Principes de morale rationnelle/1-2-1

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Félix Alcan (p. 31-49).

CHAPITRE II

DE QUELQUES THÉORIES QUI MÉCONNAISSENT LA VRAIE NATURE DU PROBLÈME MORAL

I

L’erreur la plus grave que l’on pourrait commettre, touchant le problème moral, est évidemment celle qui consisterait à nier l’existence de ce problème. Cette attitude a été celle d’un certain nombre de philosophes, encore que parmi ceux qui l’ont adoptée plus d’un, et en particulier celui qui a créé le nom d’immoraliste, Nietzsche, aient en fait affirmé une morale.

Je n’ai pas l’intention de discuter ici l’immoralisme. Je m’arrêterai en revanche sur la conception de ces philosophes qui, sans nier peut-être proprement le problème moral, s’opposent du moins à ce que ce problème soit traité, et nient que l’on puisse le résoudre : ce qui, on l’avouera, revient à peu près à le nier ; car quelle sorte de réalité aurait un problème pratique qui ne comporterait pas de solution ?

Cette conception que je veux combattre se dégage des travaux d’une école contemporaine dont les principaux représentants sont M. Simmel en Allemagne, MM. Durkheim et Lévy-Bruhl en France. M. Simmel a soumis à une critique insistante, souvent profonde, toujours subtile et ingénieuse, les plus importantes des notions morales ; mais il a fait œuvre de destructeur avant tout, et les idées positives que l’on peut tirer de son Introduction à la science de la morale[1] se réduisent à peu près à rien. M. Durkheim, s’il s’est élevé contre les méthodes par lesquelles les philosophes en général ont cherché à résoudre le problème moral, si dans l’exposition de ses idées il a incliné souvent vers la conception absolue que je vais discuter — c’est ce qui m’autorise à parler de lui ici —, a cependant une morale, et il sait qu’il l’a[2]. M. Lévy-Bruhl va, dans la critique et dans la négation, beaucoup plus loin que M. Durkheim, presque aussi loin que M. Simmel[3] ; mais à la différence de ce dernier, il ne nous laisse pas, en fin de compte, en présence du néant ; adversaire de la morale philosophique, de ce qu’il appelle la métamorale, il prend soin d’indiquer ce qu’il y a lieu de mettre à la place de celle-ci. C’est pourquoi il est préférable, si l’on veut apprécier les vues de l’école, de les considérer chez lui.

Avant, toutefois, de discuter les vues de l’école sociologique — c’est le nom qu’elle se donne — relatives à la morale, je dois prévenir le lecteur que dans la discussion de ces vues, comme d’ailleurs dans la plupart des discussions de doctrines que contiendra ce livre, je m’attacherai moins à saisir la pensée exacte des auteurs, avec les atténuations, les réserves qu’elle comporte souvent, qu’à démêler les tendances qu’ils révèlent, à formuler d’une manière absolue les idées qui donnent à leurs œuvres leur caractère propre et leur intérêt. Une telle façon de procéder ne serait pas de mise dans une étude historique, dans un travail qui prétendrait juger les ouvrages de nos philosophes ; elle est légitime quand on se propose de chercher la vérité par la confrontation des théories opposées ; alors il est licite, bien mieux, il convient de donner à ces théories la rigueur qu’elles n’ont pas à l’ordinaire chez ceux qui les ont émises.

