendre à plus bas prix que les manufacturiers peu savants du Bengale et dans leur propre pays ; et bien que les pétitionnaires n’aient pas la confiance de recueillir quelque avantage important, si leur supplique est accueillie avec faveur, leur esprit sera satisfait par cette manifestation du bon vouloir de Vos Seigneuries à leur égard ; et un tel exemple de justice envers les indigènes de l’Inde ne peut manquer de leur faire aimer le gouvernement anglais.
      Ils ont donc la ferme confiance que la juste considération de Vos Seigneuries s’étendra sur eux comme étant sujets britanniques, sans exception de secte, de pays ou de couleur.
      Et les pétitionnaires, ainsi que cela est leur devoir, prieront toujours pour vous,

    (Signé par 117 indigènes occupant la position la plus honorable.)
  200. Chapman. Le coton et le commerce de l’Inde.
  201. « En prenant dans une période de treize années, les six dernières, le prix du coton a été de 2 pence la livre, et si le produit d’un beegah était de 6 schell. 6 pence, sur cette somme le gouvernement prélevait 68%, du produit brut ; et en prenant les deux années 1841 et 1842, le prix du coton était de 1 penny 3/4 la livre et le produit d’un beegah était de 5 schell. 8 pence. D’après ces données, l’impôt établi était réellement équivalent à 78 % sur le produit brut de la terre. » (Discours de M. Bright à la chambre des communes.)
  202. Chapman. Du coton et du commerce de l’Inde, p. 110.
  203. L’Économiste de Londres.
  204. « En 1846 ou 1847, le collecteur fut obligé d’accorder remise de la taxe foncière, parce que l’abondance des années antérieures avait amené la stagnation dans la province, et que les bas prix du blé résultant de cette cause empêchaient les ryots de pouvoir payer leur imposition foncière fixe. » (Chapman, Du Coton et du Commerce de l’Inde, p. 97.) Dans de pareilles circonstances, tout le revenu était occasionnellement perdu en remises. Conséquemment, personne ne devenait jamais riche et dans toute l’étendue de la présidence, il n’y a pas probablement dix fermiers dont l’avoir puisse s’évaluer à 1.000 liv. sterl. La superficie de la terre cultivée ne forme que le cinquième de la superficie de la présidence, et il ne paraît pas qu’elle tende à s’accroître. » (London Times.)
  205. Excursions dans l’Inde, t. 1, p. 205.
  206. Ibid., p. 768.
  207. Chapman. Du Coton et du Commerce de l’Inde, p. 91.
  208. Ibid., p. 22.
  209. Ibid., p.25.
  210. « Si un ryot creusait un puits, sa rente à payer était augmentée, s’il creusait un petit canal, elle était presque doublée. If n’y avait donc aucune possibilité d’amélioration. De plus, la terre étant partagée entre des paysans dont le travail était le seul capital, deux mauvaises saisons les réduisaient presque à la famine,
  211. Jusqu’à ce jour les produits des impôts établis sur la population de l’Oude ont été, dans une proportion considérable, dépensés sur les lieux et ont contribué à créer une demande du travail et de ses produits. Aujourd’hui ils doivent étre transférés à Calcutta et ajouteront vraisemblablement, dit-on, deux millions de livres sterl. au revenu de la Compagnie des Indes. L’impôt, lorsque les produits en sont dépensés sur les lieux, n’est qu’une question de distribution. Dans le cas contraire, c’est une question d’épuisement. Dix millions, dans le premier cas, ne causeraient pas autant de désastre qu’un million dans le second.
  212. « La Cour des directeurs nous informe qu’il y a eu diminution dans le total des recettes provenant de l’impôt foncier dans les anciennes provinces du Bengale, depuis l’année 1843-44 ; et assurément nul ne peut être surpris d’apprendre un pareil fait. Dans la présidence de Madras, la population est réduite à un état de pauvreté déplorable, la terre a peu de valeur, et la culture n’y est maintenue que par des moyens forcés, les habitants se refusant à cultiver la terre à aucunes conditions. À Bombay, les recettes ont manqué, et le pays, à ce qu’on nous rapporte, n’est pas généralement dans un état prospère. Nous apprenons par un membre du conseil de cette présidence que l’Inde touche aux dernières limites du paupérisme et que les habitants effectuent leurs paiements au gouvernement central, en engageant ou vendant leurs objets de toilette personnelle, et même leurs bestiaux, leur mobilier et leurs outils ; c’est-à-dire que le capital du pays est entamé pour payer les impôts. C’est le même fonctionnaire qui, il y a cinq ans, affirmait, devant une commission nommée par le Parlement, que la condition des cultivateurs dans l’Inde était considérablement abaissée, et, à ce qu’il craignait, en décadence. L’aristocratie des indigènes s’éclipse partout, la race des gentlemen du pays a presque partout disparu, et les paysans deviennent insouciants au milieu de leur ruine. Après chaque période d’un petit nombre d’années, la famine sévit ; et le gouvernement dépense, en efforts désespérés pour faire vivre la population, l’argent avec lequel on eût pu faire des routes, conduisant aux greniers, aux ports, et pour recueillir l’excédant des produits des provinces plus fortunées. Dans ces lieux qu’auraient traversé des subsistances en échange d’autres denrées, le chemin était jonché des cadavres amaigris de centaines de milliers d’individus d’une population affamée jusqu’à en mourir, » (London, Daily-News.)
  213. Voy. Campbell. L'Inde moderne., chap ix.
  214. Excursions dans l'Inde, t. II, p. 109.
  215. L'Inde moderne, par Campbell, p. 394.
  216. Campbell. p. 377.
  217. Campbell. L’Inde moderne, p. 359. Que la torture variée sous diverses formes soit un des modes établis pour percevoir l’impôt, c’est là un fait admis par la Compagnie, et l’un de ceux sur lesquels récemment l’attention du parlement a été appelée. Comme cependant c’est un moyen dont l’existence surgit de la nécessité des circonstances, on ne peut lui appliquer aucun remède. La misère de la population s’accroît chaque jour, et avec elle s’accroit la difficulté de lever l’impôt, et quelles que puissent être les dispositions des gouverneurs, ceux-ci dans de pareilles circonstances doivent exiger une proportion, constamment croissante, des produits constamment décroissants de la terre et du travail.
