Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/22

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Naufrage. — Peuplade isolée. — Les anciennes manières. — La poste. — Les pêcheurs. — Les gens à barbe.


Rien n’est affreux comme les montagnes qui bordent le lac de Breum, en arrivant près de l’endroit du débarquement. Les montagnards ont pratiqué dans un seul endroit, le long d’une cascade, un chemin pour leurs chevaux, qui va en zigzag jusqu’au sommet. On les voit au dessus de sa tête à une hauteur prodigieuse. La vallée dans laquelle je voyageai après, est très-étroite, et semble dans l’état que l’on pourrait imaginer pour la fin du monde ; des roches énormes accumulées les unes sur les autres, laissent à peine Un passage au milieu d’elles. Bientôt la démolition des montagnes plus considérable, donne place à quelques petits lacs autour desquels on voit quelques habitans. Il était six heures du soir lorsque l’arrivai à Skey ; il était trop tard sans doute, pour s’embarquer sur un lac dans ces montagnes, mais j’étais si fatigué que l’espoir de passer enfin une bonne nuit chez le pasteur de Julster, me fit tenter le passage.

Au départ un vent léger soufflait en ma faveur, et pour augmenter la vitesse de la barque, je lui tendais mon parapluie ; tout-à-coup un tourbillon s’éleva, les vagues se haussèrent et dans moins d’une minute une tempête terrible agita la surface du lac. Mes bateliers épouvantés de l’eau qui remplissait la barque et des vagues qui menaçaient de l’engloutir, ramèrent à toute force vers la terre. Habitués à ces orages soudains, ces gens, avec une adresse étonnante, se sont perchés (on pourrait presque dire) sur une vague, puis ramant avec vigueur en suivant son mouvement, ils ont enfin été se jeter à terre. J'en fus quitte pour la peur et pour être bien mouillé. A travers l’obscurité, les bateliers me conduisirent à un village peu éloigné, dont les habitans n’avaient peut-être de leurs jours vu un étranger chez eux.

Comme à quelque chose malheur est bon, celui-ci me procura du moins l’avantage de visiter une peuplade ignorée, et dont les mœurs et les usages me semblèrent plus rapprochées de celle des Anciens. Les maisons, quoique plus grandes et plus commodes, sont absolument bâties dans le goût des koyas des Lapons. De grosses poutres placées les unes sur les autres, forment un quarré long sans fenêtre. La cheminée sans tuyau est dans un coin, et la fumée s’échappe par un trou quarré au sommet du toit, qui est fait en cône. Il est remarquable que la fumée ne descend jamais au-dessous du niveau du toit. Lorsque le feu est éteint, on ferme le trou, par où elle s’échappe, avec une trappe et alors on étouffe et on n’y voit goutte. Pour s’éclairer, ces gens brûlent un morceau de bois résineux, qui est attaché à une pince de fer ou de bois au milieu de la chambre, et dont le charbon tombe sur une pierre en dessous. C’est dans cette chambre, que toute la famille se tient et couche. Les enfans sont étendus tout nuds dans leur lit, et quand ils en sortent pour quelques besoins, le chien qui sait de quoi il s’agit, les suit à la piste, et ne laisse rien après eux.

Les femmes préparent à manger aux hommes ; ceux-ci après la prière, se mettent dans un coin et mangent à l’aise ; quand ils ont fini, les femmes se rassemblent dans un autre coin et mangent ce qui reste. Je ne prétends pas dire que ce soit galant, mais c’est une preuve que dans toutes les classes en Norvège, excepté à Drontheim et à Christiania, les femmes savent le respect qu’elles doivent à leurs seigneurs et maîtres.

À l’entrée de cette chambre est un emplacement, semblable à l’antichambre des Lapons où l'on dépose les provisions ; la cour est entourée de plusieurs petits bâtimens, dont chacun est destiné à un usage particulier ; dans l’un est le grain, dans l’autre les habits, l’étable, le foin, le four etc. L'habillement est absolument dans la forme de celui que Gustave III a introduit en Suède, avec même des tampons aux épaules, mais il est très-ample et très-chaud. Ceci prouve que le roi avait bien raison, en disant que c’était l’ancien habillement du pays.

Les souliers sont tout simplement, comme ceux des Lapons, un sac de cuir sans semelles ; les femmes, habillées comme les Lapones, portent également des ornemens de plomb à la ceinture et d’argent au cou et au bonnet. Les seuls meubles de la maison, consistent en trois grabats, un banc collé à la muraille, une marmite de fer et quelques plats et cuillers de bois.

