Promenade dans la Grande Bretagne - 2e/Texte entier

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PROMENADE
D’UN FRANÇAIS


DANS LA


GRANDE-BRETAGNE.
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SECONDE ÉDITION.



Par DE LATOCNAYE.


À BRUNSWICK,
Imprimé chez P. F. Fauche et Compagnie,
aux frais de l’auteur.
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1801.



As I consider myself in the light of a cosmopolite, I find as much satisfaction in scheming for the country, in which I happen to reside, as I would have had, for that, in which I was born.


Goldsmith,
in the citizen of the world.


TABLE DES MATIÈRES.

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Introduction. page 1

La Hollande. 3

Londres. 17

L’Angleterre. 54

Mer d’Allemagne, Hull. 69

Mer de l’ouest, Dumbarton. 86

L’Écosse. 116

Mer du nord, Banff. 150

Mer de l’ouest, les montagnes d’Écosse. 189

Mer d’Allemagne, Sawney à Rome conte.
________La langue gaellique. 213

La religion. — La Justice. — Ossian.
________Préjugés nationaux. — Usages. 239

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Nota. Il y a 66 milles anglais au degré, ce qui fait à-peu-près deux et demi pour une lieue de poste française, à 2,000 toises.


INTRODUCTION.

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Le sujet de ce volume consiste entièrement dans les réflexions et les détails d’une promenade que j’entrepris en 1793 dans la Grande Bretagne, pour occuper le loisir de l’émigration et tâcher d’en profiter, en acquérant de nouvelles connaissances.

Je traversai six fois l’île dans cette promenade, d’une mer à l’autre, et je vis presque toutes les villes, depuis Londres et Bristol, jusqu’au nord de l’Ecosse : des circonstances particulières et l’hospitalité que je trouvai dans ce pays, m’engagèrent à m’y fixer. Après y être demeuré deux ans, je publiai cet ouvrage en 1795 à Édimbourg ; il fut reçu avec assez d’indulgence, pour que quelques-unes de mes connaissances m’engageassent à passer en Irlande et à y faire à loisir un autre pélerinage : je n’ai pas été difficile à persuader, et le résultat des observations que j’ai faites dans les différentes parties de ce royaume, forme le volume qui traite de ce pays.

Lorsque le volume sur l’Irlande eut été publié, la cause qui m’avait d’abord engagé à visiter la Grande Bretagne, subsistant toujours et me voyant encouragé par quelques amis qui avaient habité la Suède et la Norvège, je me déterminai à me rendre dans ces pays, pour achever en quelque façon mon ouvrage, en examinant les mœurs et les usages de ces peuples, dont ceux de la Grande Bretagne et de l’Irlande ont tiré la plupart des leurs. Les remarques que trois ans d’études et des courses considérables dans ces pays m’ont mis à même de faire, formeront le dernier volume.

Il serait injuste de supposer que dans aucun cas je puisse avoir l’idée d’offenser. Je connais tout aussi bien que personne, le mérite des nations dont je parle, mais si mon ouvrage eût été rempli de louanges, même justes et dues, de quel œil ma situation les ferait-elle voir ? ne penserait-on pas sur-le-champ, que je cherche à flatter par quelques petits vilains motifs d’intérêt : j’ai suivi une marche tout-à-fait différente, que je pense plus digne de mon sujet, et je suis bien sûr, que des réflexions et des plaisanteries de bonne humeur, n’offenseront personne.


N. B. On pourra voir dans ce volume plusieurs passages qui ont été imprimés, lors de la première édition, dans celui qui traite de l’Irlande ; j’ai cru devoir les mettre dans celle-ci, à la place qui m’a semblé leur mieux convenir.


PROMENADE


DANS


LA GRANDE BRETAGNE.
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LA HOLLANDE.


Aussitôt après le licenciement de l’armée des Princes, en 1792, je me rendis à Maestricht. La foule qui affluait dans cette ville, des Pays-Bas, aussi bien que des Electorats de Trèves et de Mayence, où les Républicains avaient aussi fait une incursion assez vigoureuse, la remplissait tellement, que les magistrats craignirent tout de bon la disette. On donna ordre aux portes de la ville de ne laisser passer aucun étranger, à moins qu’il ne fût de Liège ou du Brabant ; il fut aussi défendu à tout bourgeois ou habitant, d’en loger sans une permission par écrit du Maire.

À peine y avait-il trois jours que j’étais à Maestricht, que le bruit du canon, souvent répété, nous apprit que les Patriotes n’étaient pas loin ; effectivement ils se rendirent le lendemain maîtres de Liège ; les Sans-culottes de cette ville, forts par l’assistance de ceux de France, ne traitaient pas beaucoup mieux leurs riches habitans. Il nous arrivait souvent des bateaux, sur lesquels ils avaient tiré à leur départ : un ou deux furent effondrés et d’autres pris. Cependant il y eut plusieurs émigrés qui osèrent rester à Liège : avec la précaution de se tenir cachés, quelques-uns réussirent à y vivre tranquilles, mais aussi sur la dénonciation de quelques habitans mal intentionés, plusieurs furent arrêtés et même guillotinés. Je ne puis oublier que certain général Eustache, commandant un grand détachement à Vezey, près Maestricht, envoya faire ses complimens au Citoyen Commandant de la ville et se prier à dîner pour le jour suivant, ce qu’il fit effectivement, escorté de huit dragons, qui restèrent à la porte de la ville.

La ville de Maestricht est grande et bien bâtie, elle est séparée en deux par la rivière : les fortifications en étaient alors assez bien entretenues ; auprès de la citadelle il y a une caverne immense, que l’on prétend aller jusqu’à Liège, on en tire des pierres pour la bâtisse. Après y avoir marché pendant deux heures, sans en trouver la fin, je crus devoir profiter, pour en sortir, d’une des ouvertures que l’éboulement des terres a faites dans bien des endroits.

La jalousie des Hollandais ne leur avait pas permis de faire une grande route de Liège à Maestricht. Ce n’est guères que par la rivière que l’on pouvait y arriver : du côté de l’Allemagne, il y avait un chemin assez bon ; celui qui passe au-dessus de la caverne est dangereux, par les crevasses fréquentes que les éboulemens y occasionnent.

Ce que Maestricht avait de plus extraordinaire, était sa situation politique : elle dépendait de l’Évêché de Liège pour le spirituel et même pour le temporel. Un prince de Liège ayant emprunté une grande somme d’argent des Hollandais, leur remit cette ville en gage. Depuis ce moment, elle a toujours été garnisonnée par la Hollande, et par les troupes du duc de Brunswick, jusqu’à l’instant où les Français s’en sont emparés en 1795. La justice y était cependant toujours administrée au nom du prince de Liège, dont le portrait et les armes étaient à l’hôtel-de-ville.

Le chagrin de me savoir si près de ces Messieurs, me fit hâter mon départ. Étant d’une province maritime de France et ayant quelques connaissances dans la Grande Bretagne, je me déterminai à y aller chercher un asile et d’attendre chez les rivaux de mon pays, que la raison éclairât enfin les Français : très-résolu, à ne plus être l’instrument aveugle de l’ambition, de l’intérêt et de la folie des puissances en guerre contre eux.

Je pris mon chemin par la Hollande, afin d’avoir une idée de ce pays singulier et dont l’existence appartient beaucoup moins à la nature, qu’à l’industrie des hommes.

Les Autrichiens étaient encore à Ruremonde, mais prêts à partir. Leurs canons étaient sur la place, et les affûts étaient chargés d’assez de fourrages pour un jour de retraite ; nous ne parvinmes à entrer à Venloo, que parce que nous étions dans la diligence, encore ne fut-ce que sur la promesse que nous partirions le lendemain.

Nimégue est une assez jolie ville, bâtie en amphithéâtre sur une petite hauteur, qui dans ce pays plat peut passer pour une montagne ; le Waal passe au pied des murs, et les deux bords sont joints par un pont volant qui va et vient continuellement. Du clocher de la principale église on a la vue des fortifications qui me semblèrent très-régulières et en bon état ; il y a un point élevé, qu’on appelle le Belvédère, et qui est entouré d’une jolie promenade plantée d’arbres ; c’est là, que les dames Niméguoises viennent étaler leurs charmes, nous en vimes un assez bon nombre, il y en avait même d’assez jolies pour des Hollandaises.

Les bateaux sur les canaux d’Hollande, sont tous de la plus grande commodité ; on en change à presque toutes les écluses. Le patron a toujours une provision de vins et de tabac, dont il fournit les voyageurs à assez bon marché ; nos compagnons Hollandais burent et fumèrent tout le temps de la route, et malgré nous pour leur rendre ce que nous recevions d’eux, nous fumes obligés de les enfumer aussi, ce dont ils parurent charmés. Il est cependant très-désagréable d’être obligé de changer de bateau à chaque écluse, à cause du transport des effets ; non-seulement les porte-faix font payer plus cher pour leur transport d’un bateau à l’autre que le voyage ne coûte, mais encore, on en trouve souvent d’égarés.

Un honnête homme dans le bateau d’Utrecht à Amsterdam, nous donna l’avis de ne point nous fier aux gens qui viendraient pour nous conduire, disaient-ils, à une bonne auberge, ou pour porter nos effets, sans quoi nous eussions peut-être été seelverkäufé.

Les Hollandais avaient alors parmi eux, un grand nombre de ces abominables vilains qu’ils nommaient Seelverkäufer (vendeurs d’ames) : ils étaient tolérés et même employés par le gouvernement, sans être protégés par lui, car si l’un d’eux était tué en s’acquittant de son office, les magistrats n’informaient pas plus contre le meurtrier, que s’il n’eût tué qu’un chien. Ces aimables messieurs attendaient les étrangers, à l’arrivée des bateaux, offraient de porter leurs effets, de les conduire à une bonne auberge, enfin tous les petits offices d’un porte-faix. Si l’étranger n’était point prévenu d’avance, et qu’il acceptât, on le conduisait dans un dépôt pour Batavia, où après avoir été bâillonné et garrotté, on le jetait à fond de cale de quelques-uns des vaisseaux pour ce pays, où il était obligé, pendant toute sa vie, qui communément n’était pas longue, de servir comme esclave, ou soldat, la très-honorable compagnie des Indes Hollandaise. Il y a fort peu d’exemple, on pourrait presque dire point, que quelques-uns de ces malheureux, soient jamais revenus dans leur pays.

On sent que dans ce moment, les émigrés courant de toutes parts sans but déterminé étaient quelque chose de fort tentant pour les Seelverkäufers. Il n’y a pas le moindre doute que plusieurs n’ayent eu le malheur de faire le voyage : à ma connaissance, je sais que deux ou trois, ne sont parvenus à se tirer d’affaire qu’en coupant quelques nez et quelques oreilles.

Comment les puissances de l’Europe souffraient qu’une poignée de marchands impudens, enlevassent ainsi, par ruse ou par force, ceux des basses classes de leurs sujets, qui venaient les visiter : c’est un problème qui ne se résoudrait pas à leur avantage. Les grandes nations maritimes, qui pourraient écraser les Barbaresques, ont d’un autre côté, par de vils motifs d’intérêt, fait une paix honteuse avec eux, et ainsi tolèrent leurs déprédations et ferment les yeux, lors même qu’ils enchaînent leurs sujets et les font servir à leurs usages : mais au moins on peut aller chez eux et les racheter, tandis que les Hollandais ne laissaient venir personne dans leurs possessions aux Indes.

Entre leurs bons alliés, les Français et les Anglais, ils ont été traités cette guerre, d’une façon amicale ! seront-ils meilleurs après tout ceci, ou les autres les imiteront-ils ? . . . . . Le dernier est malheureusement plus probable.

La grande ville d’Amsterdam offre à l’étranger qui n’a point vu Venise, dont elle est la vive image, le coup-d’œil le plus extraordinaire ; de larges canaux, bordés d’arbres, séparent toutes les rues, et le négociant peut conduire par-tout ses vaisseaux à sa porte.

La bourse est un bâtiment magnifique, aussi bien que l’hôtel-de-ville ; l’arsenal est un grand enclos près du port, où l’on pouvait voir assez de canons, d’armes et de munitions de tout genre, pour l’armée la plus considérable, aussi bien que pour la flotte la plus nombreuse. Le port pourrait contenir tous les vaisseaux de l’Europe, et forme un vaste cercle au fond du Zuyder-zée[1]. Un jour de tempête, je fus me promener le long de la mer, je regardais les vagues, battre avec fureur le pied des digues ; peu-à-peu les eaux s’élevèrent, et je ne fus pas peu étonné deux heures après, de les voir douze à quinze pieds plus hautes que la ville, qu’elles auraient submergée sans les digues. Cependant elles vinrent à un tel point qu’elles passèrent par-dessus les écluses, et inondèrent la partie la plus basse, de sorte qu’on allait en bateau dans les rues, mais ces amphibies n’en semblaient pas du tout déconcertés, et continuaient leurs affaires comme à l’ordinaire.

Nous nous embarquames sur les canaux pour Harlem, où nous arrivames le soir, après avoir passé tout le jour, le long de la mer ou lac de même nom. On sait que cette ville est fameuse par ses tulipes, ou plutôt par les fous qui les contemplent, et qui placent leur bonheur dans leur possession. On m’a assuré que souvent un oignon s’est vendu jusqu’à trois ou quatre cents louis. Je ne puis m’empêcher de penser, que si nous étions encore du temps des fées, la plus grande grâce qu’un génie charitable pourrait faire à la famille de ces bonnes gens, serait d’en changer les individus en tulipes, car alors le chef aurait beaucoup plus de soin et d’attention pour eux dans cet état, que dans leur premier.

D’Harlem nous vinmes à Leyde, qui est aussi une charmante ville, mais toujours dans le même genre, qui quoique joignant l’utile à l’agréable est cependant le même, et comme on sait, toujours perdrix, ne vaut pas le diable.

Bientôt nous joignimes la Haye, où nous fumes à la comédie française, et eumes le plaisir d’entendre chanter, « Ô Richard ! ô mon roi ! » à plusieurs reprises. Le Stadthouder y vint avec sa famille qui fut beaucoup applaudie, ce qui, vu les derniers troubles, ne nous parut pas très-extraordinaire. Dans les temps orageux, l’esprit du parti dominant cherche à se montrer avec violence : en temps de paix lorsque tout le monde est du même avis, on n’a pas besoin de se tourmenter pour le faire approuver. Je crois que cette réflexion assez simple, pourrait s’appliquer également bien aux démocrates de France. Quel est l’homme un peu sensé, qui se mettant à la place d’un royaliste en France ne sente pas, que non seulement il se tairait, mais même qu’il donnerait tout ce qu’on lui demanderait, ferait tout ce qu’on lui dirait, et cela de la meilleure grâce possible, sans se faire prier.

Puis nous embarquant encore, nous passames à Delft, jolie ville hollandaise, semblable aux autres, et bientôt nous arrivames à Rotterdam, où nous attendaient toutes les impertinences que les singes, s’ils étaient réunis en société, pourraient faire à quelques hordes étrangères, chassées par des tigres.

Les Seelverkäufers (en conséquence du grand nombre d’émigrés qui étaient venus dans cette ville, pour effectuer leur passage en Angleterre) se trouvaient par-tout ; c’était avec la plus grande difficulté qu’on se défendait de leurs importunités ; ils avaient l’air de s’appitoyer sur le sort des émigrés, s’emparaient de leurs effets, leur promettaient de les conduire dans une bonne auberge, où ils seraient traités à bon marché etc., mais nous étions prévenus, et ne répondions à toutes ces politesses qu’en menaçant de les assommer, s’ils ne nous laissaient pas tranquilles.

Le prix des auberges était triplé, et quelques maîtres voulant profiter de l’affluence, avaient l’impudence d’augmenter de prix de jour en jour ceux qui étaient chez eux, et qui avaient fait marché ; quant à ceux qui se fiaient à leur bonne foi, il est plusieurs fois arrivé, qu’ils leur ont demandé des prix fous, que souvent le magistrat obligeait de payer. Une fois cependant l’on m’a dit, qu’un maître d’auberge ayant conduit un Français chez le juge pour le forcer de payer trois louis, qu’il lui demandait pour avoir passé une nuit chez lui. Le magistrat s’étant informé du Français s’il avait fait marché avant ? sur la négative, il lui dit, qu’il était bien fâché, mais qu’il devait payer. Ayant ensuite lu quelques papiers de police ; mais vous, monsieur, dit-il, à l’aubergiste, vous n’avez pas mis le nom de monsieur sur votre état : et il le condamna à payer l’amende de quatre louis qui avait été fixée dans ce cas, sur lesquels il rendit les trois au Français, en l’exhortant à faire dorénavant un accord avant d’entrer à l’auberge.

Le cafetier, pour éloigner la foule de sa maison écrivit sur sa porte, que personne ne pouvait entrer sans faire la dépense d’un florin, et un garçon à la porte avait l’impudence de vous demander, « Que voulez-vous ? » Rien. « Passez la porte. » Ce qui plusieurs fois occasionna des scènes violentes dont le pauvre garçon se trouva mal, et engagea le magistrat à publier une belle ordonnance, où il était dit que tout étranger qui ne se retirerait pas immédiatement sur l’avis du garçon serait mis en prison.

