Progrès et Pauvreté/Livre 2/1

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 84-96).

LIVRE II

POPULATION ET SUBSISTANCE


Dieu et la nature sont-ils donc en lutte
Pour que la nature donne des rêves si affreux ?
Elle paraît si soucieuse du type,
Et si indifférente à la vie individuelle.

Tennyson.

CHAPITRE PREMIER.

LA THÉORIE DE MALTHUS, SA GENÈSE, SES APPUIS.

Derrière la théorie que nous venons d’étudier s’en trouve une autre qu’il nous faut maintenant considérer. La théorie courante des salaires a son plus ferme appui dans une doctrine acceptée également assez généralement, doctrine à laquelle Malthus a donné son nom, et d’après laquelle la population tendrait à s’accroître plus que ne le permettent les moyens de subsistance. Ces deux doctrines, qui vont l’une avec l’autre, règlent la réponse que l’économie politique courante donne au grand problème que nous essayons de résoudre.

J’espère que, grâce à ce qui précède, on est convaincu que la théorie qui fait dépendre les salaires du rapport entre le capital et les ouvriers, ne repose sur aucun fondement, et qu’on est sur pris qu’elle ait pu être acceptée et conservée aussi longtemps. Il n’est pourtant pas étonnant que cette théorie soit née dans un état de société où le grand corps des travailleurs semblait dépendre, pour l’emploi et les salaires, d’une classe distincte de capitalistes, ni que, dans ces conditions, cette théorie se soit maintenue parmi la masse des hommes qui prennent rarement la peine de distinguer la réalité de l’apparence. Ce qui est surprenant, c’est qu’une théorie que l’examen montre n’être pas fondée, ait été successivement acceptée par les penseurs distingués qui pendant le siècle actuel ont consacré leur intelligence à l’élucidation et au développement de la science de l’économie politique.

La seule explication possible de ce fait est dans l’acceptation générale de la théorie de Malthus. On n’a jamais mis à l’épreuve la théorie courante des salaires parce qu’elle paraissait aux économistes une vérité évidente par elle — même, appuyée qu’elle était sur la théorie de Malthus. Ces deux théories se mêlaient, se renforçaient et se défendaient l’une l’autre, et toutes deux trouvaient un appui additionnel dans un principe mis en avant dans les discussions de la théorie de la rente, et qui était celui-ci : passé un certain point, l’application du capital et du travail à la terre produit un revenu décroissant. Toutes deux donnaient, des phénomènes que présente une société organisée et progressant, une explication qui semblait convenir à tous les faits, et par là prévenait toute étude sérieuse.

Laquelle de ces deux théories est la plus ancienne, c’est ce qu’il est assez difficile de dire. La théorie de la population n’a été formulée de façon à avoir l’autorité d’un dogme scientifique que lorsque cela était déjà fait pour la théorie des salaires. Mais elles sont naturellement nées ensemble et elles se sont développées de même, elles ont existé sous une forme plus ou moins grossière longtemps avant qu’on ait essayé d’édifier un système d’économie politique. Il est évident, d’après plusieurs passages, que la théorie de Malthus, bien qu’il ne l’ait jamais développée, existait à l’état rudimentaire dans l’esprit d’Adam Smith ; et, à mon avis, c’est à cela qu’il faut attribuer, en grande partie, la fausse direction que prirent ses spéculations au sujet des salaires. Mais que cela soit, ou non, les deux théories sont si intimement liées l’une avec l’autre, elles se complètent si bien l’une l’autre, que Buckle passant en revue l’histoire du développement de l’économie politique, dans son « Examen de l’intellect écossais pendant le xviiie siècle, » attribue à Malthus l’honneur d’avoir « prouvé d’une manière décisive » la théorie courante des salaires en formulant la théorie courante de la pression de la population sur la subsistance. Il dit dans son Histoire de la civilisation en Angleterre, vol. III, chap. V :

