Progrès et Pauvreté/Livre 2/3

La bibliothèque libre.
Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 122-132).

CHAPITRE III.

ÉTUDE DES ANALOGIES.

Si de l’examen des faits que l’on cite à l’appui de la théorie de Malthus, nous passons à celui des analogies également citées à l’appui, nous découvrirons que les uns ne sont pas plus concluants que les autres.

La force de la puissance de reproduction du règne animal et du règne végétal — un couple de saumons pourrait, s’il était défendu contre ses ennemis naturels pendant quelques années, remplir l’Océan ; un couple de lapins, dans les mêmes conditions, peuplerait un continent ; beaucoup de plantes produisent des centaines de graines ; quelques insectes pondent des milliers d’œufs ; partout dans chacun de ces règnes, les espèces tendent à pulluler, et lorsqu’elles ne sont pas arrêtées par leurs ennemis, pullulent en réalité au delà des limites imposées par la somme des moyens de subsistance — est constamment citée, depuis Malthus jusque dans les manuels de nos jours, comme prouvant que cette population aussi tend à dépasser les moyens de subsistance, et lorsqu’elle n’est pas entravée par d’autres moyens, son accroissement naturel doit avoir pour résultat nécessaire, l’abaissement des salaires, la misère ou (si cela ne suffit pas et que l’augmentation continue) la famine qui fera rentrer la population dans les barrières imposées par la subsistance.

Cette analogie est-elle valide ? C’est du règne animal et du règne végétal que l’homme tire sa nourriture, et par conséquent si la force de la puissance de reproduction dans le règne animal et végétal est plus grande que chez l’homme, cela prouve simplement que les moyens de subsistance ont la faculté de croître plus vite que la population. Le fait que toutes les choses qui fournissent à l’homme sa nourriture ont la faculté de se multiplier par cent, par mille, parfois par des millions ou des billions, alors que l’homme ne fait que doubler son nombre, ne montre-t-il pas que, laissât-on les créatures humaines se reproduire sans aucune entrave, jamais l’augmentation de population n’excédera les moyens de subsistance ? Ceci est parfaitement clair quand on se rappelle que, bien que dans le règne animal et végétal, chaque espèce, en vertu de sa force reproductive, arrive nécessairement et naturellement à se trouver dans les conditions qui limitent son accroissement ultérieur, cependant ces conditions ne sont nulle part fixes et immuables. Aucune espèce n’atteint les dernières limites de sol, d’eau, d’air, de chaleur solaire ; mais la limite actuelle pour chacune, c’est l’existence d’autres espèces, ses rivales, ses ennemies, ou sa nourriture. Donc l’homme peut élargir les conditions qui limitent l’existence de telle de ces espèces qui lui fournissent un aliment (dans quelques cas son apparition seule les élargira) ; ainsi les forces reproductives des espèces qui fournissent sa nourriture au lieu de s’user en luttant contre les limites primitives, les dépassent pour lui, et si rapidement que sa puissance d’accroissement ne peut pas rivaliser. Si l’homme tue les faucons, les oiseaux bons à manger augmenteront ; s’il prend des renards les lapins de garenne se multiplieront ; le bourdon avance avec le pionnier, et de la matière organique dont l’homme remplit les rivières, les poissons se nourrissent.

Même si l’on écarte toute considération des causes finales ; même si l’on ne se permet pas de supposer que la force de reproduction constante et très grande chez les végétaux et les animaux leur a été donnée pour qu’ils puissent servir aux besoins de l’homme, et que par conséquent la lutte des formes inférieures de la vie contre les limites de la subsistance ne tend pas à prouver qu’il en doit être de même pour l’homme, « le sommet et le couronnement de toutes choses ; » il subsiste cependant entre l’homme et toutes les autres formes de la vie une distinction qui détruit toute analogie. De tous les êtres vivants, l’homme est le seul qui puisse lâcher la bride à des forces de reproductions plus puissantes que la sienne, et qui lui fournissent sa nourriture. Les bêtes, les insectes, les oiseaux, les poissons ne prennent que ce qu’ils trouvent. Ils s’accroissent aux dépens de leur nourriture, et lorsqu’ils ont atteint les limites que leur imposent les moyens de subsistance, leur nourriture doit augmenter avant qu’ils n’augmentent. Contrairement à ce qui a lieu pour les autres êtres vivants, l’accroissement de l’homme implique l’accroissement de sa nourriture. Si des ours au lieu d’hommes avaient débarqué de l’Europe dans l’Amérique du Nord, il n’y aurait pas là aujourd’hui plus d’ours qu’au temps de Colomb, peut-être y en aurait-il moins, car ni le genre de nourriture convenant aux ours, ni les conditions de la vie des ours, ne se seraient davantage répandus par l’émigration des ours, au contraire. Mais aux États-Unis seulement il y a maintenant quarante-cinq millions d’habitants, là où il n’y en avait jadis que quelques centaines de mille, et cependant il y a maintenant dans ce pays une quantité plus grande de nourriture par tête, qu’il n’y en avait autrefois pour les quelques milliers d’habitants. Ce n’est pas l’augmentation de nourriture qui a causé l’augmentation du nombre des hommes, mais l’augmentation du nombre des hommes qui a amené l’augmentation de nourriture. Il y a plus d’aliments simplement parce qu’il y a plus d’hommes.

