Principes de morale rationnelle/1-1-1

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Félix Alcan (p. 1-12).
PRINCIPES DE MORALE RATIONNELLE



LIVRE PREMIER

LE PROBLÈME DE LA MORALE



CHAPITRE PREMIER

COMMENT LE PROBLÈME MORAL SE POSE


I


Pour traiter le problème de la morale, il faut d’abord l’énoncer. Mais tout de suite deux difficultés se présentent.

D’une part, on court le danger d’énoncer le problème en des termes tels que ce problème ne s’impose pas à l’attention et à la réflexion, en des termes tels, pour dire plus, que ce problème ne soit plus le vrai problème de la morale. Car le problème moral n’est point pareil aux autres problèmes pratiques, la morale est essentiellement différente de ce que l’on appelle souvent les sciences normatives. Dans les problèmes pratiques autres que le problème moral il s’agit, une fin étant choisie, de déterminer la meilleure manière d’en obtenir la réalisation. Le choix de la fin est arbitraire ; et ce qui peut arriver de pis, c’est que, en raison de la fin choisie, le problème soit sans intérêt, sans importance réelle. Le problème moral, au contraire, apparaît comme un problème que, de quelque manière qu’on doive le résoudre, on ne saurait éluder. Tout au moins — pour ne pas préjuger de ce qui ne pourra être établi rigoureusement que plus tard — le problème moral apparaît-il tel partout où on le soulève, dans la conscience du commun des hommes, dans les ouvrages des philosophes. Et, dût-on aboutir finalement à la négation du devoir et de tous ses équivalents, à l’immoralisme parfait, il n’en faudrait pas moins pour commencer donner à notre problème le caractère que j’ai indiqué.

D’autre part il y a lieu d’éviter, dans l’énoncé du problème moral, les expressions trop précises, celles qui impliqueraient déjà une solution particulière du problème. Et sans doute le problème moral est tel qu’on ne peut le poser sans être contraint, par l’énoncé même qu’on en a donné, d’arriver à une certaine solution : comment en serait-il autrement, puisque ce problème a son origine dans notre nature, et que rien d’extérieur à celle-ci ne doit contribuer à en déterminer la solution ? Mais s’il est impossible de suivre ici une méthode parfaitement discursive, on peut du moins aller de formules moins nettes à des formules plus nettes, on peut parler au début un langage que son imprécision même fasse approuver sans difficulté, pour ensuite, par l’approfondissement et l’éclaircissement des notions, obtenir l’assentiment du lecteur à des propositions qu’il n’eût pas été disposé à accepter immédiatement.

Le problème moral, comme l’a dit Spencer, est le problème de la conduite ; on pourrait dire encore : c’est le problème de la justification de la conduite. L’objet de la morale, c’est de nous indiquer quels actes nous pourrons ou nous devrons accomplir, dans les divers moments de notre vie, pour avoir toujours notre propre approbation. L’homme moral est celui qui ne fait jamais rien qu’il ne puisse justifier à ses propres yeux.

Considérons en premier lieu un certain acte ; considérons-le en lui-même, abstraction faite des actes que nous pourrions accomplir en sa place, abstraction faite, encore, des conséquences qu’il entraînera. Nous voulons juger cet acte ? négligeant complètement la force intérieure plus ou moins puissante qui nous pousse à l’exécuter, attachant notre attention à l’acte seul, l’enveloppant de la lumière de la conscience, nous verrons si nous pouvons le regarder comme bon, s’il y a quelque chose en lui qui emporte notre adhésion. Et dans le cas de l’affirmative, comme l’acte a été isolé de tout, ce motif d’approbation se trouvera être un motif suprême : l’acte sera justifié, il sera moral.

Mais c’est faire une hypothèse irréelle que de prendre un acte séparément. Au vrai, un acte est une partie intégrante de cet ensemble d’actes qu’est la vie, ou, pour nous en tenir au domaine de la conscience, de cet ensemble plus restreint qu’est la conduite. Un acte entraîne nécessairement des conséquences ; avant d’être exécuté, il se présente à nous conjointement à d’autres actes qui comme lui nous apparaissent possibles, et avec lesquels il doit être mis en balance. S’agit-il de savoir si on exécutera un acte, ou si l’on s’en abstiendra ? c’est encore une alternative où nous sommes placés : s’abstenir, c’est toujours agir d’une certaine façon.