« A peine le XVIII° siècle était-il terminé quand il fut prouvé d’une façon définitive que la récompense du travail dépend uniquement de deux choses : l’étendue du fonds sur lequel on paie tout travail, et le nombre des ouvriers entre lesquels on divise le fonds. Cet important degré ajouté à notre savoir l’a été sur tout, mais pas entièrement, par Malthus dont l’ouvrage sur la population, outre qu’il marque une époque dans l’histoire de la pensée spéculative, a déjà produit des résultats pratiques considérables, et en fera probablement naître de plus grands encore. Cet ouvrage a été publié en 1798 ; Adam Smith était mort en 1790 ; il n’eût donc pas le plaisir, qui aurait été si grand pour lui, de voir comment ses propres idées étaient étendues plutôt que corrigées. En réalité il est certain que sans Smith il n’y aurait pas eu de Malthus ; c’est-à-dire que si Smith n’avait pas édifié les fondations, Malthus n’aurait pas pu élever la superstructure. »

La fameuse doctrine qui a si profondément influencé la pensée, non seulement dans la sphère économique, mais encore dans les régions de la spéculation la plus haute, fut formulée par Malthus à peu près en ces termes : la tendance naturelle de la population (ainsi que le montre la croissance des colonies de l’Amérique du Nord) est de se doubler elle-même à peu près tous les vingt-cinq ans, s’accroissant ainsi suivant un rapport géométrique, tandis que les moyens de subsistance qu’on peut tirer de la terre « dans les circonstances les plus favorables à l’industrie humaine ne peuvent que croître suivant un rapport arithmétique, c’est-à-dire ne peuvent tous les vingt-cinq ans que s’augmenter d’une quantité égale à ce qu’ils sont aujourd’hui. » « Les effets nécessaires de ces deux rapports d’accroissement, produits ensemble, seront très frappants, » ajoute naïvement M. Malthus. Il les produit donc ensemble (chap. 1) :

« Disons que la population de cette île est de onze millions d’habitants ; et supposons le produit actuel égal à ce qu’il faut pour nourrir facilement ce nombre d’habitants. Dans les premiers vingt-cinq ans la population atteindrait vingt-deux millions, et la nourriture ayant aussi doublé, les moyens de subsistance seront égaux à cet accroissement. Dans les vingt-cinq ans qui suivront, la population serait de quarante-quatre millions, et les moyens de subsistance ne seraient suffisants que pour trente-trois millions d’individus. Dans la période suivante, la population atteindrait le chiffre de quatre-vingt-huit millions, et les moyens de subsistance ne pourraient suffire qu’à la moitié juste le ce nombre. À la fin du premier siècle, la population atteindrait le chiffre de cent soixante-seize millions, et les moyens de subsistance ne pourraient faire vivre que cinquante-cinq millions d’habitants : il y aurait donc cent vingt et un millions d’hommes qui manqueraient absolument du nécessaire pour vivre.

« Prenons la terre entière au lieu de cette île, en ne tenant naturellement pas compte de l’émigration ; en supposant qu’il y ait mille millions d’habitants sur la terre, l’espèce humaine croîtra comme les nombres 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256, et les moyens de subsistance comme les nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En deux siècles, la population serait aux moyens de subsistance comme 256 est à 9 ; en trois siècles, comme 4, 096 est à 13, et en deux mille ans, la différence serait presque in calculable. »

Le fait physique qu’il n’y a pas plus d’hommes qu’il n’y a de moyens de subsistance, empêche naturellement un semblable résultat ; et la conclusion de Malthus est que cette tendance de la population à s’accroître indéfiniment, doit être contrariée soit par un frein moral imposé à la faculté reproductive, ou par les causes diverses qui augmentent la mortalité, causes qu’il résume en celles-ci, le vice et la misère. Il appelle les causes qui préviennent la propagation, un frein préventif ; il appelle les causes qui accroissent la mortalité, un frein positif. Voilà la fameuse théorie, telle que Malthus l’a lui-même promulguée dans son Essai sur la population.