  218. Campbell. L’Inde moderne, p. 332.
  219. Chapman. Du Coton et du Commerce de l’Inde.
  220. Mac Culloch. Dictionnaire du Commerce, article Calcutta.
  221. « Nous sommes en guerre avec les Birmans. Chacun le sait, et ce qui est pire, chacun s’attend à ce que nous le serons toujours avec une puissance quelconque dans l’Orient. Il en était de même à Rome, Chacun admettait comme une chose naturelle, qu’une guerre, ou deux, eussent lieu aux confins de l’Empire ; avec les Carthaginois ou les Maures, les Celtibériens ou les peuples de l’Helvétie, les Syriens ou les Égyptiens ; et lorsqu’enfin il se trouva, pendant une année miraculeuse, que la terreur inspirée par Rome, ou l’épuisement de toute la race humaine, arrivèrent à ce point, que la guerre ne sévit plus réellement, le temple de Janus fut fermé dans la capitale, on célébra des jeux, on chanta des hymnes et l’empereur fut proclamé Dieu, de son vivant. Il en a été de même à l’égard de tous les grands empires.
      » Il n’y a aucune différence dans ce que nous aurions à énoncer sur le fait important de cette guerre déshonorante, et en ce moment si désastreuse. La cause de la guerre contre les Birmans, ce ne sont pas les réclamations de deux capitaines anglais, car ou leur avait promis de régler cette affaire ; ce n’est pas la conduite du gouverneur qui a donné lieu à ces réclamations, car il été promptement congédié ; ce ne sont pas, davantage, les absurdes et fabuleux griefs de la lie des gens de Rangoun rassemblés par le Commodore après son arrivée ; car ces griefs ne furent jamais formellement articulés, ni aucun acte ou refus sérieux de satisfaction, mais simplement et uniquement ceci : que quatre fonctionnaires de rangs très-divers et très-inégaux, qui avaient pénétré par force dans la cour du commissaire royal, sans aucune disposition préalable, et à une heure du jour tout à fait inusitée, étaient restés un quart d’heure exposés au soleil. Des explications et des excuses sans fin furent offertes, mais aucune ne fut admise. (Le Times de Londres).
  222. M. Chapman donne des tableaux, d’où il résulte qu’en même temps que la réduction dans le prix de transport du coton, du lieu de production dans l’Inde, n’a été que de sept pence par livre, la réduction en Angleterre, a été de dix pence ; ce qui démontre que la rémunération afférente à la culture de la terre et au travail, en ce pays, a baissé considérablement, avec la substitution du trafic, au commerce qui existait antérieurement. (Du coton et du commerce de l’Inde, p. 77).
  223.  » Si nous passons des affaires intérieures aux relations internationales, nous cherchons vainement une nation vertueuse. Chaque société, à mesure qu’elle arrive, à son tour, au pouvoir, dédaigne toutes les lois de la justice, et ne se soumet qu’à la loi de la force qu’elle cherche à imposer partout. Aussi l’histoire du monde est-elle souillée de tous les crimes qui rendent l’homme odieux. » (Westminster Review. Janvier 1851.)
  224. « Plus un corps est imparfait, dit Goëthe, plus les parties qui le composent ressemblent au tout. » Dans une société purement agricole, toutes les parties sont exactement semblables, et le tout n’est qu’une des parties amplifiée.
  225. L’auteur des passages cités ci-dessous, bien qu’il soit en dissidence considérable avec nous relativement à des questions très-importantes, s’est trouvé forcé, en ohservant certains faits qui se sont passés dans nos États du sud, d’adopter les idées que nous avons exprimées antérieurement :
      « Sous l’influence du système de libre-échange, un sol fertile, avec de bonnes routes et des rivières navigables comme moyens d’écoulement, devient le plus grand fléau dont un pays puisse être affligé. La richesse du sol invite à l’agriculture, les routes et les rivières servent à exporter les récoltes, pour les échanger contre les produits manufacturés de contrées plus pauvres, où se trouvent placés les centres du trafic, du capital et de l’industrie. Dans l’espace de quelques siècles, ou d’un temps moins considérable, la consommation des récoltes au dehors appauvrit Le pays qui les a produites. Dans le pays doté de ce sol fertile, il ne s’élève ni villes, ni manufactures, parce que le besoin n’en existe pas. On ne se à livre pas à des occupations qui exigent de l’intelligence ou du talent ; la population est, nécessairement disséminée, ignorante et illettrée ; l’absentéisme règne généralement ; les riches quittent le pays pour leur plaisir et pour leur éducation ; les individus pauvres et entreprenants pour chercher du travail. Un ami intelligent me suggère l’idée, qu’abandonné à la nature, le mal se guérira de lui-même. Il se peut que cela soit, lorsque le pays est ruiné, si la population, comme celle de la Géorgie, est douée d’un caractère élevé et se livre à d’autres travaux que la simple agriculture, et répudie complétement les doctrines du libre-échange. L’objection de notre ami ne fait que prouver fa vérité de notre théorie. Nous sommes bien certain que l’esprit de l’homme ne peut imaginer un moyen aussi efficace pour appauvrir un pays que de s’adonner exclusivement à l’agriculture. Les ravages de la guerre, de la peste et de la famine sont promptement effacés ; il faut des siècles pour refaire un sol épuisé. Plus on gagne rapidement de l’argent dans ce pays qui jouit de la liberté du trafic, plus tôt ce pays s’appauvrit ; car l’épuisement du sol est plus considérable, et ceux qui font des récoltes abondantes en dépensent le produit au dehors ; ceux qui n’en font que de faibles le dépensent à l’intérieur. En l’absence de la liberté du trafic, ce pays si riche fabriquerait pour son propre usage, bâtirait des villes, construirait des écoles et des collèges, se livrerait à tous les travaux et pourvoirait à tous les besoins ordinaires de l’homme civilisé. C’est ainsi que l’argent gagné à l’intérieur serait aussi dépensé et placé à l’intérieur, les récoltes seraient consommées dans le pays, et chaque ville et chaque village fourniraient l’engrais qui fertiliserait le sol environnant, Nous croyons que c’est une théorie communément admise que, sans cette consommation à l’intérieur, aucun sol ne peut rester riche d’une façon durable. Il naîtrait une population compacte, parce qu’elle serait nécessaire ; les riches n’auraient plus besoin de quitter le pays natal pour leur plaisir, ni les pauvres pour trouver du travail. » (Fitzhugg. Sociologie pour le Sud, pp. 14-16.)