C’est dans la comparaison des actes que la vraie nature du problème moral se révélera. Je dis : dans la comparaison, parce que le choix n’est jamais moral que lorsqu’il est réfléchi et délibéré. Supposons que, poursuivant une fin, nous ayons à choisir entre deux moyens ; si nous permettons à des impulsions internes de nous faire prendre l’un de ces moyens plutôt que l’autre, rien de moral ne se sera passé. De même s’il s’agit de choisir entre deux fins, d’accomplir ou de ne pas accomplir un acte, et que nous abandonnions au jeu spontané des forces psychiques la solution de l’alternative.

Appliquons donc notre réflexion à notre conduite. J’hésite, voulant atteindre une certaine fin, entre deux moyens que mon intelligence conçoit. Lequel prendrai-je ? celui-là évidemment qui, après examen, me sera apparu comme le plus propre à me conduire au but visé.

Deux fins, maintenant, sont en présence : qu’est-ce qui me décidera à proclamer la supériorité de l’une, à la déclarer meilleure, ou préférable ? La force des impulsions qui nous portent d’un côté ou de l’autre ne doit pas entrer en compte. Appliquant donc notre attention à nos deux fins, nous chercherons les éléments qui sont en elles et auxquels notre moi conscient ne peut pas ne pas attacher de valeur, les motifs qu’a ce moi conscient de trouver bonnes l’une et l’autre fin, et nous pèserons ces éléments, ces motifs.

Mais cette pesée, cette comparaison que la réflexion nous force en quelque sorte à instituer, il faut qu’elle soit possible. Il faudra donc que les éléments, les motifs dont je parlais ci-dessus soient du même ordre, qu’il y ait identité de nature entre eux : comment comparerait-on deux choses ensemble, si on ne les considérait sous un même rapport[1] ?

Ainsi le problème moral est de trouver une commune mesure à laquelle toutes les actions seront soumises, une fin souveraine à laquelle on ramènera toutes les fins.

Il s’agit de trouver une commune mesure pour les actions. La morale aura donc pour tâche d’établir un système de valeurs ; et ce système doit être complet, il doit embrasser tous les actes possibles, car la réflexion intervient ou peut intervenir dans tous les moments de notre vie, elle peut s’appliquer à tous nos actes ; mais en même temps et surtout il doit être parfait, c’est-à-dire que toutes les valeurs qui y entrent doivent être mesurées avec un même étalon.

Il s’agit, disais-je encore, de ramener toutes les fins à une fin suprême. Ce que l’on trouve, en effet, dans une fin et qui fait que nous sommes contraints d’attribuer un prix à cette fin, c’est une fin encore, supérieure en un sens à la première. Et comme la comparaison de deux fins, de deux actions que l’on conçoit ne peut avoir lieu qu’autant que le bien trouvé dans les deux fins est le même bien, il est clair qu’il ne s’agit pas d’autre chose, en morale, que de déterminer une fin suprême, et unique, à laquelle il nous faille tout subordonner, vers laquelle il nous faille diriger toute notre activité.

Ce que sera la fin morale, si même il est possible de déterminer cette fin, et par suite s’il est possible de constituer la morale, ce n’est pas le moment de le dire. Il n’est question pour l’instant que de voir ce qu’est le problème moral, à quelles conditions le besoin moral pourra être satisfait. Et la condition que je viens d’indiquer est d’une importance capitale.


Les considérations précédentes, en montrant comment le problème moral se pose, ont fait voir quelle est la nature véritable du besoin qui donne naissance à ce problème. Le besoin moral est à la fois le besoin d’assurer l’indépendance de la personne, ou mieux encore — car l’idée de l’indépendance est une idée purement négative — la pleine possession du moi par lui-même, et le besoin d’unifier la conduite.

Nous éprouvons — nous pouvons éprouver du moins — le besoin de devenir nos propres maîtres, de nous affranchir de la domination des forces de toutes sortes qui agissent en nous. Nous ne voulons pas nous abandonner, renoncer à exercer aucun contrôle sur nos démarches. Si nous laissons jouer d’une manière toute spontanée les instincts, les tendances, les impulsions intérieures, nous ne nous appartenons plus. Et certes il y a quelque chose d’étrange dans ces formules, puisque enfin les forces internes que notre moi veut se soumettre entrent dans la composition de ce moi. Il n’en reste pas moins que l’homme n’agit pas réellement quand il se borne à laisser agir ses inclinations : c’est assez, pour l’établir, de faire appel à un sentiment que tous les hommes connaissent, à un degré plus ou moins fort.