On se saisissait des armes au bateau, et on les déposait à l’hôtel-de-ville, ce qui était peut-être désagréable pour l’individu, mais était une précaution nécessaire, étant si près des patriotes qui étaient alors à Anvers, et le pays plein de mécontens, qui auraient pu les acheter à bas prix.

On nous faisait en outre déposer deux louis sur le bureau, comme un gage de la dépense que nous pourrions faire, et afin que (disait le juge) s’il paraissait convenable de nous faire partir, nous eussions une caution. Cependant je dois dire avec vérité, que le grand nombre d’émigrés de toutes classes qui remplissait la ville, exigeait que l’on prît des précautions.

On doit sentir que dans tout ce que je viens de dire, je n’entends parler que des gens de basse classe ; car même à cette époque nous avons quelquefois reçu des marques d’intérêt des personnes bien élevées, et ce n’était que par leurs avis que nous évitions les piéges, que les autres nous tendaient.

J’imagine que dans ce moment, il pouvait bien y avoir à Rotterdam dix à douze mille émigrés, presque tous avec l’intention de s’embarquer pour l’Angleterre ; cette grande concurrence rendait les passages très-difficiles, quoique plusieurs bâtimens charbonniers fussent venus à ce dessein à Rotterdam, et que le prix fût plus que doublé. Je trouvai place cependant sur un vaisseau où nous étions 166. On y avait fait une espèce d’entrepont, où sur un peu de paille, chacun avait sa place. Le vaisseau ne devant partir que quelques jours après, j’employai ce temps à parcourir la ville, qui quoique coupée de canaux n’a pas autant l’apparence hollandaise que les autres ; elle n’est pas à beaucoup près si régulière ; les habitans aussi n’ont pas au même degré, cette large face qui distingue leurs compatriotes. Les bâtimens publics n’y sont pas très-remarquables pour leur architecture, mais ils sont vastes et commodes.

Ce fut là, que je vis pour la première fois de petits carrosses avec trois ou quatre enfans dedans, un sur le siége du cocher, un autre derrière, traînés par deux ou trois chèvres, qui sont aussi dociles que pourraient l’être des chevaux ; du côté d’Amsterdam et de la Haye, les charrettes pour les provisions que les paysans conduisent au marché, sont comme en Flandre attelées avec des chiens. Comme ces sortes de voitures ne payent rien aux barrières, on sent qu’elles leur sont d’un grand avantage, car en outre que la nourriture de ces chiens ne coûte presque rien, attendu qu’ils la portent avec eux, ils ont aussi en eux des gardiens fidèles, et peuvent en toute sûreté, laisser leur charrette chargée au milieu des places, et vaquer à leurs affaires.

Toutes ces réflexions, quoique naturelles, ne frappent point d’abord un étranger, à qui cette coutume paraît ridicule et même cruelle ; les pauvres bêtes tirent la langue d’une telle manière, et paraissent si fatiguées, qu’il est très-naturel d’accuser leurs maîtres de dureté. Cependant, peu-à-peu on s’y accoutume, et on ne le trouve pas plus extraordinaire, que de voir des chevaux attelés à une lourde charrette, obligés de marcher à coups de fouets, et mourir de fatigue sous les coups. C’est ainsi, que l’animal à deux pieds sans plumes, s’est arrogé le droit de traiter toutes les autres créatures, et cela ne doit pas paraître extraordinaire, quand on songe qu’il traite encore plus mal ceux de son espèce.

Ces pauvres bêtes offrent un spectacle bien extraordinaire, lorsque deux charrettes se rencontrent et que les maîtres n’y prennent pas garde ; les chiens s’approchent avec précaution, se grondent pendant quelques momens, puis se battent avec furie, culbuttent la charrette, et ensuite, certains de ce que leurs maîtres leur préparent, pour cette incartade, ils s’enfuient à toutes jambes, la traînant après eux.

Dans le temps que je passai à Rotterdam, une tempête accompagnée de la grande marée couvrit d’eau une partie de la ville ; on allait en bateau presque par-tout : mais ceci, qui paraîtrait un grand malheur pour d’autres peuples, n’est presque rien pour celui-ci ; quand on voit l’eau venir, chacun déménage très-froidement et porte ses effets aux seconds étages. Je me rappelle même avoir vu des servantes, qui pensant que c’était une occasion excellente pour laver leur maison, établirent la pompe au milieu de l’eau, et en lavèrent ainsi les murailles, pendant que d’autres les frottaient par les fenêtres.

Quoiqu’aucune nation de l’Europe n’aimât les Hollandais, et qu’on leur reprochât avec juste raison, l’esprit d’intérêt qui les animait, cependant cet esprit intéressé lui-même, est la cause de leur existence et du rôle qu’ils ont joué en Europe ; sans intérêt qui voudrait commercer ! C’est cet esprit qui en fait naître l’idée, et qui très-utile quand un petit nombre s’y emploie, abâtardit une nation, lorsque tous les individus qui la composent, ont toutes leurs idées tournées sur le moyen d’acquérir et d’acquérir encore, sans avoir d’autre but déterminé, que celui d’accumuler ; loin que leurs jouissances s’augmentent en raison de leurs richesses, on remarque communément que les riches marchands dans ce pays vivent très-simplement, et ne regardent l’argent qu’ils ont gagné que comme un moyen d’en gagner davantage : cette cupidité qui n’est bonne à rien pour l’individu qu’elle agite, et qui même l’avilit, est cependant une source inépuisable de richesses pour l’état[2].


LONDRES.


Notre traversée fut des plus heureuses et lorsque nous aperçumes les côtes de la Grande Bretagne, ce fut une joie universelle ; chacun se félicitait d’arriver sur une terre protectrice, où comme royalistes nous serions reçus avec plaisir, et comme malheureux avec compassion. Ce fut dans ces bonnes idées que nous remontames la Tamise, où bientôt nous fumes accueillis par une barque armée de commis de la douane. Deux ou trois d’entre eux, vinrent à bord, et leur première exclamation en nous apercevant fut, Again ! D—n the French ![3] Ce que ne comprenant pas, nous prîmes presque pour un compliment.

C’était un samedi, 29 Décembre, que nous arrivames sur les trois heures de l’après-midi près la tour de Londres : nous aurions bien désiré débarquer sur-le-champ, mais on ne voulut pas permettre que nous emportassions nos effets, que les commis, dirent n’avoir pas le temps de visiter. Le lendemain dimanche on ne visite point, non plus que le jour de l’an ; ainsi il nous fallut bien prendre le parti de débarquer et de les laisser derrière nous.

Quand je revins le mardi, je trouvai la plupart de mes compagnons de voyage, encore sur le vaisseau, et je vis qu’on s’apprêtait à porter nos effets à la douane. Nous les suivimes dans un bateau ; nous étions huit à neuf, dont quatre ou cinq, avec des chapeaux à trois cornes et des manteaux uniformes, ce qui devait en effet paraître extraordinaire à Londres où personne n’en porte : aussi la détestation du bas peuple Anglais pour tout ce qui a l’air étranger, ne nous laissa pas aller tranquillement : en passant le long des vaisseaux charbonniers, nous fumes accompagnés toute la route de God d—n the French dogs[4], et qui pis est, de pierres et de pièces de charbon. La populace sur le rivage voyant cela, se mêla de la partie, et passant près d’eux, ils nous accablèrent d’injures et nous jettèrent des pierres : en arrivant à la douane, les commis tâtèrent nos poches, pour savoir, disaient-ils en douceur, s’il n’y avait point de contrebande, ou d’armes cachées, puis ils nous dirent de revenir une autre fois ; je n’ai pu réussir à retirer mon paquet, qu’après quinze jours, et en payant.

À peine fumes-nous dans la rue, que de toutes parts nous n’entendimes que des God d—n, et de petits polissons ricanant à notre nez, disant avec impertinence, parlez-vous français, Monchieu. Lorsque j’eus quitté le quartier des matelots, je m’aperçus bien vîte que le peuple n’avait plus à un si haut degré la même impertinence. On se contentait de nous toiser des pieds à la tête et de rire, parce que les souliers étaient sales, que la barbe n’était point faite, les cheveux point peignés, qu’on avait des bottes étrangères, un manteau, ou toute autre chose, qui ne s’accommodait point à leur manière ; mais au moins on vous laissait passer et même il y a plusieurs exemples de gens de la première qualité, descendant de leur voiture, à la vue d’un émigré embarrassé et n’osant s’adresser à personne, lui demander en français où il voulait aller, et lui indiquer son chemin ; d’autres, (comme une personne que je rencontrai) les conduisant à une grande distance ; il y a cela de remarquable, que parmi les personnes du commun que l’on rencontrait dans les rues, il n’y en avait pas une qui en passant près d’un Français émigré n’exprimât le sentiment qui l’animait. S’il était royaliste, c’était une plainte en sa faveur, ou quelque chose de flatteur ; s’il était républicain, ou jacobin, c’était une impertinence. Après quelque temps je me suis trouvé si bien accoutumé à tout cela, que je n’y faisais pas la plus légère attention.

Les premiers jours de mon arrivée à Londres, furent employés à parcourir la ville, sans aucun but déterminé, le tout afin de connaître où j’étais. Le hasard dans ma course, m’offrit de superbes monumens. St. Paul est assurément un des plus beaux édifices de l’Europe ; son portail est de la plus grande noblesse, et même à mon avis, plus beau que celui de St. Pierre à Rome. Mais aussi quelle incroyable différence, tant pour la position, qui est étroite et mauvaise à Londres, que pour l’intérieur. Qui a vu le portail de St. Paul a tout vu ! C’est au premier pas que l’on fait dans l’église de Rome, que l’étonnement vous surprend, par la magnificence, la grandeur de l’édifice, la beauté des peintures en mosaïques, et les statues sans nombre. À Londres, le protestantisme a chassé toutes les décorations des églises, et le dedans de St. Paul n’est qu’une vaste carrière ; une telle nudité, contraste encore davantage avec la richesse des ornemens au dehors, et conduit naturellement à faire la réflexion ; que s’il est mal et contre la religion, d’avoir aucune figure, statue, tableau, ou autres décorations dans les églises, il ne doit pas être plus décent d’en charger les dehors.

Après St. Paul, Sommerset-house, ou l’Amirauté a le premier rang, mais comme l’autre, le bâtiment est mal placé, et on ne le voit qu’en y entrant ; les Anglais ont le malheur de ne pas trop bien placer leurs beaux monumens. En général tous ceux de Londres sont mal situés, et on ne les aperçoit que quand on est dessus.

Le palais du maire, dont le portail est bâti sur le modèle du Panthéon à Rome, ferait honneur même à cette célèbre ville, mais il n’est pas situé d’une façon propre à le faire valoir ; on ne le voit que de côté, et quoique la perspective de ses colonnes, qui s’avancent sur l’alignement de la rue, produise de loin un effet charmant, cependant le bâtiment paraîtrait bien davantage s’il était situé au fond d’une grande place. Il serait très-possible, d’en faire une vis-à-vis, sur laquelle pourrait se trouver en outre, la banque, la bourse et la poste aux lettres, les trois endroits les plus fréquentés de Londres et séparés par de vilaines ruelles, (surtout celle de la poste) très-incommodes au public.

La bourse, ou le Royal Exchange, quoique très-convenable n’a cependant rien de bien remarquable, excepté la statue pédestre de Charles II en marbre blanc, qui est sans contredit la meilleure de Londres, car toutes les places sont couvertes d’un grand nombre de mauvaises statues dorées, dont la quantité ne fait pas autant d’honneur aux Anglais, que ne le ferait un petit nombre de chefs-d’œuvres.

La ville manque absolument de quais, et la laideur des maisons bâties sur le bord de l’eau, paraît encore plus choquante, quand on les regarde du milieu des ponts superbes dont s’enorgueillit la Tamise. Si Londres avait un large quai, depuis la Tour jusqu’à Westminster, je crois que Paris ne pourrait plus lui être comparé[5].

Dans ma course, je vins au pied du monument. C’est une haute colonne qui fut érigée en mémoire du fameux incendie de Londres. Après avoir admiré la folie des longues inscriptions, qui en défigurent la base, je montai au sommet ; la vue domine la grande ville de Londres, mais on n’en peut guères distinguer que les cheminées, d’où il sort une fumée noire, qui forme un nuage épais au-dessus de la ville.

La fameuse Tour de Londres est un vieux château sur le bord de l’eau, dans le genre de tous ceux qu’on trouve près des anciennes villes ; c’est là, où sont conservées les archives de l’état, où se trouvent les magasins, les arsenaux, comme aussi les bêtes féroces qu’on y montre, en temps de paix ; mais alors le gouvernement craignant quelques mouvemens populaires, la mettait à l’abri d’un coup de main et l’entrée en était interdite au public.

La ville est gardée la nuit par de gros butors, qu’ils appellent Watchmen, (gens de garde) armés d’un bâton et d’une lanterne, qui s’en vont criant dans les rues, past ten o’clock, (dix heures passées) sur un ton langoureux et plaintif, qui les fait connaître sans les voir.

Les badauds de Paris ne sont pas plus renommés en France, que les Cockneys de Londres ne le sont en Angleterre. On appelle proprement ainsi tous ceux qui peuvent entendre de chez eux le son de la cloche de l’Arc (Bow bell), et comme tous ceux qui demeurent dans cette partie sont très-occupés de leurs affaires dans la cité, dont plusieurs ne sont jamais sortis, ils sont assez ignorans sur toute autre chose, et l’on pourrait vraiment écrire avec tout autant de raison, le voyage de Greenwich par terre et par mer, que celui de St. Cloud. Un d’eux qui sortait de Londres pour la première fois de sa vie, à l’âge de 25 ans, fut tellement émerveillé des beautés de la nature, que dans un mouvement d’enthousiasme, il s’écria : Ah quel dommage que Londres n’ait pas été bâti dans la campagne ! Il n’est presque point de boutique de caricatures, où on n’en voie quatre ou cinq sur leur compte, toutes des plus originales.

Les faux shillings et les faux pences courent d’une manière indécente, je n’ai presque jamais changé une guinée sans en recevoir. Le marchand en boutique, trouve une certaine jouissance à se défaire de ceux qu’il a reçus, quoiqu’il soit communément très-défiant et n’en reçoive guères. Cependant il faut bien qu’ils lui viennent d’une manière quelconque.

Les différentes salles de spectacles sont toutes à Westminster et sont fort belles dans l’intérieur, quoique sans aucune décoration extérieure et que même l’entrée n’en soit pas commode. Le théâtre anglais est entièrement accommodé au goût de la nation, mais en général il déplaît fort à un étranger, et particulièrement à un Français accoutumé aux ouvrages réguliers des Racines et des Corneilles. Ce mélange inouï de bouffonnerie et de cruauté, paraît dégoûtant dans la même pièce ; ces longues processions dans les tragédies, aussi bien que le vide de la scène au milieu des actes, semblent être entièrement contre les règles ; ajoutez à cela leur terrible noirceur, les appareils d’échaffauds, de fossoyeurs creusant une fosse, et le nombre de tués, tout conspire à rebuter celui qui a été accoutumé à plus de régularité.

Quant à leur comédie, il semble qu’ils ayent peu d’idées du genre noble, dans cette espèce de drame, ce ne sont communément que des farces grossières, des propos assez peu séants, et des changemens perpétuels de décoration ; il y en a cependant, qui feraient honneur à tous les théâtres, mais ce ne sont pas celles que l’on accueille le mieux : des scènes décousues, de grosses plaisanteries, souvent sur les infirmités de la vieillesse et plus particulièrement sur leurs chers voisins les Français, beaucoup de mouvement dans les coulisses, en voilà assez pour faire crier à tout le monde[6], it is a delightful comedy ![7] Ce qui prouve cependant, que les Anglais ont sur cet article, le goût commun à toutes les nations, c’est que lorsque quelque passage régulier et exprimant des idées grandes et généreuses vient tout-à-coup à paraître, il est applaudi avec la chaleur de l’enthousiasme. Cette observation m’a induit à penser, que la marche irrégulière de leurs pièces de théâtre, est plutôt une affaire d’habitude que de goût : cela tient beaucoup à l’imitation servile de leur grand Shakespear dont on admire avec enthousiasme jusqu’aux défauts.

J’ai souvent pensé, que tout brillant que cet auteur est d’idées sublimes, l’obligation où il a été de sacrifier au goût de son siècle, jusqu’à mettre des puérilités et des fadaises dans la bouche de ses principaux personnages, a arrêté en Angleterre les progrès de l’art dramatique, par l’admiration aveugle que l’on a pour tout ce qui porte son nom. Il faudrait que la nature formât à présent un génie pareil au sien, qui osât ne pas suivre la marche incorrecte qu’il a tracée ; mais l’habitude est tellement enracinée, que je suis persuadé que ses pièces n’auraient pas de succès, du moins de son vivant, et il y a bien peu d’hommes capables de se résoudre à mourir de faim et à être négligés pendant leur vie, dans l’espoir frivole d’être couverts de gloire, cent ans après leur mort.