Il est tout à fait inutile d’appuyer sur l’erreur que renferme la supposition de rapports géométriques et arithmétiques d’accroissement ; c’est un jeu sur les proportions qui atteint à peine la hauteur du jeu familier du lièvre et de la tortue, dans lequel un lièvre donne la chasse à une tortue pendant toute l’éternité sans jamais l’attraper. Cette supposition n’est nullement nécessaire à la doctrine de Malthus et a été complètement répudiée par quelques — uns de ceux qui ont pleinement accepté la doctrine, par exemple, par John Stuart Mill, qui en parle comme d’ « une malheureuse tentative de donner de la précision à des choses qui ne l’admettent pas, et que toute personne capable de raisonner, doit regarder comme superflue dans l’argumentation[1]. » La population tend à augmenter plus vite que les moyens de subsistance, voilà dans son essence la doctrine de Malthus ; et qu’on exprime cette différence par un rapport géométrique pour la population et un rapport arithmétique pour la subsistance, comme le fait Malthus ; ou par un rapport constant pour la population et un rapport décroissant pour la subsistance, comme le fait Mill, ce n’est qu’une manière de changer l’exposition des choses sans changer les choses elles-mêmes. Le point important sur lequel tous deux sont d’accord, c’est, pour employer les mots mêmes de Malthus, « c’est qu’il y a une tendance naturelle et un effort constant de la population à croître au delà des moyens de subsistance. »

La doctrine de Malthus, telle qu’on la présente aujourd’hui, peut être résumée ainsi, sous la forme où elle est la plus forte et la moins discutable :

La population, tendant constamment à augmenter, doit, quand on n’y apporte aucun frein, être refoulée par les limites de la subsistance, barrière non pas fixe, mais élastique en quelque sorte, qui rend progressivement toute recherche des moyens de subsistance de plus en plus difficile. Donc, partout où la reproduction a eu le temps d’affirmer son pouvoir, et n’a pas été réprimée par la prudence, il doit exister ce degré de besoin qui tiendra la population dans les limites des moyens de subsistance.

Bien qu’en réalité cette théorie ne soit pas plus incompatible avec le sentiment d’une adaptation harmonieuse faite par la sa gesse et la bienfaisance créatrice, que la croyance commode qui jette la responsabilité de la pauvreté et de ce qui s’ensuit sur les décrets inscrutables de la Providence sans essayer de les découvrir, cependant, en faisant ouvertement du vice et de la souffrance les résultats nécessaires d’un instinct naturel au quel sont liées les affections les plus douces et les plus pures, elle entre rudement en lutte avec des idées profondément enracinées dans l’esprit humain, et a été combattue, sitôt son apparition, avec une amertume dans laquelle il y avait souvent plus de zèle que de logique. Mais elle a triomphalement résisté à l’épreuve, et malgré les réfutations de Godwin, les dénonciations de Cobbett et tous les traits qu’ont pu lui lancer le raisonnement, le sarcasme, le ridicule et le sentiment, elle est aujourd’hui reconnue dans le monde de la pensée comme une vérité acceptée, et par ceux-là même qui volontiers la repousseraient.

Les causes de son triomphe, les sources de sa force ne sont pas obscures. Appuyée, semblait-il, sur une vérité arithmétique indiscutable, — la population augmentant continuellement doit finir par dépasser ce que la terre peut fournir de nourriture et même d’espace la théorie de Malthus est encore soutenue par des analogies existant dans le règne animal et végétal, où la vie lutte partout contre les barrières qui tiennent en échec les différentes espèces, analogies aux quelles la pensée moderne, en détruisant les distinctions entre les différentes formes de la vie, a donné une valeur de plus en plus grande ; de plus bien des faits saillants semblent la confirmer : par exemple la prédominance de la pauvreté, du vice, de la misère parmi les populations denses ; l’effet général du progrès matériel qui augmente la population sans soulager la pauvreté ; la croissance rapide du nombre des habitants dans les pays nouvellement exploités, et l’évident retard apporté à cette augmentation, dans les pays plus peuplés, par la mortalité observée dans les classes condamnées au besoin.

La théorie de Malthus fournit un principe général qui explique ces faits et d’autres semblables, et cette explication s’harmonise avec la doctrine qui enseigne que les salaires sont tirés du capital, et avec tous les principes qu’on en a déduits. Suivant la théorie courante des salaires, les salaires diminuent à mesure qu’une augmentation dans le nombre des ouvriers nécessite une plus grande division du capital ; suivant la théorie de Malthus la pauvreté apparaît quand un accroissement de population nécessite une plus grande division des moyens de subsistance. Il n’y a plus qu’à identifier le capital à la subsistance, et le nombre des ouvriers à la population, identification que l’on trouve dans les traités connus d’économie politique, où les termes sont souvent convertis, pour rendre les deux propositions aussi identiques formellement qu’elles le sont substantiellement[2]. Et c’est ainsi, comme l’a établi Buckle dans le passage précédemment cité, que la théorie de la population exposée par Malthus est apparue pour donner une preuve décisive de la théorie des salaires formulée par Smith.