La thèse que certains des philosophes de l’école « sociologique » ont expressément formulée, et que d’autres inclinent à adopter, est qu’il faut renoncer à construire la morale. La spéculation philosophique s’est évertuée, jusqu’à nos jours, à déterminer un idéal pour la conduite, des règles que les hommes seraient tenus, d’une manière ou de l’autre, de suivre. Une telle recherche est vouée à l’insuccès : elle est vaine et chimérique, et doit être abandonnée. Que faut-il donc faire ? s’attacher aux croyances, aux idées morales, lesquelles sont une réalité — une réalité sociologique —, les étudier d’une manière objective, comme la physique étudie les phénomènes de la chaleur ou de la lumière, les ramener à des lois, édifier, en un mot, la science des mœurs, qui n’existe pas encore. Et quand cette science aura été constituée, quand on saura comment les croyances morales se forment, comment elles se modifient, alors il sera possible d’agir sur elles, de même que l’on peut agir sur les forces de la nature, les détourner, les utiliser, quand on sait à quelles lois elles obéissent : un art, non pas empirique, mais rationnel, prendra naissance qui se rattachera à cette science des mœurs comme les arts industriels se rattachent à la mécanique, à la physique et à la chimie, comme la médecine se rattache à la physiologie.

Telle est, brièvement exposée, la doctrine. Je ne m’attarderai pas à examiner si, dans ce qu’elle dit de la formation et de l’évolution des croyances morales, elle n’est pas trop simpliste. Nos auteurs, préoccupés de créer une sociologie qui fût spécifiquement distincte des autres sciences, ont prétendu ne faire dépendre les croyances morales, les mœurs, que de facteurs sociologiques, c’est-à-dire extérieurs à l’individu ; et cette vue, qui correspond jusqu’à un certain point à la réalité quand il s’agit des hommes primitifs, contient encore une part de vérité quand on considère les hommes des sociétés plus avancées. Il n’en reste pas moins qu’il faut se garder d’exagérer la difficulté avec laquelle les idées morales naissent ou meurent, que le sort de ces idées dépend de facteurs psychologiques en même temps qu’il dépend de facteurs sociologiques, qu’il est lié en particulier dans une certaine mesure, laquelle varie avec le développement de l’individu, aux rapports de ces idées entre elles et à leur rapport avec les exigences de la raison.

Une remarque plus importante, c’est que la science des mœurs n’est pas, contrairement à ce qu’on semble nous dire, la seule science dont l’ « art pratique rationnel » ait besoin pour se fonder. La pratique, si elle peut avoir besoin de la science des mœurs, a besoin aussi de la physiologie, de la psychologie, de l’économie politique et de telles autres branches de la sociologie qui ne sont plus la science des mœurs[4]. Il peut être nécessaire, pour modifier les croyances morales, de savoir les facteurs extérieurs par lesquels on agit sur elles. Mais dans quel sens modifierez-vous ces croyances morales — je parle ici des croyances morales particulières — ? voilà ce que la science des mœurs ne saurait vous apprendre. Supposons que l’on se propose comme but de supprimer la misère. La science des mœurs pourra nous faire connaître les meilleurs procédés pour faire entrer dans tous les esprits l’idée que l’on doit travailler à la suppression de la misère ; comment nous ferait-elle connaître les voies les meilleures pour atteindre ce but ? seule la science économique, ou la science sociale en général, nous fixera là-dessus. En somme, ces applications pratiques de la science des mœurs dont on nous entretient remplaceront la pédagogie ou l’art de l’enseignement, que l’on estime insuffisamment efficaces parce qu’ils n’emploient que des moyens d’ordre psychologique ; elles ne remplaceront nullement l’ancienne morale, qu’il est cependant indispensable de remplacer. Lorsque je veux irriguer une terre, je demande aux sciences de la nature comment je dois m’y prendre pour amener de l’eau dans cette terre ; lorsque je veux supprimer la misère, ou faire disparaître, encore, telle sorte de crimes, c’est à la science économique, à l’anthropologie et à la sociologie criminelles que je m’adresserai, et s’il me faut m’adresser aussi à la science des mœurs, c’est d’une manière accessoire, c’est pour obtenir — il n’y avait rien de tel dans le cas précédent — que je veuille avec persistance, et que les autres veuillent comme moi cette suppression de la misère ou de la criminalité.

Arrivons à la question capitale de ce débat. Passons des croyances morales particulières à la croyance morale fondamentale[5], à ce principe auquel la morale, ainsi qu’il a été dit dans le chapitre précédent, devrait soumettre toute la conduite. On proscrit la recherche d’un tel principe. Voyons les raisons que l’on invoque.