Ce rapprochement m’a fait présumer que ces montagnards sont les restes des anciens habitans les Sabmie, que nous appelons Lapons, et qui ont adopté quelques coutumes des nouveaux venus, les Goths ou les Suédois et Norvégiens ; ils cultivent d’ailleurs la terre, et ressemblent parfaitement à ceux des Lapons qui se sont fixés, et qui cultivent la terre dans les provinces du nord de la Suède.

Le père de la famille voulut me conduire lui-même chez le pasteur de Julster. Je m’embarquai dans son bateau. La neige pendant cette nuit, et à la suite de l’orage, avait descendu de plus de 400 pieds ; elle n’était plus guères qu’à une centaine de pieds au-dessus du niveau du lac. Le temps était serein et l’eau très-calme, mais le souvenir de l'orage de la veille, me la faisait regarder avec défiance. Je débarquai pourtant sans mal-encontre chez le docteur Dott à Julster ; je trouvai chez lui un repos bien nécessaire, après cette route pénible.

Le bonheur de changer de tout dans ce cas, et de se refaire par un bon dîner, vaut en vérité à mon avis la peine que l’on a éprouvée ; car en tout, c’est le seul besoin qu’on a d’une chose, qui fait sentir le bonheur de la posséder.

Le lac sur lequel est située la paroisse de Julster, est le seul moyen de communication entre les habitans ; il n'y a aucun chenmin sur ses bords On commençait cependant à déblayer les pierres, pour y pratiquer un sentier. La poste est une institution toute nouvelle dans ces pays ; il y a à peine douze ans, qu’elle est sur le pied où on la voit, entre Bergen et Drontheim. Dans le fait, les difficultés prodigieuses, de faire une route sûre à travers ces bras de mer et ces hautes montagnes, ont naturellement dû empêcher d’y penser. Les bureaux de poste sont communément chez les prêtres ; ils ouvrent le paquet et prennent les lettres qui appartiennent à leur district ; ils signent aussi sur un registre la réception de toutes les lettres recommandées particulièrement ; de sorte qu’elles ne peuvent s’égarer, ou du moins que l'on connaît sur-le-champ dans quel district elles ont été distraites.

Il fallut encore me rembarquer sur le lac ; après un demi-mille de navigation, je débarquai à l’endroit où il s’écoule dans une belle et grande vallée, entourée de tous côtés par des montagnes très-élevées. On aperçoit une cascade considérable, qui tombe perpendiculairement du sommet des monts d’une hauteur d’à-peu-près six cents pieds. L’évêque Pontoppidan prétend que dans l’ancien temps, on précipitait dans les grandes cascades de la Norvège, les gens qui excitaient des troubles et voulaient faire des révolutions : donnant ainsi à leur supplice l’emblème du désordre qu’ils auraient pu occasionner. — Nous n’avons pas, que je sache, de cascades aussi élevées en France ; la perte du Rhône cependant eût pu, il y a dix à douze ans, être d’une utilité bien grande à l'état, si on s'en était servi convenablement.

Les gens revenaient du Ting, et ils étaient tous sous, comme si au lieu d'avoir visité Thémis, ils fussent revenus du cabaret. Leur nombre était assez gênant, voulant suivre les coutumes du pays de parler avec tous, et tant bien que mal de répondre à leurs questions. Ils étaient tous vêtus comme je l’ai décrit plus haut, et avaient le chapeau de cuir ; de tous aussi je fus salué par le titre de père, far, et je le leur rendis par celui de bror, frère. Leurs questions sans fin eussent été fort embarrassantes, mais j’avais pris le parti de me dire Suédois, et comme la Suède n’est pas loin d’eux, et qu’ils savent ce qui s’y passe, leurs questions étaient plus courtes.

Je m’arrêtai à Forde chez le prêtre Lind, où je passai un jour ou deux. Les juges du canton y étaient, et mon passe-port sans caractère fut long-temps le sujet de la conversation. Si jamais le diable me pousse à revisiter ces montagnes et ces fiords d’enfer, assurément je ferai mettre au moins pafwen sinap mästare (moutardier du pape), car il faut un caractère à ces messieurs.