  226. « Je ne sais pas exactement ce qu’on entend par ces expressions : civiliser les peuples de l’Inde. Ils peuvent laisser quelque chose à désirer sous le rapport de la théorie et de la pratique d’un bon gouvernement ; mais si un bon système d’agriculture, si des manufactures sans rivales, si la capacité qui suffit à produire ce que le confort ou le luxe demande, si l’établissement d’écoles pour la lecture et l’écriture, si la pratique générale de la bienveillance et de l’hospitalité, et par dessus tout, si un respect, une délicatesse scrupuleuse envers le sexe féminin, forment les traits caractéristiques d’un peuple civilisé, alors les Hindous ne sont pas inférieurs en civilisation aux populations européennes. » (Sir Thomas Munro.)
  227. « Sur dix-neuf années de la présente charte, quinze se sont passées en guerre. » (London, Daily-News.)
  228. Où aboutissent les guerres dans l’Inde, p. 56.
  229. « Le trafic ne peut d’une façon absolue s’entretenir et se développer, sans être précédé et protégé par d’autres influences qui lui frayent la route. Si nous n’avions été aveuglés par certains dogmes économiques, nous aurions appris cette vérité dans d’autres parties du globe… Nous avons pris ces exemples au hasard ; nous pourrions en grossir la liste ; mais nous en avons déjà en assez grand nombre pour prouver que l’épée peut tracer la route au commerce. que la diplomatie peut accomplir des alliances et ouvrir des territoires, et qu’une influence personnelle, telle que l’influence d’un Ashburton ou d’un Dunbam peut entrainer des classes considérables, ou de vastes continents dans la ligue commerciale du libre trafic. On se vantait, il n’y a pas longtemps, que le trafic pouvait agir par lui-même ; qu’il pouvait creuser ses tunnels, acheter les moyens de se protéger lui-même et s’ouvrir des territoires ; mais ici nous trouvons que le commerce compte sur l’œuvre de l’épée et sur les négociations de la diplomatie. » (Le Spectateur, 4 septembre 1854.)
      Tous les journaux anglais récents contiennent des aperçus semblables à ceux-ci ; Tous trouvent une compensation, à la perte énorme d’hommes et d’argent qui a eu lieu en Crimée, dans l’accroissement probable du trafic futur.
  230. Voy. plus haut, chap xiii, p. 394-396.
  231. « J’ai vu aujourd’hui, ainsi que je l’indiquerai plus tard, trois mille barils d’un article valant un dollar et demi à New-York, rejetés pour n’être plus qu’un monceau de débris inutiles, parce qu’il coûterait, de transport, plus qu’il ne vaut. » (Olmstead. Les États à esclaves sur les bords de La mer, p. 330.)
  232. La récolte actuelle qui s’élève à trois millions et demi de balles peut donner, nous dit-on, 90 millions de gallons d’huile.
  233. Le Monde est un atelier, p. 89.
  234. Le prix de la laine, étant fixé sur le marché du globe, n'était nullement affecté par le partage qui pouvait avoir lieu entre le gouvernement et la population. Sur ce prix, le gouvernement exigeait un tiers, et c'était purement et simplement un impôt direct.
  235. Ces prix sont énoncés en monnaie de nos jours, tels qu’ils ont été donnés par Adam Sara. Richesse des Nations, liv. 1er, ch. xi.
  236. « Edouard III et plusieurs autres de nos souverains encoururent une grave animadversion, à raison de la protection judicieuse accordée par eux aux manufacturiers étrangers qui se réfugièrent parmi nous. (Mac Culloch. Discours d’introduction à la Richesse des nations, p. 25.)— M. Mac Culloch est cependant l’adversaire du système qui a pour but d’étendre la même protection de nos jours, même lorsque les circonstances sont exactement semblables.
  237. Progrès de l’Angleterre par mer et par terre. — Triompher des Hollandais sans combat. — Payer ses dettes sans argent. — Faire travailler les pauvres de l’Angleterre en développant la culture de nos propres terres, etc., par André Yarranton, Londres, 1677.
  238. Les passages suivants sont tirés d’un ouvrage publié récemment : Éléments de Science politique, par Dove, où l’on donne de longs extraits du livre remarquable de Yarranton, Nous les avons transcrits, avec une certaine étendue, à cause du rapport si exact des faits qui y sont consignés, avec les faits qui, de nos jours, ont en lieu dans tous les autres pays qui se livrent à l’exportation des matières premières et à l’importation des produits manufacturés, Les difficultés dont ces pays doivent triompher aujourd’hui sont les mêmes que celles qui existaient alors en Angleterre, et les mesures ayant pour but d’y remédier aujourd’hui dans les contrées du globe en progrès, sont les mêmes que celles offertes ici même.
  239. L’effet immense produit par la création d’un marché intérieur, pour donner lieu à la demande de la terre et du travail, se manifeste dans ce fait, que sous les règnes d’Anne et de Georges I (de 1702 à 1751), le chiffre total des actes de clôture fut de 18 et la quantité de terre qu’embrassaient ces actes n’était que de 19.339 acres. De 1751 à 1760, ce chiffre s’éleva à 226 et la quantité de terre à 318.718 acres. Mais de 1760 à 1797, le premier chiffre s’éleva à 1.532 et le second à 2.804.197 ; et presque tous ces faits eurent lieu dans la période de 1771 à 1794.
  240. Le Times de Londres. Sur l’Exode de l’Irlande.
  241. Richesse des Nations, traduction de Germain Garnier, liv. IV, chap. viii, p. 288.
  242. Richesse des Nations, traduction de Germain Garnier, liv. IV, chap. viii, p. 232-233.
  243. Revue d’Édimbourg, octobre 1849, article intitulé. Philosophie sociale erronée.
  244. Rapport du commissaire désigné pour l’enquête sur la situation de la population des districts minifères en 1854.
  245. North British Revew, novembre 1852.
  246. « Le grand nombre de cabarets de bas étage dans nos districts manufacturiers forme un triste et étrange spectacle, On en trouve dans toutes les rues et dans toutes les allées des villes et pour ainsi dire, dans toutes les ruelles et à tous les coins des villages les plus champêtres de ces districts, si l’on peut, toutefois, appeler champêtre aucun de ces villages.