Ricardo, qui peu d’années après la publication de l’Essai sur la population corrigeait l’erreur dans laquelle était tombé Smith sur la nature et la cause de la rente, fournit à la théorie de Malthus un nouvel appui en appelant l’attention sur ce fait que la rente devrait augmenter à mesure que les besoins d’une population s’accroissant, forceraient à cultiver des terres de moins en moins productives, ou des points de moins en moins productifs de ces mêmes terres, ce qui expliquerait la hausse de la rente. C’est ainsi que se forma la triple combinaison dans laquelle la théorie de Malthus se trouva étayée de deux côtés, – par la théorie des salaires antérieurement acceptée, et par la théorie plus récente de la rente, qui toutes deux offraient des exemples spéciaux de l’opération du principe général auquel est attaché le nom de Malthus, – la baisse des salaires et la hausse des rentes qui suivent l’accroissement de population n’étant que des modes différents où se manifeste la pression de la population sur la subsistance.

Ayant ainsi pris sa place dans la charpente même de l’économie politique (car cette science n’a subi aucun changement ou amélioration matériels depuis Ricardo, bien qu’elle ait été éclaircie dans quelques points secondaires), la théorie de Malthus, bien qu’incompatible avec les sentiments déjà cités, ne l’est pas avec d’autres idées qui, dans les pays anciens au moins, dominent en général dans les classes ouvrières ; au contraire elle s’harmonise avec elles comme le fait la théorie des salaires qui lui sert d’appui, et qu’elle supporte à son tour. Pour l’artisan la cause des salaires bas, et de l’impossibilité de trouver du travail, c’est évidemment la compétition causée par la pression du nombre, et dans les demeures malpropres de la pauvreté qu’est-ce qui paraît plus clair que le trop grand nombre d’individus ?

Mais la grande cause du triomphe de cette théorie c’est qu’au lieu de menacer quelque droit établi, ou d’aller contre quelque intérêt puissant, elle est éminemment agréable et rassurante pour les classes qui, ayant en main la force que donne la richesse, dominent la pensée. Dans un temps où les vieux appuis s’écroulaient, elle vint à la rescousse des privilèges spéciaux par lesquels un petit nombre monopolise la plus grande partie des bonnes choses de ce monde, donnant une cause naturelle au besoin et à la misère qui, si on les avait attribués aux institutions politiques, auraient condamné tout gouvernement sous lequel on les aurait trouvés. L’Essai sur la population était ouvertement une réponse à l’Enquête sur la Justice politique de William Godwin, ouvrage qui affirmait le principe de l’égalité humaine ; et son but était de justifier l’inégalité existante en en attribuant la responsabilité non aux institutions humaines, mais aux lois du Créateur. Il n’y avait rien de neuf là-dedans, car Wallace, près de quarante ans auparavant avait signalé le danger d’une multiplication excessive comme étant la réponse aux demandes de justice et de distribution égale de la richesse ; mais les circonstances firent que la même idée, présentée par Malthus, fut particulièrement agréable à la classe influente chez laquelle l’explosion de la Révolution française avait fait naître une crainte excessive de toute mise en question de l’état actuel des choses.

