Progrès et Pauvreté/Livre 4

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Traduction par P. L. Le Monnier.
Guillaumin et Cie (p. 215-248).

LIVRE IV

EFFET DU PROGRÈS MATÉRIEL SUR LA DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.

Jusqu’à présent, il est douteux que toutes les inventions mécaniques déjà faites, aient allégé la peine quotidienne d’aucun être humain. — John Stuart Mill.

Entendez-vous les enfants pleurer, ô mes frères,
Avant que le chagrin vienne avec les années ?
Ils appuient leurs jeunes têtes contre leurs mères,
Et cela ne peut arrêter leurs larmes.
Les jeunes agneaux bêlent dans les prés,
Les petits oiseaux gazouillent dans le nid.
Les jeunes faons jouent avec leurs compagnons,
Les jeunes fleurs s’épanouissent au couchant,
Mais les petits, petits enfants, ò mes frères,
Pleurent amèrement !
Ils pleurent au temps ou les autres jouent
Dans le pays de l’indépendance.

Mrs BROWNING.

CHAPITRE PREMIER.

LES FACTEURS DU PROBLÈME ENCORE À CHERCHER.

En disant que la rente seule profite de l’accroissement de production que donne le progrès matériel, mais que le travail n’obtient rien ; en voyant que l’antagonisme d’intérêt n’est pas entre le travail et le capital, comme on le croit souvent, mais, en réalité, entre le travail et le capital d’un côté, et la propriété terrienne de l’autre, nous avons formulé une conclusion qui a une portée pratique très importante. Il n’est pas encore temps de nous y arrêter, car nous n’avons pas encore complètement résolu le problème posé en commençant. Dire que les salaires restent bas parce que la rente augmente, c’est dire qu’un bateau à vapeur se meut parce que ses roues tournent. La question, qu’est-ce qui fait augmenter la rente ? naît aussitôt. Quelle est la force ou la nécessité qui, lorsque la puissance productive augmente, distribue une part de plus en plus grande du produit comme rente ?

La seule cause citée par Ricardo de ce progrès de la rente, est l’accroissement de population qui, en nécessitant de plus grandes provisions de nourriture, force l’application de la culture aux terres de qualité inférieure, ou aux points des terres déjà cultivées produisant moins ; et dans les ouvrages d’autres auteurs, on appelle si exclusivement l’attention sur l’extension de la production des terres supérieures aux terres inférieures comme étant la cause du progrès de la rente, que M. Carey ( suivi par le professeur Perry et par d’autres) s’est imaginé qu’il avait renversé la théorie de la rente de Ricardo en niant que la marche de l’agriculture soit un passage des terres les meilleures aux plus mauvaises[1].

Bien qu’il soit sans aucun doute vrai que l’accroissement de population, qui force à exploiter des points inférieurs de production, élèvera la rente et doit l’élever, je ne pense pas que toutes les déductions qu’on tire ordinairement de ce principe, soient valides, ni que le principe explique complètement l’accroissement de la rente qui se produit avec le progrès matériel. Il y a évidemment d’autres causes qui conspirent à élever la rente, mais qui ont dû être entièrement ou partiellement voilées par les idées erronées sur les fonctions du capital et la genèse des salaires, qui jusqu’ici ont partout dominé. Pour découvrir quelles sont ces causes et comment elles opèrent, cherchons l’effet du progrès matériel sur la distribution de la richesse.

Les changements qui constituent le progrès matériel, ou y contribuent, sont au nombre de trois : 1° accroissement de population ; 2° améliorations dans les industries de production et d’échange ; 3° progrès dans le savoir, l’éducation, le gouvernement, la police, les mœurs, la morale, accroissant le pouvoir de produire la richesse. Le progrès matériel, tel qu’on l’entend ordinairement, est formé de ces trois éléments de progression, que renferment, à différents degrés, toutes les nations avançant en civilisation. Comme, au point de vue des forces ou des économies matérielles, l’augmentation de savoir, l’amélioration de gouvernement, etc., ont les mêmes effets que les progrès de l’industrie, il ne sera pas nécessaire de les considérer séparé ment. Quelle influence le progrès moral ou intellectuel, considéré seulement comme tel, a sur notre problème, c’est ce que nous verrons plus tard. Nous avons maintenant à nous occuper du progrès matériel auquel contribuent ces choses, seulement parce qu’elles augmentent la force productrice de richesse ; nous verrons leurs effets en voyant l’effet des progrès de l’industrie.

Donc, pour constater les effets du progrès matériel sur la distribution de la richesse, considérons les effets de l’accroissement de population en dehors des progrès de l’industrie, puis l’effet des progrès de l’industrie, séparément de l’accroissement de population.


CHAPITRE II.

EFFET DE L’ACCROISSEMENT DE POPULATION SUR LA DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.

Les traités courants d’économie politique expliquent pour quoi l’accroissement de population a fait augmenter la rente, en disant que la demande de subsistance s’accroissant, il a fallu que la production s’attaque à un sol inférieur ou à des points inférieurs du sol cultivé. Donc si, avec une population donnée, la limite de la culture est à 30, toutes les terres ayant une force de production au-dessus de 30, paieront une rente. Si la population est doublée, il faut une provision additionnelle de subsistance, qui ne peut être obtenue qu’en étendant la culture de sorte que des terres qui ne rapportaient rien auparavant, rapporteront une rente. Si ces limites sont reculées jusqu’à 20, toutes les terres entre 20 et 30 rapporteront une rente et auront une valeur, et toutes les terres au-dessus de 30 produiront une rente plus forte, et auront une valeur plus grande.

C’est à ce propos que la doctrine de Malthus reçoit, des exposés courants de la théorie de la rente, l’appui dont j’ai parlé en énumérant les causes qui se sont combinées pour donner à cette doctrine une autorité presque indiscutable. Suivant la doctrine de Malthus, la lutte de la population contre les moyens de subsistance devient progressivement plus dure à mesure que la population augmente ; et, bien que deux bras viennent au monde en même temps que chaque bouche nouvelle, il devient, pour employer les mots de John Stuart Mill, de plus en plus difficile aux bras nouveaux de nourrir les nouvelles bouches. Suivant la théorie de la rente donnée par Ricardo, la rente naît de la différence de productivité entre les terres exploitées ; et suivant Ricardo et les économistes qui l’ont suivi, l’accroissement de la rente qui accompagne invariablement l’accroissement de population, est causé par l’impossibilité de se procurer plus de nourriture, excepté à un plus grand prix, ce qui force la population à cultiver des points de moins en moins productifs, et augmente proportionnellement la rente. Les deux théories, comme je l’ai déjà expliqué, sont ainsi harmonisées et mêlées, la loi de la rente devenant simplement une application spéciale de la loi plus générale proposée par Malthus, et le progrès de la rente avec l’accroissement de population, une démonstration de son ouvre irrésistible. J’ai seulement fait incidemment allusion à ceci, me réservant d’examiner à cette place l’erreur qui a fait de la théorie de la rente l’appui d’une théorie à laquelle elle ne donne au contraire aucun soutien. Nous avons déjà vu combien était fausse la théorie de Malthus ; nous en aurons une nouvelle preuve, définitivement concluante, quand nous verrons que les phénomènes qu’on attribue à l’excès de la population par rapport à la subsistance, se manifesteraient, dans les conditions existantes, quand bien même la population resterait stationnaire.