      » L’habitude de l’ivrognerie envahit les masses d’ouvriers à un point inconnu jusqu’à ce jour dans notre pays. Dans la plupart de ces tavernes et de ces cabarets des districts manufacturiers, on entretient des prostituées dans le but exprès d’exciter les ouvriers à les fréquenter, rendant ainsi ces lieux doublement funestes et immoraux. On m’a assuré, dans le Lancashire, d’après les meilleures autorités, que dans une ville manufacturière et qui n’est guère que de troisième ordre sous le rapport de son étendue et de sa population, il existe soixante tavernes où les prostituées sont entretenues par les maîtres de la taverne pour attirer les chalands. On ne peut exagérer leur influence démoralisatrice sur la population ; et pourtant ce sont là pour ainsi dire les seuls lieux de rendez-vous des ouvriers, lorsqu’ils cherchent le plaisir ou le délassement.
      » Dans les tavernes où les prostituées ne se tiennent pas positivement pour attirer les chalands, on les trouve toujours dans la soirée, au moment où les ouvriers y viennent pour boire. À Londres et dans le comté de Lancastre, les palais du Gin servent régulièrement de rendez-vous aux individus les plus dépravés des deux sexes ; ce sont les lieux où l’espèce la plus dégradée des femmes publiques vient chercher des clients. Il est bien évident que de jeunes hommes, qui commencent une fois à rencontrer leurs amis en de pareils endroits, ne peuvent longtemps échapper à la dégradation morale de ces serres chaudes du vice.
      » La différence singulière et remarquable entre la condition respective des paysans et des ouvriers de l’Allemagne et de la Suisse, et de celle des paysans et des ouvriers de l’Angleterre et de l’Irlande, suffit seule pour prouver la différence singulière qui existe entre leurs conditions sociales respectives. L’auberge de village en Allemagne diffère complétement de l’auberge de village en Angleterre. En Allemagne elle est destinée moins à boire simplement qu’à servir de lieu de rendez-vous et de conversation ; c’est pour ainsi dire le club du village. » (Kay. Condition sociale de la population de l’Angleterre et de l’Europe, t. I, p. 232).
  247. Les revenus produits par les importations en Angleterre sont donnés d’après une valeur officielle établie il y a plus d’un siècle ; et de cette façon la somme des valeurs est une mesure exacte des quantités importées.
  248. La possibilité, pour l’Irlande, de payer les produits des manufactures anglaises dépend de son pouvoir de fournir ceux avec lesquels elle devra les payer. On verra combien le chiffre de ceux-ci est devenu complétement insignifiant, par le tableau suivant des exportations pour l’année expirant le 5 janvier 1854 :
    Bœufs, nombre. 180.785
    Veaux, nombre. 5.281
    Moutons, nombre. 224.550
    Porcs, nombre. 101.396
    Froment, quarters 76.495
    Avoine, quarters 1.552.917
    Lard et jambon, quintaux 530
    Bœuf et porc (salé), barils. 472
    Beurre, quintaux. 17.944

    De la valeur de ce total insignifiant d’exportation, il a fallu déduire la somme à payer, nécessairement, aux propriétaires du sol, absents, et au gouvernement ; et il semble difficile d’imaginer comment il resterait alors quelque chose qui pût s’appliquer au paiement des articles nécessaires à la consommation.

  249. Cette catégorie embrasse 1° les capitalistes, banquiers, et autres individus exerçant une profession et ayant reçu de l’éducation ; 2° les travailleurs qui s’occupent de travaux non agricoles ; 3° les domestiques mâles âgés de 20 ans et au dessus ; 4° la marine, l’armée, et les matelots de la marine marchande ; 5° les individus ayant un revenu qui les rend indépendants ; 6° les individus vivant d’aumônes.
  250. North British Review. Novembre 1852.
  251. « Je pense que tout individu qui a eu occasion de rechercher, dans certains cas particuliers, quelle part du prix payé dans un magasin, pour un article quelconque, revient, réellement, à celui qui l’a fabriqué, doit avoir été surpris en constatant combien cette part est faible. Il importe beaucoup de considérer la cause d’un pareil fait… — On ne doit pas l’attribuer à la rémunération exorbitante du capital. Je crois que cela tient à deux motifs : l’un est la part énorme, je pourrais dire extravagante, du produit total du labeur de la société, qui aujourd’hui revient aux simples distributeurs, la somme immense prélevée par les différentes classes de marchands, et surtout par les détaillants. Sans aucun doute, la concurrence tend, jusqu’à un certain point, à réduire ce taux de rémunération ; je crains, cependant, que, le plus souvent, et à considérer les choses en masse, l’effet de la concurrence ne soit, ainsi que dans le cas des honoraires d’individus exerçant des professions spéciales, de partager la somme entre un plus grand nombre et de diminuer ainsi la part de chacun, plutôt que de faire baisser la proportion de ce qu’obtient la classe en général… — Si l’œuvre de la distribution qui emploie aujourd’hui, en y comprenant les diverses classes de marchands et leurs familles, peut-être plus d’un million d’habitants de ce pays, peut s’accomplir par l’intermédiaire de cent mille individus, je crois qu’il serait possible de se passer des neuf cents autres mille. » J. Stuart Mill. Déclaration devant une Commission de la Chambre des communes, 6 juin 1850.)
  252. Voy. plus haut, chap. xii, note de la page 380.
  253.  » Lorsque M. Mac Culloch nous invite à considérer l’état prospère de nos immenses propriétés et de nos fermes considérables, considérons la masse de la population, considérons ce fait, qu’à l’heure même où il écrivait ces lignes, environ un dixième de la population se composait de pauvres, jetons les yeux sur nos prisons, nos lois des pauvres, nos ateliers de travail de l’Union, nos empoisonnements pour toucher des salaires de sépulture, notre mouvement d’émigration, qui semble représenter notre population fuyant, semblable à des rats à la débandade, un navire prêt à sombrer, Dressons le bilan général, et peut-être alors trouverons-nous que notre système si vanté de distribution sociale n’a pas été plus heureux que l’appel d’un régiment où l’on trouverait, d’une part, l’ordre et le bien-être, et, de l’autre, des haillons, des femmes délaissées, des parents négligés, des enfants abandonnés aux hasards de la charité accidentelle ; et, trop souvent, une ombre lugubre de vice et de misère, accompagnant ns institutions si pompeusment prônées. » (Hugues Miller.)