Il fallut encore gravir une montagne pour descendre à l’autre fiord. Je ne fus guères moins de huit heures en route pour faire deux milles, et fatigué comme d’un long voyage, j’arrivai enfin chez M. Bennon, qui a une fort jolie maison sur le bord du fiord Dale, où je rembarquai encore. Ce fiord est très-étroit, et très-redoutable pour peu que le vent souffle ; il est bordé comme celui d’Hellesyt, de rochers perpendiculaires et de hautes montagnes. Le peu d’habitans qui habitent ces côtes, sont la plupart obligés d’avoir des échelles pour gravir à leurs habitations, autour desquelles on voit des vaches et des boeufs, qui comme dans le bras de mer d’Hellesyt, n’ont pu y arriver que sur les épaules de leurs maîtres.

La paroisse de Dale est située dans un joli bassin, ou la terre est assez productive. J'avais ici quatre milles à faire avant d’arriver à l’autre bras de mer. Je m’enfonçai donc dans la vallée suivi de mon conducteur, qui avait pour son cheval une tendresse particulière ; dans un endroit un peu plat, je voulus trotter un peu pour me délasser ; mon homme sauta à la bride et m’arrêta tout court. Après l’avoir prié de me laisser aller, le voyant obstiné, je fus obligé de laisser tomber à plusieurs reprises ma bequille sur ses épaules ; mon homme alors lâcha la bride, mais il prit son cheval par la queue et l’empêcha d’aller absolument. Après un demi-mille de marche, il prétendit ne vouloir pas aller plus loin, quoi que nous ne fussions qu’à moitié chemin de la poste. Je le priai comme la première fois et très-poliment, de laisser la bride du cheval, et à la troisième fois, ma bequille fit encore son jeu ; il revint à la charge et la bequille d’aller. Le lecteur remarquera qu’en distribuant ces légères faveurs, je devais avoir une attention toute particulière : mon homme avait mon sac de provisions sur ses épaules, et un coup mal-adroit eût pu faire répandre le rum qu’il contenait et qui était ma seule consolation à la couchée. A la troisième fois pourtant, les voisins se mirent à rire et répétèrent après moi en gang, to, tre (une fois, deux, trois) ; cela déconcerta mon homme et il marcha.

Sur la montagne que je dus traverser après, je lui donnai un grand verre d’eau-de-vie, et alors le bon humain fut enchanté de m’avoir suivi. Je fus me loger de l’autre côté chez des cultivateurs qui sont bien autrement traitables que les mangeurs de poissons. Je passai la nuit sur la table, il est vrai, comme à mon ordinaire, mais l’attention de ces bonnes gens, qui me donnaient tout ce qu’ils avaient du meilleur cœur possible, me faisait oublier que mon lit était un peu dur. Quand la famille est couchée, on ne souffre pas de lumière dans la chambre commune. L’usage de ces bonnes gens est de se coucher à six heures du soir et ils ne se lèvent pas avant le jour, qui ne paraissait guères alors avant neuf heures du matin. L’obligation de rester ainsi étendu quatorze heures de suite sur une table, n’était pas ce qu’il y avait de moins pénible dans cette route.

Le blé, échauffé par la réverbération des rayons du soleil contre les rochers, mûrit mieux dans ces vallées que sur le bord de la mer, et les paysans qui y sont établis sont certainement plus heureux ; malgré cela, la population ne s'écarte guères des côtes, et les gens qui y végètent, croiraient mourir de misère, s’ils n’avaient pas la mer en vue.

Je régalai la famille d’un peu de punch et de pain blanc ; c’était assurément pour ces bonnes gens un régal plus délicat, que les plus grands festins pour le riche. Le père enchanté de mes bons procédés, voulut m’accompagner lui-même au-delà des monts. Après une descente très-rapide et bien fatigante, j’arrivai enfin à Lervigen, chez le capitaine Holck ; sa maison est située sur le bord du principal fiord de la Norvège, le Sogne-fiord, qui était alors tourmenté par une tempête affreuse ; il s’étend de 16 à 17 milles dans l’intérieur des montagnes.

Je vis ici les gens recueillir le goémon, et après l’avoir arrosé d’eau chaude, le donner à leurs bestiaux, qui le mangeaient sans difficulté.

Peu-à-peu on se fait, et ensuite on se plaît à la coutume, on pourrait dire patriarcale, d’être servi par les dames de la maison. Les mets présentés obligeamment par une jolie personne, semblent meilleurs que lorsqu’un pataud de domestique vous les donne ; il semble bientôt tout naturel de voir le père de famille et ses amis servis par ses enfans. J’éprouvai dans la famille nombreuse du capitaine Holk, que cette manière, à laquelle les peuples du sud ont renoncé depuis long-temps, est souvent très-agréable.