Aujourd’hui comme alors, la doctrine de Malthus prévient toute demande de réforme, et met l’égoïsme à l’abri de toute question de la conscience, en proclamant l’existence d’une nécessité inévitable. Elle fournit une philosophie grâce à laquelle le riche peut quand il dîne chasser l’image de Lazare qui meurt de faim devant sa porte ; grâce à laquelle le riche peut, la conscience tranquille, boutonner ses poches quand le pauvre demande une aumône, et le chrétien opulent s’incliner le dimanche sur son banc confortable pour implorer les dons du Père universel, sans se sentir aucunement responsable de la misère malpropre qui s’envenime dans un coin près de la. Car d’après cette théorie il ne faut attribuer la pauvreté, le besoin, la faim, ni à l’avidité individuelle, ni aux mauvais arrangements sociaux ; ces malheurs sont les résultats inévitables de lois universelles, avec lesquelles il est aussi impossible, ou du moins aussi inutile de vouloir lutter qu’avec la loi de la gravitation. De cette façon, celui qui, au milieu du besoin, a amassé des richesses, n’a fait que se garantir, dans une petite oasis, du sable qui sans cela l’aurait englouti. Il a gagné pour lui l’aisance, mais n’a fait de mal à personne. Et même si le riche obéissait littéralement aux injonctions du Christ et partageait ses biens avec les pauvres, il n’y aurait rien de gagné. La population augmenterait pour se trouver de nouveau pressée dans les limites de la subsistance ou du capital, et l’égalité produite ne serait que l’égalité d’une misère commune. C’est ainsi que toute réforme heurtant les intérêts d’une classe puissante a été repoussée comme inutile. Comme la loi morale défend de s’emparer des méthodes par lesquelles la loi naturelle se débarrasse du surplus de population, et réprime une tendance d’accroissement assez puissante pour presser sur la surface du globe des êtres humains, comme des sardines sont pressées dans une boîte, il n’y a réellement rien à faire, soit par un effort individuel ou par des efforts collectifs, pour extirper la pauvreté, rien qu’à avoir confiance en l’efficacité de l’éducation, et à prêcher la nécessité de la prudence. Une théorie qui rentrait dans les habitudes de pensée des classes pauvres, qui justifiait l’avidité du riche et l’égoïsme du puissant, devait se répandre rapidement, et prendre racine profondément. Tel a été le cas de la théorie de Malthus.

Depuis quelques années le changement rapide qui s’est opéré dans les idées sur l’origine de l’homme et la genèse des espèces a apporté un nouveau renfort à la doctrine de Malthus. On peut facilement montrer que Buckle avait raison quand il disait que la promulgation de la théorie de Malthus marque une époque dans l’histoire de la pensée spéculative ; mais retracer son influence dans les domaines les plus élevés de la philosophie (et le propre ouvrage de Buckle en serait un exemple), cela dépasserait les limites de notre étude, malgré l’intérêt que cela présenterait. Mais dans cette revue des ressources dont la théorie tire sa force actuelle, il ne faut pas oublier l’appui bien plus original et plus sérieux qu’apporta à la théorie de Malthus la nouvelle philosophie de l’évolution aujourd’hui répandue dans toutes les directions. De même qu’en économie politique l’appui donné par la théorie des salaires et par la théorie de la rente aida à élever la théorie de Malthus au rang de vérité centrale, de même l’extension d’idées semblables au développement de la vie sous toutes ses formes, eut pour effet de la placer dans une position plus haute et moins attaquable. Agassiz, qui, jusqu’à sa mort, fut un adversaire zélé de la nouvelle philosophie, par lait du Darwinisme comme du « Malthus en grand[3], » et Darwin lui-même disait que la lutte pour l’existence « est la doctrine de Malthus appliquée avec une force multiple au règne animal et végétal tout entier ? [4]. »

Il ne me semble pourtant pas absolument correct de dire que la théorie du développement par la sélection naturelle ou survivance du plus fort est du Malthus étendu, car la doctrine de Malthus n’impliquait pas à l’origine, et n’implique pas nécessairement l’idée de progression. Mais on l’y a bientôt ajoutée. Mac Culloch[5] attribue au « principe d’accroissement » le progrès social et artistique, et déclare que la pauvreté qu’il engendre agit comme un stimulus puissant sur le développement de l’industrie, l’extension de la science et l’accumulation de la richesse par les classes supérieures et moyennes, stimulus sans lequel la société tomberait bientôt dans l’apathie et la décadence. Qu’est-ce ceci, sinon notre acceptation pour ce qui concerne la société humaine, des effets heureux de la « lutte pour l’existence » et de la « survivance des plus forts, » qui, nous dit-on en s’appuyant sur la science naturelle, ont été les moyens employés par la nature pour produire les formes infiniment diversifiées et merveilleusement adaptées que présente la vie sur le globe ? Qu’est-ce, si ce n’est la reconnaissance de la force qui, en apparence cruelle et sans remords, a cependant dans le cours d’âges innombrables développé la mye des sables d’un type inférieur ; le singe, de la mye ; l’homme, du singe, et le xixe siècle de l’âge de pierre ?