Il y a quelque chose d’absurde, dit-on, dans l’idée de ce que l’on appelle communément en philosophie la morale théorique[6] ; et cette absurdité serait manifestée par l’expression même dont on se sert. La morale en effet n’est pas théorique, elle est pratique ; elle vise à formuler des principes de conduite, des règles pour l’action : comment de telles règles, de tels principes pourraient-ils être l’objet d’une connaissance proprement théorique, comment pourrait-on en démontrer la vérité ? La théorie s’applique à ce qui est donné, elle est une explication des faits ; une doctrine morale, c’est un idéal qu’on nous présente, qu’on nous invite à réaliser ; et ainsi, parler de la vérité d’une doctrine morale, comme on parle de la vérité d’une théorie scientifique, c’est tomber dans une sorte de contradiction. Essaiera-t-on d’échapper à cette contradiction en plaçant à côté des sciences au sens étroit du mot — à côté des sciences spéculatives — des sciences normatives, et en faisant de la morale une de ces sciences normatives ? Mais il n’y a pas à vrai dire de science normative ; parler de sciences normatives, c’est confondre deux moments qui ne peuvent être que successifs, c’est mêler ensemble la science, qui est la connaissance des faits, et les applications pratiques que l’on tire de cette science quand elle est assez avancée[7].

Ainsi raisonne-t-on ; et il est clair que de tels raisonnements, s’ils étaient justes, ne laisseraient plus aucune place pour la morale. La pratique demeurerait alors suspendue en quelque sorte dans le vide, ou elle serait guidée par des croyances qui n’auraient rien de rationnel, par une sorte de foi morale. Mais la constatation de cette conséquence nous met en défiance contre la doctrine que nous examinons. Le besoin moral existe ; notre caractère d’êtres réfléchis et raisonnables veut que nous nous efforcions de le satisfaire : nous faudrait-il renoncer à lui donner aucune satisfaction ? Cette remarque, toutefois, ne constitue pas une réfutation. Attachons-nous donc à l’argumentation des adversaires que je combats, et examinons ce qu’ils ont avancé, touchant la morale et les sciences normatives.

Considérant ce point avec attention, on s’apercevra que dans ces branches du savoir humain qu’on a appelées des sciences normatives une distinction importante est à faire, que la morale est quelque chose de très différent de la médecine ou de l’agronomie. L’agronome, par exemple, cherche à obtenir sur une terre certaine le plus fort rendement possible ; c’est là une fin qu’il se donne, et on peut dire qu’il se la donne arbitrairement ; pour réaliser cette fin, l’agronome utilise les connaissances qu’il a en physiologie végétale, en géologie, en météorologie. Ici donc la distinction établie par M. Lévy-Bruhl entre la connaissance théorique et les applications pratiques se vérifie parfaitement. Mais tandis que l’agronome vise un but que l’on suppose donné, le moraliste doit d’abord, d’une certaine façon, déterminer un but pour l’activité de l’homme ; c’est là sa première tâche, qui est en un sens la plus importante. Le but, la fin suprême de l’activité une fois déterminés, alors il restera au moraliste à faire ce que fait de son côté l’agronome : il lui faudra rechercher quels moyens il y a lieu d’employer pour obtenir la réalisation la plus complète possible de la fin choisie, et il déterminera ces moyens en utilisant la connaissance qu’il aura de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie — on peut dire de toutes les sciences —.