Au surplus, je me joins aux Anglais, dans le juste tribut d’admiration qu’ils rendent à Shakespear : j’ai lu plusieurs fois tous ses ouvrages : dans le commencement, l’habitude de la régularité de nos grands auteurs, ne me permettait pas de voir avec patience, dans la même pièce, l’héroïne naître en Sicile, être transportée à la nourrice et faire naufrage sur les côtes de Bohême, à deux cents lieues de la mer, y être élevée par un berger, y épouser le fils du roi et retourner en Sicile ; d’entendre dans la même tragédie, les plaisanteries grossières d’un savetier et le noble discours de Marc-Antoine au peuple Romain ; peu-à-peu, l’on se fait à tout cela et l’on oublie les fautes, pour ne plus voir que les beautés : on ne regarde plus ces pièces comme des comédies, ou des tragédies, suivant le sens que nous y donnons, mais comme une espèce d’histoire mise en dialogue, et l’on est bien aise, de voir l’effet que produit le même événement sur les différentes classes d’hommes, depuis le monarque, jusqu’au dernier de ses sujets. Ses pièces se ressentent aussi beaucoup du temps où il écrivait : on se rappelle, que les grands dans toutes les nations de l’Europe, avaient toujours près d’eux un homme privilégié, qu’on appelait le Fou, cet homme était vêtu d’une manière bizarre, et sous le prétexte de sa folie, avait le privilége de dire tout ce qui lui passait par la tête ; sans que qui ce fût, pût le trouver mauvais. Shakespear a introduit ce fou dans presque toutes ses pièces, et je n’imagine pas qu’il y ait un autre auteur qui ait rassemblé dans ses ouvrages un si grand nombre d’idées singulières et risibles. On peut être choqué, de voir jouer au Fou un rôle dans la tragédie, tant qu’on le voudra, mais s’il faut que je le dise, je l’aime autant que tous les autres personnages for what says[8] ; Quinapalus ! better a witty fool, than a foolish wit. C’est peut-être par cette raison que les comédies de Shakespear qui sont généralement peu connues chez l’étranger, me paraissent dans leur genre, bien préférables à ses tragédies ; cette remarque ne m’empêche pas de rendre justice à la beauté et au sublime de certains passages détachés, dont la force, l’élégance et la clarté, se font toujours sentir avec délice.

Une autre raison de l’enthousiasme des Anglais, c’est que Shakespear a su prendre ses compatriotes par leur faible, en leur prodiguant les complimens dont ils s’encensent eux-mêmes continuellement, en traitant les Français assez lestement, et en chatouillant l’oreille de son auditoire, des mots de Cressy, Poitiers et Azincourt. Il est sûr qu’il ne dit pas, que ces batailles étaient entre Français et Français, dont un des deux partis était commandé par le prince Anglais, avec quelques troupes de son pays, tandis que le grand nombre était Normand, Poitevin, Gascon, Mançeau, et de toutes les provinces qui appartenaient à l’Angleterre, mais je l’excuse fort à ce sujet : la seule chose pour laquelle je lui en veuille, c’est d’avoir maltraité notre pauvre Pucelle, et de l’avoir fait converser avec le diable ; cependant il a eu beau faire, ce qu’elle lui dit même, est noble et très-noble, elle lui offre de se donner à lui, en corps et en ame, pourvu qu’il sauve la France….. Le Diable paraît l’accepter.... car les Anglais la font prisonnière, la brûlent et sont bientôt chassés du continent.

Tous les écrivains anglais au surplus, s’appesantissent avec plaisir sur la première partie de cette histoire ; ils ne disent mot de la seconde ; encore bien moins que c’est par les glorieuses expéditions du prince Noir, que l’Angleterre a perdu la Normandie, la Guïenne, le Poitou, le Mayne, etc. etc. près de la moitié de la France, qui appartenait aux rois d’Angleterre par succession, depuis la conquête de ce royaume par le duc de Normandie.

Pope a dit en termes très-élégans :

We conquer’d France, but felt our captive charms[9].


Pauvre Pucelle ! Pauvre Pucelle ! comme ils ont traité vos appas.

Le gouvernement lui-même, donne l’exemple de ce petit point d’orgueil, ou est obligé de suivre l’impulsion de la nation. Les trois fleurs de lys se voient toujours dans l’écusson de la Grande Bretagne, et le roi ajoute à ses titres celui de roi de France, etc. ; on peut dire avec raison que cela a toujours été ainsi, depuis que les Anglais en ont été chassés[10].

Dans le fait, quoique quelques grains d’orgueil fassent toujours garder le titre ; combien s’ils étaient sages, les Anglais devraient s’applaudir de n’avoir pas conservé ce que des temps de trouble et de fureur, beaucoup plus que leurs armes et leurs droits, leur avaient assez injustement acquis, Supposant que le roi d’Angleterre, l’eût aussi réellement été de France, n’est-il pas certain que la première, fut bientôt devenue une province de la seconde et ainsi qu’elle n’eût jamais formé un corps respectable de nation et jouirait à présent du bénéfice de la révolution. C’est avec peine que j’ai dit, qu’il paraît évident qu’on a eu quelque idée, de jouer le même jeu dans ces derniers temps ; things may serve long, but not serve ever[11], la nature de ces derniers troubles était d’une autre espèce que ceux du temps de Charles VI, on avait à faire alors à un roi fou, à son fils qui n’était point aimé, à une nation dégoûtée, affaiblie, et souhaitant changer la dinastie de ses maîtres, aux chefs de qui par conséquent, il devait paraître désirable, de mettre la couronne sur la tête du plus puissant vassal, qui l’était beaucoup plus que son suzerain ; dernièrement, on s’est joué à une nation vingt fois plus puissante qu’elle ne l’était alors, qui ne veut point de maître, dont toute la force terrible, était unie dans les mains d’un gouvernement vigoureux, qui la guidait par l’enthousiasme et la terreur. Les deux résultats sont parfaitement naturels et simples : seulement dans le premier cas, il faut qu’elle ait été bien tourmentée par l’orgueil de ses vainqueurs, pour que le prince vaincu pût recouvrer son amour, qu’il fût lui-même un grand homme et qu’il sût profiter bien habilement des mauvaises dispositions de ses ennemis, pour parvenir, non-seulement à remonter sur son trône, mais même à saisir l’occasion pour les chasser outre-mer, et leur enlever tout ce qu’ils possédaient en souveraineté dans son royaume ; ce qui était infiniment plus considérable, que ce qui avait appartenu à son père ; quant à lui, il n’avait plus rien ; il se cachait, plutôt qu’il ne régnait, dans une ou deux petites provinces de l’intérieur.

Revenons à Londres et ne réveillons pas les vieilles querelles. — La justice est rendue publiquement en Angleterre et dans la forme la plus imposante. La seule chose qui répugne excessivement, c’est le pouvoir qu’a tout méchant homme, de faire arrêter pour dettes, qui il lui plaît, il n’est tenu qu’à jurer devant un juge de paix, qu’un tel lui doit certaine somme d’argent : après quoi la personne arrêtée, paye d’abord les frais de sa prison, qui sont assez chers, n’en sort que sur caution et commence le procès à ses frais ; puis quand il est près de la conclusion, son accusateur s’échappe, ou sinon c’est encore à ses frais, qu’elle réussit à le faire châtier. Les crimes sont poursuivis par l’accusateur, de sorte que pour qu’un homme puisse obtenir la punition de l’assassin de son père, il faut qu’il coure le risque de se ruiner.

On pourrait, avec raison, accuser la justice d’être un peu trop exécutive ; il y a souvent une douzaine de gens pendus tous à-la-fois avec une machine, dont je suis loin d’approuver l’invention, car comme elle détruit en grande partie, l’horreur du supplice, elle en doit aussi détruire l’effet et ainsi rendre les exécutions plus fréquentes. Il paraît cruel, de sacrifier inutilement la vie des hommes, pour des crimes souvent très-légers, et de punir du même supplice le scélérat qui a tué son semblable, et le misérable, que la faim a conduit au crime, et qui après toute une vie irréprochable, une fois s’est trouvé faible, et a volé quelques shellings.

Si la société a le droit d’ôter la vie à un homme, ce ne peut certainement être que dans la supposition, où la mort de l’individu produira un grand exemple, et sera d’une grande utilité. Eh ! même, n’a-t-on pas remarqué, que dans les pays où l’on a ôté la peine de mort, les crimes sont devenus moins communs qu’avant, et qui ne se persuadera pas aisément, que tel homme qui n’est point arrêté par la crainte de la potence, le serait peut-être, s’il savait que la suite de son crime dût faire de lui, un objet de ridicule, de haine et de mépris pour le reste de sa misérable vie, au milieu de ses compatriotes.

Le manque de précaution sur les grands chemins, rend les vols très-communs aux environs de Londres ; quoique souvent il y ait des gens tués en défendant leur argent, cela leur semble une chose toute simple, et la seule précaution que l’on prenne, c’est en commençant son voyage, de mettre à part la bourse du voleur : nécessité qui semble honteuse, mais qu’ils croient justifier en disant que ce serait mettre trop de pouvoir dans les mains du roi, que d’établir une maréchaussée, quoiqu’il soit difficile de concevoir pourquoi le roi serait plus puissant, ayant le commandement d’une maréchaussée que des autres troupes.

Il y a mille petites taxes, auxquelles un étranger est obligé de se soumettre, mais qui lui paraissent fort étranges. On ne saurait faire brûler son café chez soi, sans s’exposer à payer cinquante livres sterlings d’amende : si on achète une bagatelle de quelques sous, il faut prendre avec un petit bout de papier, que l’on fait payer deux ou trois. Dernièrement on a établi une belle taxe d’une guinée, pour tous ceux qui veulent porter de la poudre sur leurs têtes, à laquelle les étrangers mêmes sont soumis : je sais qu’il y a de bonnes raisons pour cela, mais si un Anglais eût été obligé de payer en France un louis d’or, pour avoir la liberté de mettre de la farine sur sa tête ! qu’eût-il dit..... et comment eût-il traité le gouvernement à son retour, et parlé de la Bastille, des lettres de cachet et de la taxe sur sa perruque ?

Le gouvernement tolère différentes petites farces grossières, que se permet la populace ; elle brûle toujours le pape en grande cérémonie.

Le 5 novembre, les garçons promènent dans une charrette, un homme de paille, représentant celui qui devait mettre le feu aux poudres et faire sauter le parlement ; un jeune homme en chemise à côté de lui, joue le rôle de confesseur, lui fait sentir un citron et semble l’exhorter à la mort. Après avoir fait pendant trois ou quatre jours cette farce burlesque, on rôtit le pauvre James Fox dans le marché, à la grande joie de la populace.

Tout est réduit en spéculation à Londres ! une vieille fille riche dont les parens jaloux éloignent les galans, trouve souvent un monsieur c. b. ou d. j. qui tout simplement l’annonce dans les papiers. Moyennant une récompense de mille livres sterlings, il lui fait faire connaissance avec un aventurier affamé qui l’épouse. On voit aussi quelquefois dans les papiers, Mr. A. B. désirerait avoir une place de cinq cents livres sterlings de rente : il en donnera mille, to any gentleman or lady[12], qui la lui feront obtenir...... on peut être assuré du plus profond secret.

On distingue les membres de la chambre des communes, au parlement, en députés des comtés et des bourgs. Plusieurs particuliers ont une douzaine, plus ou moins, de ces bourgs à leur nomination : ils les regardent comme une propriété dont ils peuvent disposer ; tantôt ils vendent le droit d’y nommer, tantôt ils les vendent eux-mêmes au plus offrant ; le prix ordinaire est entre trois et quatre mille livres sterlings : dans les mauvaises années il ne monte guères qu’à deux et même moins.

Les représentans de ces bourgs, sont obligés de voter suivant l’opinion de la personne qui les a nommés. S’ils se trouvaient, par hasard, en avoir une différente, par un point d’honneur bien singulier, ils ne pourraient l’exprimer en aucune manière et seraient réputés déshonorés, si après l’avoir fait, ils ne rendaient pas sur-le-champ leurs places à celui de qui ils la tiennent, qui cependant ne serait pas tenu d’en rendre le prix.

Les députés des comtés sont élus par les Freeholders ou électeurs, qui sont en Angleterre et en Irlande, mais pas en Écosse, tous ceux qui payent une imposition annuelle de plus de deux guinées ; il arrive souvent qu’un homme riche s’acquiert un grand nombre de voix, en divisant parmi ses créatures le montant des impositions qu’il paye, en freehold, ou droit d’élection, par le payement de la taxe ; mais c’est éluder la loi.

Les prétendans sont communément des gens riches dans le comté, qui veulent y avoir plus d’influence. Ceux des bourgs n’ont à parler qu’à un seul homme, mais ceux des comtés sont obligés de courtiser tout le monde et de tâcher de séduire tous les électeurs. Ceux-ci sont généralement très-justes dans leurs élections, et celui qui leur donne le plus d’argent, de dîners et de fêtes est sûr de l’emporter sur ses adversaires, mais ce n’est pas une petite affaire comme l’autre ; j’ai connu des gens qui avaient dépensé pour se faire élire jusqu’à soixante mille livres sterlings, et quelquefois même, sans pouvoir y réussir ; l’instant des élections est vraiment un moment de triomphe pour toutes les classes subalternes de la société ; aussi je ne suis point surpris, que l’on demande à si hauts cris la réforme du parlement, c’est-à-dire que les représentans des bourgs soient élus comme ceux des comtés, car alors ils auraient plus d’acheteurs, plus de dîners et plus de courbettes. C’est un grand abus de vendre les charges, dit Marcelline. Oui, sans doute répond Bride-Oison, on-on fe-ferait-rait bien mieux-eux, de nous les-les don-donner pour-pour ri-rien.

Toutes les classes portent l’orgueil de leur liberté[13] of true born Englishmen, à un point souvent fatiguant, qui cependant peut quelquefois produire de bons effets en ajoutant à leur énergie : comment se fait-il donc que ces fiers personnages ayent à leur service des êtres assez avilis pour qu’ils ne soient pas révoltés à la proposition que bien des jeunes gens leur font, en les prenant à leur service. Sir, can you bear to be d—d ?[14] Les domestiques sont en général tenus dans une dépendance, que n’auraient jamais soufferte, les gens de la même classe en France ; j’ai remarqué à Londres, que le très-petit nombre de gens du pays qui avaient servi des émigrés, ne voulaient plus servir les Anglais, quoique leurs gages fussent plus médiocres.

Les idées que les Anglais se sont accoutumés à se faire de tous les peuples et sur-tout des Français, sont vraiment originales ; on ne parle d’eux, que comme de misérables mirmidons qui végètent avec peine sur un sol ingrat : ils ont toujours à la bouche, la Bastille, les lettres de Cachet, le despotisme, etc. etc. Il semblerait qu’on ne pût respirer l’air en France, avant la révolution. Smollet peint les Français dans son voyage, comme une race de singes avec de longues queues, mourans de faim et de misère, impertinens, frivoles et esclaves au dernier degré ; cependant si un étranger s’avisait de faire en Angleterre la moitié des impertinences que Smollet rapporte avoir faites en France, la populace aurait bientôt brisé sa voiture et traîné dans la boue his conceited person[15].

Qu’un hyppocondriaque, pour soulager sa bile se plaise à faire une caricature ridicule d’une nation souvent ennemie de la sienne, passe, c’est tout simple ; mais que l’on répète soigneusement les fadaises qui lui sont échappées dans les livres élémentaires et de géographie ; voilà ce que sans crainte, on peut qualifier de sottise et de stupidité sans pareilles. Eh bien ! qu’on ouvre tous les livres de géographie imprimés en Angleterre, je mets en fait qu’il n’en est peut-être pas un seul où ces puérilités ne se trouvent ; j’en ai vu un imprimé en 1798, où la tirade Bedlamite[16] de Smollet sur les bottes fortes, la longue queue, les grenouilles, la soupe maigre, la Bastille et les moines se trouvait toute entière.

Il est vraiment singulier et digne de remarque comment ces idées burlesques en elles-mêmes, induisent les Anglais à se croire d’une race supérieure aux autres hommes, que la providence n’a répandus sur la terre, qu’afin de leur procurer de la gloire et de l’agrément. En France au contraire, je n’ai jamais entendu parler avec mépris, de la manière dont les Anglais vivent chez eux : je ne les ai jamais vu représenter sur les théâtres, d’une manière très-ridicule : on leur donne presque toujours un caractère brusque, brutal peut-être, mais noble et généreux ; cela ne viendrait-il pas de ce que l’Angleterre n’ayant point d’autre ennemi que la France, elle a toujours son attention de ce côté ; la France au contraire, entourée de nations puissantes et nombreuses, ne voit l’Angleterre que comme l’une d’elles, et aurait trop à faire, s’il lui fallait haïr tous ses voisins.