Le lendemain, le Sogne-fiord était calme. Il a bien un mille de large et jamais milles ne paraissent plus longs que ceux qu’on voyage sur ces bras de mer redoutables. Les bateliers qui communément sont très-honnêtes sur l’eau, cessent malheureusement de l’être en débarquant. Accoutumés en pêchant à rester tranquilles tant que le filet est dans l’eau, ils ne jurent que lorsqu’en le retirant, ils n’y voient pas beaucoup de poissons ; il en est de même pour le voyageur, ils le traitent bien jusqu’au payement, mais quand ils l’ont reçu, ils jurent et font tapage, pour en obtenir davantage, quelque chose qu’il leur ait donné.

Je veux dire en confidence au lecteur, (sous la condition cependant, qu’il me gardera le secret), que dans mes voyages j’ai toujours un pistolet avec moi, lequel ne fut jamais chargé et qui manquant de gachette et de ressorts, ne pourrait guères l’être. Dans les grandes occasions donc, j’ai l’air de me mettre fort en cólère, j’ouvre avec fureur mon sac de provision, j’en tire l’instrument formidable et aux yeux de tous je le mets dans ma poche ; puis me placant dans un coin, je pérore mes assaillans, qui sans cela m’approcheraient de trop près, et pourraient fort bien m’assommer.

À mon débarquement donc, entouré de mes trois pêcheurs et des gens de la maison qui criaient avec eux, sans savoir pourquoi ; je m’arrangeai comme l’ai dit, et je criai d’une voix terrible, « qui de vous osera n’approcher à présent ? » Ma contenance héroïque, fit voir à mes gens que je n’étais pas un poisson ordinaire, et bientôt ils se retirèrent, après m’avoir fait des excuses et des complimens. Je les avais payés un tiers de plus que je ne le devais, et si j’eusse donné davantage, rien n’aurait pu les satisfaire. Dans ce cas, un étranger isolé n’a guêres d’autres ressources que de payer de bonne mine, et c’est ce que je suis habitué à faire ; quand il le faut, je sais me présenter à la bataille, avec autant de fierté que le bon Ulysse chez les Mirmidons.

Il me fallut pourtant passer la nuit, chez ces gens ; le manque de chemin demandait au moins quatre heures pour me rendre à l’autre fiord quoiqu’il n’y eût guères qu’un mille. La route est à travers des escaliers raboteux, sur lesquels, le cheval ne fait un pas, qu’après avoir assuré les jambes en mouvement. Les rochers qui bordent cette gorge étroite et sauvage sont si remplis de cascades, que la pierre elle-même semble fondre en eau. Le soleil a peine, à éclairer ces abymes profonds, et le peu de végétation que l'on aperçoit entre les pierres est à peine suffisante pour faire voir que l’on n’est pas en enfer. Quand ce maudit voyage finira-t-il donc ? Il n’y a plus que huit milles pour arriver à Bergen, mais chaque mille est plus difficile à faire, que dix en Suède.

En dépit du vent et des vagues je m’embarquai sur le fiord Nord-Gullen. Les bateliers habiles, savaient ménager leur force et leur rame, de manière à lutter contre le vent : depuis trois heures cependant, j'avais à peine fait un quart de mille. La tempête augmentait toujours ; au détour d’un cap de rocher, le vent soufflant avec violence souleva l’eau en tourbillon et la fit tomber en torrent sur le bateau, qui virant de bord et tournant comme une toupie. menaçait de s’effondrer. Les bateliers effrayés laissaient presque les rames : je pris sur moi alors, de leur donner une confiance que je n’avais guères, et ramant à force, nous gagnámes une petite anse où je leur fis prendre des forces en leur donnant un verre d’eau de vie, qui opère ordinairement comme un charme sur ces gens. Après une minute, ils voulaient se remettre en mer, mais la nuit était très-obscure, et les vagues effrayâmes ; je ne voulus point y consentir : « De l'autre côté, » me dirent-ils alors, « Où vous voyez cette lumière, le marguillier de la paroisse demeure, nous serons bien chez lui. » - «Morbleu ! quand ce serait le pape lui-même, je ne bougerais pas. » Me voyant donc déterminé, nous gravîmes le rocher et fûmes trouver une cabane de pêcheurs, ou nous nous établîmes sur le carreau, et ou nous passames une assez mauvaise nuit.