Là est la différence entre l’animal et l’homme. Le geai et l’homme mangent les poulets ; mais plus il y a de geais, moins il y a de poulets, tandis que plus il y a d’hommes, plus il y a de poulets. Le veau marin et l’homme mangent le saumon ; mais quand le veau marin prend un saumon cela fait un saumon de moins, et là où le nombre des veaux marins dépasse un certain point, le nombre des saumons doit diminuer ; tandis qu’en plaçant le frai du saumon dans des conditions favorables, l’homme peut accroître le nombre des saumons de façon à compenser et au delà les prises qu’il peut faire ; de sorte que, de quelque quantité que s’accroisse le nombre des hommes, leurs besoins ne dépasseront jamais ce qu’il faut de saumons pour y subvenir.

En résumé pendant que, pour le règne animal et végétal, la limite de la subsistance est indépendante de la chose qui subsiste, pour l’homme la limite de la subsistance est, tant qu’il s’agit de terre, d’air, d’eau, de chaleur solaire, dans la dépendance de l’homme lui-même. Ceci étant vrai, l’analogie qu’on a voulu trouver entre les formes inférieures de la vie et l’homme, se trouve évidemment fausse. Pendant que les végétaux et les animaux luttent contre les limites de la subsistance, l’homme ne peut les atteindre tant qu’il n’a pas atteint les limites du globe. Ceci n’est pas seulement vrai de l’ensemble, mais encore de toutes les parties. De même que nous ne pouvons pas abaisser le niveau de la plus petite baie, de la plus petite crique sans abaisser le niveau non seulement de l’Océan avec lequel elle communique, mais encore celui de toutes les mers et de tous les océans du monde, de même la limite de la subsistance dans un endroit n’est pas la limite physique de cette place, mais la limite physique du globe. Dans l’état actuel des industries productives, cinquante milles carrés de terrain ne fourniront la nourriture qu’à quelques milliers d’individus, et cependant sur cette surface, qui est celle de la ville de Londres, trois millions et demi d’hommes sont nourris, et leurs moyens de subsistance augmentent à mesure que la population augmente aussi. Pour ce qui regarde la limite de la subsistance, Londres peut arriver à avoir cent millions, cinq cent millions, ou mille millions d’habitants, car elle tire sa subsistance du monde entier, et la limite que les moyens de subsistance opposent à sa croissance en population, est la limite du globe fournissant la nourriture de ses habitants.

Nous nous rencontrons ici avec une autre idée d’où la théorie de Malthus tire un grand appui, celle que la force de production de la terre diminue. Pour prouver la loi de la diminution de force productive on dit que, alors même qu’il ne serait pas vrai qu’au delà d’un certain point la terre rapporte de moins en moins aux applications additionnelles du travail et du capital, l’accroissement de population ne causerait aucune extension de culture, mais que tous les suppléments d’approvisionnements nécessaires pourraient être obtenus et le seraient sans qu’on mette en culture aucune terre nouvelle. Donner son assentiment à ceci, c’est le donner, semble-t-il à la doctrine qui enseigne que la difficulté d’obtenir sa nourriture doit augmenter avec l’accroissement de population.