  254. « L’évolution du progrès s’empare maintenant d’une autre classe, la plus stationnaire qui existe en Angleterre. Un mouvement prodigieux d’émigration a fait invasion parmi les petits fermiers anglais, particulièrement ceux qui possèdent des terrains gras et argileux, lesquels envisageant une perspective fâcheuse pour la moisson future, et manquant d’un capital suffisant pour opérer sur leurs fermes les grandes améliorations qui leur permettraient de payer leurs anciens fermages, n’ont d’autre alternative que de traverser la mer pour chercher un nouveau pays et de nouvelles terres. Je ne parle pas en ce moment de l’émigration amenée par la manie de l’or, mais seulement de l’émigration forcée, produite par le landlordisme, la concentration des fermes, l’application des machines au sol et l’introduction du système moderne d’agriculture sur une grande échelle. » (Correspondance de la Tribune de New-York.)
  255. Cobden. Qu’arrivera-t-il après ? et après ?
  256. « Les paysans de nos villages sont repoussés sans cesse d’un cottage à l’autre, ou expulsés de leurs cabanes, condamnés à manquer d’un toit quelconque, aussi couramment et avec aussi peu de souci de leurs goûts ou de leur bien-être personnel, que si nous faisions changer de place nos cochons, nos vaches et nos chevaux pour les faire passer d’une étable ou d’un hangar dans un autre. S’ils ne peuvent avoir une maison dont le toit abrite leurs têtes, ils se rendent à l’Union et sont répartis, l’homme d’un côté, la femme de l’autre, et les enfants ailleurs encore. C’est là une affaire réglée. Nos paysans supportent un pareil sort, ou, s’ils ne le peuvent supporter, ils meurent, et c’est chose terminée (de ce côté du tombeau), bien que nous laissions à imaginer à un catholique anglais comment les choses se passeront au grand jour où se rendront les comptes. Nous voulons dire seulement qu’en Angleterre l’œuvre a été accomplie ; les cottagers ont été exterminés, les petites propriétés abolies, le procédé d’éviction est devenu superflu ; la parole du landlord est passée à l’état de loi, le refuge des mécontents réduit à une maison de travail, et tout cela sans qu’on ait entendu parler d’un coup de fusil, d’un coup de bâton, ou d’un projectile quelconque lancé contre quelqu’un. » (London Times.)
      « Le caractère misérable des maisons de nos paysans, par lui-même et indépendamment des causes qui ont rendu les maisons si misérables, est dégradant et démoralise les pauvres de nos districts d’une manière effrayante. Il provoque l’accroissement maladif et anormal de la population. Les jeunes paysans, dès leurs plus tendres années, sont accoutumés à dormir dans des chambres à coucher où se trouvent des individus des deux sexes, des individus mariés et non mariés. Ils perdent, conséquemment, tout sentiment de ce qu’il y a d’indélicat dans un pareil genre de vie. Ils savent aussi qu’ils ne gagnent rien à différer leurs mariages et à faire des épargnes ; ils savent qu’il leur est impossible, en agissant ainsi, de se procurer des demeures plus confortables, et que, la plupart du temps, ils doivent attendre de longues années avant de pouvoir obtenir une demeure séparée quelconque. Ils comprennent qu’en différant leurs mariages pendant 10 ou 15 ans, ils seront, au bout de ce temps, précisément dans la même position qu’auparavant et qu’ils n’en seront pas mieux pour avoir attendu. Ayant donc perdu tout espoir d’amélioration dans leur position sociale, et tout sentiment de ce qu’il y a d’indélicat à prendre femme chez soi, dans une chambre à coucher déjà occupée par des parents, des frères et des sœurs, ils se marient de bonne heure, souvent, sinon en général, avant 20 ans, et il n’est pas rare qu’ils occupent, dans les commencements de leur mariage, un lit de plus dans la chambre à coucher déjà encombrée de leurs parents. C’est ainsi que se trouve détruit le sentiment de moralité chez les paysans. Cette population ainsi dégradée s’accroit d’une façon anormale, et ses moyens de subsistance sont diminués par la concurrence croissante du nombre croissant d’individus. » (Kay, Condition sociale de l’Europe, tom. I, p. 472.)
  257. Voy. plus haut un extrait de North British Review, ch. ix, note des pages 272-273.
  258. Lalor, l’Argent et les mœurs.
  259. « Une grève considérable de mineurs vient de se terminer en Écosse, les individus ayant cédé après d’horribles souffrances et retournant à leurs travaux la rage dans le cœur. Belles relations humaines, belles relations entre l’homme et son semblable ! Une défiance réciproque, telle est l’attitude ordinaire du chef d’industrie et de l’ouvrier dans ces routes que nous parcourons, particulièrement en Écosse, où le sentiment de l’indépendance personnelle est plus prononcé et plus vif qu’il ne l’est ici. La haute prospérité des grands manufacturiers écossais est l’un des traits les plus caractéristiques de notre époque. Les maitres de forges achètent des terres en tout lieu, depuis le Tweed jusqu’aux Orcades, rasant ces vieilles maisons charmantes qui ont produit tant d’hommes éminents, — oui, et qui les ont aussi envoyés en Amérique, — comme votre James Buchanan est là pour l’attester et comme l’atteste aussi le juge Haliburton au Canada. Une famille de maitres de forges, celle des Baird, a acheté le Closeburn des Kirkpatrick, le Stitchell des Pringle, et autres résidences célèbres. C’est l’âge de fer dans toute l’acception du mot. Mais comment se fait-il que l’ouvrier qui produit toute cette grandeur vive si mal ? Ce peut être une très-belle chose de voir un M. Mac Buggins dépasser en richesse un Graham ou un Lindsay, être le flatteur servile d’un Buccleuch et jurer un peu, en pur Écossais, en présence des dames dans un salon. Mais que devient le pauvre M, B…, le visage tout barbouillé, triste, couvert de sueur, avec sa petite famille, à peine nourrie, grandissant comme des païens dans la terre de Knox ? Je voudrais que l’on fit quelque chose pour lui avant qu’il essayät de commettre quelque acte irrégulier dans son intérêt. » (Correspondance de la Tribune de New-York. Juin 1856.)
