Principes de morale rationnelle/1-1-2

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Félix Alcan (p. 13-30).

II

Il en a été dit assez, dans les pages précédentes, pour établir la réalité de ce besoin — besoin de justification et besoin d’unification de la conduite — qui donne naissance, à mon avis, au problème de la morale. Ce besoin sort nécessairement de notre nature d’êtres réfléchis et raisonnables : et c’est pour cela qu’il est impossible d’en entendre parler sans constater qu’on l’éprouve à un degré plus ou moins fort. Kant l’a bien vu ; et ce n’est pas à tort qu’il a insisté sur cette idée que la meilleure manière de développer la moralité, c’était d’en exposer le concept dans toute sa pureté[1]. Kant a pu errer en attribuant à ce qu’il appelle l’obligation un caractère absolu et en même temps tout formel ; si l’on fait abstraction de ces déterminations contestables qu’il a données de la moralité, il reste que la moralité, comme il l’a affirmé, est un produit de la raison, que celle-ci ne saurait manquer d’avouer immédiatement.

À la rigueur, il suffirait d’avoir montré l’existence et l’universalité de ce besoin qui a été analysé plus haut, et d’avoir montré, en outre, que le problème que ce besoin suscite est le problème pratique fondamental et premier. Ces prémisses posées, je serais en droit de passer outre. Il ne sera pas mauvais, toutefois, d’examiner dans quelle mesure l’appellation de besoin moral dont je me suis servi jusqu’ici pour désigner le besoin de justification et d’unification de la conduite est conforme à l’usage ; il convient de voir jusqu’à quel point la morale telle que je la comprends s’identifie avec ce que l’on entend par ce mot : l’examen de cette question corroborera les conclusions où nous sommes par venus.

Les significations que l’on donne au mot morale — celles du moins qui peuvent nous intéresser ici[2] — sont au nombre de deux. Il y a d’une part la morale courante, comme on l’appelle : c’est l’ensemble des prescriptions que la conscience publique, dans une société donnée, impose aux membres de cette société. Il y a d’autre part les morales philosophiques, c’est-à-dire les constructions que les philosophes ont édifiées relativement au bien et au mal, à la conduite de la vie.

Ces dernières morales, il me sera permis de les négliger : quelle que soit leur variété, quelque différents que soient les principes formulés par elles, et la méthode par laquelle elles arrivent à déterminer ces principes, il est clair que le problème qu’elles discutent n’est autre que celui qui a été énoncé plus haut — quel autre problème la pensée rencontrerait-elle lorsqu’elle s’applique à vouloir diriger nos actions ? — À supposer même qu’un doute pût subsister là-dessus, ce doute sera dissipé si je fais voir que la morale vulgaire, à coup sûr plus éloignée que les morales philosophiques de la morale telle que je l’entends, est emportée par un mouvement nécessaire vers cette dernière, ou pour mieux parler se laisse toujours davantage pénétrer par elle.

La morale vulgaire consiste dans un ensemble d’idées, de règles, que nous recevons de la société au milieu de laquelle nous vivons, qui constituent la conscience collective de cette société. Cette conscience collective, les fondateurs et les maîtres de la sociologie se sont efforcés, en même temps que d’en définir les caractères, d’en reconnaître l’origine. Pour Spencer, elle procède d’une vue plus ou moins confuse des limitations que l’activité des individus doit subir pour que la vie sociale soit possible ; l’expérience accumulée des générations successives a élaboré cet ensemble de croyances, qui tendent à la conservation de la société, ou qui du moins y ont tendu quand elles ont pris naissance. D’autres après Spencer ont élargi l’explication en indiquant que l’intuition de l’utilité sociale, ou même la sympathie, n’ont pas toujours été la source des croyances morales populaires. Nous pouvons nous dispenser d’entrer dans la discussion de ces théories. L’origine des morales populaires nous importe peu. Tout ce que nous devons considérer, c’est la manière dont ces morales agissent sur les individus. Et alors nous trouverons à première vue une opposition très nette, presque un abîme entre ces morales et la morale telle que je l’ai définie.