Si tous les hommes, à un degré ou à un autre, connaissent le besoin de devenir maîtres d’eux-mêmes, de contrôler leur conduite, c’est que, pour éprouver ce besoin, il suffit d’être doué de réflexion. Et ceci montre, sans qu’il y ait lieu présentement de préciser davantage, le caractère sérieux du besoin moral. Le besoin moral, la moralité, complètent, achèvent le développement de l’être. Celui-ci commence d’exister, j’entends d’exister pour lui-même, d’être autre chose qu’un objet de connaissance pour d’autres êtres, avec la conscience. Après la conscience vient la réflexion, qui, opposant nettement le moi au non-moi, donne à la conscience tout son prix. Mais la réflexion ne peut pas aller sans que le désir apparaisse, chez l’être qui en est doué, de régler sa conduite ; nous ne saurions, nous détachant en quelque sorte de notre activité spontanée, nous borner à regarder celle-ci se déployer ; il nous faut d’une certaine manière modifier cette activité pour qu’elle devienne pleinement et complètement nôtre.

Qu’on entende bien cette remarque. Elle ne va pas à dire que la vie existe pour la moralité, en d’autres termes, que seule la moralité ait de la valeur, et que la vie considérée en elle-même, non pas comme une condition de l’exercice de la moralité, en soit tout à fait dépourvue. Cette conception, je l’examinerai plus tard, comme celle aussi qui veut que la moralité n’ait de prix qu’autant qu’elle contribue à rendre la vie meilleure[2]. Mais une chose est décider s’il y a entre la vie et la moralité un rapport de subordination, et quel est ce rapport, autre chose est constater — car il s’agit ici d’une simple constatation, de laquelle pour l’instant on ne tire aucune conséquence, et qu’on ne cherche pas à approfondir — que la moralité, que le besoin moral apparaît nécessairement avec les formes les plus hautes de la vie, que la vie n’est point parfaite là où il ne s’est pas montré.

Cependant, en même temps qu’il se révèle comme le besoin d’assurer la pleine possession du moi par lui-même, le besoin moral se révèle comme le besoin d’unifier la conduite. Et il convient de se demander lequel de ces deux caractères est antérieur à l’autre. Le besoin moral est-il essentiellement le besoin que nous éprouvons d’être nos maîtres, l’unification de la conduite apparaissant comme une condition à remplir pour que cette conduite puisse se justifier à nos yeux et que nous nous appartenions tout à fait à nous-mêmes ? ou bien à l’inverse cherchons-nous tout d’abord à déterminer un principe qui guide toute notre activité, et l’indépendance du moi, la justification de la conduite se trouve-t-elle réalisée par voie de conséquence, d’une manière accessoire ?

À cette question, c’est évidemment la première réponse qui doit être donnée. Recherche-t-on en effet lequel des deux caractères du besoin moral se manifeste tout d’abord dans la conscience ? on constatera sans peine que c’est cette réponse qui s’impose. Le besoin

moral me fait me demander d’abord si j’agirai bien en accomplissant un certain acte que je projette, que je me sens porté à accomplir, il me fait me demander si cet acte peut être justifié, s’il doit être approuvé ; et il me presse de m’affranchir de la domination de mes inclinations. Ce n’est qu’ultérieurement que, procédant à cette même recherche pour une série d’actes particuliers, j’en viens à découvrir que la justification de ma conduite exige comme condition la subordination de toute cette conduite à un principe unique. Et la meilleure preuve du fait est que parmi les philosophes eux-mêmes il en est beaucoup qui, faute d’avoir poussé l’analyse du besoin moral assez loin, ne sont point parvenus à la connaissance de cette dernière vérité.

Si l’ordre chronologique, l’ordre de la connaissance est bien, pour les deux caractères du besoin moral, celui que j’ai indiqué, il est encore plus aisé de montrer que l’ordre logique est aussi celui-là : quel intérêt en effet, quelle importance peut avoir en elle-même l’unification de la conduite ? au contraire, l’indépendance de notre moi est une chose que l’on conçoit tout de suite que nous voulions assurer ; et l’unification de la conduite méritera d’être poursuivie s’il faut y procéder pour atteindre ce but.

Il y a mieux : l’ordre logique, ici, doit se confondre avec l’ordre de la connaissance. On a trop souvent, dans la morale, fait intervenir des concepts étrangers à notre nature, soit que l’on prétendît tirer ces concepts d’ailleurs que de nous-mêmes, soit que, déclarant les trouver dans notre esprit, on leur conférât tout de suite je ne sais quelle valeur absolue qui leur ôtait leur signification et leur valeur humaine. Ici, je me borne à analyser un besoin de notre nature, le besoin moral ; et comme ce besoin ne peut être satisfait que par l’exercice de la réflexion, mieux que cela, comme il a sa source dans le fait même de la réflexion, son essence nécessairement doit se manifester dans la direction où il tend d’abord : il ne saurait réclamer essentiellement autre chose que ce qu’on lui voit réclamer tout de suite.