Ainsi recommandée et prouvée en apparence, ainsi rattachée et appuyée, la théorie de Malthus, — la théorie qui enseigne que la pauvreté est due à l’excès de la population par rapport aux moyens de subsistance, ou, pour mettre la même chose sous une autre forme, que la tendance à l’accroissement du nombre des ouvriers doit toujours tendre à réduire les salaires au minimum avec lequel les ouvriers peuvent vivre et se reproduire, — est maintenant généralement acceptée comme une vérité indiscutable, à la lumière de laquelle on peut expliquer les phénomènes sociaux, comme pendant des siècles on a expliqué les phénomènes du monde sidéral en supposant que la terre était fixe, ou les faits géologiques en s’appuyant sur le récit mosaïque. Si l’autorité était la seule chose qui fût à considérer, il faudrait presque autant d’audace pour nier formellement cette théorie qu’il en a fallu à ce prédicateur de couleur qui récemment est parti en guerre contre l’opinion que la terre tourne autour du soleil ; car, sous une forme ou sous une autre, la doctrine de Malthus a reçu un tel accueil du monde intellectuel qu’on la retrouve dans la meilleure littérature comme dans la plus ordinaire. Elle a été acceptée par les économistes, les hommes politiques, les historiens, les naturalistes ; par les congrès s’occupant de science sociale, et par les trades-unions ; par les ecclésiastiques et par les matérialistes ; par les conservateurs les plus stricts et par les radicaux les plus absolus. Et ceux qui n’ont jamais entendu parler de Malthus et ceux qui n’ont pas la moindre idée de sa théorie, la professent et en raisonnent.

Néanmoins, comme la théorie courante des salaires a dû s’évanouir devant un examen sérieux, de même je crois que sa jumelle, la théorie de Malthus, doit disparaître devant l’étude des faits. En prouvant que les salaires ne sont pas tirés du capital, nous avons soulevé de terre cet Antée.


CHAPITRE II.

ÉTUDE DES FAITS.

L’acceptation de la théorie de Malthus et la haute autorité dont elle a été revêtue font qu’il m’a semblé nécessaire de revoir les causes qui ont contribué à lui donner une si grande influence dans la discussion des questions sociales.

Mais quand nous soumettrons la théorie elle-même à l’épreuve d’une analyse approfondie, je crois que nous la trouverons aussi insoutenable que la théorie courante des salaires.

D’abord les faits qui sont cités à l’appui de cette théorie ne sont pas concluants, et les analogies invoquées ne lui apportent aucun soutien.

En second lieu, il y a des faits qui la réfutent complètement. Je vais au cœur de la question en disant que rien ne justifie, par expérience ou par analogie, la supposition qu’il y a une tendance de la population à augmenter plus vite que les moyens de subsistance. Les faits cités pour prouver cette tendance montrent simplement que là où, par l’effet de l’éparpillement de la population, comme dans les pays nouveaux, là où par l’effet de la distribution inégale de la richesse, comme parmi les classes pauvres des pays anciens, la vie humaine est occupée par les nécessités physiques de l’existence, la tendance de la

  1. Principes d’économie politique, livre II, chap. ix, sect, 6. Quoiqu’en dise Mill, il est clair que Malthus lui-même attachait une grande importance à ses rapports géométriques et arithmétiques, et c’est probablement à eux aussi que Malthus doit une grande partie de sa renommée, , parce qu’ils forment une de ces formules ronflantes qui, auprès de beaucoup de gens, ont plus de poids que les raisonnements les plus clairs.
  2. On verra les effets de la doctrine de Malthus sur les définitions du capital en comparant (voyez pages 29, 30, 31) la définition de Smith, qui écrivit avant Malthus, avec les définitions de Ricardo, Mac Culloch et Mill, qui écrivirent après.
  3. Discours prononcé devant le Conseil d’Agriculture du Massachussetts, 1872 : — Rapport au Ministère de l’Agriculture aux États-Unis, 1873.
  4. Origine des espèces, chap. III.
  5. 3 Note iv à la Richesse des nations.