Le besoin que la morale rationnelle satisfait a un double caractère : c’est, d’une part, le besoin d’unifier notre conduite, de subordonner toute cette conduite à un principe suprême, c’est en même temps et avant tout le besoin de déterminer une conduite qui ne soit pas fortuite et injustifiable, mais qui soit notre œuvre au sens le plus fort de l’expression, et qui soit la meilleure possible. La morale vulgaire, on le constate au premier abord, ne saurait point satisfaire ces deux besoins. Elle ne vise pas à unifier la conduite : les prescriptions qu’elle nous dicte, en effet, sont fragmentaires, elles se juxtaposent sans former un ensemble lié, un système. Ce n’est que dans les plus récentes et les plus « évoluées » de ces morales que l’on voit — je me réserve d’indiquer tout à l’heure la signification de ce fait — des formules générales apparaître où se résument un certain nombre de règles plus particulières ; et ce processus d’unification demeure très imparfait. La morale vulgaire ne vise pas davantage à assurer l’autonomie de la personne et à justifier l’idéal de conduite qu’elle nous propose. Ses préceptes nous sont extérieurs : ce sont des commandements pareils à ceux qui pourraient nous venir d’un chef, des commandements qui n’apportent pas avec eux des raisons que nous reconnaîtrions comme nôtres ; ce qu’ils nous ordonnent de faire est bon parce que cela est bon, ce qu’ils nous défendent est mauvais parce que cela est mauvais, sans qu’il y ait lieu de remonter plus loin.

Ainsi la morale vulgaire est très différente de la morale rationnelle. Mais est-il interdit de penser que cette dernière peut apparaître à côté de l’autre, et, avant de songer à la supplanter complètement — ce qui n’arrivera que d’une manière exceptionnelle, chez des hommes d’une haute culture, et doués d’une puissance de méditation particulière —, la modifier du moins, ou encore substituer à l’acceptation passive de la morale courante une adhésion volontaire ?

Raisonnons ici d’une manière hypothétique : demandons-nous s’il est impossible de concevoir la contamination de la moralité vulgaire par cette moralité qui a sa source dans les exigences de la raison. Pourquoi, par exemple, le besoin moral rationnel, plus ou moins fortement, plus ou moins nettement senti, ne nous conduirait-il pas à adhérer aux croyances morales venues du dehors, et tout d’abord subies, ou suivies d’une façon en quelque sorte automatique ? La raison, encore débile, tendrait à établir notre domination sur notre conduite ; mais impuissante à déterminer un idéal à elle, elle adopterait sans discussion et sans examen l’idéal déjà constitué dans la conscience collective.

La difficulté qui empêcherait de tenir un pareil processus pour possible réside dans l’opposition qui existe entre les caractères de la moralité vulgaire et la vraie nature des exigences du besoin moral rationnel. Toutefois, quand on y regarde de près, on constate qu’il y a, dans la pratique de la morale courante, de quoi satisfaire une raison qui commence à peine à s’affirmer, et qui est très éloignée d’avoir la fermeté et la clarté où elle est destinée à parvenir. La raison veut que l’on unifie la conduite ? Mais de la multiplicité fragmentaire des prescriptions que nous impose la morale courante, l’intelligence n’est pas longtemps à dégager par abstraction la notion du devoir en général ; et cette notion du devoir, dominant toute notre conduite — car les prescriptions de la morale vulgaire, négatives ou positives, sont variées et nombreuses, et l’accomplissement de ces prescriptions peut suffire à absorber l’activité des individus — permettra une certaine unification de l’activité. On pourra se donner comme but unique d’être vertueux, de faire le bien ; on cherchera uniquement à arriver au plus haut degré de vertu, le degré de la vertu se mesurant soit par le petit nombre des fautes qu’on se sera laissé aller à commettre, soit encore par l’excellence, ou par la difficulté des devoirs accomplis. La raison veut encore que nous ne fassions rien qui ne puisse être justifié ? Mais dans la régression que cette justification nécessite, il faut bien s’arrêter quelque part ; on ne peut aller à l’infini ; on s’arrêtera lorsqu’on sera en face d’un principe qu’on ne saurait refuser d’accepter, d’une fin qui se révélera comme bonne en elle-même. Or les prescriptions de la morale vulgaire peuvent être prises, quand on n’approfondit pas les choses, pour cet ἱκανόν vers lequel on remonte, et qu’il n’y a pas lieu de dépasser. L’origine mystérieuse de ces prescriptions les rend en quelque sorte sacrées ; le fait même qu’elles ne sont accompagnées d’aucune justification peut faire croire qu’elles n’ont pas besoin d’être justifiées, étant donné d’autre part la force avec laquelle elles agissent sur l’esprit.