Les gens du commun, ont la haine la plus originale contre les Français ; ils auraient, je pense beaucoup de peine à en donner d’autres raisons, que ce matelot anglais, à qui quelqu’un qui l’entendait exprimer la rage la plus violente et souhaiter que tous les Français fussent à tous les diables, demanda quelle raison pouvait l’animer si fort contre eux. Le true British Tar[17], fut un peu embarrassé de la question, mais enfin se remettant, why, dit-il, it is because they wear wooden shoes, and eat soup-meagre, and frogs[18]. Voilà, sur ma parole, une raison excellente pour couper la gorge aux gens.

À les entendre, leurs voisins sont une espèce minutieuse et frivole, dont ils méprisent souverainement les vices et les défauts, qu’ils sont loin de partager ; cependant gardez-vous bien, d’avoir quelque chose qui ne soit pas dans leur costume, et n’oubliez pas de faire votre barbe, faites-la plutôt trois fois par jour, que votre cravatte n’ait pas un pli, que vos bas soient bien tirés, (prenez garde sur-tout, de n’en point avoir de gris) ayez grande attention à vos toilettes, car il vous en faut faire plus d’une : si vous négligiez ces objets importans, eussiez-vous autant d’esprit que défunt Cicéron, vous pouvez compter qu’on vous traitera comme un sot.

Je fus un jour dans un des clubs qui sont si nombreux à Londres : après avoir réglé le destin de l’Europe, un des orateurs élevant la voix plus haut qu’à l’ordinaire, s’écria : « Ce Clairfait est vraiment un maître homme, il vient de sauver l’Allemagne par la prise du Rhin, » et se tournant de mon côté avec un air d’importance, « Vous avez sans doute été dans ce pays-là, dit-il, ce doit être une place terriblement fortifiée ? » Oui, certainement, lui répondis-je, c’est une grande place d’eau. Alors quelqu’un, après avoir fait un grand éclat de rire, prenant un air sage : « Je vous prie, me dit-il, quel était le nom de l’amiral français dans cette occasion. » Lorsque j’eus fait connaître que le Rhin n’était pas beaucoup plus large que la Tamise à Chelsea, ils s’étonnèrent fort qu’on en eût tant parlé, car dirent-ils, avec beaucoup de sagacité, il n’est rien de si aisé que de passer la rivière dans un bateau.

Comme je ne prétends pas charger de bévues pareilles, les seuls habitans de Londres, voici un petit conte qui renvoie la balle à nos gens.


Quelques honnêtes gens en un lieu rassemblés,
Parlaient, sans disputer, du paysan, des blés,
Des états généraux, du tiers, de la noblesse,
Des différens impôts, des censeurs, de la presse,
Des voleurs, des archers, enfin de ce fatras
Que le monde discute et n’entend presque pas ;
Quand par transition, chose en tout temps commune,
Ils vinrent à parler, du soleil, de la lune,
Et de tout l’univers. Sur ce vaste sujet
Chacun à sa façon en son coin raisonnait ;
Car par-tout et de tout, le faible humain raisonne
Ou plutôt déraisonne, et depuis la Sorbonne
Jusques..... aux Porcherons, il n’est certes personne
Qui ne veuille employer la noble faculté,
D’Ergo, que lui donna la céleste bonté.
Deo gratias, c’est clair ! Or, dans l’aréopage
Susdit, il se trouva certain homme à l’air sage,
Au maintien suffisant, qui d’un ton mielleux,
Donnant son avis, dit, quand je vois dans les cieux
Rouler ces deux grands corps, (quoique tout soit au mieux),
Je pense que la lune est bien plus nécessaire,
Car le soleil enfin paraît quand le jour luit,
Ce qui semble inutile, et la lune au contraire
__________Ne paraît que pendant la nuit.


Tous les gens de métier et artisans, en Angleterre, mais sur-tout à Londres, ont le bon esprit de ne s’occuper que d’une chose à-la-fois, qu’ils font, il est vrai dans la plus grande perfection, mais ils n’ont pas la moindre idée de ce qui l’approche le plus. Demandez à un homme qui passe sa vie à faire des têtes d’épingles, de vous en faire la pointe : il vous dira, qu’il est le premier homme du royaume pour faire des têtes d’épingles, mais qu’il n’entend rien à la pointe, et qu’il faut s’adresser à un tel ; tous les autres métiers sont à-peu-près sur le même plan, et c’est par cette raison qu’ils réussissent. Ceci devrait bien servir de leçon aux ridicules factotum que l’on rencontre souvent dans les autres pays de l’Europe, et qui ne réussissent à rien.

Les Anglais attachent une importance extrême à avoir de beaux cercueils d’un bois rare, couverts de drap et de plaques d’argent, avec un bel enterrement, c’est-à-dire quelques carrosses drapés, suivant le convoi. Lorsque quelqu’un meurt sans avoir le moyen d’en faire les frais, il arrive souvent que ses connaissances se quotisent pour lui faire avoir un enterrement convenable. Ils gardent les corps dix ou douze jours dans leur maison : on les habille et on les nettoie tous les jours, on leur fait des visites de cérémonie, les parens engagent les voisins, à venir rendre leur devoir au corps mort ; le jour de l’enterrement on prend le thé, avant et après dans sa chambre, puis…… on n’y pense plus.

Il n’y a point de pays dans l’univers, où il y ait une telle foule de papiers-nouvelles et où ils soient si impudemment menteurs ; ils sont divisés comme le parlement, en oppositionnistes et en ministériels, c’est-à-dire qu’ils sont payés par un des deux partis. On m’a parlé d’un rédacteur qui dirigeait deux papiers, dont l’un était pour le ministère et l’autre pour l’opposition ; voilà ce qui s’appelle être adroit : cet homme sera toujours sur ses pieds quelque chose qui arrive. Le gros de la nation, en général, ne lit guères que ces papiers et y puise le peu d’information qu’ils peuvent donner ; avec un peu d’attention, dans les meilleures compagnies, lorsque la conversation prend un tour sérieux, on est tout étonné de n’y trouver guères que l’esprit des journaux, même pour des choses qui n’ont aucun rapport à la politique : les seuls livres au fait, qui peuvent prétendre à quelque succès, sont d’insipides romans bien soporifiques, où l’auteur fait venir des (ghosts) revenans, le clair de la lune, des voleurs, de faux monnayeurs, de vieilles armures, the warlike prince Edward[19], le duc de Bedfort et Charles le Dauphin, se prétendant roi de France, car c’est toujours là le grand sujet.

Les gens instruits, se trouvent plus communément parmi l’espèce qu’on désigne à Londres, sous le nom de half starved Scotch rats[20], qui tout en laissant à maître Jaques Roastbeef, la liberté de se moquer d’eux, réussissent presque toujours à prendre tout ce qu’il y a de bon et sont les derniers à rire ; je ne me rappelle pas d’avoir vu un seul Écossais, ne pas se tirer d’affaire à la longue, et souvent d’un pauvre diable sans souliers au bout de vingt à trente ans devenir un des habitans les plus riches et les plus respectables du pays[21].

Je fus un jour visiter le palais qui sert d’hôpital aux matelots à Greenwich. Je n’ai jamais rien vu de si magnifique dans ce genre, et ce qui semble préférable encore, c’est qu’il est tenu avec la plus grande netteté, et que les pauvres diables, qui y sont entretenus, y semblent aussi heureux qu’on puisse l’être dans un pareil établissement, avec quelques membres de moins. La chapelle sur-tout mérite l’attention ; on ne sait en entrant ce qu’on doit admirer le plus, de l’élégance, de la netteté, ou de la beauté de l’architecture. Peut-être toutes ces choses, sont-elles inutiles au bonheur des individus qui vivent dans cette retraite, mais elles font honneur à la nation qui la donne.

Un autre jour, je fus aussi visiter Chelsea, l’hôpital militaire pour les troupes de terre. Mais quoique très-bien tenu, et d’une grande apparence, il s’en faut beaucoup qu’il approche de celui des matelots. En effet l’attention principale du gouvernement semble tournée du côté de la marine.

Les promenades de Londres ne sont pas nombreuses, mais elles sont vastes, et bien aërées. Le Parc de St. James est plus au centre : à dire le vrai, ce n’est pas autre chose qu’un grand enclos, avec quelques vieux arbres, qui forment une allée circulaire, au milieu de laquelle il y a une pièce d’eau, et une prairie, où sont quelques chevaux et autres bestiaux appartenans au roi, à ce qu’on m’a dit. C’est sur les côtés de ce parc qu’est bâti le palais de St. James : la reine en a un plus petit au bout, mais il paraît de meilleur goût.

On distribue du lait sortant du pis de la vache, dans le parc de St. James ; on le trait verre par verre, pour ceux qui en demandent, et ces messieurs qui sont si recherchés sur la propreté, le boivent avec délices, poils, crasse et crotte, sans être passé. On dit que ces vaches appartiennent à la reine et que le lait se vend à son compte ; quant à moi, je n’en crois rien.

C’est à Hyde Park que le beau monde se promène en voiture, à cheval, et à pied ; chacune de ces trois différentes manières ont leurs allées particulières, pour éviter la confusion qui n’est déjà que trop grande. Cependant la famille royale, et un petit nombre de favoris, qui payent m’a-t-on dit, fort cher pour cette distinction, ont le privilège d’aller en carrosse dans l’allée des chevaux. N’est-il pas singulier, d’entendre souvent les mêmes personnes qui attachent tant d’importance à ces puérilités, reprocher la frivolité aux Français et l’orgueil aux Allemands.

Quant aux piétons, ils sont pressés, coudoyés sur une grande promenade de près d’un mille de long, sur douze pieds de large, qui conduit au superbe parc de Kinsington, où le beau monde se promène le dimanche durant le printemps et l’été[22].

Ce parc est au printemps un très-beau lieu. On ne doit pas s’attendre à y trouver les colifichets qui enlaidissent les jardins modernes ; tout y semble tenu dans le plus grand ordre, et cependant tout y est simple et naturel.

Le palais gothique de Westminster contient les différentes chambres du parlement, qui n’ont rien de remarquable et sont même assez vieilles et laides. Chacun des membres a le droit de donner un billet à un étranger, les dames n’y peuvent pas entrer ; il est connu qu’il y en a que la curiosité a poussées à mettre des culottes et une large perruque afin d’y être admises ; dans les séances ordinaires, il s’en faut beaucoup qu’il y ait rien qui puisse les dédommager de leur peine ; cette perpétuelle répétition de l’orateur (Speaker) all those who are of that opinion, says ayes ; all those who are against says no ; the ayes have it[23], devient bien vîte assez fastidieuse et finit par ennuyer passablement. Mais quand on a le bonheur d’assister à quelque vive discussion, sur un sujet important, entre les chefs des différens partis, oh ! alors on ne regrette pas les trois heures qu’il faut être là, avant que la séance commence.

Chaque membre du parlement avait le droit, avant cette dernière session, d’affranchir et de recevoir, franches de port, toutes les lettres qu’il lui convenait, dans l’intérieur de la Grande Bretagne. Ce droit était poussé à un tel excès, qu’il est connu, que des maisons de commerce à Londres, ont cru de leur intérêt d’avoir un bourg à leur disposition, afin de faire affranchir les lettres qu’elles écrivaient ou qu’elles recevaient.

On vient de remédier dernièrement à cet abus en défendant aux membres du parlement de recevoir ou d’envoyer plus de dix lettres par jour, ce qui fait encore un assez bon nombre.

Cet abus est d’autant plus intolérable que de cette manière, les classes mitoyennes et indigentes, sont les seules qui soient obligées de payer pour leurs lettres.

Un lord ou un homme riche regarde presque comme un affront d’être obligé de le faire : j’en ai vu, faire beaucoup de démarches pour l’éviter ; dans tous les cas, c’est un ennui et une contrainte sans égale pour les personnes qui ont le droit d’affranchir, car leurs amis et les connaissances les plus légères, les tourmentent pour affranchir leurs lettres : la politesse les empêche souvent de le refuser, quoique plusieurs parmi eux préféreraient payer le port, à la fatigue d’écrire une adresse entière, apostillée de leurs noms.

On voit aussi dans le palais de Westminster la caverne de la justice : il y a quatre ou cinq différentes salles pour plaider : il est vraiment singulier comment les avocats saisissent promptement le sujet qu’ils ont à traiter. Il arrive souvent qu’un procureur leur parle d’une affaire pour la première fois, quelques instans avant de la plaider, et ils parlent assez bien.

La vieille église de Westminster, offre un beau monument gothique, et l’usage auquel il est consacré le rend encore plus respectable ; c’est là, que reposent les restes des rois, et de tous ceux qui ont été illustres et utiles à leur patrie.

Les gens qui font voir cette église, se la sont divisées en départemens ; l’un montre le chœur, l’autre les chapelles latérales, etc. Un d’eux me conduisit avec les différentes personnes qui s’y promenaient dans un recoin obscur, où après avoir ouvert une grande armoire, il nous montra avec de grandes cérémonies de vieux haillons, qu’il disait avoir appartenu à différens grands personnages ; il nous présenta entre autres le bonnet crasseux de Thomas Moore, autant que je m’en rappelle, et dans lequel il nous invita à jeter quelque argent.

Le palais de Whitehall est tout auprès ; il n’a rien de bien remarquable, que la fenêtre bouchée par où sortit Charles premier, pour monter à l’échafaud ! On voit dans l’intérieur, une statue pédestre en marbre blanc, du roi Jacques, avec l’expression la plus animée de la douleur et montrant du doigt un endroit que l’on suppose avoir été celui de l’exécution de son père.... Je n’ai jamais pu fixer ce monument de repentir, sans sentir les plus vives émotions..... Un jour peut-être.... un jour les Français.....

La statue de Charles premier, à Charing-Cross, au bout de la rue, semble aussi indiquer de la main, avec un air de bonté le palais de Whitehall. On raconte une anecdote sur cette statue, qui mérite d’être rapportée : après que les factieux eurent fait décapiter le roi, on vendit sa statue au poids. Un coutelier l’acheta et profitant de l’esprit de parti qui animait la nation, et sur-tout de la compassion, que le supplice du roi avait généralement inspirée en sa faveur, il fabriqua une grande quantité de couteaux à manche d’airain, que les bons royalistes se firent un devoir d’acheter, les croyant de la statue de leur maître.

Quelque temps après que Charles second, eut été rappelé, l’adroit coutelier déterra la statue du roi son père, qu’il avait enterré dans sa cave et la lui vendit un prix très-considérable.

La ville est abondamment fournie d’eau par une petite rivière, dont on a détourné le cours, et qui en donne assez, pour que presque toutes les maisons ayent un réservoir.

Les rues sont communément larges, et ont presque toutes un trottoir, ce qui est infiniment commode, mais qui cependant n’empêche pas qu’elles ne soient fort sales à la moindre pluie, et très-glissantes ; on est au premier instant très-surpris d’apprendre que toutes les pierres qui pavent les rues et même celles des maisons, viennent de l’Écosse, c’est cependant la vérité ; j’ai vu dans ce pays plusieurs carrières qui ne sont en partie exploitées que pour Londres.

Je ne m’étendrai pas davantage sur cette ville immense, il faudrait un volume pour parler de toutes ses beautés, et d’ailleurs tant d’autres l’ont déjà fait si souvent qu’il serait inutile d’en entretenir le lecteur.

Le gouvernement traita les émigrés français avec beaucoup de bonté ; des secours considérables furent répandus et divisés entre les mains des malheureux prêtres, ou autres personnes âgées qui se trouvaient dans le besoin ; les Anglais seuls, non-seulement leur ont accordé un asile, mais encore ont pourvu à la subsistance des malheureux qu’ils recevaient : les ecclésiastiques ont été reçus au nombre de près de cinq cents dans deux maisons royales, où ils ont été entretenus aux dépens du roi[24].

Avant que le bill des alliens (étrangers) fût passé, les jacobins tenaient le dé, dans toutes les tables d’hôtes : ils déclamaient hautement contre le roi, la noblesse et tous les gouvernemens du monde. Celui de ce pays, ne prenait d’autres précautions publiques contre eux, qu’en mettant la Tour à l’abri d’un coup de main. Cependant, plusieurs personnes m’ont assuré avoir quelquefois vu des peintres déterminés, venir à la table d’hôte et au lieu de manger, s’occuper à dessiner les plus turbulens. Je n’ai jamais vu cela, mais je le tiens de quelqu’un, qui ayant été pris pour un jacobin, eut beaucoup de peine à persuader le peintre, qu’il ne l’était pas. Après le bill, le moindre mot suffisait pour leur faire avoir un petit billet doux du ministre, qui les invitait à s’en aller. Un d’eux, parlant avec un peu de véhémence à table, reçut un billet au milieu de son discours : « Oh ! Oh ! » dit-il, « c’est en anglais ; » ne le sachant pas, il pria son voisin de le lui lire. « Puis-je le lire haut ? » lui dit l’autre ; « Oh ! certainement, je n’ai point de secret. » Le billet était conçu en ces termes laconiques : — « Sir, you will be pleased to leave London in four and twenty hours, and the kingdom in three days[25]. » On peut aisément s’imaginer quels furent les ris, à la lecture de ce poulet.