L’erreur à laquelle je fais allusion, et qu’il est nécessaire de détruire pour bien comprendre l’effet de l’accroissement de population sur la distribution de la richesse, est la supposition, exprimée ou impliquée dans tous les raisonnements habituels sur les rapports de la rente et de la population, que le recours aux points inférieurs de production implique un produit total plus petit par rapport au travail dépensé ; ceci n’est pas toujours le cas, ainsi que le remarque Mill à propos des améliorations agricoles qui, dit-il, sont considérées « comme la détente partielle des liens qui arrêtent l’accroissement de population. » Mais ceci n’est pas compris même là où l’industrie ne progresse pas, et si l’on a recours aux points inférieurs de production, c’est évidemment parce que la demande augmente avec l’accroissement de population. Car, l’accroissement de population implique de lui-même, sans qu’il y ait aucun progrès dans l’industrie, un accroissement de puissance productive du travail. Le travail de 100 hommes, les autres choses étant semblables, produira plus que cent fois autant que le travail d’un seul homme, et le travail de 1, 000 hommes plus que dix fois autant que le travail de 100 hommes ; et ainsi, avec chaque paire de bras qu’apporte la population augmentant, il y a une addition plus que proportionnelle de puissance productive du travail. Ainsi, la population augmentant, il peut se faire qu’on exploite les ressources productives naturelles inférieures, sans qu’il y ait diminution dans la production moyenne de la richesse comparée avec le travail consacré, sans qu’il y ait même diminution au point le plus bas. Si la population est doublée, la terre dont nous appelons la force productive 20, peut rapporter à la même somme de travail autant que rapportait auparavant la terre ayant une force productive nommée 30. Car, il ne faut pas oublier (ce qu’on oublie trop souvent) que la puissance productive de la terre ou du travail ne doit pas être mesurée d’après une seule chose désirée, mais d’après toutes les choses désirées. Un colon et sa famille peuvent faire pousser autant de blé sur une terre éloignée d’une centaine de milles de l’habitation la plus proche, que sur une terre placée au centre d’un district populeux. Mais dans un district populeux ce colon obtiendrait avec le même travail un aussi bon revenu d’une terre plus pauvre, ou d’une terre de qualité égale, après avoir payé une rente élevée, parce qu’au milieu d’une population nombreuse son travail aurait été plus effectif ; non pas peut-être pour la production du blé, mais pour la production de la richesse en général ; il aurait obtenu plus facilement toutes les commodités, tous les services qui sont l’objet réel de son travail.

Mais, même lorsqu’il y a diminution de force productive du travail au point le plus bas, c’est-à-dire lorsque la demande augmentée de richesse a amené la production à un point de puissance productive naturelle inférieur à l’addition de puissance du travail que suffit à produire l’accroissement de population, il ne s’ensuit pas que la production totale, comparée au travail total, soit diminuée.

Supposons des terres diminuant de qualité. Les meilleures seraient naturellement les premières occupées, et à mesure que la population augmenterait on passerait aux terres de moins en moins bonnes. Mais comme l’accroissement de population, en permettant de plus grandes économies, ajouterait à l’efficacité du travail, la cause qui ferait cultiver successivement chaque qualité de terre, augmenterait en même temps la somme de richesse que la même quantité de travail en pourrait tirer. Elle ferait même plus, elle augmenterait la puissance productive de richesse dans toutes les terres supérieures déjà cultivées. Si les rapports de quantité et de qualité étaient tels que l’accroissement de population ajoutât à l’efficacité du travail plus rapidement qu’il ne forcerait à recourir aux terres inférieures, bien que les limites de la culture soient reculées et la rente plus élevée, cependant la rétribution minimum du travail augmenterait. C’est-à-dire que les salaires considérés proportionnellement baisseraient, et les salaires considérés comme quantité monteraient. La production moyenne de richesse augmenterait. Si les rapports étaient tels que l’accroissement d’efficacité du travail compensât exactement la diminution de force productive du sol mis en œuvre, l’effet de l’accroissement de population serait d’augmenter la rente en abaissant la limite de culture sans réduire les salaires considérés comme une quantité, et d’augmenter la production moyenne. Si nous supposons maintenant la population augmentant toujours, et, entre la plus pauvre qualité de terre cultivée et la terre de qualité immédiatement inférieure, une différence si grande que l’accroissement de puissance du travail qui a lieu en même temps que l’accroissement de population, ne pourra compenser cette différence, alors la rétribution minimum du travail se trouvera réduite, la rente montera, et les salaires baisseront non seulement proportionnellement, mais encore en tant que quantité. Mais, à moins que la décroissance de qualité dans la terre soit beaucoup plus rapide que nous ne pouvons l’imaginer, et qu’elle n’est en réalité je crois, la production moyenne sera encore augmentée, car l’accroissement d’efficacité, qui se produit en raison de l’accroissement de population forçant à exploiter des terres de qualité inférieure, s’attache à tout travail, et le gain dans les terres de qualité supérieure fera plus que compenser la diminution de production des terres inférieures mises en culture. La production totale de richesse sera plus grande, mais sa distribution sera plus inégale.

Ainsi, l’accroissement de population, en étendant à des niveaux naturels inférieurs la production, accroît la rente, réduit les salaires au point de vue proportionnel, les réduit ou ne les réduit pas au point de vue de la quantité ; tandis qu’il ne réduit que rarement, ou plutôt jamais, la production totale de richesse comparée à la dépense totale de travail, mais au contraire l’augmente, et le plus souvent l’augmente beaucoup. Mais, parce que l’accroissement de population augmente ainsi la rente en abaissant les limites de la culture, il n’est pas juste de considérer cela comme la seule manière par laquelle la rente augmente avec la population. La population croissant peut augmenter la rente sans abaisser les limites de la culture ; et quoi qu’en disent les écrivains comme Mac Culloch qui soutiennent que la rente ne peut pas naître là où il y a une étendue illimitée de terres également bonnes, l’accroissement de population accroît la rente, sans tenir compte des qualités naturelles de la terre, car les forces plus grandes de la coopération et de l’échange, produites par cet accroissement de population, sont équivalentes à un accroissement de capacité de la terre, ou plutôt, pouvons nous dire je crois sans métaphore, donnent réellement à la terre des capacités plus grandes.

Je ne veux pas simplement dire que, semblable a une amélioration des méthodes ou des outils de production, l’accroissement de puissance qui naît avec l’accroissement de population, donne au même travail un résultat plus considérable, équivalant à un accroissement des capacités naturelles de la terre ; je veux dire qu’il produit une puissance supérieure de travail qui est localisée sur la terre, qui ne s’attache pas au travail en général, mais seulement au travail qui s’exerce sur une terre particulière, et qui, par conséquent, est inhérente à la terre aussi bien que les qualités du sol, le climat, les dépôts minéraux, la situation naturelle, et passe comme ceux-ci avec la possession du sol.

Une amélioration dans la méthode de culture, qui, avec le même déboursé, produira deux récoltes au lieu d’une, ou une amélioration dans les instruments ou les machines qui doublera le résultat du travail, aura manifestement, sur une pièce particulière de terrain, le même effet sur le produit que si l’on doublait la fertilité du sol. Mais la différence réside en ce que l’amélioration de méthode ou d’outils peut être utilisée sur n’importe quelle terre, tandis que l’augmentation de fertilité ne peut être utilisée que sur la terre particulière où on l’a produite. Enfin l’accroissement de force productive du travail qui naît de l’accroissement de population ne peut, en grande partie, être utilisé que sur une terre particulière, et, sur cette terre particulière, à des degrés très variables.