Il n’est pas seulement concevable que la moralité rationnelle vienne se mêler à l’autre moralité, que le besoin moral rationnel — ou le besoin moral, comme je dirai désormais — se substitue à l’habitude ou à la crainte de la réprobation comme cause ou comme motif de l’obéissance aux prescriptions de la morale vulgaire. Il faut aller plus loin, et présenter cela comme un fait certain.

Ce fait, l’observation la plus familière permet de l’établir. Tout le monde a remarqué qu’il est deux façons d’obéir aux commandements de cette morale que la vie dans la société nous enseigne à tous. Les uns obéissent à ces commandements parce qu’ils sont naturellement dociles, et disposés par leur caractère à subir toutes les autorités qui s’exerceront sur eux ; ou bien encore ils redoutent le blâme de leurs semblables. D’autres se conforment à ces mêmes commandements parce que leur raison l’exige d’eux, parce qu’elle leur dit, simplement, d’agir ainsi — car il y a des hommes d’un caractère si droit, que la raison chez eux n’a pas besoin d’exiger, qu’il lui suffit d’indiquer la voie —.

Bien des signes montrent à laquelle des deux catégories qui viennent d’être distinguées un individu appartient. Ceux qui sont moraux parce qu’ils estiment qu’ils se doivent de l’être, parce qu’ils veulent que leur raison puisse les approuver et qu’il leur semble qu’elle ne les approuvera qu’à cette condition, ceux-là attacheront moins d’importance à la conformité de leurs actes avec les préceptes qu’à la pureté de l’intention. Non pas que par là je veuille préjuger, dès à présent, si le bien est tout dans l’intention, dans le motif pour lequel on agit : ce n’est que plus tard que nous examinerons s’il en est ainsi ; et peut-être serons-nous conduits à repousser cette thèse. Mais l’on comprend aisément qu’un homme dont la moralité a une source intérieure, et procède d’un besoin de sa raison, doit incliner à ne donner du prix qu’à ce qui est intérieur dans la moralité, c’est-à-dire à l’intention.

Les mêmes hommes dont je viens de parler ne chercheront pas à éluder les prescriptions qu’ils rencontrent sur leur chemin, comme d’autres feraient ; ils se soumettront à ces prescriptions d’emblée, si même ils ne vont pas au devant d’elles.

Enfin on les verra la plupart du temps ne pas accepter telles quelles les prescriptions de la morale courante, mais procéder à une élaboration de cette morale : ils feront application à des cas nouveaux des règles qui leur auront été enseignées, en sorte qu’ils étendront le réseau des obligations ; ils chercheront une justification aux prescriptions reçues, ce qui les conduira à opérer une certaine unification des préceptes moraux, et ce qui aura pour effet en même temps de les amener à rectifier sur certains points la morale de leur milieu ; bref, ils tendront à transformer la collection de formules, incohérente et d’une certaine manière arbitraire, qu’est cette morale en un système bien lié, bien assis, conforme, pour tout dire, aux exigences de la raison.

Ce travail auquel on voit que de certains individus procèdent ne peut pas manquer d’amener à la longue une évolution de la morale vulgaire elle-même. Que dans un groupe d’hommes façonnés par la tradition, dociles aux enseignements de leurs aînés, une personnalité morale véritable surgisse un jour, comment ne se produirait-il pas, du foyer qu’est cette personnalité, un rayonnement sur tout l’entourage ? et si de telles personnalités se multiplient, ne faudra-t-il pas que la morale vulgaire se modifie, qu’elle évolue vers la morale rationnelle ? Quelquefois l’influence d’un seul homme s’exerce sur des peuples entiers, s’étend à une longue suite de générations : c’est le cas des fondateurs de religions. Et certes il faut, pour que le prophète apparaisse, et pour que son influence devienne aussi grande, qu’il ait eu des précurseurs, que la morale nouvelle qu’il va apporter ne soit pas tout à fait nouvelle, qu’elle réponde aux aspirations plus ou moins conscientes des contemporains, comme il faut aussi que les circonstances extérieures favorisent la prédication de ce prophète. Il n’en demeure pas moins que celui-ci, par son action, détermine un courant d’idées qui se propagera à des distances incalculables.