Après avoir fait le tour de la ville dans tous ses sens, ma curiosité se trouvant satisfaite, la foule des émigrés, et les impertinens G—d d—n que chaque jour il me fallait essuyer des rustres de ce bon pays, commencèrent à m’ennuyer ; avant de partir, j’eus la précaution, suivant le bill du parlement concernant les étrangers, de demander un passeport au ministère ; j’en reçus un des plus étendus, qui m’accordait la permission d’aller par toute la Grande Bretagne, except his majesty’s dock yard[26] ; me résignant donc à mon destin, je quittai Londres, résolu de profiter de mon exil pour tâcher d’acquérir une idée juste, du caractère des habitans de cette île fameuse, qui domine les mers, et qui depuis tant de siècles, est la rivale de la France.


L’ANGLETERRE.


Ce fut le quinze de Mai, que je partis avec un de mes amis, qui consentit à m’accompagner jusqu’à Windsor. Pendant mon séjour à Londres, j’étais parvenu à lire tout seul, la partie des gazettes qui est traduite du français, mais ne pouvant dire un seul mot d’anglais, je pris la précaution de mettre par écrit toutes les choses nécessaires dans les auberges, comme bread, meat, dinner, supper, bed, fire[27] ; puis me mettant dans la tête ces deux mots (give me) ; je me crus fort, parce qu’en les ajoutant à quelque chose que ce soit, c’en est assez pour être entendu. Nous dirigeames notre course sur Richemond par le parc de Kew, dont le pont est très-élégant et n’a de vilain que l’argent que l’on fait payer au voyageur, même à pied.

Le roi paraît préférer le jardin de Kew à tous les autres, et il est en effet très-bien tenu : on y voit une tour chinoise de dix à douze étages, différentes espèces d’animaux étrangers et beaucoup d’arbustes rares. Ce qui frappe le plus, c’est la charmante promenade le long de la Tamise, qui, quoique à quatre ou cinq milles de Londres, n’est plus une grande rivière et semble un canal fait à dessein au bas des jardins pour en augmenter l’agrément. Des deux côtés les bords sont unis, et l’herbe descend jusques dans l’eau.

La beauté du pays, près de Richemond, que l’on découvre d’une hauteur sur le bord de la rivière, est vraiment remarquable : c’est là, où les gens tranquilles et aisés, qui préfèrent la paix au fracas de la ville, viennent se retirer. Deux heures après, nous arrivames à Hampton-court ; c’est la seule des maisons royales, que j’aye vu dans la Grande Bretagne, avoir cet air de grandeur qui annonce la dignité du maître. Un jardinier reconnaissant que nous étions étrangers nous conduisit au labyrinte, et après en avoir fait le tour nous mena à la porte du grand jardin, où il nous demanda pour sa peine ; quoiqu’il n’y eût pas cinq minutes qu’il fût avec nous, il ne nous parut pas très-satisfait de ce que nous lui donnames : n’est-il pas singulier que plus les gens chez qui on se trouve, sont grands et riches, plus il faille payer leurs valets pour le moindre service : il semblerait plus naturel et plus généreux au maître, de leur défendre de rien prendre.

Nous primes la route de Windsor, à travers une vaste lande couverte d’ajoncs, comme en Basse Bretagne, ce qui surprit fort mon camarade, qui enthousiaste de l’anglomanie, s’imaginait qu’aucune terre n’était inculte, et que les plus mauvaises, étaient rendues fertiles par le génie des Anglais. J’ai appris depuis, qu’il y avait un grand nombre de ces communes aux environs de Londres, comme dans la Bretagne appartenantes aux paysans, qui y envoyent leurs bestiaux, et que l’on ne peut cultiver par cette raison.

Ce qui nous étonna le plus, fut de voir que du plus loin que les hommes s’apercevaient, ils paraissaient craindre de s’approcher, et ne le faisaient qu’avec quelques précautions. Comme nous réfléchissions sur cette crainte peu naturelle à ce qu’il nous semblait, si près de Londres et en plein jour, nous vimes un homme dans un cabriolet s’arrêter, et délibérer s’il viendrait à nous ; il nous joignit pourtant, dans le même temps que de l’autre côté venait une voiture à quatre roues ; la personne qui était dedans, dit à mon camarade, qui entendait quelques mots d’anglais, que quatre hommes à cheval et masqués, s’étaient approchés de la voiture, et voyant qu’il n’y avait que le domestique, s’étaient retirés. Là-dessus l’homme du cabriolet commença à trembler, nous lui offrimes notre secours dont il ne parut pas se soucier, et il tourna bride sur-le-champ ; la personne dans la voiture, nous exhortait fort à retourner aussi sur nos pas, mais le cocher dit avec emphase : « G—d d—m ; they are strangers, and where are Englishmen on horseback to be found, attacking strangers on foot, upon the high way ?[28] »

Quoi qu’il en soit, je fus enchanté de l’occasion, et nous poursuivimes notre chemin. La malice entrait bien pour quelque chose dans cette détermination. Il me paraissait si extraordinaire d’être volé en plein jour, entre la capitale et la résidence du roi, que je crois en vérité que le plaisir de le raconter à toute la terre, m’eût empêché d’en être fâché. Mais les voleurs nous regardèrent dédaigneusement, et sans nous dire un mot, ce qui choqua presque notre amour-propre : des émigrés voyageant à pied, ne sont pas le gibier qu’il leur faut.

À travers un pays assez bien cultivé et très-varié, nous atteignimes Windsor. Malgré la fatigue de notre longue marche, la curiosité nous entraîna sur la terrasse. Nous primes tant de plaisir à considérer l’immense vue qui s’offrait à nous, que la nuit nous surprit, il fallut bien nous retirer ; car la nuit, quand on est bien fatigué, la plus belle vue, est celle d’un bon lit.

Le lendemain de grand matin, nous retournames sur la terrasse, et après avoir admiré quelque temps la beauté et l’étendue de la vue, le vieux château réparé, le donjon, et la mauvaise statue qui est au milieu de la cour, aussi bien que la chapelle gothique sur les vitraux de laquelle, il y a plusieurs peintures modernes de la plus grande beauté : nous fimes une longue promenade dans le parc, en caressames les chevreuils, qui sont privés comme des chiens, puis retournant à la ville, je pris congé de lui, en l’embrassant le plus cordialement du monde, en bon français au milieu de la rue. Cette manière d’agir nous attira le regard de bien des gens, qui j’imagine, s’étonnaient fort de notre façon de faire ; dans ce pays ce n’est pas l’usage d’embrasser, on se contente de serrer vigoureusement les doigts à son ami, quand on le revoit ou quand on le quitte, en raison de l’intérêt qu’on lui porte, car si on lui est peu attaché on ne fait que lui toucher très-légèrement dans la main, avec un ou deux doigts et sans les fermer, comme si on craignait de se brûler. On doit aussi toujours ôter son gant, ou dire, excuse my glove, Sir[29].

Après avoir marché à-peu-près huit à neuf milles, je rencontrai le coche de Londres : me trouvant fatigué, je fis signe avec mon pouce, suivant l’usage ; le cocher arrêta, et je me plaçai plus haut que personne sur la place impériale.

Le pays entre Windsor et Oxford, à quelques parties près, ne répondit pas à l’idée brillante que j’avais de l’agriculture anglaise. La jolie vallée dans laquelle est situé le village de Maidenhead, mérite seule l’attention : quoiqu’au fait ce village ne soit qu’un petit trou, sa situation le rend très-intéressant : la nature a beaucoup fait pour ce joli pays, qui n’attend que les efforts de l’homme, pour devenir fertile. La principale entrée est par un beau pont, qui traverse la Tamise et sur lequel le voyageur est obligé de payer, car s’il y a un pays, où le proverbe rien pour rien, soit vrai, c’est en Angleterre[30].

La ville d’Oxford est assez bien bâtie, et ne manque pas de promenades, que le grand nombre de corbeaux, empêchent d’être aussi agréables qu’elles pourraient l’être. Il n’est peut-être pas de ville en Europe, où les établissemens des différentes universités, soient si considérables et si nombreux. C’est là, que les jeunes gens Anglais viennent étudier, pour le barreau, la médecine, ou l’église. Quelque part qu’on aille, on est sûr de les rencontrer, ce qui fait que je ne pense pas que le séjour d’Oxford soit très-agréable.

La cathédrale est un immense bâtiment gothique, auprès duquel il y a un baptistère, ou un bâtiment séparé pour donner le baptême ; Oxford, Rome, Florence, Pise et Elgin au nord de l’Écosse, sont les seules villes où j’en ai vu. En parcourant les différens édifices j’ai été assez surpris, de voir au-dessus d’une porte, la statue du cardinal de Wolsey en habits pontificaux, avec une inscription flatteuse sous le piédestal.

La Tamise est navigable pour les bateaux jusqu’à Oxford, mais la navigation est prolongée beaucoup plus loin par le moyen des canaux.

Le sur-lendemain, à travers sept milles d’un pays peu cultivé, je me rendis à la superbe et orgueilleuse maison de Bleinheim ; chacun sait pourquoi, et pour qui elle fut bâtie. De l’autre côté du lac, qu’on a creusé au fond de la vallée et en face du corps-de-logis, qui est vraiment royal, on aperçoit une colonne élevée, sur laquelle est placée la statue du duc de Malbrough. Cette colonne que l’orgueil national, plus que la reconnaissance élevèrent, est aussi couverte des traces du motif qui la fit construire : le piédestal haut de plus de vingt pieds, est couvert sur les quatre faces, de marbre blanc de la même hauteur, où de longues inscriptions en caractères assez fins, annoncent aux races futures les victoires des Anglais, et les défaites des Français, lors de la ligue universelle, contre Louis XIV. Il m’a fallu une grande heure pour les lire toutes, et en les finissant je ne pus m’empêcher de penser, que quand les Anglais parlent de leurs exploits, ils n’employent pas le laconisme du style lapidaire.

J’admirais à quelque distance, la noble fierté du vainqueur de Bleinheim, la prodigieuse hauteur où on l’a placé, comme pour indiquer l’élévation de son génie, et de son courage ; son habillement romain excitait aussi mon attention, quand regardant attentivement, dessous les plis de son manteau guerrier, formés par la poignée de son épée, je vis sortir un gros corbeau, qui bientôt retourna porter à manger à ses petits, qu’il avait laissés sous la protection du héros. — Jupiter avait son aigle.

Retournant ensuite sur mes pas, quoique plus à l’ouest, je fus coucher avec une pluie continuelle, à quatorze milles d’Oxford, après en avoir fait près du double. Il faudrait bien peu connaître les aubergistes anglais, pour imaginer qu’un piéton mouillé et crotté fût reçu sans difficulté ; il n’y a dans ce bon pays que des riches ou des pauvres ; vous êtes traité comme un seigneur ou comme un faquin. Les plus pauvres gens ont une telle horreur pour les voyages à pied, que lorsque la misère les y contraint absolument, ils voyagent la nuit, crainte d’être vus. Si, près des villes à manufactures, on rencontre quelques ouvriers, c’est avec un petit paquet à la main, dans un mouchoir de soie, mais jamais rien sur leurs épaules, ainsi qu’en Allemagne et en France, quelquefois des gens riches, ne dédaignent pas de se rappeler qu’ils ont des jambes. — Quoi qu’il en soit, après une assez froide réception, que j’eusse fait sécher mes habits de mon mieux, je fus sur le pas de la porte prendre l’air. Un homme qui avait paru s’appitoyer sur mon sort, quand j’étais auprès du feu, me fit quelques questions, (moitié en français, moitié en anglais, que je commençais déjà à entendre quoique ce ne fût que mon quatrième jour d’exercice) sur l’endroit où je voulais aller, je lui dis que je me rendais à Bristol ; pensant que la misère seule, pouvait forcer à faire une telle route à pied, il m’offrit avec beaucoup de bonhomie, un shelling ! Quoique je sentisse la bonté du procédé, quelques petits brins d’orgueil me firent tirer quelques guinées de ma poche, que je lui présentai, en le remerciant. — Ce petit trait de vanité, ne servit qu’à me faire payer double le lendemain.

Le monument de Stone-henge, dans le Somerset-Shire, peut être regardé comme la cathédrale des druides dans la Grande Bretagne ; il n’est pas en Europe de restes aussi splendides de la religion des Celtes. Ce sont des roches de trente pieds de haut, sur douze pieds de large, placées sur le bout et jointes au sommet par des pierres de même grandeur ; il y en a ainsi une vingtaine, qui forment un cercle considérable et dont l’aspect imprime un sentiment religieux, qui doit donner une idée de ceux qui agitaient ces peuples au milieu de leurs cérémonies. Ces pierres énormes ont encore cela de particulier, c’est que la carrière d’où on les a tirées est fort éloignée.

M’écartant de la grande route, et me dirigeant par ma carte, à travers le pays vers Burton et Wolton-Basset, je me trouvai conduit par un sentier détourné sur le bord de la Tamise, qui dans cet endroit était très-profonde quoique peu large ; il n’y avait point de pont qu’à une grande distance, et il m’aurait fallu retourner sur mes pas et perdre entièrement cette journée. J’aperçus un grand bateau de charbon dans lequel il n’y avait personne ; je m’aventurai à y monter et je le poussai avec beaucoup de peine de l’autre côté du rivage ; au moment que je débarquais les bateliers parurent à l’autre bord. Je laisse le lecteur inventif imaginer quels furent les complimens que ces pauvres diables me firent. Quoique je n’en entendisse pas les trois quarts, ils me semblèrent très-expressifs. Cependant pour ne pas les laisser trop dans l’embarras, je mis à flot un petit bateau, qui était de mon côté, et je le leur poussai : puis pendant que le courant le leur envoyait, je leur souhaitai le bonjour et je m’éloignai prudemment.

Wolton-Basset est une petite ville presqu’entièrement séparée du reste du pays, par les mauvais chemins qui y conduisent. Son aspect n’annonce pas qu’aucune espèce de manufacture y soit établie. Je me rappelle avoir vu, une inscription où un certain homme y donne avis au public, qu’il lui est redevable d’un sentier large de deux pieds, qu’il a fait paver à ses frais, depuis le village jusqu’à l’église. De tels gens, sont payés par la pierre qui porte leur nom : le public leur a peu d’obligation, car c’est pour avoir l’honneur de passer à la postérité à très-bon marché, qu’ils lui ont rendu service.

Bientôt, du sommet de la montagne qui domine Bath, j’aperçus la belle vallée de l’Avon, et la ville superbe qui l’embellit encore, son agréable situation, beaucoup plus que les eaux minérales, y attire cette foule de riches oisifs, qui y répandent l’abondance et les plaisirs. Quoiqu’à plus de quatre milles, j’arrivai dans un moment, et oubliant la fatigue de ma longue marche, je commençai à parcourir la ville ; à chaque pas, je voyais des gens qui m’examinaient des pieds à la tête, ricannaient, et se parlaient à l’oreille ; ce fut bien pis lorsque je voulus chercher à me loger, quoique j’employasse les termes les plus honnêtes, les auberges étaient toujours pleines ; on ne pouvait pas me recevoir, disait-on, en regardant mes bottes et mes cheveux. — Après bien des réflexions, j’avisai qu’il était dimanche, qu’il y avait de la poussière sur mes bottes, et qu’il n’y avait pas de poudre sur mes cheveux : ces gens qu’on nous peint comme si sévères, le sont vraiment à un point extrême..... sur la toilette.

J’employai le lendemain et le sur-lendemain à parcourir les environs, qui sont charmans, et à visiter la ville dont j’admirai les beaux bâtimens ; le croissant sur-tout excita mon attention, aussi bien que le quartier où sont les parades du nord et du sud. La ville forme un amphithéâtre assez vaste, garantie des vents du nord, par la montagne dont elle occupe le pied et le centre.

Par curiosité je pris un bain dans les eaux chaudes et minérales. Il me parut assez extraordinaire de me trouver dans la même eau, avec une douzaine de femmes, car il n’y a point de places séparées pour elles ; chacun est enveloppé dans sa robe de chambre de flanelle, qui a cela de dégoûtant, qu’elle est publique et sert à tout venant : on ne distingue les femmes que par leurs coiffes tandis que les hommes ont communément un bonnet de coton.

La salle de la pompe est auprès ; elle est assez vaste et bien ornée en dehors : c’est là, où les ennuyés, qui sont en assez bon nombre dans ce pays, viennent bâiller au son d’un charivari, qu’ils appellent musique, avaler quelques verres d’une eau assez puante, se promener de long en large au milieu de gens attaqués de la même maladie, s’informer des nouvelles et avoir ainsi un sujet de conversation pour le reste du jour. — Les oisifs qui habitent la ville de Bath, malgré les plaisirs qui s’y trouvent, ont communément l’air très-ennuyé ; ils s’en vont bâillant de la pompe au jeu, du jeu au bal, du bal chez le libraire et du libraire au lit ; qui, du moins pour quelques heures, les empêche de sentir le poids de leur existence.