Besoin d’indépendance ou de justification — c’est tout un — et besoin d’unité dans la conduite, le besoin moral est un besoin de la raison, il est le besoin de la raison en tant que pratique. J’ai évité jusqu’ici d’employer le mot de raison ; j’ai parlé seulement de la réflexion, montrant que l’homme devient moral par cela même qu’il est doué de réflexion. À bien parler, la réflexion est la contemplation par l’homme de lui-même, de ses sentiments, de ses actions. Mais du moment que l’on ne s’en tient pas à une contemplation toute passive — où d’ailleurs il est impossible de se tenir, et que l’on ne considère que par abstraction —, du moment qu’à la réflexion l’activité de l’esprit s’ajoute, c’est à la raison que nous avons affaire, la raison n’étant autre chose que la manifestation la plus élevée, la plus complète de cette activité de l’esprit.

Ainsi la raison pratique a pour rôle à la fois d’assurer notre indépendance et d’unifier notre conduite. Et dès lors ce que j’ai dit des rapports de ces deux fonctions permet de deviner dans quel sens il faut résoudre la question de la primauté de la raison spéculative ou de la raison pratique ; cela permet, la primauté de la raison pratique une fois établie, de voir quelle est la destination fondamentale de la raison en général.

Le rôle de la raison en tant que spéculative est d’unifier la connaissance. Comment la raison spéculative procède à cette unification, ce n’est pas le lieu de l’examiner[3] ; ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que cette unification est à peu près toute sa tâche. On pourrait dire sans doute que c’est grâce à la raison spéculative que nous prenons conscience de nous-même, et que le moi se forme véritablement ; et il est de fait que nous ne nous connaissons qu’autant que nous nous opposons une réalité extérieure, qu’autant qu’une certaine unification a été opérée des données primitivement incohérentes de la sensation. Mais cette unification a pour conséquence — et non pour fin, on voudra bien le noter — la connaissance de l’être pensant par lui-même, la formation du moi ; elle n’a pas pour conséquence l’indépendance de ce même moi, laquelle est quelque chose de supérieur et de plus parfait. Et même, pour permettre la formation du moi, point n’est besoin que cette unification soit poussée très loin : le savant a-t-il toujours de son existence individuelle un sentiment plus vif que l’homme dont la culture intellectuelle a été moins développée ? passé un certain point, qui est vite atteint, la raison spéculative travaille exclusivement à parfaire l’unification du savoir. Mais tandis que le rôle de la raison spéculative est ainsi limité, la raison pratique, elle, vise plus loin. En même temps qu’elle travaille à unifier la conduite d’une façon non pas identique, analogue cependant à celle dont la raison spéculative unifie la connaissance, elle travaille à nous rendre maîtres de nous-mêmes. Et par là son rôle apparaît plus important que celui de la raison spéculative.

À la vérité, on peut arriver par une voie plus courte et plus sûre à établir la primauté de la raison pratique. Ce qui confère à la raison pratique une primauté indubitable, c’est qu’il lui appartient de mesurer la valeur de la fin de la raison spéculative — la science —, de comparer cette fin aux autres fins que nous pouvons nous proposer. La raison pratique n’utilise pas seulement l’œuvre de la raison spéculative, elle commande à celle-ci. Et s’il est vrai, comme j’ai essayé de le montrer, que la fonction essentielle de la raison pratique soit de réaliser la pleine domination de la personne sur elle-même, il faudra dire que c’est vers ce résultat que tend en définitive toute l’activité de la raison.

  1. Cf. Stuart Mill : « il doit exister quelque étalon servant à déterminer le caractère bon ou mauvais des fins. Et quel que soit cet étalon, il ne peut en exister qu’un seul, car s’il y avait plusieurs principes supérieurs de conduite, la même conduite pourrait être justifiée par un de ces principes et condamnée par un autre, et il faudrait quelque principe plus général qui pût servir d’arbitre entre les autres » (Logique, VI, 12, § 7, trad. Peisse, Paris, Ladrange, 1866, t. II, pp. 558-559). De même dans l’Utilitarisme, I (trad. fr., Paris, Alcan, 3e éd., 1908, p. 5), et passim.
  2. L’opposition de ces deux formules, la moralité pour la vie, la vie pour la moralité, se rencontre chez Höffding, Morale, 4, § 2 (trad. fr., Paris, Schleicher, 1903, p. 71).
  3. On verra plus loin que l’unification de la conduite par la raison pratique et l’unification du savoir par la raison spéculative ne s’opèrent pas de même, que c’est à tort que certains philosophes ont identifié celle-là à celle-ci.