Ainsi la morale des sociétés avancées sera déjà fort différente de la morale vulgaire pure qui a été définie plus haut, de la morale des sociétés barbares ou primitives. La morale des sociétés européennes actuelles, par exemple, attache aux motifs des actions une importance que les Grecs de l’époque héroïque étaient très éloignés d’attribuer à ces motifs. Cette morale, en outre, contient des traces nombreuses d’un travail de généralisation qui s’est poursuivi pendant des siècles, et qui se continue toujours. On tend de plus en plus à ramener tous les préceptes moraux à des règles très générales, notamment à la règle de la justice — pour laquelle d’ailleurs on est loin d’avoir trouvé une formule nette et définitive —. On modifie les préceptes qui peuvent en quelque façon se rattacher à ces règles générales, mais qui toutefois, tels qu’on les enseignait naguère, ne se laissent pas déduire d’elles rigoureusement. On élimine, d’autre part, les préceptes qui n’ont avec ces règles aucun rapport, ou du moins on les rejette dans un domaine que l’on distingue parfaitement de la morale : les règles de la politesse, de l’étiquette, les usages et les modes relatives au vêtement s’imposent à nous d’une façon très rigoureuse, et souvent se font obéir mieux que les règles morales les plus nécessaires ; ces règles, toutefois, qui jadis étaient confondues avec les règles relatives au respect de la vie, de la propriété, qui étaient accompagnées des mêmes sanctions, qui obligeaient de la même manière — c’est un point aujourd’hui hors de doute — sont sorties chez nous de la morale[3]. La sociologie contemporaine, dont l’attention souvent s’est portée presque exclusivement vers les sociétés primitives — soit à cause de la simplicité relative et de l’uniformité des phénomènes qu’on y observe, soit parce qu’à l’étude de ces sociétés convenaient mieux certaines méthodes, parce que leur structure justifiait mieux certaines conceptions chères à nos sociologues —, a trop négligé ce fait : il prouve à lui seul qu’il y a une morale autre que la morale vulgaire telle que je l’ai définie plus haut, et que cette dernière se laisse pénétrer par celle-là de plus en plus.

Bien entendu, ce progrès de la moralité ne peut avoir lieu que si de certaines conditions se trouvent réalisées. Je ne veux pas entreprendre de rechercher ces conditions et d’en indiquer l’importance exacte. On conçoit sans peine de quelle nature elles peuvent être : la complication croissante de la vie, par exemple, posera devant les individus des questions pour lesquelles les formules traditionnelles indiqueront des solutions contradictoires, et il faudra alors remonter de ces formules à quelque formule plus générale ; de la même façon, le travail que la doctrine des juristes opère sur le droit écrit, en même temps qu’il tend à satisfaire le besoin d’unification et de systématisation inhérent à la raison, tend plus encore à déterminer des principes à l’aide desquels puissent être tranchés les litiges aux quels les textes écrits ne donnent pas une solution certaine[4]. On aperçoit encore tout de suite que la différenciation croissante des membres d’une société, que l’établissement de relations entre cette société et d’autres sociétés détruiront peu à peu l’autorité de la tradition, provoqueront la réflexion individuelle, modifieront et le contenu et le fondement subjectif de la moralité.

Toutefois, on notera que la complication de la vie, la différenciation des individus ne sont ici que des conditions : elles rendent possible cette évolution de la morale que j’ai décrite, elles ne l’opèrent pas elles-mêmes ; c’est la réflexion, c’est la raison des individus qui substitue peu à peu aux croyances morales reçues une morale nouvelle, expression des besoins les plus hauts, et en un sens les plus profonds de la personne. Et c’est pourquoi il est permis de croire que l’origine de la moralité rationnelle est historiquement très ancienne ; c’est pourquoi cette moralité se montre même chez des êtres dont le développement psychique, d’une manière générale, est demeuré rudimentaire. On lira avec profit, à ce sujet, les observations que M. T. Mann Jones a faites sur des animaux, et que Spencer a relatées[5] ; chez les chiens déjà, à ce qu’il semble, l’opposition se marque entre la moralité « conventionnelle » et la moralité « rectale », comme les appelle M. Jones, je dirais entre la moralité vulgaire et la moralité rationnelle. Une de ces bêtes montre par sa conduite qu’elle n’est capable de refréner ses passions qu’autant qu’elle est menacée d’un châtiment ; elle imagine des ruses ingénieuses pour donner le change à son maître quand elle a manqué à ses devoirs ; et elle ne se reconnaît de devoirs que lorsqu’elle a reçu des ordres positifs ou des défenses du maître[6]. Au contraire, une bête de la même espèce, un chien, agit conformément à des règles qu’il s’est données à lui-même : le chien de M. Jones s’interdit, de toucher aux objets qui ont reçu une façon de l’homme, quelle qu’elle soit ; il s’abstient de faire du mal aux gens, et à ses semblables, même lorsqu’il est attaqué.