Cette ville infiniment agréable à tous égards, cesse cependant de l’être après quelque temps, lorsqu’on n’y a pas de société formée : on y court tellement après le plaisir, que le plaisir s’enfuit et qu’on n’est rien moins que sûr de l’attraper.

Je me rendis à Bristol, qui beaucoup plus considérable, n’est pas à beaucoup près si agréable que Bath, cependant la ville ne manque pas de beauté, mais d’un genre très-différent. Le commerce qui pendant long-temps avait fait de Bristol, la seconde place d’Angleterre, semble s’être transporté depuis quelques années à Liverpool. La ville n’a qu’un bassin ; l’eau y est retenue à la marée basse par des écluses, qui à la marée haute s’ouvrent, et y laissent entrer et sortir les vaisseaux.

Elle a peu de beaux bâtimens ; l’ancienne cathédrale est une vieille église gothique, sans beauté. Il y a une assez belle place, au milieu de laquelle on voit une assez mauvaise statue. Les bords de l’Avon sont charmans et très-pittoresques, à l’ouest particulièrement ; on arrive par une pente aisée, sur un terrain qui ne semble pas beaucoup plus élevé que le niveau de la ville ; après un mille de marche à-peu-près, tout-à-coup le terrain cesse, un vaste et profond précipice s’ouvre, au milieu duquel on voit couler l’Avon, et où les vaisseaux vont et viennent sous les pieds du spectateur, à une profondeur de plus de trois cents pieds.

Un jour je fus visiter les eaux minérales de Bristol, elles sont situées au pied d’un roc, qui forme le précipice dont j’ai déjà parlé ; les médecins y envoient leurs malades, lorsqu’ils ne savent plus qu’en faire. C’est un spectacle cruel, que celui des moribonds poulmoniques, que l’on rencontre à la pompe, et aux autres places publiques. On va souvent aux autres eaux, pour les amusemens qui s’y trouvent, c’est bien rarement le cas ici. Cette eau n’a presque point de goût, et est plus froide que chaude ; elle a la réputation d’être bonne pour la poitrine : qu’elle ait cette qualité, ou qu’elle ne l’ait pas, voilà ce que je n’oserais pas examiner, crainte d’ôter l’espérance aux malades qui la regardent comme leur dernière ressource.

L’apathie qui tient les personnes qui demeurent aux eaux de Bristol, a quelque chose de bien remarquable : la poulmonie est une espèce de maladie de langueur, qui laisse souvent libres jusqu’aux derniers momens, les facultés de l’esprit et même du corps ; on voit les malheureux attaqués de ce mal cruel, se traîner dans les lieux publics et se mêler aux amusemens qui s’y trouvent. Il est arrivé plus d’une fois d’en voir mourir les cartes à la main, ou au milieu d’un bal.

Suivant le cours de la rivière, j’arrivai avec beaucoup de peine, après un long circuit, et par un sentier raboteux, jusqu’à l’endroit où elle se jette dans la Séverne. Je fus là bien récompensé de ma peine, par l’immensité du coup-d’œil qui s’offrit à moi. On aperçoit à l’autre bord, les montagnes du pays de Galles : à l’ouest, l’œil se perd dans la mer d’Irlande, tandis qu’à l’est, on aperçoit la rivière se retrécissant insensiblement, les bords devenant plus unis et offrant à la vue un pays fertile et bien cultivé.

On trouvera bon que je me repose ici, et que j’en fasse autant, toutes les fois qu’après avoir traversé l’île, je serai arrivé à la mer opposée au côté d’où je serai parti, et que j’intitule tous mes chapitres du nom de celle, vers laquelle j’adresserai mes pas.


MER D’ALLEMAGNE.


Je m’acheminai vers Glocester, au travers d’un pays très-plat, il est vrai, mais très-abondant et fort bien cultivé. C’est une petite ville, qui n’a conservé de son ancien renom, que la bonté de ses fromages et de son cidre. On est étonné avec juste raison, de la voir dans l’état où elle est, après avoir lu dans l’histoire d’Angleterre que Charles premier perdit un temps précieux à l’assiéger ; à présent, il n’y a pas même vestige de murailles. C’était un dimanche, la curiosité me conduisit à la vaste gothique cathédrale : je suivis les soldats, et la foule qui s’y rendait ; à peine fus-je entré, qu’un homme vêtu de rouge et de noir, avec une grande baguette blanche, me vint prier si poliment de m’asseoir sur un banc qu’il m’ouvrit, que je ne crus pas devoir le refuser. Il le ferma immédiatement après, et dans la crainte de faire du bruit, et de causer du scandale, en me retirant, il me fallut entendre un sermon de deux heures, sans y comprendre un seul mot. Le même soir, ennuyé de n’avoir rien à faire, ni à voir, et crainte d’un nouveau sermon, je décampai et fus coucher à Upton ; le lendemain j’arrivai de bonne heure à Worcester.

La Séverne arrose sans contredit le meilleur, le plus riche, et le plus agréable pays de toute l’Angleterre. On voit de tous côtés des villages propres et florissans, la terre cultivée dans la dernière perfection, et couverte d’arbres fruitiers, croissans avec la plus grande vigueur ; des prairies immenses, où l’on peut compter des milliers de bestiaux, dont le bon état ne laisse aucun doute sur la bonté du pâturage.

Worcester est la ville la plus agréable de ce beau pays ; elle est médiocrement grande, bien bâtie, les rues bien pavées, et a des promenades charmantes tout autour. La cathédrale est digne de l’attention du voyageur, quoiqu’elle ne soit pas si considérable, que beaucoup d’autres en Angleterre.

La scène change terriblement de Worcester à Birmingham, comme cette dernière ville semble être l’atelier de Vulcain, aussi les pays qui en approchent, ont-ils quelque peu de ressemblance avec ceux qui avoisinaient le Tartare. Par l’étendue qu’elle occupe et le mouvement qui y règne, cette ville peut contenir soixante mille habitans : elle est entourée de canaux qui joignent d’un côté avec la Séverne et que l’on s’occupe à joindre de l’autre avec l’Humber ; le bâtiment le plus remarquable est l’établissement pour les orphelins des pauvres ouvriers, il est vaste et bien entretenu. On aperçoit de tous côtés, de petits jardins dans chacun desquels il y a une petite cabane, où les ouvriers fatigués de leurs travaux viennent se délasser d’une manière utile ; outre l’amusement et l’occupation agréable qu’ils y trouvent, ils jouissent encore du fruit de leur industrie, en recueillant autant de légumes qu’il leur en faut pour eux, et leur famille ; je cite ce petit article avec grand plaisir, parce que je le crois très-utile, et que même je penserais qu’il est de l’humanité et de l’intérêt de tous les manufacturiers possibles, de former et d’encourager de pareils établissemens.

Cette nouvelle ville que l’industrie a créée et soutient, n’a rien de bien amusant pour l’étranger, on n’y voit que des ouvriers noircis par la fumée de leurs ateliers. On n’y entend que le bruit du marteau et des chariots chargés de ferrailles ou de charbon. Tous les bâtimens sont couverts d’une poussière brune, qui s’attache, et pénètre par-tout ; là, en se lavant le visage trois fois par jour, on est sûr de rendre l’eau presqu’aussi noire que de l’encre.

J’arrivai le soir à Shrewsbury, à travers les mines d’or d’Angleterre, (je parle de son charbon). Le nombre des puits est si considérable qu’il semble de loin, un grand camp. La plupart ont une pompe à feu, qui sert à tirer l’eau et à amener le charbon ; il y a certainement dans cet endroit beaucoup plus d’habitans dessous la terre que dessus. Les ouvriers travaillent jour et nuit, et se relèvent les uns les autres.

En descendant du poste élevé où je m’étais placé à Birmingham, je me promis bien que ce serait la dernière fois que j’y monterais, quoique ce ne soit point une manière désagréable de voyager, quand il fait beau ; les Anglais sont si fiers et si méprisans pour tout ce qui n’a pas l’apparence de la fortune, que les humiliations que l’on reçoit à chaque instant, sont vraiment cruelles, et que je regarde qu’il est infiniment préférable d’aller un peu moins vîte et d’être indépendant ; en effet, à quoi bon me presser ? quand je ferais trois cents milles dans un jour, en serais-je moins un étranger en arrivant ?...... de plus j’aurais dépensé de quoi vivre trois semaines, ou un mois, et je n’aurais pas si bien vu le pays, ni si bien connu les usages. Ainsi de ce moment je décidai, que je n’aurais plus d’obligation à d’autres qu’à mes jambes, pour achever ma course.

Shrewsbury est sur la frontière du pays de Galles, et son nom en gallois est Sallop, qui n’est pas joli en français. C’est une ancienne ville, dont les maisons sont mal bâties, mais dont la situation sur la Séverne est vraiment charmante. Le peuple y parle anglais, mais à quelques milles plus loin c’est le gallois. La rivière ne cesse d’être navigable qu’à trente ou quarante milles plus haut, et ainsi peut avoir un cours de près de deux cents milles, aussi est-elle la plus considérable de la Grande Bretagne. Les environs de cette petite ville sont très-jolis ; on y trouve des promenades agréables, plantées d’arbres ; on y voit le bâtiment de l’hôtel-de-ville, la statue de Levellyn, dernier prince de Galles, avec quelques mots dans la langue galloise.

Combien j’ai regretté ici, de ne pas savoir le bas-breton. Quel plaisir n’eût-ce pas été pour moi de m’égarer dans les montagnes de ce pays ? En voyant ces hommes agrestes, si semblables à ceux de Bretagne dans leurs manières, faire encore usage du même langage, je me serais cru avec des compatriotes.

Je passai par ce coin du pays de Galles qui borde le Cheshire, et dont les collines me semblèrent peu élevées et assez productives, mais c’est si près de l’Angleterre, et le chemin est tellement fréquenté, que je ne remarquai aucune différence entre les habitans.

À la couchée, je rencontrai par un hasard assez extraordinaire, un vieux Turc, dans les habits de son pays, apparemment assez misérable, car pour éviter les frais de coche, il était venu à pied depuis Holly-Head (le port où l’on débarque en venant de Dublin). Comme il n’entendait pas l’anglais, il tâchait de se faire comprendre par signe. Le voyant embarrassé, et sachant que presque tous les Turcs savent l’italien, je m’adressai à lui dans cette langue, et lui fis donner les choses dont il manquait. Des ouvriers qui travaillaient à la bâtisse d’un pont près de là, s’étaient assemblés pour le voir ; ils le regardaient avec surprise, et furent bien autrement étonnés quand ils m’entendirent lui parler dans une langue qui n’était ni anglais, ni gallois. Cependant, après le premier moment, un d’eux me demanda, is not that a Frenchman ?[31]

Mon Turc, avait donné son turban à blanchir, et lorsqu’on le lui rendit le lendemain, on lui demanda, je crois, quinze pences pour le blanchissage. Le pauvre homme se débattait, et jurait en vrai turc, que c’était beaucoup trop cher ; la femme diminua de trois ; mais comme l’autre ne voulait encore donner que la moitié de ce qui restait, et que cela faisait un bruit horrible, je pris la Juive dans un petit coin, la payai du surplus, et lui recommandai de se taire. Je retournai auprès de mon Turc, qui voyant que j’avais fait taire la vieille, me fit mille caresses, et se récria, peut-être avec raison, sur la dureté et l’esprit intéressé des aubergistes et de toute l’espèce qui a à faire au public plus encore dans ce bon pays, que par-tout ailleurs. En nous séparant, le pauvre vieux diable, d’un air vraiment touché et amical, appliqua sa moustache sur ma main, et me souhaita toutes les bénédictions du saint prophète.

J’arrivai le soir à Chester, dont les gras pâturages et l’excellent fromage sont bien connus. La ville est petite, mais ses bâtimens sont assez agréables ; on a pratiqué une promenade étroite et assez singulière, sur les anciennes murailles. Au pied des murs à l’ouest, il y a un canal creusé dans le roc vif, à la hauteur de près de trente pieds, il va joindre la Dee, qui procure un petit commerce de cabotage à Chester. Je traversai la langue de terre qui sépare la Dee et le Mersey, le terroir en est très-riche et fort bien cultivé ; j’arrivai en face de Liverpool, où un bateau public vint prendre les passagers, qui ainsi que moi l’attendaient. La traversée est de six à sept milles au moins.

Liverpool est très-considérable, c’est ici le principal atelier de l’industrie et du commerce britannique ; j’ai rarement vu une aussi grande quantité de vaisseaux. On compte sept bassins, peu considérables à la vérité, mais dont le moindre pourrait aisément contenir trente à quarante vaisseaux, et le plus grand, trois ou quatre fois ce nombre. L’eau de la mer y entre à la marée haute, et son propre poids à la marée basse ferme des écluses qui les retiennent, de sorte que les vaisseaux sont toujours à flot, ce qui est un avantage prodigieux. Le grand nombre des rivières dans la Grande Bretagne ne sont pas assez profondes pour empêcher les vaisseaux d’être à sec au reflux. Outre le commerce maritime, il y a encore quantité de manufactures de toutes sortes ; l’épaisseur de la fumée du charbon, qui en sort, fait de la ville un séjour si peu agréable, que la plupart des négocians riches, habitent avec leurs familles à quelques distances, et y viennent pour leurs affaires, mais n’y couchent pas. — L’hôtel-de-ville seul, est d’une architecture noble, mais il est tellement situé, que d’une très-belle rue, qui semble avoir été bâtie exprès pour donner du jour à la façade, on n’en aperçoit que la moitié, et sans contredit la plus belle partie du bâtiment est sur le derrière, dans un endroit où il ne peut frapper les yeux de personne[32].

Il y a dans le voisinage de cette ville, une grande carrière, ou mine de sel de roc, elle est ouverte depuis le temps des Romains, à ce qu’on assure : on en tire des pièces énormes, et dans l’enceinte on voit des dômes et des voûtes immenses, semblables à ceux des cathédrales. Ce sel est un objet considérable de commerce et s’exporte par toute l’Europe.

Je présentai à Mr. Backhouse la lettre de recommandation que j’avais pour lui, et se promenant avec moi, près des différens bassins, comme par occasion, il me fit voir trois gros vaisseaux que des corsaires appartenans à son père avaient pris aux patriotes, quoiqu’il n’y eût que cinq mois que la guerre fût commencée. Parmi ces trois prises, il y avait un vaisseau de Nantes, qui n’avait pas été quinze jours en mer, et qui n’était à Liverpool que depuis deux ou trois. J’eus la curiosité de voir les gens de l’équipage, et je le priai de vouloir bien me conduire à la prison, espérant qu’ils pourraient m’instruire de quelques particularités touchant mon malheureux pays, et peut-être aussi les parens que j’y avais laissés.

Quand je me trouvai au milieu des sans-culottes[33], j’avoue que ma contenance fut un peu embarrassée : pourtant je m’aventurai à les questionner ; ils firent les réponses qu’ils voulurent, et je pus m’apercevoir qu’après les premiers mots, ils connurent tout de suite à qui ils avaient à faire ; ils me peignirent les choses encore plus mauvaises qu’elles ne l’étaient. Officiers, soldats, matelots, mousses, suivant les lois de l’égalité, qu’ils réclamaient alors, étaient tous renfermés et recevaient six pences[34] par jour, pour leur subsistance.

Je partis dans la même voiture qui m’avait apporté à Liverpool, et dirigeai ma course vers Manchester, où sans malencontre, mon bâton à la main, j’arrivai modestement le second jour. Comme il se trouvait être un dimanche, bien instruit par la leçon que j’avais reçue à Bath, j’eus la précaution, avant d’entrer dans la ville, d’ôter la poussière de mes bottes, et de mettre de la poudre sur mes cheveux, de sorte que personne ne parut me remarquer ; quand il est si aisé de contenter les gens, on aurait tort de ne le pas faire.

Je fus ici parfaitement reçu par Messieurs Rawlinson et Alberti ; bon dîner, bon vin, bonne figure d’hôte, et le concert après. Les gens de ce pays, malgré toutes leurs honnêtetés, sont d’une jalousie ridicule au sujet de leurs manufactures de velours de coton qui sont en très-grand nombre ; ils m’ont laissé voir le roussis du coton, et la manière dont on coupe les rayes dans le velours, mais non la machine qui fabrique le tissu. J’ai eu beau les assurer en avoir vu une à Nantes qui filait, jusqu’à quatre-vingts brins, ils n’ont jamais voulu y consentir, et m’ont seulement dit que la leur allait jusqu’à deux cents, ce qui dans le fait demande plus de force que celle de Nantes, mais doit être parfaitement la même chose. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier qu’ils ne fassent le velours d’une manière plus parfaite que par toute l’Europe. Le mystère dont ils couvrent la fabrique a quelque chose de bien extraordinaire, quand on songe que la plupart des commis sont étrangers, et que même grand nombre des chefs de manufactures sont Allemands et Italiens.