Supposons une savane sans limites, si étendue dans son uniformité, avec son herbe, ses fleurs, ses arbres, ses petits ruisseaux, que le voyageur se fatigue de cette monotonie. Le chariot du premier émigrant s’avance. Où campera-t-il ? le colon ne peut le dire, un acre semble aussi bon qu’un autre. Il n’y a absolument à faire aucun choix d’ombrage, d’eau, de fertilité, de situation ; il est embarrassé de cette richesse. Fatigué de chercher une place meilleure qu’une autre, il s’arrête n’importe où et se met à se construire une maison. Le sol est vierge et riche, le gibier abondant, les ruisseaux regorgent de truites. La nature est aussi généreuse que possible. Il a là ce qui, dans un pays peuplé, le ferait riche ; mais il est très pauvre. Pour ne rien dire de son état mental qui lui fait souhaiter la venue d’un étranger quel qu’il fût, il travaille avec tous les désavantages matériels de la solitude. Il ne peut recevoir aucune aide temporaire pour les travaux qui demandent une plus grande union de force que ne peut lui offrir sa propre famille, ou n’importe quel serviteur il a pu engager. Bien qu’il ait du bétail, il ne mange pas souvent de viande fraîche, car pour avoir un beefsteak il faut qu’il tue un bœuf. Il faut qu’il soit son propre forgeron, carrossier, charpentier, cordonnier ; en résumé il est « un apprenti en tout, un maître en rien. » Il ne peut instruire ses enfants, car il lui faudrait pour cela payer et entretenir un maître exprès. Les choses qu’il ne peut pas produire lui-même, il faut qu’il en achète de grandes quantités et les conserve, ou s’en passe, car il ne peut pas constamment quitter son travail et faire un long voyage vers la lisière de la civilisation ; lorsqu’il est forcé de le faire, pour chercher une fiole de médecine, ou remplacer une tarière rompue, cela lui coûte son travail et celui de ses chevaux pendant peut-être plusieurs jours. Dans ces circonstances, la nature a beau être généreuse, l’homme est pauvre. Il lui est facile de récolter de quoi manger ; mais en dehors de cela, c’est à peine si tout son travail suffit pour satisfaire ses besoins les plus simples, et de la façon la plus incomplète.

Bientôt arrive un autre émigrant. Bien que n’importe quelle partie de la plaine illimitée soit aussi bonne qu’une autre, il n’est pas embarrassé de choisir son lieu d’établissement. Bien que la terre soit la même, il y a un endroit qui évidemment est pour lui meilleur qu’aucun autre, c’est celui où il y a déjà un colon, où il pourra avoir un voisin. Il campe à côté du premier arrivé, dont la condition est immédiatement améliorée, et pour lequel bien des choses sont maintenant possibles, qui auparavant étaient impossibles, car deux hommes en s’aidant peuvent faire des choses que jamais un homme seul ne par viendrait à faire.

Arrive un autre émigrant : guidé par les mêmes considérations, il s’établit à côté des deux autres. Un autre, puis un autre arrive, si bien que le premier colon se trouve entouré de voisins. Le travail a maintenant une efficacité dont il ne pouvait approcher dans l’état solitaire. S’il y a un travail pesant à faire, à rouler des troncs d’arbres, les colons s’unissent et en un jour accomplissent ce qui aurait demandé des années à un seul homme. Quand l’un tue un bœuf, les autres prennent une part, de sorte qu’ils ont tous souvent de la viande fraîche. Ils se cotisent pour avoir un maître d’école et les enfants de chacun sont instruits pour une part fractionnelle de ce que le même enseignement aurait coûté au premier colon. Il devient comparativement facile d’envoyer à la ville voisine, car il y a toujours quelqu’un y allant. Mais ces voyages sont moins utiles. Un forgeron et un charron se sont bientôt établis, et notre colon peut faire réparer ses outils pour une petite partie du travail qu’ils lui coûtaient auparavant. Un magasin s’ouvre, et il peut y trouver ce dont il a besoin au moment voulu ; puis une poste le met en communication avec le reste du monde. Puis viennent un charpentier, un bourrelier, un médecin ; bientôt s’élève une petite église. Il peut se donner des jouissances qui étaient impossibles alors qu’il était solitaire. Au point de vue intellectuel et social, pour cette partie de l’homme qui l’élève au-dessus de l’animal, il trouve de quoi satisfaire ses désirs. La sympathie, le sentiment de l’association, l’émulation stimulée par la comparaison et le contraste, ouvrent et remplissent une vie plus variée. En se réjouissant, d’autres se réjouissent ; dans le chagrin, les affligés ne pleurent pas solitairement. On organise à différentes époques des parties de plaisir. Bien que la salle de bal ait des murs sans tentures, et que l’orchestre ne soit composé que d’un violon, les notes du magicien sont encore d’accord, et Cupidon danse avec les danseurs. Au mariage des uns, les autres admirent et se réjouissent ; dans la maison visitée par la mort, il y a des veilleurs ; et devant la tombe ouverte, la sympathie humaine soutient les affligés. De temps en temps arrive un professeur errant qui entrouve à ses auditeurs les mondes de la science, de la littérature, de l’art ; au moment des élections, viennent des orateurs, et le citoyen se sent grandir en dignité et en puissance quand on discute devant lui le sort des empires, quand John Doe et Richard Roe luttent pour obtenir sa voix. Puis, un jour, arrive le cirque dont on parlait depuis des mois, et qui ouvre aux enfants qui n’avaient eu d’autre horizon que la prairie, les royaumes de l’imagination où passent les princes et les princesses des contes de fées, les croisés cou verts de leurs armures, les Maures au front ceint de turban, le char magique de Cendrillon, et les géants des contes de nourrices ; les lions semblables à ceux que subjugua Daniel, ou à ceux qui, dans l’amphithéâtre romain, déchirèrent les saints de Dieu ; les autruches qui rappellent les déserts de sable, les chameaux semblables à ceux qui étaient près du puits d’où les méchants frères retirèrent Joseph pour le vendre ; des éléphants pareils à ceux qui traversèrent les Alpes avec Annibal, ou sen tirent l’épée des Macchabées ; et la musique enchanteresse qui vous tinte dans la tête alors que s’élève le dôme brillant comme le soleil de Kubla-Khan.

Allez maintenant trouver notre colon, et dites-lui : « Vous avez tant d’arbres fruitiers que vous avez plantés ; vous avez construit un puits, une grange, une maison, en résumé vous avez ajouté par votre travail, tant de valeur à cette ferme. La terre en elle-même n’est plus aussi bonne. Vous l’avez exploitée, et d’ici peu il faudra de l’engrais. Je vais vous donner la valeur complète de toutes vos améliorations, et vous me donnerez votre ferme ; et vous irez de nouveau avec votre famille, sur les lisières de la civilisation. » Il vous rira à la face. Sa terre ne lui rapporte pas plus de grain ou de pommes de terre qu’auparavant, mais elle lui rapporte bien plus de toutes les nécessités et commodités de la vie. Son travail dépensé sur la terre, ne produira plus, devons-nous supposer, d’épaisses moissons, mais il produira beaucoup plus de toutes ces autres choses pour lesquelles l’homme travaille. La présence d’autres colons — l’accroisse ment de population — a ajouté sous ce rapport à l’efficacité productive de son travail appliqué à la terre, et cette augmentation d’efficacité productive donne à sa terre une supériorité sur les terres de qualité naturelle égale placées là où il n’y a pas encore de colons. S’il ne reste aucune terre à prendre, en dehors des terres aussi éloignées d’un centre de population que l’était la terre de notre colon lorsqu’il y arriva, la valeur ou la rente de sa terre sera mesurée par l’ensemble de cette augmentation de force productive. Si cependant, comme nous l’avons supposé, il y a une série continue de terres égales, sur lesquelles s’éparpillent maintenant les colons, il ne sera pas nécessaire pour le nouvel arrivant d’aller comme le premier en dehors de toute civilisation. Il s’établira immédiatement au delà des derniers arrivés et aura l’avantage du voisinage. La valeur ou la rente de la terre de notre colon, dépendra ainsi de l’avantage d’être dans un centre de population au lieu d’être sur le bord du désert. Dans le premier cas la limite de production restera la même ; dans le second elle sera élevée.