Arrêtons-nous un peu sur ces deux règles. Dira-t-on de la première qu’elle procède d’un sentiment de respect de la bête pour l’homme, son supérieur, que ce respect s’étend, par un processus psychologique facilement intelligible, à tout ce que l’homme a fabriqué, et que le respect c’est de la crainte, une crainte sublimée si l’on veut, détachée de la vue du châtiment, mais de la crainte encore ? Il n’est pas sûr que par là on ne laisse pas échapper quelque autre élément de ce sentiment de respect, un élément qui serait sans rapport aucun avec la crainte. Et que pourra-t-on dire de la seconde règle, dont l’observation, par parenthèse, est une victoire remportée sur les instincts les plus impérieux du carnassier qu’est le chien ? Représentera-t-on que l’observation de cette règle par le chien n’est qu’une imitation par celui-ci de son maître ? Mais il est très douteux que le chien ait jamais vu son maître obligé de se défendre contre une agression. En définitive, si la fréquentation de son maître a favorisé chez notre chien la formation de sa moralité particulière — ce qu’il y a lieu sans doute d’accorder —, il n’en reste pas moins que, à ce qu’il semble, cette moralité est très différente de la moralité vulgaire pure, qu’elle est pour partie une moralité rationnelle[7].

J’en ai assez dit pour montrer comment de très bonne heure la moralité rationnelle vient se mêler à la moralité vulgaire et modifier celle-ci. S’il s’agissait ici de faire une étude psychologique des formes de la moralité, il faudrait montrer maintenant comment la moralité vulgaire persiste à son tour, cependant que la moralité rationnelle se développe et se fortifie, et comment il n’est pas de moralité rationnelle où quelque élément étranger ne s’adjoigne.

Ces éléments étrangers qui contaminent la moralité rationnelle sont extrêmement nombreux et variés. Il y a d’abord ce fait qui est la source principale de la moralité vulgaire, si du moins l’on ne veut pas remonter à l’origine première de celle-ci, et que l’on considère des individus vivant dans une société déjà ancienne et pourvue d’une tradition : c’est à savoir notre instinct d’imitation, ou, pour être plus précis, notre faculté d’être suggestionnés, notre docilité à accepter les enseignements de la société dont nous faisons partie, à nous approprier les croyances répandues autour de nous. Il y a la crainte du châtiment, lorsque des peines sont attachées à la violation des prescriptions de la morale. Il y a la crainte de cette sanction diffuse qu’est la réprobation de nos semblables. S’agit-il d’une violation de la loi dont nous sommes assurés qu’elle ne sera connue de personne ? l’habitude d’être blâmés quand nous manquons à la loi fera que nous ne pourrons envisager cette violation sans éprouver un sentiment — on peut l’appeler du nom de respect, et c’est pour le moins une variété du respect — dans lequel il subsiste de la crainte, qui est en quelque sorte une crainte sans objet. La loi morale d’ailleurs, et le commandement qui nous enjoint d’y obéir, ne nous apparaissent pas, à l’ordinaire, comme extérieurs ; ainsi que l’a montré l’analyse très fine de Bain, il se fait dans notre esprit une imitation par nous-mêmes de ces commandements qui nous viennent du dehors[8] ; et Bain a eu tort, sans doute, de se refuser à voir dans la conscience morale autre chose que cette imitation en nous et par nous de l’autorité extérieure ; il n’en reste pas moins que le fait noté par lui est exact, et qu’il contribue à expliquer certains des caractères de l’ « obligation » telle qu’on la sent, telle qu’on la conçoit d’ordinaire.