Le lendemain la tempête durait encore, mais on y voyait, et c’est beaucoup ; m’étant informé de mes bateliers, qui me pressaient de partir, s’ils savaient nager, et m’ayant répondu que non, je n’aventurai à aller avec eux. C’est une précaution toute simple et bien naturelle, car il est à présumer que n’ayant pas plus d’envie de se noyer que vous, ils ne se hasarderont pas à aller en mer si le risque est trop éminent.

Il ne me restait à faire que trois quarts de mille pour gagner le port, et il n’y avait point de choix ; il fallait rester dans la cabane, ou poursuivre ma route en bateau. Les hautes montagnes qui bordent la côte et leurs rochers perpendiculaires ne permettraient pas à une chèvre d’aller par terre. Les vagues effrayantes qui venaient se briser contre le bateau me semblèrent pendant la première heure, devoir l’engloutir à tous momens ; mais peu-à-peu voyant avec quelle adresse mes bateliers savaient les surmonter, je commençai à me rassurer. Lorsqu’il venait un grain, que j'apercevais de loin frisant la surface des vagues, je les en avertissais, et au plutôt nous nous jetions dans quelque anse à travers les rochers jusqu’à ce n’il fût passé. Nous fûmes obligés de nous arrêter ainsi, cinq ou six fois, et ne pumes arriver à Eye qu’après six heures de fatigues.

La péninsule que j'avais à traverser ici, n’est que d’un quart de mille ; il faut prendre autant de précautions pour transporter ses effets a un quart de mille que pour cent lieues ; dans ce court espace, pour les avoir négligées, le bât mal attaché sur le cheval tourna trois fois et je tombai à terre, au grand risque de ne pas m'en relever.

Je me trouvai à Eye sur le bord du fiord de Moss, qui a près de deux milles de large ; une tempête terrible l’agitait alors, ce qui me força à m’arrêter. Il n’est pas hors de propos, de remarquer que c’était le quatrième jour que je voyageais depuis la pointe du jour et qu’à la nuit et n’avais fait qu’un mille. Cette route pénible de Molde à Bfergen qui n'est guère que de 40 milles, m’a pris dix-huit jours complets ; j’ai chaque jour été mouillé à la peau, en danger éminent de me cesser le cou, en montant ou en descendant les hautes montagnes, ou de me noyer dans les fiords d’enfer, que le diable a creusés entre elles. Pour surcroît j’étais obligé de passer la nuit dans les cabanes enfumées des paysans, étendu sur une table, ou sur le plancher, sans provision, et sans autre consolation qu’un peu de rum qui, mêlé avec de l’eau chaude et du sucre, m’aidait à supporter cette fatigue prodigieuse.

Le fiord de Moss était appaisé le lendemain, et je me hasardai sur une faible barque à le traverser, il faisait un temps superbe. La vue se promenait sur les eaux, et les hautes montagnes bornaient au loin l’horizon. Le coup-d’œil était imposant et admirable ; mais quand les vagues sont agitées, la vue de ces mêmes rochers doit paraître bien épouvantable.

Les vieillards assez généralement dans cette province, portent leur barbe, mais dans cette paroisse (à Lindaas), tous les hommes la portent. Les maisons, l’habillement sont de la même sorte que ceux dont j’ai parlé ; rien assurément ne ressemble plus aux Lapons que l’espèce de gens qui habitent cette partie ; la taille même me parut être moins haute, je ne voudrais pas assurer pourtant que cela fût général, mais cela m’a paru tel.

Ce ne fut pas sans peine, que je pus persuader aux gens de me donner un cheval pour faire un mille ; il était trop tard, disaient-ils, et midi sonnait. Dans le fait il faut trois heures au moins pour faire ce mille, autant pour retourner, une heure de repos et une heure pour aller chercher le cheval, ce qui fait huit heures, et ces gens ont peur des sorciers. Dès que le soleil s’est couché, ils reviennent chez eux, et pour rien au monde n’en voudraient partir.