La population continue à augmenter, et avec elle les économies que permet de réaliser cet accroissement, et qui ajoute en effet à la force productive de la terre. La terre de notre premier colon étant le centre de la population, le magasin, la forge du maréchal ferrant, la boutique du charron, s’élèvent sur cette terre ou à côté, et bientôt naît un village, qui rapidement de vient une ville, le centre des échanges pour toute la population du district. Sans pour cela produire plus qu’auparavant au point de vue agricole, la terre commence à produire d’une autre façon. Elle ne donnera au travail dépensé pour faire pousser du blé ou des pommes de terre, pas plus de blé et de pommes de terre, qu’auparavant, mais elle donnera de beaucoup plus gros revenus au travail dépensé dans les branches de la production que crée la proximité d’autres producteurs, et surtout au travail employé dans cette partie finale de la production, la dis tribution. Le fermier peut aller plus loin et trouver une terre où son travail produira autant de céréales, et presque autant de richesse ; mais l’artisan, le fabricant, le marchand, celui qui a une profession quelconque, trouveront que le travail dépensé là, au centre des échanges, rapporte beaucoup plus, que celui appliqué un peu plus loin ; et le propriétaire de terre peut aussi bien prétendre à un excès de production dans ces branches diverses, qu’à un excès de production de blé. Ainsi notre colon peut vendre comme lots à construire quelques acres de sa terre, à des prix qu’on ne paierait jamais pour une terre à blé, sa fertilité fût-elle multipliée bien des fois. En agissant ainsi, il peut lui-même se construire une jolie maison et la meubler luxueusement. C’est-à-dire, pour réduire la transaction aux termes les plus simples, les gens qui désirent se servir de sa terre, lui construisent et lui meublent une maison, à condition qu’il les laisse se servir eux-mêmes de la force supérieure de production que l’accroissement de population a donnée à la terre.

La population augmentant toujours, la terre acquiert une utilité de plus en plus grande, et donne de plus en plus de richesse à son propriétaire. La ville est devenue considérable, un Saint-Louis, un Chicago, ou un San-Francisco ; et croît toujours. On y produit sur une grande échelle, avec tous les instruments, toutes les facilités possibles ; la division du travail y est extrême, multipliant puissamment son efficacité ; les échanges se font sous de si grands volumes et avec une telle rapidité, que le frottement et la perte sont réduits au minimum. Là est le cour, le cerveau du vaste organisme social qui est sorti du germe du premier campement ; ici s’est développé un des grands ganglions du monde humain. D’ici partent toutes les routes, tous les courants qui rayonnent dans la région environnante. Là est le marché, si vous avez quelque chose à vendre ; là est le magasin le mieux approvisionné, si vous avez quelque chose à acheter. L’activité intellectuelle a la son foyer, d’où part le stimulus né de la collision des esprits. Là sont les grandes bibliothèques, les réservoirs de la science, les professeurs savants, les spécialistes fameux. Là on trouve les musées, les galeries artistiques, les collections curieuses, toutes les choses rares et choisies. Là, viennent de toutes les parties du monde les grands acteurs, les orateurs, les grands chanteurs. En résumé, il y a la un centre de vie humaine avec toutes ses diverses manifestations.

La terre offre maintenant de tels avantages pour l’application du travail, qu’au lieu d’un homme et d’une paire de chevaux travaillant sur plusieurs acres, on peut compter en certains endroits des milliers de travailleurs sur un seul acre, à côté les uns des autres, sur des étages élevés les uns au-dessus des autres, au nombre de cinq, six, sept, parfois huit, pendant que sous terre palpitent des machines à vapeur ayant la force de plusieurs milliers de chevaux.

Tous ces avantages sont attachés à la terre ; c’est sur cette terre, et non sur une autre, qu’ils sont utilisables, car là est le centre de population, le centre des échanges, le marché et l’atelier des formes les plus hautes de l’industrie. Les forces productives que la densité de population a attachées à cette terre, équivalent à la multiplication de sa fertilité première par cent ou par mille. Et la rente, qui est la mesure de la différence entre cette force productive ajoutée et la force productive de la terre la plus pauvre en usage, a grandi en conséquence. Notre colon, ou celui qui a hérité de son droit à la terre, est maintenant millionnaire. Comme un autre Rip Van Winkle, il peut s’être couché et avoir dormi longtemps ; il est riche maintenant non par ce qu’il a fait, mais parce que la population a augmenté. En certaines places, le propriétaire d’un terrain peut tirer de chaque pied de façade plus que gagnerait en un an un ouvrier ordinaire ; il y a des lots de terrain qui se vendent plus cher qu’il ne faudrait d’or pour les paver en pièces de monnaie. Dans les principales rues s’élèvent des constructions de granit, de marbre, de fer, ornées de glaces, bâties dans le style le plus coûteux, aménagées de façon à prévenir tous les désirs. Et cependant elles n’ont pas autant de valeur que la terre sur laquelle elles sont, que la terre toujours pareille, qui lorsque notre premier colon vint s’y établir, n’avait aucune valeur.

Chacun peut voir par lui-même que c’est bien ainsi qu’agit l’accroissement de la population sur l’accroissement de la rente. C’est sous nos propres yeux que la chose se passe. La différence dans la puissance productrice du sol en usage qui va augmentant, et qui cause l’accroissement de la rente, ne résulte pas tant de la nécessité pour une population augmentant de s’attaquer aux terres inférieures, que de l’accroissement de puissance productive que donne à la terre l’accroissement de population. Les terres ayant le plus de valeur sur le globe, les terres qui rapportent la rente la plus forte, ne sont pas les terres d’une fertilité naturelle supérieure, mais les terres auxquelles l’accroissement de population a donné une utilité supérieure.

L’accroissement de puissance productive ou d’utilité que l’accroissement de population donne à certaines terres, de la façon que je viens de rappeler, s’attache, telle qu’elle est, à la simple qualité de l’extension. La qualité ayant de la valeur dans une terre qui est devenue un centre de population, est sa capacité superficielle ; que le sol soit fertile, soit un terrain d’alluvion, comme à Philadelphie, que ce soit un terrain profond comme à la Nouvelle-Orléans, un marais comme à Saint-Pétersbourg, un désert sablonneux comme à San-Francisco, cela importe peu.

Et là où cette valeur semble tenir à des qualités naturelles supérieures, par exemple là où l’eau est profonde et le mouillage bon, où l’on trouve de riches dépôts de charbon et de minerai, des forêts remplies de bois de charpente, l’observation prouve encore que ces qualités supérieures sont découvertes, rendues tangibles par la population. Les champs de charbon et de fer de la Pensylvanie, qui aujourd’hui valent des sommes énormes, n’avaient aucune valeur il y a cinquante ans. Quelle est la cause efficiente de cette différence ? Simplement la différence de population. Les couches de charbon et de fer de Wyoming et de Montana, qui aujourd’hui n’ont pas de valeur, vaudront dans cinquante ans des millions et des millions, simplement parce que d’ici là la population aura augmenté

Le navire sur lequel nous voguons dans l’espace, est un navire bien approvisionné. Si, sur le pont, le pain et le bœeuf semblent devenir rares, nous n’avons qu’à ouvrir une écoutille, et nous trouvons de nouvelles provisions auxquelles nous n’avions pas songé. Et ceux qui, lorsqu’on ouvre ainsi une écoutille, peuvent dire : « Ceci est à moi, » acquièrent une grande puissance sur les autres.

Récapitulons. L’effet de l’accroissement de population sur la distribution de la richesse est d’augmenter la rente ( et par conséquent de diminuer la portion du produit qui va au capital et au travail), de deux manières : premièrement, en abaissant la limite de culture ; deuxièmement, en révélant les capacités spéciales d’une terre, auparavant latentes, en attachant des capacités spéciales à des terres particulières.

Je suis disposé à penser que ce dernier mode, auquel les économistes n’ont accordé que peu d’attention, est en réalité le plus important. Mais ceci n’a pas à nous occuper.


CHAPITRE III.

EFFET DES PROGRÈS DANS LES ARTS SUR LA DISTRIBUTION DE LA RICHESSE.

En éliminant les progrès dans les arts, nous avons vu les effets de l’accroissement de population sur la distribution de la richesse. Éliminons maintenant l’accroissement de population, et examinons quel effet les progrès dans les arts de production ont sur la distribution.

Nous avons vu que l’accroissement de population augmentait la rente plutôt en accroissant la productivité du travail qu’en la diminuant. Si maintenant il peut être prouvé que, en dehors de l’accroissement de population, l’effet des progrès dans les méthodes de production et d’échange est d’accroître la rente, la preuve de l’erreur de la théorie de Malthus, et de toutes les théories qui en dérivent, sera complète et définitive ; car nous aurons expliqué la tendance du progrès matériel à abaisser les salaires et la condition des classes inférieures, sans avoir eu recours à la théorie de l’excès de la population sur les moyens de subsistance.