Le nœud de la question, c’est de savoir si le choix du principe suprême de la conduite ne sera pas nécessairement arbitraire. M. Simmel, M. Lévy-Bruhl, M. Rauh encore affirment qu’il sera tel, qu’on ne saurait démontrer la vérité d’un principe pratique, qu’à un principe de conduite la catégorie du vrai et du faux ne s’applique aucunement, que c’est toujours, en définitive, le sentiment qui nous fait adopter telle ou telle formule pour la direction de notre conduite. Mais on ne voit pas que leur assertion s’impose, et l’on conçoit fort bien qu’il puisse y avoir une méthode permettant d’établir sinon la vérité — le mot en effet n’est par celui qui convient —, du moins la validité d’un principe suprême pour l’action. Cette méthode — qui est celle que je veux suivre — consisterait à poser d’abord dans ses termes exacts le problème moral, à définir le besoin auquel ce problème correspond ; on chercherait ensuite s’il n’est pas une fin dont la poursuite et la réalisation donnerait pleine satisfaction à ce besoin moral. Si l’on découvre une fin remplissant les conditions voulues, et les remplissant seule, n’aura-t-on pas le principe demandé ? le choix du principe ne sera-t-il pas pleinement justifié ? Sans doute notre principe de conduite n’aura pas cette vertu mystérieuse, ce caractère « obligatoire » que les philosophes modernes ont été souvent portés à réclamer pour les principes de leurs doctrines morales, et sur lequel Kant a tant insisté. Et peut-être est-ce précisément parce qu’ils avaient l’esprit hanté par l’idée de l’obligation que, ne voyant pas la possibilité de fonder celle-ci, les auteurs dont nous nous occupons ont nié la possibilité de fonder une doctrine morale. Mais donnons à la morale la seule signification qu’elle puisse avoir ; assignons-lui pour tâche d’indiquer l’idéal de conduite dont la réalisation contenterait notre raison : n’apparaîtra-t-il pas que l’accomplissement de cette tâche n’implique aucune contradiction, aucune absurdité ?

C’est encore à une conception inexacte des fondements de la morale que s’adresse ce deuxième argument — très proche, au reste, du précédent — qui se dégage par endroits des écrits de nos auteurs, s’il n’a pas été développé par eux : à savoir que la raison, sur laquelle on veut s’appuyer pour créer la morale, n’a pas de contenu propre, qu’elle ne fournit que des principes purement formels, que le principe de la conduite, en conséquence, devra être un principe sentimental, non susceptible de justification[8]. En effet, pour qu’une doctrine morale soit rationnelle, et pour qu’elle puisse prétendre se faire accepter de tous, point n’est besoin qu’elle se déduise de la seule considération de la raison, de ses caractères et de ses exigences. Les ressorts de l’activité morale pourront être des sentiments ; seulement cette activité ne sera morale que parce que l’obéissance à ces sentiments se sera révélée conforme aux exigences de la raison, et que ces sentiments auront été réglés, modifiés — en une manière que l’on verra plus loin — par la même raison.

Reste un troisième argument que nos adversaires tiennent en réserve. Il consiste à dire que la nature humaine, que les philosophes à l’ordinaire font pareille, au moins dans son essence, chez tous les hommes, est variable et diverse plus qu’on ne pense, que l’unité de structure mentale dans l’espèce humaine, si elle doit être établie par les observations scientifiques qui se poursuivent actuellement, sera différente de celle qui a été admise à priori par les moralistes, qu’ainsi, pour l’instant tout au moins, il faut s’abstenir de vouloir légiférer pour l’humanité tout entière. La conception de l’homme dont la psychologie et la morale théorique se sont contentées jusqu’à ce jour est pauvre et artificielle, elle est liée à des croyances religieuses comme celle à un principe spirituel qui habite le corps et qui lui survit, comme la croyance, encore, à telle origine de ce principe ; il est vain de chercher à asseoir sur cette conception une morale universelle[9].