  260. Kay, Condition sociale de l’Angleterre et de l’Europe, tom. I, p. 70.
  261. Ibid., p. 359.
  262. « Nous essaÿons continuellement de séparer l’ouvrier et l’ouvrage. Nous aimons qu’un individu pense et qu’un autre agisse ; mais, en réalité, les deux ne fleuriront jamais isolément ; la pensée doit diriger l’action, et l’action doit stimuler la pensée, ou bien la masse de la société restera toujours composée ainsi qu’elle l’est aujourd’hui, de penseurs maladifs et d’ouvriers misérables. Ce n’est que par le travail que la pensée peut devenir vigoureuse, et ce n’est que par la pensée que le travail peut devenir heureux. » (North British Review. Voy. plus haut la note de la p. 239 du texte, chapitre ix, p.
  263. « Nos législateurs sont obligés de passer la moitié de leur temps à débrouiller les mystères de la Compagnie du Dock de Puddle contre Jenkins, relativement à l’extrémité supérieure d’un champ d’une contenance de deux acres, à découvrir les commentaires qui les égareraient, relativement au détour d’une route, à la hauteur d’un pont, ou la chute d’eau relative à un drainage ; et alors il nous faut attendre qu’ils s’occupent immédiatement de prendre des décisions équitables sur notre administration coloniale, sur le gouvernement de l’Inde, sur la conservation de nos principes constitutionnels, ou la politique générale de l’Europe. » (Westminster Review. 1854. Article Réforme constitutionnelle.)
  264. Westminster Review. Janvier 1854.
  265. « La terre de vingt voisins a besoin d’un drainage commun ou d’une route commune. Rien ne peut faire opérer cette amélioration qu’un acte du Parlement qu’il faut obtenir à grands frais, et à trois cents milles du lieu où elle doit s’effectuer. Conséquemment, l’amélioration n’a jamais lieu ; la pensée même en est repoussée comme un songe ; c’est alors qu’arrivent les centralisateurs et les doctrinaires, armés de toutes sortes de blâmes contre les autorités locales et les propriétaires locaux, pour leur manque de connaissance et d’intérêt en de pareilles matières ; immédiatement une grande section de l’administration de la métropole est mise en action pour fournir, — c’est-à-dire pour soustraire artificiellement — aux provinces l’énergie que le système parlementaire lui-même a comprimée à sa source naturelle. De là résultent des dissidences, entre le sentiment des provinces et les ordres venus de la métropole, et un nouvel amoindrissement de tout l’intérêt qu’on éprouvait antérieurement pour le sujet en question. C’est ainsi qu’agissant tour à tour comme cause et comme effet, une bureaucratie compacte tend constamment à se consolider de plus en plus ; et, sans certaines causes qui sont, jusqu’à ce jour, trop fortes pour qu’elle puisse en triompher, nous serions entraînés bientôt sur la pente du système funeste de paralysation de l’Autriche et de la France, malgré toute réforme purement électorale. » (Ibid.}
      « C’est là le plus grand péril de la société anglaise ; le mal est loin d’être aussi grand que chez les nations du continent ; mais l’Angleterre est déjà sur la pente fatale. Il est temps, pour ses hommes d’État de reconnaître que le désir universel et immodéré des emplois publics est la pire des maladies sociales. Elle répand dans tout le corps de la nation une humeur vénale et servile, qui n’exclut nullement, même chez les mieux pourvus, l’esprit de faction et d’anarchie. Elle crée une foule de gens affamés capables de toutes les fureurs, pour satisfaire leur appétit, et propres à toutes les bassesses dès qu’ils sont rassasiés. Un peuple de solliciteurs est le dernier des peuples : il n’y a pas d’ignominie par où on ne puisse le faire passer. » (Montalembert. De l’avenir politique de l’Angleterre, cité dans le Blackwood’s Magazine. Mai 1856.
  266. Le Gouvernement local autonome.
  267. W.-R. Greg. Le moyen de sortir d’embarras. Londres, 1855.
  268. « Le gouvernement anglais est tyrannique et porté à empiéter sans cesse partout où il est fort, ainsi qu’il l’est en Asie et dans les colonies, mais souple et complaisant pour les tyrans en Europe, partout où il est faible. Ceux qui ont défendu l’ouverture des lettres de Mazzini par sir James Graham, ne nous convaincront jamais que le cabinet anglais prenait soin des intérêts anglais. On n’a jamais réfuté cette opinion, qu’on avait agi ainsi pour complaire aux odieux gouvernements de Naples et d’Autriche, et que cette conduite causa la mort des frères Bandiera. Lorsque l’Autriche, en 1846, fit invasion dans la république de Cracovie, — république établie et garantie par le traité de Vienne, — et la subjugua, lord Palmerston refusa même de protester contre un pareil acte ; et, depuis, il a continué de bavarder sur le caractère sacré de ce traité, aussi souvent qu’il convient aux puissances despotiques liguées contre les libertés des nations. Ce qu’il faut entendre par « protection » s’est révélé une fois de plus. Mais qu’est-ce que cela, comparé à notre destruction des libertés du Portugal en 1847, lorsque John Russel était aussi premier ministre ? ]] ne tint pas plus de compte du droit à l’égard du Portugal, qu’on ne l’avait fait dix ans auparavant à l’égard du Canada. La question unique fut de savoir s’il nous convenait qu’une révolution juste réussit en Portugal, et la réponse fut négative. Car le royaume de Sardaigne est en voie de réforme. La Suisse est agitée par des mouvements intérieurs ; la Prusse ayant enfin obtenu un parlement pousse ses avantages contre le roi ; bien plus, il y a à Rome un Pape réformateur, et si la révolution réussit en Portugal, l’exemple sera suivi en maint autre lieu : conséquemment, juste ou non, il faut l’étouffer. » (Westminster Review. Juillet 1855, Article : De l’immoralité internationale.)