L’effet des inventions, des améliorations dans les arts productifs est d’économiser du travail, c’est-à-dire de rendre possible d’obtenir le même résultat avec moins de travail, ou d’obtenir un résultat plus considérable avec le même travail.

Dans un état de société où la puissance existante du travail sert à satisfaire tous les désirs matériels, et où il n’est pas possible que de nouveaux désirs naissent par la facilité de les satisfaire, l’effet des améliorations économisant le travail serait seulement de réduire la somme de travail dépensée. Mais un tel état de société, s’il peut être trouvé quelque part (ce que je ne crois pas), existe seulement là où l’homme se rapproche le plus de l’animal. Dans un état de société appelé civilisé, et dont nous avons seul à nous occuper, c’est le contraire même qui se passe. La demande n’est pas une quantité fixe qui n’augmente que lors que la population augmente aussi. Elle naît dans chaque individu avec son pouvoir de se procurer les choses demandées. L’homme n’est pas un bœuf qui lorsqu’il a mangé est plein et se couche pour ruminer ; il est comme la sangsue qui constamment demande davantage. « Quand j’aurai quelque argent, » dit Érasme, « j’achèterai quelques livres grecs, puis quelques vêtements. » La somme de richesse n’est jamais proportionnée au désir de la richesse, et le désir grandit avec chaque nouvelle facilité de le satisfaire.

Ceci étant, l’effet des améliorations économisant le travail sera d’augmenter la production de la richesse. Pour produire la richesse il faut deux choses, le travail et la terre. Donc, l’effet des améliorations économisant le travail, sera d’augmenter la demande de terre, et, là où l’on aura atteint la limite des terres d’une certaine qualité, de faire cultiver des terres d’une productivité naturelle de moins en moins grande, ou d’étendre la culture aux points les moins productifs des terres déjà exploitées. Ainsi, pendant que l’effet primitif des améliorations économisant le travail est d’augmenter la puissance du travail, l’effet suivant est d’étendre la culture, et quand, à cause de cela, les limites de la culture se trouvent abaissées, d’augmenter la rente. Donc là où la terre entière est exploitée, comme en Angleterre, ou bien là où elle peut être exploitée aussi rapidement qu’elle l’est aux État-Unis, l’effet dernier des améliorations économisant le travail, est d’augmenter la rente, sans augmenter les salaires ni l’intérêt.

Il est important de bien comprendre cela, car cela montre que les effets attribués par les théories courantes à l’accroissement de population, sont en réalité dus aux progrès de l’invention, et explique ce fait qui autrement nous laisse perplexe, que les améliorations économisant le travail ne sont nullement faites au bénéfice du travailleur.

Mais pour étreindre la vérité complète, il est nécessaire d’avoir présent à l’esprit ce que j’ai déjà rappelé plusieurs fois, l’échangeabilité de la richesse. Je n’y reviens que parce que la plupart des économistes l’oublient ou l’ignorent avec persistance, en parlant de production agricole comme si l’on devait séparer ce genre de production de la production en général, et de nourriture et de subsistance comme si elles n’étaient pas comprises dans le terme richesse.

Qu’il me soit permis de rappeler au lecteur, ce qui a été déjà suffisamment exposé, que la possession ou la production d’une forme quelconque de richesse est virtuellement la possession ou la production de n’importe quelle autre forme de richesse contre laquelle elle sera échangée ; le lecteur verra ainsi clairement que ce ne sont pas seulement les améliorations ayant pour effet d’économiser le travail directement appliqué à la terre, qui tendent à accroitre la rente, mais toutes les améliorations qui, d’une façon quelconque, économisent du travail.

Que le travail de tout individu soit exclusivement appliqué à la production d’une forme de richesse, c’est là le résultat de la division du travail. L’individu ne travaille pas pour obtenir la richesse sous une forme particulière, mais pour obtenir la richesse sous toutes les formes qui répondent à ses désirs. Et par conséquent, une amélioration qui opère une économie dans le le travail nécessaire pour produire une des choses désirées, est de fait un accroissement de la puissance de production de toutes les autres choses désirées. Si la moitié du travail d’un homme lui procure sa nourriture, et l’autre moitié ses vêtements et sa demeure, une amélioration qui augmenterait le pouvoir qu’il a de produire sa nourriture, augmenterait aussi son pouvoir de produire ses vêtements et sa demeure. Si son désir d’une nourriture meilleure ou plus abondante est égal à son désir de vêtements meilleurs ou plus nombreux, de demeure plus confortable, un progrès dans une branche de son travail équivaudra précisément à un progrès semblable dans l’autre branche. Si ce progrès double la puissance de son travail pour produire la nourriture, il donnera un tiers de travail en moins à la production de la nourriture, et un tiers en plus à la production des vêtements et de la demeure. Si l’amélioration double la puissance de son travail pour produire des vêtements et un abri, il donnera un tiers de travail de moins à la production de ces choses, et un tiers de plus à la production de la nourriture. Dans les deux cas, le résultat serait le même, l’ouvrier pourrait, avec le même travail, gagner un tiers en plus, en quantité ou en qualité, des choses qu’il désire.

Ainsi, quand la division du travail existe et que la production se fait par les mains d’une quantité d’individus, un accroissement dans la puissance de produire une des choses formant la production totale, ajoute à la facilité d’obtenir les autres choses, et augmente la production des autres, jusqu’à un certain point déterminé par la part qu’apporte l’économie de travail à la somme totale de travail dépensé, et par la force relative des désirs. Je ne peux pas concevoir une forme quelconque de richesse dont la demande ne serait pas plus forte à la suite d’une économie dans le travail nécessaire pour produire les autres formes. On a choisi, comme exemple de choses dont la demande est peu sujette à l’accroissement, les cercueils ; mais l’exemple n’est bon que par rapport à la quantité. Personne ne doutera que l’accroissement de puissance de production, n’amène une extension dans la demande des cercueils, quand on se rappellera combien est puissant le désir de prouver son respect pour les morts en faisant des funérailles coûteuses.

La demande de nourriture n’est pas non plus limitée, comme on l’affirme souvent, mais à tort, dans les traités d’économie politique. On parle souvent de la subsistance comme si c’était une quantité fixe ; mais elle n’est fixe qu’en ce sens qu’elle a un minimum défini. En dessous d’un certain point, l’homme ne peut pas vivre ; et en dessous d’un point beaucoup moins bas, l’homme ne peut pas vivre en bonne santé. Mais au-dessus de ce minimum, la subsistance que peut employer un homme, peut être augmentée presque indéfiniment. Adam Smith dit, et Ricardo à sa suite, que le désir de nourriture est limité en chaque homme par la capacité étroite de l’estomac humain ; mais évidemment cela n’est vrai qu’en ce sens que lorsque l’homme a le ventre plein, sa faim est satisfaite. Ses demandes de nourriture n’ont pas une semblable limite. L’estomac d’un Louis XIV, d’un Louis XV, ou d’un Louis XVI, ne pouvait contenir ou digérer plus que l’estomac d’un paysan français de stature égale ; cependant, alors que quelques mètres carrés de terrain auraient fourni le pain noir et les légumes qui constituaient la nourriture du paysan, il fallait des centaines, et des milliers d’acres pour répondre aux demandes du roi, qui, en plus des meilleures qua lités d’aliments pour son usage, avait besoin d’immenses pro visions pour nourrir ses serviteurs, ses chevaux et ses chiens. Et dans les faits ordinaires de la vie de chaque jour, dans les désirs non satisfaits, mais peut-être latents, que chacun a, nous pouvons voir comment chaque accroissement dans le pouvoir de produire une forme quelconque de richesse, doit avoir pour résultat une augmentation dans la demande de terre et des produits directs de la terre. L’homme, qui aujourd’hui se nourrit grossièrement et habite une petite maison, voudra, règle générale, si son revenu augmente, se nourrir d’une façon plus coûteuse, et se loger dans une maison plus grande. S’il devient de plus en plus riche, il aura des chevaux, des domestiques, des jardins, sa demande de terre augmentant avec sa richesse. Dans la ville où je demeure en ce moment, il y a un homme, — on trouvera son pareil partout, — qui jadis faisait lui-même bouillir ses fèves et rôtir son lard, et qui, maintenant qu’il est riche, a une maison énorme, consomme une bête entière par jour, a un train équivalent à peu près à celui d’un hôtel de première classe, a deux ou trois maisons de campagne entourées de grands parcs, un haras rempli de chevaux de race, une ferme modèle, un champ de courses privé, etc. Il faut certainement pour répondre aux demandes de cet homme mille fois, plusieurs milliers de fois, plus de terre qu’il n’en fallait lorsqu’il était pauvre.