Cet argument que je viens d’exposer tire quelque force des erreurs où sont tombés souvent les philosophes. Il est certain que ceux-ci, lorsqu’ils ont développé le détail de leurs morales, et même lorsqu’ils ont établi les fondements de ces morales, se sont appuyés plus d’une fois sur une psychologie trop spéciale — la psychologie des hommes de leur temps, de leur pays, de leur milieu social —, ou sur une psychologie inexacte — soit que des préjugés d’origine religieuse les aient empêchés de voir les hommes tels qu’ils sont, soit pour d’autres causes —. Mais de telles erreurs n’ont rien de fatal. Il suffit, pour qu’elles puissent être évitées, que la constitution mentale des hommes, variable à l’infini dans ses modalités, demeure essentiellement la même chez tous. M. Lévy-Bruhl ne va pas jusqu’à nier qu’il en soit ainsi ; il accorde même que le progrès des études sociologiques récemment entreprises démontrera probablement l’unité de la nature humaine. On peut sans doute s’avancer plus qu’il ne fait, et affirmer que la nature humaine est dès maintenant, qu’elle est depuis longtemps suffisamment connue pour qu’il soit possible, non pas certes de construire toute la morale, mais du moins de donner à celle-ci son fondement. Je ne conteste pas l’intérêt très grand de la vaste enquête que les sociologues ont entreprise, l’importance, pour la morale en particulier, des résultats que donnera « l’analyse patiente, minutieuse, méthodique, des mœurs et des institutions où se sont objectivés les sentiments et les pensées » des hommes. Comme on le verra par la suite, j’estime que les prescriptions morales doivent être basées sur la connaissance de ceux à qui elles s’adressent, et qu’ainsi la détermination de ces prescriptions suppose l’étude, non seulement de la psychologie des diverses sociétés, mais de celle des individus. Mais s’il ne s’agit que de choisir le principe suprême de la morale, il ne sera besoin que de posséder quelques vérités psychologiques élémentaires, et qui sont à notre portée. L’épreuve révélera si la tentative a été bien conduite, si le philosophe qui produit une doctrine morale nouvelle a bien vu les vérités psychologiques dont je viens de parler, s’il les a vues toutes, s’il n’y a mêlé aucune erreur ; mais rien n’autorise à condamner cette tentative par avance, à la déclarer chimérique.

Je me suis appliqué à réfuter les arguments par lesquels, dans ces dernières années, on a cherché à démontrer l’impossibilité d’une « morale théorique »[10]. Il sera intéressant de faire voir, pour terminer cette discussion, qu’à ceux-là mêmes qui ont combattu avec le plus d’insistance l’idée d’une « morale théorique », ou d’une « métamorale », comme ils disent parfois, il est arrivé de reconnaître implicitement la possibilité de cette « morale théorique », de retourner à cette « métamorale ». L’exemple de M. Lévy-Bruhl est instructif à cet égard.

Désireux de rester conséquent avec lui-même, M. Lévy-Bruhl s’est défendu du mieux qu’il a pu contre la nécessité — qui s’imposait à lui d’une manière inéluctable — de mettre quelque chose à la place de la morale, qu’il prétend supprimer, et par suite de faire de la morale encore. De là sans doute cette affirmation qu’il répète souvent, et à laquelle il est difficile d’accorder une pleine créance, que les croyances morales, une fois nées, persisteraient malgré l’analyse qui en pourrait être faite, malgré la connaissance qu’on aurait acquise de leur origine[11]. Et certes, si nos croyances

morales ne pouvaient être que celles qui ont cours dans le milieu où nous vivons, si la critique et la réflexion n’avaient pas pour effet d’entamer les idées que nous avons reçues du dehors, si nous ne pouvions pas nous faire des idées morales personnelles, il serait parfaitement inutile, et il n’y aurait aucun motif de chercher autre chose que les croyances traditionnelles. Mais il n’en va pas ainsi, tant s’en faut. Et c’est pourquoi tout philosophe qui traite du problème de la pratique, s’il ne se borne pas à faire une œuvre simplement négative, est contraint d’avancer des principes moraux.