  269. Extrait des dépêches de lord Dalhousie, du 12 février 1852 :
      » La puissance britannique dans l’Inde ne pent songer tmpunément à montrer, méme momentanément, une apparence d’infériorité. Lorsque je répugnerais à croire que notre empire dans l’Inde n’a de stabilité que par l’épée, il est inutile de mettre en doute que notre domination doit surtout s’appuyer sur la puissance du conquérant et doit être maintenue par elle. Le gouvernement de l’Inde ne peut, d’une manière compatible avec sa propre sûreté, apparaître un seul jour dans une attitude d’infériorité, ou espérer de maintenir la paix ou la soumission parmi les princes et les populations innombrables répandus sur l’immense circonscription de l’empire, si pendant un seul jour il laisse mettre en doute la supériorité absolue de ses armes et de sa résolution continue de la soutenir. » (Livre-Bleu présenté au Parlement le 4 juin 1852, p. 66, cité dans le Westminster Review de juillet 1855, p. 35.)
  270. Dépêche de sir William Molesworth au gouverneur des îles Barbades.
  271. « Tout rocher dans l’Océan où peut se percher un cormoran est occupé par des troupes anglaises et possède un gouverneur, un vice-gouverneur, un garde-magasin et un garde-magasin adjoint et possédera bientôt un archidiacre et un évêque, des collèges militaires pourvus de 34 professeurs, chargés de l’éducation de 17 enseignes par an, ce qui fait une moitié d’enseigne par professeur ; et, en outre, toute espèce d’absurdité… Une guerre juste et nécessaire coûte à ce pays (l’Angleterre), à peu près cent mille livres par minute ; un fouet, quinze mille livres, et un ruban sept mille livres ; le galon pour les tambours et les fifres, neuf mille livres ; une pension pour un individu qui s’est fait casser la tête sous le pôle, — pour un autre qui a eu la jambe cassée sous l’équateur ; des subsides à allouer à la Perse, des fonds secrets pour le Thibet ; une rente annuelle à lady n’importe qui et à ses sept filles, dont le mari a été blessé en quelque lieu où nous ne devons jamais avoir eu de soldats le moins du monde, et le frère aîné renvoyant quatre autres frères au Parlement ; un tel tableau de folie, de corruption et de prodigalité doit paralyser l’activité et détruire la fortune du peuple le plus industrieux et le plus courageux qui ait jamais existé. » (Sidney Smith.)
  272. « Une enquête récente a fait découvrir que, même dans les districts autrefois renommés pour les beaux hommes et les vaillants soldats, les habitants ont dégénéré et n’offrent plus qu’une race chétive et rabougrie. Dans les sites les plus salubres, sur le flanc des collines faisant face à la mer, leurs enfants affamés offrent aux regards des visages aussi maigres et aussi pâles que ceux qu’on pourrait rencontrer dans l’atmosphère malsaine d’une allée de Londres. Des tableaux encore plus déplorables se présentent dans les hautes terres de l’Ouest, principalement sur les côtes et dans les îles adjacentes. Il s’est rassemblé là une population considérable, si mal pourvue de moyens quelconques de subsistance, que pendant une partie de presque chaque année, 45.000 à 80.000 individus se trouvent réduits à l’indigence et ne peuvent compter absolument que sur la charité. Un grand nombre des chefs de famille occupent des clos attenant à des maisons d’une étendue de 4 à 7 acres ; mais sur ces clos, malgré leur petite contenance et l’extrême stérilité du sol, résident souvent 2, 3 et quelquefois même 4 familles. Naturellement ils vivent de la façon la plus misérable. Les pommes de terre forment la nourriture habituelle ; car le gruau d’avoine, est considéré comme un aliment de luxe qu’il faut réserver pour les beaux jours et les jours de fête ; mais la récolte des pommes de terre mêmes est insuffisante. La provision de l’année est généralement épuisée avant que la récolte suivante soit parvenue à maturité, et les pauvres se trouvent alors dans une situation tout à fait désespérée ; car la loi sur les pauvres est une lettre morte dans le Nord de l’Écosse, et l’absence d’une provision légale pour les individus nécessiteux, n’est qu’imparfaitement suppléée par les cotisations volontaires des propriétaires du sol. » (Thornton. L’excès de population et son remède, p. 7476.)
  273. « Les ruelles de Glasgow comprennent une population flottante de 15.000 à 30.000 individus. Ce quartier consiste en un labyrinthe d’allées parmi lesquelles des entrées innombrables conduisent à de petites cours carrées, renfermant un tas de fumier dont la vapeur s’élève au milieu. Quelque révoltant que fût l’aspect extérieur de ces lieux, je n’étais guère préparé à la malpropreté et à l’état misérable de l’intérieur. Dans quelques-uns de ces hôtels garnis (que nous avons visités la nuit) nous trouvâmes un repaire complet d’êtres humains couchés en désordre sur le parquet souvent au nombre de 15 ou 20 ; quelques-uns habillés et d’autres nus ; hommes, femmes et enfants confondus pêle-méle. Leur lit consistait en une couche de paille moisie mélée à des chiffons. Il n’y avait généralement que peu, ou point de meubles dans ces habitations ; le seul article de bien-être était le combustible. Le vol et la prostitution forment les principales ressources du revenu de cette population. Il ne parait pas qu’on prenne aucun souci de nettoyer ce pandemonium semblable aux étables d’Augias, ce foyer de crime, de saleté et de contagion, qui existe au centre de la seconde ville de l’Empire. » (Symonds. Rapport sur les tisserands travaillant au métier à la main.)
  274. L’histoire des colonies pendant un grand nombre d’années est celle d’une série de pertes et de la destruction du capital ; et si, aux nombreux millions formant le capital privé, qui ont été ainsi gaspillés, nous ajoutions plusieurs centaines de millions, produits des taxes perçues en Angleterre et dépensés à propos des colonies, la perte totale de richesse que les colonies ont occasionnée à la nation anglaise paraitrait tout à fait exorbitante, (Parnell.)
  275. Le mot absentee (absent) implique, en anglais, l’idée d’un propriétaire qui dépense ses revenus hors de son domaine, dans une autre résidence ; ce qu’on ne peut rendre par un seul mot. (Note des traducteurs).
  276. Voy. antérieurement, Chap, xvii, § 4, p. 482, relativement à cette assertion « que l’ouvrier doit d’être employé, à tout événement, aux pertes que subit celui qui l’emploie. » L’effet de ce système erroné, pour pervertir les idées, n’a jamais été démontré d’une façon plus évidente que dans le document auquel nous avons emprunté cette citation. Le raisonnement tout entier, en ce qui concerne le rapport entre le chef d’industrie et l’ouvrier, est précisément le même que nous trouvons dans les journaux de la Caroline ; et cependant, ce document a été publié par ordre de la Chambre des communes d’Angleterre.