Mais je crois que cette nécessité n’est qu’apparente. Si l’on analyse la proposition, on voit que sa validité dépend d’une qualification impliquée ou suggérée, d’une vérité relative qui prise absolument n’est plus une vérité. Car, que l’homme ne puisse épuiser ou amoindrir les forces de la nature, cela va de soi étant données l’indestructibilité de la matière et la persistance des forces. Production et consommation ne sont que des termes relatifs. Absolument parlant, l’homme ne produit ni ne consomme. La race humaine entière, dût-elle travailler à l’infini, ne peut pas faire que cette sphère roulante soit d’un atome plus lourde ou plus légère, ne peut pas ajouter ou soustraire un iota à la somme des forces dont l’éternité sans fin produit tout mouvement et entretient toute vie. De même que l’eau que nous prenons à l’Océan doit retourner à l’Océan, de même la nourriture que nous prenons dans les réservoirs de la nature est, depuis le moment même où nous la prenons, sur le chemin du retour à ces réservoirs. Ce que nous enlevons à une étendue limitée de terrain peut temporairement réduire la production de ce terrain, parce que le paiement en retour peut être fait à un autre pays, ou divisé entre ce terrain et un autre, ou peut-être entre tous les pays ; mais cette possibilité diminue quand la surface considérée est plus grande, et disparaît quand le globe entier est en jeu. La terre peut nourrir mille billions d’individus aussi facilement que mille millions, c’est la déduction nécessaire de ces vérités manifestes que, au moins pour ce qui concerne notre champ d’action, la matière est éternelle et que la force doit éternellement agir. La vie n’use pas les forces qui entretiennent la vie. Nous arrivons dans l’univers matériel sans rien apporter avec nous ; nous le quittons sans rien emporter. L’être humain, considéré physiquement, n’est qu’une forme passagère de la matière, un mode changeant de mouvement. La matière reste et la force persiste. Rien n’est amoindri, rien n’est affaibli. Il s’ensuit que la limite de la population du globe peut seulement être la limite de l’espace.

Cette limitation de l’espace, ce danger pour la race humaine de s’accroître tellement que chacun n’ait plus ses coudées franches, n’a pour nous pas plus d’intérêt pratique que le retour de la période glaciaire, ou l’extinction finale du soleil. Cependant quelque vague et éloignée que soit cette possibilité, c’est elle qui donne à la doctrine de Malthus son caractère d’évidence à priori. Mais si nous poursuivons notre étude ce vague disparaîtra également. Car il naît aussi d’une fausse analogie. Que la vie animale et végétale tende à lutter contre les limites de l’espace, cela ne prouve pas que la vie humaine ait la même tendance.

Prenons pour accordé que l’homme n’est qu’un animal supérieurement développé ; que le singe est un parent éloigné qui a graduellement développé ses tendances acrobatiques, et la baleine au dos bossu un parent plus éloigné encore, qui au commencement prit pour royaume la mer ; que par delà ces animaux, l’homme est apparenté aux végétaux, et qu’il est encore soumis aux mêmes lois que les plantes, les poissons, les oiseaux et les bêtes qui vivent sur la terre. Cependant il y a encore cette différence entre l’homme et les autres animaux : il est le seul animal dont les désirs augmentent quand ils sont satisfaits ; le seul animal qui ne soit jamais rassasié. Les besoins des autres êtres vivants sont uniformes et fixes. Le bœuf de nos jours n’aspire pas à autre chose que le premier bœuf que l’homme mit sous le joug. La mouette qui se pose sur les rapides steamers du Canal Anglais n’a pas besoin d’une meilleure nourriture ou d’un plus beau nid que la mouette qui tournait en rond autour des galères de César abordant pour la première fois sur une plage bretonne. De tout ce que la nature offre aux êtres vivants, ils ne prennent, l’homme excepté, que ce qu’il leur faut pour satisfaire leurs besoins qui sont définis et fixes. La seule manière dont ils puissent consommer des quantités supplémentaires, c’est de multiplier.