Ainsi, toute amélioration ou toute invention, quelle qu’elle soit, qui donne au travail le pouvoir de produire plus de richesse, cause un accroissement de demande de terre et de ses produits, comme le causerait un accroissement de population. Ceci étant, chaque invention économisant le travail, que ce soit une charrue à vapeur, un télégraphe, un procédé nouveau pour l’extraction des minerais, une presse perfectionnée, ou une machine à coudre, a une tendance à accroître la rente.

Ou, pour exprimer cette vérité d’une manière concise :

La richesse sous toutes ses formes étant le produit du travail appliqué à la terre ou aux produits de la terre, tout accroissement dans la puissance du travail, la demande de richesse n’étant pas satisfaite, sera utilisé en procurant plus de richesse, et augmentera ainsi la demande de terre.

Pour donner un exemple de l’effet de ces améliorations économisant le travail, supposons un pays où, comme dans tous les pays civilisés du monde, la terre est en la possession d’un petit nombre d’individus. Supposons qu’une barrière permanente empêche tout accroissement de population, soit qu’une loi hérodienne ait été promulguée et soit exécutée, soit que les mœurs aient changé comme cela pourrait arriver à la suite de l’adoption de théories semblables à celles d’Annie Besant. Représentons la limite de la culture ou de la production par le chiffre 20. Ainsi, la terre ou les autres substances naturelles qui, par l’application du travail et du capital, donnent un revenu de 20, nous donneront le taux ordinaire des salaires et de l’intérêt, sans rap porter aucune rente, tandis que toutes les terres qui, la même somme de travail et de capital y étant appliquée, rapporteront plus de 20, donneront le surplus sous forme de rente. La population restant fixe, qu’on fasse dans ce pays des inventions et des améliorations qui réduisent d’un dixième la dépense de travail et de capital nécessaire pour produire la somme de richesse : si un dixième du travail et du capital est affranchi de tout emploi, la production restera la même qu’auparavant, si on continue à employer la même somme de travail et de capital, la production augmentera d’une quantité correspondante. Mais l’organisation industrielle est telle, comme dans tous les pays civilisés, que le travail et le capital, le travail surtout, demandent à être employés à n’importe quelles conditions, elle est telle que les simples ouvriers ne sont pas dans une position à de mander leur juste part dans les nouveaux arrangements, et que toute réduction dans l’application du travail à la production aura pour résultat premier et dernier, non pas de donner à chaque travailleur la même somme de produit pour moins de travail, mais d’enlever de l’ouvrage à quelques ouvriers, et de ne leur rien donner du produit. De plus, vu l’accroissement d’efficacité donné au travail par de nouvelles améliorations, le point de productivité naturelle appelé 18 rapportera autant qu’auparavant le point 20. Ainsi, le désir non satisfait de la richesse, la compétition du travail et du capital pour trouver un emploi, assureraient l’extension de la limite de culture, disons au point 18, et la rente serait augmentée de la différence entre 18 et 20, tandis que les salaires et l’intérêt ne seraient pas moins considérables qu’auparavant en quantité, mais seraient moindres par rapport au produit total. Il y aurait une plus grande production de richesse, mais les propriétaires fonciers bénéficieraient de tout le profit ( sujet à des déductions temporaires comme nous le verrons plus tard).

Si les inventions et les améliorations continuent d’augmenter, l’efficacité du travail en sera plus grande, et la somme de travail et de capital nécessaire pour donner un résultat fixé continuera à diminuer. Les mêmes causes conduiront à l’utilisation de ce nouveau gain en puissance productive pour la production de plus de richesse ; la limite de culture baissera de nouveau, la rente augmentera proportionnellement et absolument, sans que les salaires ni l’intérêt suivent ce mouvement. Et ainsi, comme les inventions et les améliorations se continuent, ajoutant constamment à l’efficacité du travail, la limite de production baissera de plus en plus, et la rente augmentera constamment, bien que la population reste stationnaire.

Je ne veux pas dire que l’abaissement des limites de culture corresponde toujours exactement avec l’accroissement de la puissance productive, pas plus que je ne veux dire que la chose suive toujours une marche bien définie. Que, dans un cas particulier, l’abaissement de la limite de production, reste en arrière ou excède l’accroissement de puissance productive, cela dépend, je crois, de ce qu’on peut appeler l’aire de productivité pouvant être utilisée avant que la culture soit forcée de passer au point suivant le plus bas. Par exemple, si la limite de la culture est à 20, les améliorations qui permettent d’obtenir le même produit avec un dixième en moins de capital et de travail, n’abaisseront pas cette limite à 18 si l’aire ayant une productivité de 19 est suffisante pour occuper tout le travail et tout le capital déplacés de la culture des terres supérieures. En ce cas, la limite restera à 19, et la rente augmentera de la différence entre 19 et 20, et les salaires et l’intérêt de la différence entre 18 et 19. Mais si, avec le même accroissement de puissance productive, l’aire de productivité entre 20 et 18 n’était pas suffisante pour employer tout le travail et tout le capital déplacés, la limite de culture devrait, si la même somme de travail et de capital réclame un emploi, être portée plus bas que 18. En ce cas, la rente gagnerait encore plus que l’accroissement dans le produit, et les salaires et l’intérêt seraient moindres qu’avant les améliorations qui auraient augmenté la puissance productive.

Il n’est pas précisément vrai que le travail libéré par chaque amélioration soit tout entier dirigé vers un nouvel emploi pour produire plus de richesse. L’accroissement de puissance de satisfaction, que chaque nouveau progrès donne à une certaine partie de la communauté, sera utilisé pour demander des loisirs ou des services, aussi bien que pour demander plus de richesse. Quelques travailleurs deviendront donc des oisifs, quelques-uns passeront du rang de travailleurs productifs au rang de travailleurs improductifs, dont la proportion, ainsi que le prouve l’observation, tend à s’accroître avec les progrès de la société.

Mais comme je dois maintenant parler d’une cause, encore non étudiée, qui tend constamment à abaisser la limite de culture, à assurer le progrès de la rente, et même à le porter au delà du point qui devrait être fixé par la limite actuelle de culture, il n’est pas nécessaire de tenir compte des perturbations dans le mouvement descendant de la limite de culture, et du mouvement ascendant de la rente. Ce que je veux rendre clair, c’est que, sans aucun accroissement de population, le progrès de l’invention tend constamment à donner une partie de plus en plus grande du produit aux propriétaires de la terre, et une partie de plus en plus petite au travail et au capital.

Et comme nous ne pouvons pas assigner de limites aux progrès de l’invention, nous ne pouvons pas non plus assigner de limites à l’accroissement de la rente, sauf celles du produit entier. Car, si les inventions économisant le travail se poursuivaient jusqu’à ce qu’on ait atteint la perfection, et si l’on avait complètement éliminé la nécessité du travail dans la production de la richesse, alors on pourrait obtenir toute chose que la terre peut rapporter, sans travail, et la limite de production serait étendue à zéro. Les salaires ne seraient rien, l’intérêt rien, la rente prendrait tout. Car les propriétaires de la terre pouvant obtenir sans travail toute la richesse que peut donner la nature, ni le travail, ni le capital n’auraient leur emploi, ni aucun moyen de réclamer une part de la richesse produite. Et quelque peu considérable que puisse être la population, si le corps des propriétaires continuait seul à exister, le reste de la population serait à la merci des propriétaires, elle ne subsisterait que pour l’amusement des propriétaires ou que par leur bonté, comme classe pauvre.