  277. Essai sur le principe de population, liv. I, chap. 1er.
  278. Mill père. Éléments d’économie politique, trad. par Parisot, p. 57.
  279. « Après une certaine phase peu avancée dans le progrès de l’agriculture ; aussitôt qu’en réalité les hommes se sont adonnés à la culture avec quelque énergie et lui ont appliqué des instruments passables ; à partir de cette époque, la loi de la production résultant de la terre, est telle que dans tout état donné de la science agricole, en augmentant la somme du travail, le produit n’augmente pas à un égal degré ; en doublant celui-ci, on ne double pas celui-là ; on pour exprimer la même idée en d’autres termes : tout accroissement de produit s’obtient par un accroissement plus que proportionnel dans l’application du travail à la terre. » Mill, John, Stuart. Principes d’économie politique, trad, par Dussarp et Courcelle-Seneuil, tom, 1, chap, xii, p. 203.
  280. John Stuart Mill. Principes d’économie politique, trad. par Dussard et Courcelle-Seneuil, tome I, chap xii, p. 203.
  281. Revue d’Édimbourg. Octobre 1849.
  282. Mac Culloch. Principes d’économie politique, trad. par Auguste Planche, tom : I, chap. x, p. 309.
  283. « Fonder un vaste empire dans la vue seulement de créer un peuple d’acheteurs et de chalands, semble, au premier coup d’œil, un projet qui ne peut convenir qu’à une nation de boutiquiers. C’est cependant un projet qui accommoderait extrêmement mal une nation toute composée de gens de boutique, mais qui convient parfaitement bien à une nation dont le gouvernement est sous l’influence des boutiquiers. » (Richesse des nations, traduction du comte Germain Garnier, tome II, chap. vii, p.243). A l’égard des mesures qui ont été adoptées pour mettre en pratique cette idée, et pour exalter le trafic aux dépens du commerce. Smith a exprimé son opinion dans les termes suivants : « Empêcher un grand peuple de tirer tout le parti qu’il peut de chacune de ses propres productions, ou d’employer ses capitaux et son industrie de la manière qu’il croit lui être la plus avantageuse, c’est une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’espèce humaine. » (Ibid p. 202).
  284. On trouvera le principal point d’accord entre Smith et ses partisans dans ses chapitres sur la Monnaie, où il a commis de graves erreurs.
  285. Dans les notes de son édition de la Richesse des nations, M. Mac Culloch dit à ses lecteurs « qu’il serait inexcusable de leur faire perdre leur temps en cherchant à prouver par des arguments l’avantage d’avoir les subsistances à bon marché. » Faciliter la production, continue-t-il, « et faire en sorte que les denrées soient à meilleur marché et s’obtiennent plus facilement, ce sont là les principaux motifs qui stimulent les facultés inventives et conduisent à la découverte et aux perfectionnements des machines et des procédés pour épargner le travail et diminuer le prix, p. 520. Les mots prix et coût sont traités ici comme s’ils se rapportaient à la même idée ; tandis que l’un se rapporte à la valeur du blé en argent, et l’autre à sa valeur, lorsqu’on mesure celle-ci par le travail. C’est précisément à mesure que les facultés inventives sont stimulées, que le premier s’élève, ainsi qu’on peut le constater en comparant la Pologne avec la France, ou l’Angleterre sous Georges I, avec la même Angleterre sous Georges III, C’est alors, conséquemment, que le second baisse, ainsi qu’on peut le voir en comparant la France d’aujourd’hui avec la France du temps de Louis XV, ou l’Angleterre actuelle avec l’Angleterre sous les Plantagenets. Plus sont nombreux les découvertes et les « perfectionnements des machines, moins sera considérable le coût des subsistances, plus sera grande la tendance à une hausse du prix et plus sera rapide le progrès dans le condition de l’homme. »
  286. Voy. plus haut, § 10, chap. viii, p. 253.
  287. Dans un débat récent, à la Chambre des communes, il a été constaté que dans les établissements de blanchiment de toiles de l’Angleterre et de l’Écosse ; les hommes, les femmes et les enfants étaient obligés de travailler, de seize à vingt heures par jour, et sous l’influence d’une température tellement élevée que très-souvent « les clous du parquet s’échauffaient et faisaient venir des ampoules aux pieds des individus employés dans les chambres, appelées ordinairement chambres de mortalité à raison de la mortalité exorbitante à laquelle elles donnent lieu. » Pour remédier à de pareils maux et protéger les travailleurs, particulièrement ceux auxquels leur âge, encore tendre, ne permet pas de se protéger eux-mêmes, et dont l’existence aujourd’hui, ainsi que l’a dit un des orateurs, « est dépensée absolument comme celle des bestiaux sur une ferme, » on proposa de restreindre le nombre des heures de travail ; mais le bill formulé à cet effet fut rejeté, après un discours de sir James Graham, discours dans lequel, ainsi que le verra le lecteur, le travailleur est regardé comme un pur instrument, que le trafic doit mettre en œuvre.
      « Il est admis que l’industrie du blanchisseur de toiles est exposée à la plus rude concurrence de la part des rivaux étrangers, et qu’elle exige toute l’habileté et toute l'énergie du manufacturier anglais pour lutter contre elle avec succès. Il en est exactement de même que dans une arène, où doivent courir deux chevaux, doués exactement des mêmes qualités ; si vous chargez l’un d’eux d’un poids de trois livres en sus, sa défaite est assurée ; il en est de même à l’égard de l’industrie. M. Tremenheere admet l’âpreté de cette concurrence, mais en même temps qu’il » établit très-nettement que si vous suivez son conseil, les frais additionnels de production seront de 10 0/0 et l’addition, au prix de vente, de 1 0/0, il soutient que c’est là une chose tout à fait insignifiante. C’est là, en matière d’industrie, une proposition tellement étonnante que je ne puis, pour cela seul, consentir à prendre M. Tremenheere pour guide. Si le résultat est tel qu’il l’affirme, d’ajouter 10 0/0 au coût de production, je prédis immédiatement, que par un acte législatif, aussi précipité, aussi imprudent et extravagant, vous assurerez le succès de nos rivaux étrangers, dans cette branche d’industrie. »