La peine de mort est, m’a-t-on dit, prononcée contre le mortel téméraire qui entreprendrait d’engager pour l’étranger un de leurs ouvriers, par l’appât d’un gain considérable ; ce qu’il y a de sûr, c’est que lors de mon passage, il y avait dans les prisons un Américain et un Français pour ce sujet. Il me paraît incroyable, que s’il est réellement une machine ingénieuse et inconnue, le grand nombre d’étrangers, qui sont employés dans les manufactures, ne révèlent pas le secret à leurs compatriotes.

Tous les pays de l’ouest en Écosse, sont pleins de ces manufactures de coton ; celle de Lanark sur-tout est peut-être plus grande à elle seule, que toutes les manufactures de Manchester et cependant on se fait, avec raison, un honneur de la montrer aux étrangers. Dans le fait, le secret des machines est parfaitement connu chez les autres nations, mais il n’y a guère que dans la Grande Bretagne, qu’on puisse faire des avances assez considérables pour de pareils établissemens ; le véritable secret, par conséquent, c’est d’avoir beaucoup d’argent.

La ville de Manchester n’a de remarquable que les canaux qui l’entourent et le beau pays dans lequel elle est située. Je quittai bientôt cette vaste manufacture, car c’est ainsi qu’on peut justement appeler cette ville, où comme à Birmingham, on ne rencontre que des ouvriers, où la fumée suffoque, et où le jaloux manufacturier ne peut jamais s’imaginer qu’un étranger puisse venir sans motif d’intérêt. Un petit marchand nouvellement établi, m’ayant vu avec un des principaux négocians, s’imagina que j’étais venu pour faire des emplettes et en conséquence désirant ma pratique, il me guetta au sortir de mon auberge et me pria de lui faire l’honneur de visiter son magasin........ Je commençai d’abord par dire que je n’avais besoin de rien, puis comme il insistait, je le suivis. Il étala toutes ses marchandises devant moi ; force me fut, de faire le connaisseur, je les maniai toutes, admirai leur beauté, leur solidité, fis de bien belles phrases, et sur le roussis, et sur le coupé, et même sur le tissu dont je m’avisai de parler ; tout cela joint à de grands complimens sur son nouvel établissement, paraissait enchanter mon homme, qui me pria de vouloir bien lui donner ma pratique, et de le recommander à mes amis, ce que je lui promis. — Je suis fâché de ne pas me rappeler son nom, je profiterais de cette occasion, pour m’acquitter de ma promesse, et le faire connaître au public.

Après m’être arrêté à Stockport, jolie petite ville, à sept milles de Manchester, bien située sur les bords escarpés d’une petite rivière bordée de rochers, et pleine de manufactures de coton ; j’arrivai à Buxton-Bath, par un chemin peu fréquenté, où j’aperçus quelques malheureux à la potence, dansant à tout vent, pour l’édification du prochain, et offrant un spectacle horrible, mais peut-être nécessaire.

Les superbes bâtimens de Buxton-Bath, au milieu des montagnes incultes et désertes étonnent vivement le voyageur. La principale auberge, où se trouvent les eaux, est faite dans le goût du croissant de Bath, avec des arcades où les buveurs d’eau se promènent. Il y a peu de souverains à qui un tel palais ne fît honneur. Les écuries, qui forment un grand corps de logis séparé, répondent à la magnificence du principal bâtiment, et peuvent contenir trois à quatre cents chevaux.

Après m’être informé de l’état des choses, et avoir su qu’une table d’hôte composée des personnes venues aux eaux, allait être servie, je témoignai le désir d’y prendre mon dîner. Le maître me fit entendre que je ne pouvais prétendre à cet honneur qu’après avoir changé de linge, et avoir eu mes cheveux accommodés ; en conséquence, ayant mon petit paquet dans ma poche, je m’habillai entièrement, et ne vis à mon grand regret que des figures tannées, de femelles vieillies, et quelques hypocondres, mais point cette gaieté qui règne dans quelques-unes des eaux du continent, et qui y attire souvent des malades en bonne santé. Je fus dans l’après-midi visiter une caverne assez profonde sous les carrières abondantes de chaux et de plâtre, qui couvrent la montagne à l’ouest, et qui de Buxton semblent par leur nombre et leur blancheur, une espèce de camp.

Le lendemain après m’être baigné dans les eaux, qui sont très-chaudes et très-agréables, je traversai dans l’après-midi, quinze ou seize milles d’un assez misérable pays, dans le centre des montagnes près la source de l’Humbre. Je passai au pied du pic de Derby, qui peut avoir un peu plus de neuf cents pieds, et m’arrêtai pour voir une immense caverne, à qui par parenthèse on a donné un nom bien impertinent, le cul du diable. Elle peut avoir deux mille pieds de profondeur, et est située sur le derrière d’un énorme rocher, au sommet duquel il y a un vieux château. J’y étais parvenu par ce château même, sans savoir positivement où elle était ; mais seulement parce qu’il me semblait que la vue devait être agréable de cette hauteur. J’aperçus de là son immense ouverture et ce ne fut pas sans de très-grandes difficultés que je pus y descendre ; elle est située dans un endroit de la montagne qui n’a pas trois cents pieds d’épaisseur, et dont la partie la plus élevée est si étroite, qu’en deux pas on peut la parcourir et voir les vallées qui l’entourent. Il y a quelques pauvres familles qui demeurent à l’entrée, et y filent du coton à l’abri du vent et de la pluie, mais non de l’humidité, dont pourtant un large ruisseau qui coule de l’intérieur, emporte une grande partie. La seule chose qui soit fort extraordinaire, est une pièce d’eau que l’on passe dans une barque, mais dont le niveau se trouve si près de la voûte, que l’on est obligé de se coucher entièrement, et que l’homme qui la conduit, la fait aller en appuyant les mains à la voûte.

Ces montagnes du Derbyshire, quoique peu élevées, ne laissent pas de paraître très-hautes à un homme qui vient de Londres. Elles ont cela de différent des montagnes du continent, c’est que leurs sommets sont marécageux et couverts dans quelques endroits, de deux ou trois pieds de tourbe, ou comme on l’appelle moss. Je croyais alors que c’était quelque chose de fort extraordinaire, mais j’ai vu depuis, en Écosse et en Irlande, des montagnes beaucoup plus élevées couvertes de six, sept et même huit pieds de la même matière. En tout c’est un triste pays, excepté les vallées, où il y a des ruisseaux, j’en sortis avec d’autant plus de plaisir que j’entrais dans le fertile Yorkshire, où dès le premier pas, hors des montagnes, la terre est en pleine culture et couverte de grandes et belles villes.

La première est Sheffield, qui est pleine de manufactures, mais sans aucune autre chose remarquable, quoique très-grande. Puis Doncaster, qui a de beaux bâtimens, entre autres un que je crois l’hôtel-de-ville, avec une noble colonnade, mais le commerce n’y est pas florissant. C’est une chose digne de remarque, que par-tout où les arts fleurissent, le commerce n’a pas tant de vigueur, et que par-tout où les pensées continuelles des habitans ont rapport au gain qu’ils ont fait, ou qu’ils doivent faire, les beaux arts sont ordinairement négligés. Le négociant dans son comptoir, s’embarrasse peu si la ville qu’il habite est ornée de beaux bâtimens ou non, pourvu qu’il vende son sucre et son poivre à quarante ou cinquante pour cent de profit, c’est tout ce qu’il lui faut.

Je traversai ensuite un pays entièrement semblable à celui de la Vendée en France, coupé de canaux et de larges fossés, quoique beaucoup plus anciennement tiré de dessous la mer. J’arrivai à Burton, dont la fameuse ale porte le nom ; cela m’induisit dans une erreur assez naturelle, et m’engagea à en demander, mais il n’y en avait pas dans le pays. Ce Burton est un misérable village, qui ne fait aucun commerce, et dont les habitans sont pour la plupart pêcheurs. Celui où on fabrique la bonne bière est dans le Lancashire.

À douze milles de Burton il y a un autre village beaucoup plus considérable, appelé Barton. C’est là que l’on traverse l’Humbre, presqu’à son embouchure pour se rendre à Hull ; cette rivière peut avoir dix à douze milles de large.

Le diable, qui me poursuit par-tout, a si bien fait, que la personne à qui j’étais recommandé à Hull était morte la veille de mon arrivée, et ne devait être enterrée que trois ou quatre jours après ; son associé, Mr. Fanley, malgré le trouble que lui causait la mort de la veuve Stephenson eut la bonté de m’accueillir, et de me fournir des lettres de recommandation pour York et Newcastle, en me disant qu’il espérait que ses amis feraient pour moi ce que sa position ne lui permettait pas de faire.

Hull est une petite rivière, qui se jette dans l’Humbre, et dont le nom passe communément à la ville, qui s’appelle Kingston. Il n’y a qu’un bassin, mais il est infiniment plus considérable qu’aucun de ceux de Liverpool. L’eau y est également retenue à la marée basse par des écluses. Une vieille citadelle, avec quelques vieux canons, défend l’entrée de la rivière. On voit au milieu de la place une statue dorée de peu de mérite de Guillaume trois. Hull n’est qu’à 160 milles de Londres, j’en ai déjà fait plus de 600 depuis mon départ, cependant il s’en faut de beaucoup que je sois au milieu de ma course, si j’entreprends d’aller jusqu’au moment marqué pour notre rétablissement.


MER DE L’OUEST.


Traversant lestement un pays tantôt bon, tantôt mauvais, je m’acheminai vers York, mais n’y arrivai pas sans malencontre, que l’on pourrait à peine deviner sur le continent. Un peu fatigué des trente milles que j’avais faits depuis mon déjeûné, je trouvai enfin une auberge d’assez bonne mine, mais seule dans cet endroit ; je demandai un lit. L’hôte me répondit en ricanant, You have no horse[35]. Aussi lui dis-je ce n’est pas pour mon cheval que je le demande, c’est pour moi. À cela il ne répondit rien. Croyant voir le motif de son silence, je lui présentai de l’argent, et lui dis de prendre d’avance le prix du souper et de la couchée ; il me refusa, en disant qu’il n’était pas accoutumé à recevoir des gens, sans chevaux ni carrosse. Comme il n’y avait point d’autre auberge qu’à une grande distance, qu’il était fort tard, et que j’étais trop fatigué pour aller plus loin, je fus obligé de coucher sur la paille chez un misérable paysan, qui fit ce qu’il put pour m’accommoder, mais qui n’avait que du pain et du lait à me donner. Je suis fâché de ne pas me rappeler de l’enseigne de cet honnête aubergiste, mais il demeure à douze milles au sud d’York, sur la route de Hull. Je donne ce petit avertissement, dans le cas que quelques voyageurs à pied lisent mon livre, afin qu’ils prennent leurs précautions en conséquence.

York est la capitale du comté le plus fertile de l’Angleterre, et comme telle, cette ville devrait être fort riche ; mais depuis que le commerce est devenu si considérable et si général, les profits du fermier ne sont plus capables d’enrichir un pays. Quoique la rivière qui passe dans la ville soit navigable depuis la mer pour les barques, York languit, et il s’en faut beaucoup, que cette ville soit ce qu’elle a été. L’enceinte à une grande étendue, mais elle renferme un petit nombre d’habitans, et l’on y voit peu d’apparence de grandes fortunes ; il n’y a pourtant guères que soixante ans, qu’York passait pour la seconde ville de l’Angleterre.

L’ancienne cathédrale est un immense bâtiment gothique, le plus régulier de la Grande Bretagne. Il y a dans la ville une très-jolie chapelle catholique, et j’ai entendu dire qu’on y avait formé parmi les Anglicans un établissement assez semblable à celui de nos couvens pour l’éducation des jeunes personnes.

Le château a deux beaux édifices, l’un vis-à-vis de l’autre. C’est là que l’on retient les prisonniers pour dettes ; on leur donne la liberté de travailler et de se promener dans la cour ; douceur dont ils ne jouissent guères par-tout ailleurs. J’achetai quelques petites choses dans leurs différentes boutiques, ils parurent m’en avoir grande obligation. Combien il est cruel de retenir ainsi oisif un père de famille, qui a peut-être été obligé par des circonstances malheureuses de faire des dettes, et dont le travail seul faisait vivre les enfans, que sa détention réduit à la plus profonde misère, sans satisfaire son créancier.

Je fus fort bien reçu par le marchand à qui j’étais recommandé. Il m’invita à dîner, à une heure, suivant l’usage du Yorkshire ; et comme, je m’abstenais de boire aussi souvent que les autres, j’entendis un des convives dire tout bas à son voisin, qu’il croyait que j’étais le général Dumourier, et que je ne buvais pas, crainte de me trahir. Dans cette idée, ils me firent quelques questions, auxquelles je répondis exprès mal-adroitement, de sorte que ces bonnes gens demeurèrent persuadées de leur opinion, ce qui me divertit d’autant plus, que je partais le lendemain de grand matin.

Étant retourné à l’auberge, on me servit à souper sur la même table qu’un gros chanoine, dont l’énorme bedaine, cadrait passablement avec la face bourgeonnée. Ce bon personnage connaissant bientôt à mon accent que j’étais étranger, me demanda pour première question, How do you find this country ?[36] Je répondis poliment, que je le trouvais fort bon. I believe so, dit-il avec emphase, it is the best in the world[37]. Ce que je me gardai bien de contredire.

Je rencontrai sur la route de Durham, deux jeunes garçons, qui chassaient devant eux, un troupeau de bêtes qu’à leur petitesse on aurait plutôt pris pour des chiens que pour des ânes. Je demandai aux conducteurs l’agrément de passer le gué d’une petite rivière, sur un de leurs misérables peccatas ; ils y consentirent volontiers, et ensuite je continuai quelque temps d’aller de cette manière, causant avec eux, sur leur manière de vivre et sur leur commerce. Ils me dirent, que l’été comme l’hiver, ils portaient du charbon, de la mine, à quarante milles au-delà, au premier port sur la rivière ; que leurs ânes vivaient sur le chemin, du peu d’herbe qu’ils pouvaient attraper ; qu’ils gagnaient à-peu-près un shilling par jour à ce métier, dormant la nuit dans un sac sur la terre, et vivant de pain et de fromage. Quelques réflexions sur le sort de ces misérables servirent à adoucir un peu l’amertume de celles que je faisais sur le mien, et j’en cheminai plus gaiement.

La ville de Durham est située sur un roc escarpé, presqu’entièrement entouré par la rivière, qui en baigne le pied. L’énorme gothique cathédrale est, je crois, plus grande que celle d’York, et même que celle de Westminster. L’évêque de cette ville prend le titre de prince Palatin, et le chapitre est composé des meilleures familles. On m’a assuré aussi que les chanoines étaient très-honorables, et que l’évêque tenait table ouverte, où tous les étrangers étaient reçus cordialement ; mais je n’eus pas le temps de le savoir par expérience, car je fus coucher le soir à Sunderland, qui ainsi que Shiels, est un très-grand port pour le charbon, et qui lui ressemble par la saleté des rues et la laideur des bâtimens. Sans craindre de leur faire tort, je puis les déclarer les deux plus vilaines places de toute l’Angleterre ; la dernière sur-tout, où les habitans ont de plus, le désagrément de manquer d’eau à boire. Il est curieux de voir les femmes et les enfans venir le matin chercher de l’eau sur la colline au-dessus de la ville ; ils sont un quart d’heure à remplir leurs cruches, avec des cuillers de bois qu’ils enfoncent dans certains endroits du sable, où l’on aperçoit un petit suintement d’une eau, il est vrai, excellente.

Tinmouth est à un quart de mille de Shiels, de l’autre côté de la rivière, on y voit les restes d’un château, bâti par les Romains, au bout de la muraille du sud, élevée par Sévère contre les barbares du nord de l’île.

Le château existe, et a même un gouverneur ; il y a un fanal et quelques batteries de canon ; je ne prétends pas assurer que ce soit le même, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est très-vieux. On voit au milieu, les ruines d’une ancienne église, dont le cimetière sert encore aux habitans de la petite ville.

La ville basse de Newcastle, ne vaut guères mieux que Shiels, qui en est le véritable port, mais la ville haute est bien bâtie ; il n’y a guères que ce quartier où l’étranger puisse se plaire, mais les gens de ce pays sont si accoutumés à la fumée du charbon qui s’élève de leurs ateliers, ou de leurs manufactures, que je crois qu’ils ne se trouveraient pas mal à l’aise dans la fournaise des Cyclopes.