Ce point d’absolue perfection dans les inventions économisant le travail peut sembler bien éloigné, et même impossible à atteindre ; mais c’est un point vers lequel tend chaque jour plus fortement le progrès de l’invention. Et dans l’éclaircissement de la population des comtés agricoles de la Grande-Bretagne, où les petites fermes sont converties en fermes plus grandes, et dans les grands champs travaillés mécaniquement de la Californie et du Dakota, où l’on peut parcourir des milles et des milles à travers les blés ondulants sans voir une habitation humaine, on reçoit déjà l’impression que le but final vers lequel se hâte le monde civilisé, est en partie atteint. La charrue à vapeur, la moissonneuse mécanique, sont en train de créer dans le monde moderne des latifundia du genre de ceux que créèrent, dans l’ancienne Italie, les guerres étrangères qui donnèrent aux Romains de nombreux esclaves. Et il semble à beaucoup de ces pauvres gens qui sont chassés de l’endroit où ils avaient coutume de vivre, et forcés de s’éloigner comme les fermiers romains étaient forcés de se joindre aux prolétaires de la grande cité ou de vendre leur sang pour du pain en s’en gageant dans les légions — que ces inventions économisant le travail sont en elles-mêmes une malédiction, et nous entendons des gens parler du travail comme si la tension fatigante des muscles était, en elle-même, une chose désirable.

Dans ce qui précède, j’ai naturellement parlé des inventions et améliorations généralement répandues. Il est à peine nécessaire de dire qu’aussi longtemps qu’une invention ou une amélioration, est exploitée par un si petit nombre d’individus qu’ils en retirent un avantage spécial, cela n’affecte pas, en dehors de cet avantage spécial, la distribution générale de la richesse. Il en est de même des monopoles limités créés par les brevets, ou par les causes qui donnent le même caractère aux lignes de chemins de fer ou télégraphiques, etc. Bien qu’on les confonde souvent avec les profits du capital, les profits spéciaux ainsi créés sont en réalité les revenus du monopole, ainsi que je l’ai expliqué dans le chapitre précédent, et, pour ce qui est des bénéfices qu’ils retirent d’une amélioration, ils n’affectent pas primitivement la distribution générale. Par exemple, les bénéfices d’un chemin de fer, ou d’une invention quelconque pour le transport à bon marché, sont diffus ou monopolisés suivant que ses prix sont à un taux qui ne donnera qu’un intérêt ordinaire aux capitaux employés, ou que ses prix sont à un taux qui donnera un intérêt extraordinaire ou couvrira le vol des constructeurs ou des directeurs. Et, comme on le sait bien, la hausse de la rente ou des valeurs foncières correspond à la réduction des charges.

Comme il a été dit auparavant, il ne faut pas seulement comprendre dans les améliorations qui augmentent la rente, les améliorations qui accroissent directement la puissance productive, mais encore les améliorations dans le gouvernement, les mœurs, la morale, qui l’accroissent indirectement. Considérées comme des forces matérielles, elles ont pour effet d’accroître la puissance productive et, comme les améliorations dans les arts productifs, produisent des bénéfices qui sont en dernier lieu monopolisés par les propriétaires de la terre. Nous avons un exemple remarquable de cet effet dans l’abolition de la protection en Angleterre. Le libre échange a considérablement augmenté la richesse de la Grande-Bretagne, sans diminuer le paupérisme. Il a simplement accru la rente. Et si les administrations corrompues de nos grandes cités américaines devenaient des modèles de pureté et d’économie, cette révolution aurait simplement pour effet d’augmenter la valeur de la propriété foncière, et non d’élever les salaires ou l’intérêt.


CHAPITRE IV.

EFFET DE L’ESPÉRANCE NÉE DU PROGRÈS MATÉRIEL.

Nous venons de voir que l’accroissement de population tendait à faire progresser la rente, et que toutes les causes qui, dans un état de société en voie de progrès, accroissent la puissance productive du travail, tendaient aussi à faire monter la rente, et non à élever les salaires ni l’intérêt. L’augmentation de production de richesse va en fin de compte aux propriétaires de la terre sous forme d’accroissement de rente ; et, bien qu’à mesure que se font les améliorations, certains avantages puissent revenir à des individus qui ne sont pas propriétaires fonciers, qui concentrent en leurs mains des parties considérables du produit augmenté, cependant, il n’y a rien dans toutes ces améliorations qui tende à accroître le revenu général soit du travail, soit du capital.

Mais nous devons maintenant, pour bien expliquer l’influence du progrès matériel sur la distribution de la richesse, prendre en considération une cause jusqu’ici laissée de côté. Cette cause est l’attente confiante du renchérissement futur des valeurs foncières qui naît dans tout pays progressif de l’accroissement constant de la rente, et qui produit la spéculation, ou élévation du prix de la terre au-dessus du point qu’elle aurait atteint autrement.

Nous avons déjà supposé, ce qu’on suppose généralement en faisant la théorie de la rente, que la limite actuelle de culture coïncide toujours avec ce qu’on peut appeler la limite nécessaire de culture ; c’est-à-dire que nous avons supposé que la culture s’étend à des points moins productifs seulement parce que cela devient nécessaire, les forces et substances naturelles des points les plus productifs étant pleinement utilisées. Ceci, probablement, est le cas des communautés stationnaires ou ne progressant que très lentement ; mais dans les communautés progressant rapidement, où l’accroissement constant et prompt de la rente permet d’avoir confiance en un accroisse ment plus grand, ce n’est pas le cas. Dans ces communautés, l’attente confiante de prix plus élevés, produit, plus ou moins, l’effet d’une ligue entre les propriétaires fonciers, et tend à faire retirer des terres de la culture, dans l’attente de prix plus élevés, forçant ainsi la limite de culture à s’étendre plus que ne le demanderaient les nécessités de la production. Cette cause doit avoir une certaine influence dans toutes les communautés progressives, bien que, dans des pays comme l’Angleterre, où le système du fermage prévaut dans l’agriculture, cette influence s’exerce plutôt sur les prix de vente de la terre, que sur la limite actuelle de culture, ou sur la rente actuelle. Mais dans des communautés comme les États-Unis, où celui qui se sert de la terre préfère en général, s’il le peut, la posséder, et où il y a de grands espaces de terre à occuper, cette influence est énorme.

L’aire immense sur laquelle la population des États-Unis est dispersée, le prouve bien. L’homme qui part des côtes Est pour chercher la limite de culture, où il pourra avoir de la terre sans payer de rente, doit, comme celui qui traverse une rivière pour gagner une boisson, passer pendant longtemps par des fermes à moitié cultivées, traverser de grandes surfaces de terrain vierge, avant d’atteindre le point où la terre peut être obtenue sans payer de rente, c’est-à-dire par prise de possession première, ou par préemption. Il (et, avec lui, la limite de culture) est forcé d’aller beaucoup plus loin qu’il n’aurait été si la spéculation n’avait pas acheté ces terres inoccupées dans l’attente d’un accroissement de valeur dans l’avenir. Et quand il s’arrêtera, il prendra, s’il le peut, plus de terre qu’il ne pourra en cultiver, pensant que bientôt cette terre aura une valeur ; ainsi ceux qui le suivent sont encore forcés d’aller plus loin que ne le demandent les nécessités de la production, portant la limite de culture à des points encore moins productifs parce qu’ils sont encore plus éloignés.