Il n’en est pas de même de l’homme. Ses besoins animaux ne sont pas plutôt satisfaits que naissent chez lui d’autres besoins. Il lui faut d’abord de la nourriture comme aux bêtes ; puis un abri, comme aux bêtes ; ensuite ses instincts reproducteurs affirment leur empire, comme ceux des bêtes. Mais ici l’homme et la bête se séparent. La bête ne va pas au delà ; l’homme n’a fait que mettre le pied sur le premier degré d’une progression infinie, progression que ne connaît jamais la bête ; progression en dehors et au-dessus de ce que peut connaître la bête. Après avoir trouvé la quantité, l’homme cherche la qualité. Les désirs qu’il partage avec la bête, il les étend, les raffine, les élève. Ce n’est plus simplement pour satisfaire sa faim, mais encore pour satisfaire son goût qu’il cherche sa nourriture ; il veut que ses vêtements le couvrent et le parent ; la hutte grossière devient une maison ; l’attrait sexuel aveugle se change en influences subtiles ; et la tendance commune et grossière de la vie animale à fleurir et à fructifier revêt des formes d’une délicate beauté. À mesure qu’augmente la puissance de satisfaire ses besoins, les aspirations de l’homme croissent aussi. En s’en tenant aux niveaux inférieurs du désir, on voit Lucullus soupant avec Lucullus ; douze porcs mis à la broche pour qu’Antony puisse prendre une bouchée de viande à son goût ; tous les règnes de la nature mis à contribution pour ajouter aux charmes de Cléopâtre, et des colonnades de marbre, et des jardins suspendus, et des pyramides élevées pour rivaliser avec les collines. En passant à des formes supérieures du désir, nous en trouvons chez l’homme qui sommeillent chez la plante et se retrouvent peut-être vaguement chez la bête. Les yeux de l’esprit s’ouvrent et l’homme a soif de savoir. Il brave la chaleur desséchante du désert, et le souffle glacé de la mer polaire, et ce n’est pas pour trouver de la nourriture ; il veille des nuits entières pour suivre les mouvements des étoiles éternelles. Il ajoute fatigue sur fatigue, pour satisfaire une faim qu’aucun animal n’a ressentie, pour étancher une soif que jamais bête n’a connue.

En dehors de la nature, en l’homme lui-même, naissent, à propos du brouillard qui enveloppe le passé et de l’ombre qui plane sur l’avenir, des désirs qui ne lui laissent pas de repos, alors que les désirs des animaux sont endormis dans la satisfaction. Derrière les choses, il cherche la loi qui les régit ; il veut savoir comment a été formé le monde, comment sont suspendues les étoiles, et découvrir les sources de la vie. Alors, quand l’homme a développé la noblesse de sa nature, naît un désir supérieur encore, la passion des passions, l’espérance des espérances, le désir que lui, homme, puisse aider en quelque sorte à rendre la vie meilleure et plus belle, en détruisant le besoin et la faute, le chagrin et la honte. Il maîtrise et soumet l’animal, il tourne le dos au festin et renonce au pouvoir, il laisse à d’autres le soin d’accumuler des richesses, de satisfaire des goûts agréables, de se chauffer au soleil de ce jour si court. Il travaille pour ceux qu’il n’a jamais vus et ne verra jamais, pour acquérir de la gloire, ou simplement pour qu’on lui rende justice, longtemps après que les mottes de terre sont tombées avec fracas sur son tombeau. Il travaille au progrès, là où il fait froid, sans recevoir d’encouragement des hommes, et les pierres sont pointues, et les ronces piquantes. Au milieu des railleries du présent et des rires moqueurs qui frappent comme des coups de couteau, il construit pour l’avenir ; il trace le sentier que l’humanité, en progressant, transformera plus tard en une grande route. Dans une sphère plus haute et plus large, le désir monte, et une étoile, qui s’est levée à l’est, le guide. Le pouls de l’homme bat avec le cœur du Dieu ; il voudrait aider à diriger les soleils !

L’analogie n’est-elle pas incapable de combler le golfe qui sépare l’homme de la bête ? Donnez plus de nourriture, rendez plus faciles les conditions de la vie, les végétaux et les animaux ne feront que multiplier. L’homme se développera. Les uns ne donneront, pour résultat de l’extension des moyens d’existence, qu’une augmentation de nombre ; l’autre tendra inévitablement à vivre sous une forme supérieure, à étendre ses forces. L’homme est un animal ; mais il est un animal, plus quelque chose d’autre. Il est l’arbre terrestre mythique, dont les racines s’enfoncent dans le sol, mais dont les branches supérieures peuvent fleurir dans les cieux !