M. Lévy-Bruhl s’est trouvé dans ce cas. Et c’est en vain qu’il chercherait une dernière défense dans cette thèse qu’il soutient, que la morale d’une société est fonction des conditions d’existence de cette société, que cette morale est précisément ce que ces conditions exigent qu’elle soit. Le « principe des conditions d’existence » ne saurait fonder un optimisme parfait[12]. M. Lévy-Bruhl le reconnaît expressément : il avoue que l’ordre social, dont la morale est un des facteurs essentiels, est obtenu peut-être « par un égal dédain de ce que nous appelons économie et finalité », que peut-être il y a là « une prodigalité énorme, une dépense injustifiable de souffrances, de misères, de douleurs » de toutes sortes[13] ; et c’est avouer que la morale courante ne doit pas être tenue pour la meilleure, qu’il y a lieu de la corriger.

Quels principes M. Lévy-Bruhl proposera-t-il donc ? dans quel sens voudra-t-il qu’on modifie les croyances morales existantes ? vers quelles fins seront dirigées ces applications qu’il prévoit pour la science des mœurs ? Quand M. Lévy-Bruhl demande que l’ « art moral et social » ne cherche que ce qu’il est possible d’atteindre[14], c’est là une indication toute négative. Mais M. Lévy-Bruhl en fournit d’autres. Il compte, par exemple, que les progrès de la science des mœurs aidée par la réflexion philosophique — car M. Lévy-Bruhl ne proscrit pas complètement celle-ci — permettront d’éliminer les contradictions latentes qu’enveloppe la pratique morale[15]. Et les explications qui accompagnent l’exposition de cette idée font voir la pensée profonde de notre auteur : ce n’est pas pour satisfaire un besoin logique de l’esprit que celui-ci souhaite l’élimination des contradictions dans les idées morales ; c’est plutôt, à ce qu’il semble, parce que ces contradictions se manifestent par des luttes dans le domaine des intérêts, parce qu’elles correspondent à une organisation défectueuse de la société ; en sorte que la justification de cette idée serait dans le principe, implicitement adopté, du bien général. Nombreux sont, au reste, les passages où M. Lévy-Bruhl formule ce principe d’une manière qui ne laisse aucun doute sur sa pensée. Tantôt nous l’avons vu refuser d’accepter entièrement la morale courante pour ce motif que l’ordre social dont cette morale est un produit naturel comportait peut-être des souffrances inutiles ; et cela était déjà significatif. Ailleurs il déclarera que les applications de la science des mœurs devront tendre au plus grand bien de tous[16]. Il dira encore que la science enseignera à l’homme à tirer le meilleur parti des conditions sociales où il se trouve, comme il sait déjà faire pour les conditions physiques, à vivre mieux, et plus heureux[17]. Il se montrera préoccupé de déterminer le caractère socialement utile ou nuisible des différentes tendances qui se combattent dans la réalité morale présente, afin d’obtenir que l’évolution de notre société affecte la forme d’un progrès[18]. Je pourrais multiplier les citations[19] ; celles que je viens de fournir suffisent à montrer que M. Lévy-Bruhl, quoi qu’il en ait, a une morale, qui est la morale utilitaire.

S’il fallait, pour conclure, porter un jugement sur les conceptions que l’école « sociologique » contemporaine a développées au sujet de la morale, je ne manquerais pas de reconnaître que cette école a rendu des services signalés à la philosophie pratique. Elle a tracé le programme d’une étude méthodique des mœurs. Et cette étude n’aura pas seulement pour résultat de donner à la science un domaine nouveau, elle comportera des applications très importantes. On est souvent porté à croire que pour transformer les croyances, comme aussi les institutions, c’est assez d’agir directement sur les esprits, de travailler à convaincre les gens. Sans nier tout à fait l’efficacité de cette façon de procéder, il faut reconnaître — et nous devons remercier nos « sociologues » d’y avoir insisté — qu’elle n’est efficace que dans une certaine mesure : les croyances, les institutions ont leur racine dans les conditions d’existence des sociétés où elles vivent, dans toute une série de causes extérieures, et nullement rationnelles ; en sorte que le meilleur moyen d’agir sur elles, ce sera de modifier ces causes extérieures. La doctrine de MM. Simmel, Durkheim, Lévy-Bruhl et de leurs élèves nous enseigne encore à nous défier des systèmes moraux, qui sont trop souvent aventureux, dont les fondements n’ont pas été suffisamment éprouvés, qui s’appuient sur des prémisses incomplètes ou inexactes.