On peut voir la même chose dans chaque cité croissant rapidement. Si la terre de qualité supérieure pour la location, était toujours complètement occupée avant qu’on ait recours à la terre de qualité inférieure, à mesure que la cité augmenterait, il ne resterait pas de lots vacants, on ne verrait pas de misérables huttes encastrées dans des constructions coûteuses. Ces lots, dont quelques-uns ont une grande valeur, sont soustraits à l’usage qu’on pourrait en faire, parce que leurs propriétaires ne pouvant ou ne voulant les améliorer, préfèrent, dans l’attente d’une hausse dans les valeurs foncières, les conserver pour le moment où ceux qui désirent les améliorer, en donneront un prix plus élevé que le prix actuel. Et, à cause de cette terre sous traite à l’usage complet ou partiel qu’on pourrait en faire, les limites de la cité sont repoussées plus loin du centre.

Mais quand nous atteignons les limites de la cité grandissante — la limite actuelle de construction qui correspond à la limite de culture en agriculture — nous ne trouvons pas la terre achetable à sa valeur pour un but agricole, comme cela serait si la rente était déterminée simplement par les nécessités actuelles ; mais nous trouvons que, à une certaine distance au delà de la cité, la terre a une valeur de spéculation, basée sur la croyance qu’elle sera nécessaire, dans l’avenir, pour les besoins de la ville ; et pour atteindre le point où la terre peut être achetée à un prix non basé sur la rente urbaine, nous devons aller bien au delà de la limite actuelle de l’usage urbain.

Ou, pour prendre un cas d’un genre différent, examinons un exemple que peut fournir chaque localité. Il y a dans le Marin County, dans un lieu facilement accessible de San-Francisco, une belle forêt dont les arbres donneraient du bois de charpente. Naturellement, cette forêt aurait dû être la première exploitée, avant que l’approvisionnement du marché de San — Francisco, obligeât de recourir aux pays éloignés. Et, cependant, elle n’est pas encore coupée, et des bois de charpente trouvés beau coup plus loin la traversent chaque jour en wagons, parce que ses propriétaires préfèrent la conserver à cause du prix considérable qu’elle rapportera dans l’avenir. Ainsi, en empêchant d’exploiter cette forêt, on recule la limite de production des bois de charpente d’autant plus loin au nord et au sud de la côte. La terre renfermant de grandes richesses minérales, une fois de venue propriété individuelle, est souvent soustraite à l’exploitation, pendant qu’on travaille des dépôts beaucoup plus pauvres ; on trouve souvent dans les nouveaux États des individus qu’on appelle des « pauvres de la terre » c’est-à-dire des individus qui restent pauvres, parfois jusqu’à la misère, parce qu’ils veulent garder la terre qu’ils ne peuvent eux-mêmes exploiter, à des prix auxquels personne ne pourrait l’exploiter avec profit. Pour revenir à l’exemple que nous avons cité dans notre précédent chapitre : avec la limite de culture fixée à 20, un accroissement de puissance productive se produit, et rend possible d’atteindre le même résultat avec un dixième de travail en moins. Pour des raisons déjà données, la limite de production doit baisser, et, si elle reste à 18, le revenu du travail et du capital sera le même qu’auparavant, quand la limite était à 20. Qu’elle reste à 18 ou soit forcée de descendre plus bas, cela dépend de ce que j’ai appelé l’aire de productivité qui sépare 20 de 18. Mais si l’attente confiante d’un accroissement futur de la rente conduit les propriétaires à demander comme rente 3 pour une terre appelée 20, 2 pour 19 et 1 pour 18, et à retirer leurs terres de la culture jusqu’à ce que ces conditions soient acceptées, l’aire de productivité peut être tellement réduite que la limite de culture soit forcée de tomber à 17 ou même plus bas ; ainsi l’augmentation d’efficacité du travail aurait pour résultat que les travailleurs gagneraient moins qu’auparavant, que l’intérêt serait proportionnellement réduit, et que la rente augmenterait suivant une progression plus forte que l’accroissement de la puissance productive.

Que nous l’appelions une extension de la limite de production, ou une extension de la ligne de la rente au delà de la limite de production, l’influence de la spéculation foncière sur l’accroissement de la rente est un grand fait que ne peut laisser de côté toute théorie complète de la distribution de la richesse dans les pays progressifs. C’est la force, développée par le progrès matériel, qui tend constamment à accroître la rente plus vite que le progrès n’augmente la production, et, par conséquent, à me sure qu’augmente le progrès matériel et la puissance productive, à réduire les salaires, non seulement relativement, mais absolument. C’est cette force expansive qui, opérant avec une grande intensité dans les pays nouveaux, leur apporte, long temps avant le temps semble-t-il, les maladies sociales des vieux pays, produit des vagabonds sur une terre vierge, et engendre des pauvres sur des terrains à moitié labourés. En résumé, le progrès général et constant des valeurs foncières dans une communauté progressive produit nécessaire ment une tendance à la hausse, comme en le voit pour certaines marchandises quand aucune cause générale ou continue n’opère pour augmenter leur prix. De même que, pendant la rapide dépréciation des cours qui marqua les derniers jours de la Confédération du Sud, le fait que n’importe quelle chose apportée un jour sur le marché pouvait être vendue plus cher le lendemain, maintenir les prix des marchandises plus élevés même que la dépréciation du cours, de même l’accroissement constant des valeurs foncières que produit le progrès matériel, a pour effet d’accélérer encore cet accroissement. Nous voyons cette cause secondaire complètement à l’ouvre dans ces manies de spéculation foncière qui marquent la croissance des nouvelles communautés ; mais bien que ce ne soient que des manifestations anormales et occasionnelles de cette cause, il est indéniable qu’elle opère constamment, avec plus ou moins d’intensité dans toutes les sociétés progressives.

La cause qui limite la spéculation sur les marchandises, la tendance des prix augmentant à attirer des approvisionnements additionnels, ne peut limiter la spéculation sur la hausse des valeurs foncières, car la terre est une quantité fixe que l’activité humaine ne peut ni accroître ni diminuer ; il y a néanmoins une limite à la hausse du prix de la terre, dans le minimum demandé par le travail et le capital comme la condition de leur application à la production. S’il était possible de réduire continuellement les salaires jusqu’à ce qu’on ait atteint le zéro, il serait possible d’augmenter continuellement la rente jusqu’à ce qu’elle ait absorbé le produit total. Mais comme les salaires ne peuvent pas, d’une façon permanente, descendre plus bas que le point où les travailleurs consentent à travailler et à se reproduire, ni l’intérêt plus bas que le point où le capital veut bien se consacrer à la production, il y a une limite qui empêche le progrès de spéculation de la rente. Donc la spéculation ne peut pas faire progresser la rente dans les pays où les salaires et l’intérêt sont déjà près du minimum, comme dans les pays où les salaires et l’intérêt sont encore considérablement plus élevés que ce point minimum. Cependant il y a dans tous les pays progressifs une tendance constante de la spéculation à faire progresser la rente au delà de la limite où cesserait la production ; les retours périodiques de paralysie industrielle le prouvent bien. C’est un sujet que nous étudierons plus complètement dans le livre suivant.

  1. À propos de ceci, il est peut-être utile de dire : — 1 ° Que le fait général, tel qu’on le retrouve dans la marche de l’agriculture dans les nouvaux États de l’Union et dans le caractère des terres laissées de côté dans les anciens, prouve bien qu’on commence par cultiver les bonnes terres avant celles qui sont plus mauvaises. 2° Que, la culture allant des terres absolument meilleures, aux terres absolument mauvaises, ou vice versa (et tout indique que les mots meilleurs ou pires sont ici simplement relatifs, vu l’état de la science, et que des progrès futurs pourront dé couvrir des qualités compensatrices dans des parties de terres estimées aujourd’hui stériles), il est dans la nature de l’esprit humain de tendre et on tendra toujours à commencer par cultiver les terres paraissant meilleures, dans les conditions exis tantes, avant de cultiver les terres les moins bonnes. 3° Que la loi de Ricardo ne dépend pas de la direction dans laquelle se produit l’extension de culture, mais de cette proposition : si une terre d’une certaine qualité rapporte quelque chose, une terre de meilleure qualité rapportera plus.