Et voici toute une série nouvelle de mobiles non rationnels qui nous portent à nous conformer aux prescriptions morales. C’est l’amour de Dieu, dont on croit que ces prescriptions émanent. C’est le culte des prophètes, des chefs qui les ont édictées. C’est la vénération pour les parents, qui les premiers nous les ont fait connaître[9], ou encore pour les maîtres, pour les amis de qui nous les tenons. C’est la sympathie, c’est la pitié, qui font que spontanément, sans penser le moins du monde au devoir, au bien, nous travaillons à soulager les misères de notre prochain ou à augmenter son bonheur. C’est l’orgueil, qui veut que nous puissions nous regarder comme supérieurs aux autres : parfois en effet nous chercherons cette supériorité dans l’observation plus rigoureuse des prescriptions de morale.

Cette énumération n’a pas la prétention d’être complète. Il appartient à la psychologie de dresser la liste de ce qu’on pourrait appeler les succédanés de la moralité rationnelle. Et la pédagogie utilisera ces recherches de la psychologie. Car ce serait une erreur de vouloir, avec Kant, repousser tous ces appuis que l’on peut donner à la moralité vraie. Certes il faut faire appel, quand on travaille à l’éducation des autres ou de soi-même, à la raison ; il faut amener le besoin moral rationnel à la pleine lumière de la conscience, il faut que la réflexion lui donne sur la conduite tout l’empire qu’il est capable de prendre. Mais après avoir donné ce fondement à la moralité, et tout en s’efforçant de le lui conserver, ne conviendra-t-il pas d’user de tous les moyens pour obtenir que les actes soient conformes à ce que la raison représente comme étant le meilleur ? C’est le besoin moral lui-même, peut-on dire, qui exige de nous la culture de tous ces sentiments par lesquels nous serons portés à agir de la manière qui doit le satisfaire.

Je ne m’attarderai pas sur ces considérations. Tout ce que j’ai voulu établir, c’est qu’à la moralité rationnelle des éléments étrangers viennent toujours se mêler. Et non seulement on arrive à cette conclusion quand on observe les mobiles qui déterminent la conduite des hommes, mais je me hasarderai à dire que les philosophes eux-mêmes, quand ils ont entrepris de construire la doctrine rationnelle de la moralité, n’ont pas pu se dégager complètement de l’influence que la moralité vulgaire exerçait sur eux : nous verrons bien tôt comment cette influence se manifeste dans la façon dont les philosophes ont conçu la notion de l’obligation, soit d’ailleurs qu’ils aient fait une place à cette notion dans leurs systèmes, soit qu’ils aient cherché à s’en passer, soit enfin qu’ils l’aient ouvertement combattue ; et l’on sait assez combien les plus profonds d’entre eux se sont tenus près des conceptions de leur temps et de leur milieu quand il s’est agi pour eux de donner un contenu à la morale[10].

S’il est vrai que la moralité rationnelle ne se rencontre jamais à l’état de pureté parfaite, il n’est pas moins certain que cette moralité rationnelle existe, qu’après être apparue au milieu d’une moralité toute différente, elle tend de plus en plus à prévaloir sur cette dernière, à se distinguer des éléments étrangers auxquels elle se trouve mêlée et à les dominer. Spencer, et d’une manière générale tous les empiristes ont eu tort de vouloir résoudre toute moralité en des éléments tels que la sympathie, de vouloir expliquer toute moralité à l’aide de facteurs tels que l’éducation ou la pression des nécessités de la vie sociale. Pour eux, il n’y a rien d’autre dans la moralité que ce qui compose la moralité vulgaire. Et à ce compte, ils eussent dû s’abstenir de construire une doctrine morale ; car toute tentative de fonder une morale philosophique suppose, pour pouvoir se justifier, l’existence de ce besoin moral que j’ai défini. Mais point n’est besoin d’aller chercher cet argument. La seule observation des faits, du moment qu’on ne considère pas exclusivement les formes tout à fait primitives de la moralité, montre que les analyses des empiristes ont laissé échapper quelque chose, à savoir ce besoin moral qui est un produit de la raison, et où il convient de voir la manifestation la plus haute de la vie psychique, l’achèvement de la personne. Ce besoin moral, cette forme de la conscience morale, pour employer l’expression courante, qui procède de la raison, elle est en germe dans toute conscience — au sens psychologique du mot — ; et toute l’évolution de la moralité est orientée vers son développement.