Enfin ces philosophes ont combattu avec raison la prétention que les moralistes ont eue à l’ordinaire, après avoir déterminé les principes ou le principe suprême de la conduite, de construire toute la morale, de dresser immédiatement le tableau complet des prescriptions que nous devrions suivre. C’est là ce que nos philosophes ont fait de plus utile, et j’ajoute que s’ils consentaient à ce qu’on interprétât leur doctrine de cette manière, à ce qu’on tînt leur critique pour dirigée uniquement contre la prétention que je viens de dire, il y aurait lieu de l’accepter sans réserve. Les moralistes ont cru le plus souvent que la « morale théorique » une fois établie, l’application des vérités de cette morale théorique aux situations et aux circonstances diverses de la vie ne supposait pas autre chose que la connaissance que tout le monde peut avoir de ces situations ou de ces circonstances. Au vrai, la connaissance vulgaire ne suffit pas ici ; la connaissance scientifique est requise. L’achèvement de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie, seul, nous permettrait de voir pour chaque cas qui se présente la décision que réclame le principe suprême préalablement adopté. Si bien que la « morale pratique » — si l’on veut se servir de l’expression courante — sera toujours, en même temps que relative, provisoire et imparfaite.

Voilà ce qu’on doit retenir de la doctrine de MM. Simmel, Durkheim et Lévy-Bruhl. Mais pour autant que ceux-ci ont pu vouloir s’élever, non plus contre les méthodes avec lesquelles on a traité jusqu’ici la « morale pratique », mais contre l’idée même d’une « morale théorique », nous ne saurions les suivre. Le problème moral existe, et ne peut être éludé ; ce problème exige tout d’abord, pour être résolu, que l’on détermine un principe auquel toute l’activité sera, d’une certaine façon, subordonnée. Et puisque le problème moral s’impose au philosophe, mieux vaut à coup sûr examiner la question à fond et s’efforcer d’arriver à une solution qui satisfasse la raison, que de se contenter — comme il arriverait autrement — d’un choix irréfléchi et arbitraire.

II

Après avoir parlé de ces auteurs qui nient, ou qui, du moins, veulent écarter le problème moral, il nous faut arriver à ceux qui, ne niant aucunement l’existence du problème, se trompent proprement sur la nature de celui-ci.

La première erreur de cette sorte qu’il convienne de signaler est celle qui consiste à méconnaître le caractère humain — je ne trouve pas de meilleure expression — du problème moral. Cette erreur est celle des défenseurs de la morale théologique d’une part, et d’autre part de ceux qui veulent fonder la morale sur des thèses métaphysiques, j’entends sur des thèses relatives à des choses qui nous sont extérieures, ou sur des conceptions de la réalité spirituelle, des rapports de celle-ci avec les autres réalités, qui ne procèdent pas d’une manière immédiate et indubitable de l’observation intérieure.

La critique des morales théologiques a été trop souvent faite, et bien faite, pour qu’il y ait lieu de la développer ici à nouveau[20] ; quelques brèves observations suffiront.