Le Barbu qui devait me conduire, prétendit que mon porte-manteau était trop lourd pour son cheval, et en conséquence il le mit sur ses épaules. Je souffrais de le voir, mais pour un rien, il m’aurait pris moi-même, et m’aurait mis à califourchon sur le porte-manteau, pour épargner le cheval. Cela me fit marmotter entre les dents ce dicton de la Fontaine,

« Le plus cheval des deux n’est pas celui qu’on pense. »

Ce diable d’homme me suivit ainsi équippé et arriva en même-temps que moi à Ondveen, où il me fallut encore traverser un petit fiord : c’était l’avant-dernier, et ce ne Fut pas sans plaisir, que j’en fis la remarque,

C’était le samedi soir ; aussitôt après le souper, la famille s’assembla et les filles chantèrent quelques pseaumes, après lesquels chacun s’étendit qui çà qui là, sur les grabats et sur les bancs, et dormit jusqu’au matin ; les filles éveillèrent alors la compagnie en chantant encore un pseaume ; puis chacun se prépara à aller à l’église. Les habillemens des femmes n’ont pas la moindre différence de ceux des Lapones. La ceinture d’étain, les chaînes d’argent, le bonnet de drap bleu, le jupon de même étoffe, il n’est pas possible d’être plus ressemblant. Les hommes avaient tous une longue barbe et un habit noir a la suédoise, mais large et chaud, et paraissaient d’ailleurs assez propres.

Je parcourus cette vallée, qui me parut assez habitée et bien cultivée, et fus cinq heures à faire le mille, au bout duquel je devais traverser le dernier fiord ; il faisait calme et cela se fit sans peine. Sur les bords de ce bras de mer, on voit une population plus considérable et ça et là quelques maisons aisées ; on s'maginerait qu’à deux milles de Bergen, le voisinage de la ville devrait rendre le pays et sur-tout la route supportable ; mais non, plus on approche, plus les rochers sont horribles et plus le pays est sauvage et désert. Dans le fait comme le premier établissement de Bergen a été fait par des pirates, il était simple qu’ils se logeassent dans un endroit, autant que possible inacessible par terre, et ils ne pouvaient mieux choisir.

Aussitôt débarqué il me fallut encore gravir une montagne très-élevée : un barbu qui me suivait, ayant la même idée que celui de Lindaas, voulut porter mon porte-manteau : mes remontrances ne pouvant le persuader, je fus obligé de le laisser faire. La nuit me surprit dans la descente de la montagne et le précipice profond qui borde le chemin, en devenait plus effroyable. Un jeune garçon se chargea de mener mon cheval par la bride, et je ne pus arriver à la poste qu’à dix heures du soir, quoique je fusse parti à trois heures et qu’il n’y eût qu’un mille.

J’étais enfin au bout de mon voyage, un mille encore et j’étais rendu à Bergen. Je pris courage et m’étendis tranquillement sur la table pour la douzième fois depuis mon départ de Moldé, et j’attendis le jour en patience. Le voisinage de Bergen est réellement tel, qu’on ne peut se figurer rien d’aussi épouvantable : trois fois, il me fallut gravir et descendre des montagnes très-hautes, par des espèces d’escaliers raboteux de roches énormes, où à chaque pas, je pouvais croire que je devais me casser le cou. Dans le fond des vallées que je dus traverser, je vis cependant quelques jolies maisons et de grands établissemens, où l’on arrive par mer ; la poste seulement va par terre.

Du sommet des monts enfin, à quatre mille pieds d’élévation, j’aperçus la ville de Bergen, et le vaste bassin qu'elle entoure. La vue des îles, du port et de la ville en général, est fort intéressant du sommet de cette montagne ; mais pour un voyageur fatigué, éreinté comme je l’étais, l’idée de trouver enfin un bon lit et du repos me la fit paraître encore plus agréable. Je descendis donc tout doucement : au milieu de la montagne, on rencontre enfin un beau chemin qui annonce la ville, puis nombre de moulins, que fait aller un torrent dont on a su ménager l’eau, puis les grands magasins et les longues corderies. Tous ces établissemens font enfin voir que l’on n’est plus dans un pays d'ours, et que l’industrie des hommes anime et vivifie celui où l'on se trouve.

Bientôt, comme je passais dans les rues, les gens étonnés de voù un homme à cheval, s'attroupèrent sur mon passage : les enfans me suivirent. Dans le fait depuis vingt ans, à ce qu’on m’a assuré depuis, on n’avait vu un étranger arriver à Bergen de cette manière : on ne voyage guères que par eau, et la difficulté extrême de ces routes démontre assez clairement que c’est le meilleur parti.