De quelque façon qu’on le retourne, le raisonnement, sur lequel s’appuie la théorie que la population tend constamment à dépasser les moyens de subsistance, se trouve toujours reposer sur une supposition purement gratuite. Les faits ne sont pas d’accord avec la théorie, elle ne peut tirer aucun appui de l’analogie. C’est une pure chimère de l’imagination, semblable à ces autres chimères qui ont longtemps empêché les hommes de reconnaître la rotondité et le mouvement de la terre. C’est une théorie semblable à celle qui enseignait que, aux antipodes, tout ce qui n’est pas fixé à la terre doit tomber, que la balle jetée du haut du mât d’un navire en mouvement doit tomber derrière le mât, qu’un poisson vivant placé dans un vaisseau plein d’eau ne déplacera pas d’eau. Elle est aussi peu fondée, et même aussi grotesque, qu’une supposition que nous pourrions faire dans le genre de celle-ci : si Adam avait eu un esprit calculateur, que se serait-il imaginé en voyant la croissance de son premier enfant, dans les premiers mois de son existence ? Du fait qu’à sa naissance l’enfant pesait dix livres, et huit mois après vingt livres, Adam aurait pu, avec les connaissances arithmétiques que lui supposent quelques sages, chiffrer un résultat aussi frappant que celui de M. Malthus, c’est-à-dire qu’à dix ans son enfant devra peser autant qu’un bœuf, à douze autant qu’un éléphant, et à trente dans les environs de 175,716,339,548 tonnes.

Le fait est que nous n’avons pas plus besoin de nous tourmenter à propos de l’excès de population par rapport aux moyens de subsistance, qu’Adam n’avait besoin de se tourmenter de la croissance rapide de son enfant. S’il est une déduction réellement tirée des faits et suggérée par l’analogie, c’est celle-ci : la loi de la population renferme d’aussi belles adaptations que celles révélées dans les autres lois naturelles, et nous n’avons pas plus de raison de supposer que l’instinct de la reproduction, dans le développement naturel de la société, tend à produire la misère et le vice, que nous n’en aurions de supposer que la force de la gravitation doit précipiter la lune sur la terre, et la terre sur le soleil, ou de supposer, d’après la contraction de l’eau qui se produit avec l’abaissement de température au-dessous de 32 degrés, que les rivières et les lacs doivent geler jusqu’au fond à la moindre gelée, et qu’à cause de cela les régions tempérées de la terre sont inhabitables, même pendant les hivers modérés. Bien des faits connus prouvent qu’à côté du frein positif et du frein de prudence de Malthus, il y en a un troisième qui entre en jeu à mesure que s’élève l’étalon du confort, et le développement de l’intelligence. La proportion des naissances est plus grande dans les nouveaux établissements où la lutte avec la nature laisse peu de temps pour la vie intellectuelle, et parmi les classes pauvres des vieux pays qui, au milieu de la richesse, sont privées de tous les avantages qu’elle procure et réduites à une vie animale, que parmi les classes auxquelles l’accroissement de la richesse a apporté l’indépendance, les loisirs, l’aisance et une vie plus complète et plus variée. Ce fait, consigné depuis longtemps dans le proverbe « le bonheur au riche, les enfants au pauvre, » a été signalé par Adam Smith, qui dit qu’il n’est pas rare de voir dans le Highland une pauvre femme à moitié morte de faim, avoir été la mère de vingt-trois ou vingt-quatre enfants ; il est partout si nettement visible qu’on doit seulement le rappeler en passant.

Si la loi réelle de la population se trouve ainsi toute indiquée, comme je crois qu’elle doit l’être, la tendance à l’accroissement, au lieu d’être toujours uniforme, est forte là où un accroissement de population donnerait un accroissement de bien-être, et là où la perpétuité de la race est menacée par une mortalité produite par des conditions adverses, et faible lorsque le développement supérieur de l’individu devient possible et que la perpétuité de la race est assurée. En d’autres termes, la loi de population s’harmonise avec et est subordonnée à la loi du développement intellectuel, et tout danger pour les hommes de se trouver dans un monde ne pouvant pas les nourrir, au lieu de provenir des arrangements de la nature, est au contraire produit par la mauvaise organisation sociale qui, au milieu de la richesse, condamne les hommes au besoin. La vérité de ceci sera j’espère prouvée d’une façon décisive quand, après avoir déblayé le terrain, nous chercherons les vraies lois du développement social. En parler maintenant, ce serait rompre l’ordre naturel du raisonnement. Si j’ai réussi à faire admettre une proposition négative — en montrant que la théorie de Malthus n’est pas prouvée par le raisonnement sur lequel elle s’appuie — c’est suffisant pour l’instant. Je me propose, dans le prochain chapitre, de prouver l’affirmative et de montrer que la théorie a les faits contre elle.