Les morales théologiques assignent comme fin à

  1. Einleitung in die Moralwissenschaft, Stuttgart et Berlin, Cotta, 2e éd., 1904.
  2. M. Richard, semblablement, conclut, dans son article sur Le conflit de la sociologie et de la morale philosophique, à la légitimité et à la nécessité de celle-ci (Revue philosophique, janvier 1905).
  3. Voir La morale et la science des mœurs.
  4. Je dois dire qu’il y a une indication dans ce sens chez M. Lévy-Bruhl, 9, § 2, pp. 275-276.
  5. La distinction entre la recherche des règles morales spéciales — s’il en est de telles — et celle du principe suprême de la conduite n’a pas été faite avec assez de soin par les auteurs dont nous nous occupons. M. Lévy-Bruhl, par exemple, divise les « morales théoriques » en trois catégories : celles qui veulent que l’ordre moral ait ses conditions nécessaires, sinon suffisantes, dans l’ordre naturel, celles qui veulent que ces deux ordres diffèrent d’une manière absolue, celles enfin qui donnent à la morale une forme analogue à celle des mathématiques, déduisant d’un petit nombre de définitions et d’axiomes, sans jamais recourir à l’expérience, toute une suite de théorèmes (1, § 3, pp. 15 sqq.) ; et au sujet des premières, il représente que la science de ce qui doit être, prétendant modifier la réalité psychologique et sociale, dépend de la connaissance scientifique de cette réalité ; qu’il est impossible de tenir pour souhaitable ou obligatoire ce que l’on sait être impraticable (p. 16). Cette remarque, comme d’autres encore qui la suivent, est on ne peut plus juste. Seulement M. Lévy-Bruhl ici ne considère que la recherche des règles morales spéciales ; son argumentation ne porte nullement contre l’autre recherche, celle du principe suprême de la conduite.
  6. Voir Lévy-Bruhl, 1 et passim, Simmel, 4, t. I, pp. 318 sqq., 7, t. II, pp. 409-410 et passim ; cf. encore Belot, La véracité, Revue de métaphysique, 1903, pp. 430-431, etc.
  7. Lévy-Bruhl, 1, § 2, pp. 11-12.
  8. Cet argument sert parfois, non pas à écarter le problème moral, mais à fonder une solution point vraiment rationnelle, sentimentale — si l’on veut parler ainsi — de ce problème : voir dans la deuxième section de ce chapitre ce qui est dit de la théorie de M. Rauh.
  9. Voir Lévy-Bruhl, 3, § 1.
  10. Je n’ai pas, à vrai dire, examiné tous ces arguments. J’ai laissé de côté les arguments que j’appellerai extérieurs, par exemple celui que M. Lévy-Bruhl indique à la page 271 de son livre (9, § 2), et qui consiste à dire qu’une morale philosophique doit s’accorder avec l’idéal moral de la société à laquelle elle s’adresse, sous peine de demeurer ignorée ou d’être immédiatement rejetée. J’ai négligé également certains arguments qui m’ont paru moins solides que les arguments discutés ci-dessus : ainsi M. Lévy-Bruhl indique — avec raison — qu’un des postulats de la « morale théorique », c’est la possibilité d’une systématisation complète de la conduite ; et il fait valoir contre cette possibilité le caractère fragmentaire, l’incohérence des croyances qui constituent la conscience morale dans les sociétés et chez les individus, l’existence des « conflits de devoirs » (3, § 2); mais qu’importe que les croyances morales traditionnelles, que les idées dont est composée la conscience morale d’un individu ne puissent pas être systématisées ? pas plus dans les questions pratiques que dans les questions spéculatives le philosophe n’est tenu de s’accorder avec les opinions reçues.
  11. 7, § 1. pp. 192-193 ; 9, § 2, pp. 269-270.
  12. Pp 198-199 (7, § 2).
  13. Pp. 199-200.
  14. P. 271(9, §2).
  15. P. 100(4, §1) ; pp.272, 276(9, §2).
  16. P. 17 (1, §3).
  17. P. 156 (5, §4).
  18. P. 222 (7, §4).
  19. Voir p.264 (9, §1), p.268 (9, §2), etc.
  20. Voir Pillon, La morale indépendante (Année philosophique, année 1867, Paris, Germer Baillière, 1868), Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporains, II, 3, § 1 (4e éd., Paris, Alcan, 1899), Höffding, Morale, 2, etc.