Aussi l’étude objective des variétés et des éléments de la moralité conduit aux mêmes résultats que la réflexion directe sur la conduite, et sur les exigences de la raison par rapport à celle-ci. Il y a un besoin pratique de la raison, et le problème de la raison ne peut consister qu’à chercher comment ce besoin sera satisfait : telle est la certitude où l’on est amené par toutes les voies. Et lorsqu’on voudra entreprendre de donner au problème moral sa solution, c’est sur la connaissance des caractères du besoin rationnel — de ces caractères que je me suis appliqué à définir plus haut — que l’on devra nécessairement s’appuyer.


  1. Critique de la raison pratique, 2e partie (trad. Picavet, Paris, Alcan, 2e éd., 1902, pp. 278 sqq.).
  2. Sur les divers sens du mot morale, voir Lévy-Bruhl, La morale et la science des mœurs (Paris, Alcan, 1903), 4. § 2, pp. 100 sqq.
  3. On trouverait des régions où la séparation des deux sortes de règles est en train de s’établir, sans toutefois être encore bien nette ; dans notre société même, la séparation n’est pas faite très nettement par tout le monde.
  4. L’absence de solution certaine ne tient pas toujours à ce qu’il y a plusieurs textes s’appliquant au litige pendant ; elle peut tenir encore et elle tient peut-être plus souvent à ce que ce litige n’est prévu par aucun texte d’une manière expresse.
  5. Voir dans Justice l’appendice D (trad. fr., Paris, Alcan, 1893).
  6. À dire vrai, la crainte du châtiment n’est pas le seul mobile qui inspire la moralité vulgaire ; celle-ci procède de plusieurs sources : je l’ai noté déjà plus haut, en passant ; il convient de le rappeler ici.
  7. J’ai dit plus haut que la moralité rationnelle sortait de la réflexion. Il faut bien voir à ce propos que la réflexion existe en germe chez tout être conscient. Les passages sont insensibles entre les degrés du développement psychique que pour les besoins de l’étude il est nécessaire de distinguer ; et ainsi il est impossible d’indiquer au juste jusqu’où il faut remonter, dans l’échelle des êtres, pour trouver les premiers commencements de la moralité rationnelle.
    — Un dernier mot à propos des chiens de M. Jones. Il ne me semble pas que celui-ci, ni que Spencer aient parfaitement caractérisé l’opposition entre la moralité de Judy et celle de Punch. Judy, disent-ils, obéit par crainte du châtiment ; Punch a des sentiments sympathiques, altruistes, qui guident sa conduite. Mais pour que de la sympathie, de l’altruisme sorte une règle tout à fait générale comme celle que suit Punch, il faut que quelque chose intervienne qui n’est plus ce sentiment, à savoir le besoin moral.
  8. The emotions and the will, Londres, Longmans et Green, 1865, I, 15, § 21.
  9. Puisque je parle ici du rôle des parents dans l’éducation morale des individus, notons que cette disposition à l’obéissance dont il était question tantôt provient vraisemblablement en grande partie de la pratique de l’obéissance à laquelle tous nous avons été façonnés pendant les années de notre enfance.
  10. La moralité vulgaire ne se mêle pas seulement, comme on vient de le voir, à la moralité rationnelle ; elle peut se mêler à tous les sentiments forts. Le sentiment moral vulgaire pénètre les inclinations durables et fait regarder comme un devoir de satisfaire ces inclinations, parce qu’il y a une analogie entre l’influence de l’inclination durable, laquelle nous porte à accomplir de certaines actions toujours pareilles, et l’influence de la règle morale à nous enseignée par notre milieu. Le même sentiment moral vulgaire se combinera mieux encore avec la passion, à cause de la violence impérieuse de celle-ci, de son origine encore, de la disproportion que l’on remarque entre sa cause et ses effets, toutes choses qui font souvent attribuer à la passion un caractère sacré. Et le sentiment moral complexe, mi-vulgaire, mi-rationnel, se combinera lui aussi avec l’inclination et la passion. Toutefois, l’importance de ce phénomène ne doit pas être exagérée. Et surtout il faudrait se garder de croire que le sentiment moral s’attache à tous les sentiments actifs forts, qu’il est un complément inséparable de ceux-ci.