On m’a assuré, qu’il existait encore à quelque distance de la ville, quelques vieux restes de l’ancienne muraille de Sévère ; je ne les ai point vus, mais il semblerait par le rapport qu’on m’en a fait, que cette muraille était une masse solide de maçonnerie, et non pas comme quelques-uns le prétendent, un ouvrage en terre, revêtu de pierres sèches. Au surplus, cela est assez indifférent à présent, mais on aime, et je ne sais pourquoi, à s’occuper même des sottises et des folies des anciens. Je crois que l’on peut justement donner ce nom à cette grande muraille ; car quelle folie ne serait-ce pas, et de quel œil regarderait-on l’Espagne par exemple, si pour se défendre des attaques de la France, elle en faisait une pareille de l’Océan à la Méditerranée ? Avec quelle facilité n’y forcerait-on pas un passage ? et une fois ouverte, tout serait perdu. Aussi on a beau nous répéter mille fois, que les Romains, ces maîtres en l’art de la guerre, avaient fait deux fortifications de ce genre dans la Grande Bretagne, je n’en crois rien. Il est naturel de penser qu’ils avaient établi une ligne de postes fortifiés, à quelque distance les uns des autres, mais non une muraille.

On pourra dire avec quelque apparence de raison, qu’avant l’invention du canon, un tel rempart était d’une très-grande défense ; mais enfin dans ce temps, on prenait des villes entourées de murailles, on montait à l’assaut après y avoir fait brèche, et pourquoi n’aurait-on pu faire la même chose à celles-ci. La preuve qu’on le pouvait, c’est que les barbares l’ont fait. Tout ce que je vois de clair en cela, c’est que les habitans se croyant protégés par cette fortification en étaient moins diligens, et se tenaient tranquilles, croyant qu’elle devait suffire à leur défense et que vraisemblablement elle a avancé leur ruine.

Les chemins sont les seules promenades autour de cette ville, mais on y voit tant de mouvement, et tant de chariots allans et venans des mines de charbon qui sont innombrables, qu’il serait difficile d’en avoir une plus agréable pour le premier moment, de l’arrivée dans le pays.

J’aurai de la peine à oublier qu’avant de pouvoir trouver un logement, je me présentai à plus de vingt auberges, et que de la même manière, que si j’eusse demandé à être reçu par charité, on m’éconduisait avec une dureté inconcevable. Ah ! pauvre étranger, si tu viens jamais en Angleterre, rappelle-toi que les voyageurs à pied n’y sont pas en odeur de sainteté. Quant à moi, comme mon dessein principal était de me fatiguer, quoique dans ce temps je souffrisse assez impatiemment les impertinences, peut-être en changeant l’objet de mon chagrin, ont-elles produit autant d’effet sur moi que la fatigue même que j’ai endurée ; quoi qu’il en soit, je fus bien dédommagé de ce petit désagrément par l’accueil honnête que me fit Mr. Willam Row, à qui j’étais recommandé.

Les mines ont plus de deux cents toises de profondeur ; presque à chaque puits, il y a une pompe à feu qui sert à tirer l’eau et le charbon. La personne avec laquelle j’étais, m’offrit de me faire descendre au fond d’une mine, au retour du panier qui apporte le charbon ; mais comme j’en avais déjà vu un grand nombre, je trouvai que douze cents pieds en ligne directe étaient bien des affaires.

Je ne sais pourquoi le claret paraît meilleur en Angleterre qu’en France, quoiqu’il semble un peu froid, après les vins d’Espagne et de Portugal, dont on fait d’assez copieuses libations.

Après avoir fait cette belle réflexion, je quittai la ville de Newcastle, et traversant un assez bon pays, j’arrivai le lendemain à Alnwick. Quoiqu’un peu fatigué, je ne pus m’empêcher de rendre une visite au château du duc de Northumberland. C’est une immense et gothique structure, qui a dû être de défense avant l’invention du canon. Il y a des soldats de pierre au sommet de la muraille, qui lancent des flèches, donnent des coups de lance, et jettent des cailloux et de l’huile bouillante aux assaillans. Comme j’étais en paix, je m’approchai tranquillement, et fis tout le tour sans accident ; mais par malheur ma curiosité me poussa vers une grande porte ouverte : en m’en retournant, deux énormes sentinelles fondirent tout-à-coup vers moi en aboyant. Heureusement que j’étais juste au milieu, et que leurs chaînes laissaient entre eux, l’espace d’environ un pied et demi que j’occupais ; la position était délicate, je n’osais faire un mouvement, crainte que la dent de l’ennemi ne m’atteignît. Un vaisseau Russe entre les Dardanelles ne serait pas plus embarrassé que je l’étais. Enfin prenant mon parti, et pensant qu’il valait mieux en combattre un, que de passer devant les deux, qui pouvaient chacun attraper une fesse ; — je courus courageusement, mon bâton à la main, sur celui qui paraissait le moins enragé. — Ma contenance et mon geste lui firent peur, il lâcha pied un instant, et j’en profitai pour m’échapper.

Avant de prendre mon logement, je me promenai encore quelque temps dans les bosquets charmans qui entourent la petite ville : lorsque tout-à-coup, au milieu d’une allée, ma vue fut frappée d’une inscription, qui m’apprit qu’un roi d’Écosse, à la tête d’une armée considérable assiégeant le château, fut fait prisonnier dans cet endroit, par un faible parti de la garnison[38]. Je fus quelque temps embarrassé avant de savoir bien au juste ce que je devais dire à cela ; en rire, ou en pleurer ; enfin pourtant je ne fis ni l’un ni l’autre. N’est-il pas surprenant comme les plus grands événemens deviennent indifférens après quelques années : Ah ! pourquoi les hommes n’ont-ils pas les mêmes yeux que la postérité ; combien ce qui les plonge dans le désespoir et les rend misérables, leur paraîtrait petit et méprisable !

Je n’eus pas été deux minutes à l’auberge, que l’hôte m’apprit, que le lendemain il devait y avoir, entre autres réjouissances un combat de coqs, et une course de chevaux. Sur quoi, — je séjourne ici demain, lui dis-je ; et comme mon train ne lui paraissait pas considérable, il parut un instant aussi embarrassé, que je l’avais été en rencontrant l’inscription au sujet du roi d’Écosse, puis — il ne dit rien.

Ah ! que de bon cœur je souhaiterais être assez fort, pour obliger les spectateurs de ce plaisir barbare, à combattre les uns contre les autres, avec un éperon à leurs talons, aussi long que celui des coqs, qui leur ensanglantât les jambes durant la bataille. Rien ne peut sauver la vie aux pauvres combattans, car les spectateurs ayant mis quelquefois d’assez fortes sommes sur leur tête, il faut qu’ils se battent, tant qu’ils peuvent se tenir. Haletant de fatigue et de rage, ce n’est souvent qu’après une demi-heure, que l’un des deux est enfin percé par l’éperon fatal de son adversaire, dont la fatigue et l’agonie sont si grandes, qu’il meurt lui-même après la bataille. Sur douze coqs un seul survit communément.

L’après dînée, suivant le cours pittoresque d’un ruisseau, qui coule au pied du château, après de longs détours, je me trouvai au sommet d’une montagne, où l’on a placé une colonne élevée ; je ne pus savoir de quel événement elle était destinée à perpétuer le souvenir. De là, je découvris la foule qui était déjà sur le terrain, pour voir la course des chevaux ; quoique ce fût à trois milles, j’y fus bientôt rendu. Les chevaux, les voitures, faisaient une confusion inexprimable, chacun paraissait préparé à avoir bien du plaisir, mais lorsque les trois casse-cous parurent, les transports de joie éclatèrent ; quant au troisième tour, ils pressèrent les flancs de leurs montures, et en augmentèrent la vitesse : les cris, les transports de la multitude furent inouïs.... et voilà les gens qu’on dit si phlegmatiques, — puis croyez la renommée.

Je ne sais qui s’avisa de donner aux gens de ce pays, le caractère sévère, qu’on leur attribue chez les étrangers. Au contraire ils aiment la joie et le plaisir tout autant qu’aucun autre peuple, l’expriment de la même manière, et n’ont chez eux que des nuances très-légères de différence entre les autres habitans de l’Europe ; il est aussi mal de juger d’une nation par les fous qui s’en échappent, que par les bons livres qui en viennent ; les uns et les autres ne forment point une masse générale, et ne peuvent que donner un aperçu qu’il est très-imprudent de généraliser.

Comme les principales règles des races ou course de chevaux sont peu connues, je crois devoir les expliquer : six semaines avant qu’elles n’ayent lieu, on met le cheval et l’homme qui doit le monter à une diette austère, crainte qu’ils ne soient trop gras ; le jockay particulièrement souffre vraiment une espèce de martyre, on le met dans un lit, chargé d’une douzaine de couvertures, on le fait marcher au soleil avec quatre ou cinq vestes de flanelle, en un mot on le fait suer, jusqu’à ce qu’il soit diminué et venu au poids requis. Si dans l’intervalle des races et du pari un cheval venait à mourir, ou à se blesser, son maître serait obligé de payer le pari entièrement, et l’homme le plus honnête ne ferait point de façon pour le prendre, ou pour tâcher d’évader. Ainsi que le fit ce parieur, dont le cheval s’était cassé la jambe : il s’en fut trouver son adversaire, et lui conta que son cheval étant tombé malade, il demandait à défaire le pari et à en payer la moitié, à quoi l’autre consentit volontiers, sur quoi le premier dit, I am very well of, I thinck, for my horse has broken his leg, et le second répondit : I am much better of, I thinck, for my horse is dead[39].

Après une sévère journée de trente milles, j’arrivai fort tard et bien fatigué à Berwick. Cependant en traversant le long pont qui joint l’Écosse à l’Angleterre, l’idée de voir un nouveau pays, de nouvelles mœurs, une autre religion, et d’autres manières, me fit presque oublier ma fatigue, je passai la porte qui est au milieu avec un certain plaisir. Le lendemain, je pris des informations sur la constitution et sur le gouvernement de la ville, qui n’est ni Angleterre ni Écosse ; elle est gouvernée par ses magistrats, par l’officier-commandant, et gardée par sa milice. Les bills (décrets) du parlement ne pourraient être exécutés dans cette ville, si elle n’y était absolument spécifiée par son nom : c’est un reste des temps où pour la sûreté de l’Angleterre et de l’Écosse, les deux peuples avaient cru devoir la déclarer neutre. Je fis le tour des remparts, qui quoique faibles, sont en état de résister à une insurrection, et même à une attaque réglée, si l’on achevait de détruire les anciennes murailles qui sont au dehors. Les sentinelles ont ordre d’éloigner les étrangers du sommet du parapet ; j’imagine que la véritable raison de cet ordre, est la même que dans beaucoup de villes de guerre en France, afin de ne pas gâter l’herbe du commandant.

Dans un endroit écarté, je vis tout-à-coup arriver une foule de jeunes gens ; ils s’empressaient autour de deux d’entre eux, qu’on déshabilla, et à qui on ôta jusqu’à la chemise, la bande se dispersant ensuite en deux parts forma une espèce de cercle, au milieu duquel on lança les deux champions, qui commencèrent à se gourmer ; ils étaient encouragés par leurs partisans à se bien battre, et relevés lorsqu’ils tombaient sous les coups qu’ils se portaient. La mère d’un des combattans vint tout échevelée réclamer son fils. Elle se jeta dans la mêlée, et voulait l’emmener malgré lui ; ses camarades s’y opposèrent ; je trouvai cela si dur pour la pauvre mère, que j’entrepris de l’aider à le retirer, mais on me fit entendre assez clairement, que, si je ne me retirais, les combattans et les spectateurs allaient me tomber dessus ; voyant la mère se mettre à l’écart, je crus plus prudent d’en faire autant. Les pauvres enfans recommencèrent la bataille, et ne la finirent qu’après s’être poché les yeux et le nez d’une manière cruelle ; après quoi, l’un d’eux s’avoua vaincu, prit sa chemise, s’habilla, et ensuite au milieu de l’assistance, les deux champions ensanglantés s’embrassèrent, et vidèrent le champ de bataille.

C’était le moment des élections au parlement, et l’un des prétendans qui venaient d’être élus, donnait le soir un grand bal aux votans du comté. Les freeholders trouvèrent que son vin était assez bon.

On m’a assuré que les prétendans à l’élection, jettèrent dans cette occasion plus de cent mille livres sterlings dans la circulation, ce qui certainement est très-avantageux au commerce. La constitution britannique est élevée sur de telles bases, que je ne crois pas que les choses allassent beaucoup mieux, quand les places du parlement ne seraient données qu’au seul mérite. Il est à-peu-près indifférent, de quelle espèce de personnes les députés au parlement soient composés, pourvu qu’ils soient de riches propriétaires : qu’ils vendent ou qu’ils achettent leurs places, cela ne fait rien, la morale en souffre sans doute, mais la sûreté de l’état ne peut être compromise, parce qu’ils sont intéressés à sa fortune.

Le seul mal que cela fasse au pays, c’est d’y répandre un esprit de corruption, qui s’étend rapidement sur toutes les classes ; en outre des divisions sans fin que les élections jettent parmi les prétendans : elles sont telles que même après plusieurs années, il arrive souvent qu’ils ne veulent pas se voir, et qu’ils refuseraient d’accepter les services les uns des autres.

Les Anglais à tout prendre sont d’assez bonnes gens et très-industrieux, leurs négocians entendent mieux le commerce peut-être que ceux d’aucune nation ; jamais le commerçant n’a dit en Angleterre : c’est assez — jouissons.

Dans le fait, ce n’est que lorsque le négociant a amassé une grande fortune qu’il peut faire des spéculations considérables et utiles à l’état. Le petit marchand qui souvent ne pense qu’à se procurer le nécessaire, ne peut qu’avoir des vues bornées : si après avoir acquis quelque richesse, il quitte le commerce, un novice lui succède avec les vues bornées, qu’il avait lui-même en commençant, et l’état ne profite en aucune manière, ni de l’argent qu’il a amassé, ni des connaissances commerciales que son travail et son expérience lui ont données.

La fureur des extrêmes leur a fait bien du mal, et pourtant ils n’en sont point corrigés. La nation est divisée en deux partis depuis un temps infini, tour-à-tour vainqueurs et vaincus ; quand quelque grand revers vient accabler le parti dominant, alors, tort ou raison, le peuple est pour son adversaire, qui étale sa joie en ridiculisant l’autre, chez les marchands d’images, ou quand il est assez fort, en l’écrasant ; ce qui est arrivé si souvent, que cela n’a pas besoin de preuve. Cependant les conséquences les plus communes de leurs grands mouvemens, se bornent à changer le ministère, qui alors ne manque pas de se jeter dans l’opposition, jusqu’à ce qu’il puisse se faire rétablir. On prétend que la sûreté publique dépend de cette opposition ; et que s’il n’y avait pas dans le parlement un parti, entièrement résolu à résister à toutes les démarches de l’autre, la liberté nationale serait en danger.

Il y a beaucoup de gens en Angleterre qui ne parlent de nos soi-disant constitutionnels, que comme de gens sublimes, qui ont seulement laissé le regret de ne s’être pas déclarés permamens et héréditaires, avec une chambre des pairs et une chambre des communes, tirées de leur propre sein. Voilà comme chacun prêche toujours pour le saint de sa paroisse ; parce que les Anglais ont une chambre des pairs héréditaire, et une chambre des communes, qui l’est presque ; ils ne peuvent pas s’imaginer qu’aucune nation dans le monde puisse être heureuse et libre sans ces deux choses, ou du moins sans leurs noms, car c’en est assez pour le peuple en tout pays.

Ainsi l’on voit certaines nations en Europe, dont les sots admirent le gouvernement libre, parce qu’on voit en lettres d’or, le mot libertas, écrit par-tout, même sur la porte de la prison[40] ; tandis que l’on traite d’esclaves et de lâches, d’autres qui ont de très-grands priviléges, et vivent tranquilles et heureuses, parce que leurs souverains disent dans leurs édits, tel est notre bon plaisir. C’est ainsi que la pauvre humanité a toujours été menée par des sons, et que tel misérable et esclave des cent mille tyrans qui déchirent sa patrie, se croit libre, parce que son pays s’appelle une république ; tandis qu’un autre très-indépendant, n’obéissant qu’aux lois, payant ses impositions, et vivant heureux sur sa terre avec sa femme et ses enfans, se croit esclave parce que quelques grimauds ont dit que son souverain était despote.

La rage effroyable, et les révoltes soudaines et en apparence terribles, auxquelles le peuple de Londres se livre souvent, ne sont pas moins étonnantes pour l’observateur, que la facilité singulière avec laquelle elles s’apaisent tout-à-coup. J’en eus un exemple bien frappant à mon retour d’Écosse, en Janvier 1796. La fureur avec laquelle le roi fut accueilli par le peuple, en se rendant au parlement, me surprit étrangement. La foule entourait sa voiture en poussant des hurlemens effroyables, accompagnés de huées ; le retour fut pareil, et lorsque le roi quitta la voiture de parade au palais de Saint James, et monta dans un carrosse ordinaire, pour se rendre chez la reine, la populace le suivit et tirait par les jambes, les valets de pied qui étaient derrière ; heureusement que la garde, qui suivait le carrosse de parade, s’aperçut du mouvement et arriva bientôt pour dégager sa majesté. Le peuple alors se vengea sur le carrosse et en brisa les glaces avec des pierres.

Comme j’avais vu des tumultes à-peu-près semblables, les suites m’en semblaient effrayantes. J’étais alors avec un vieil officier anglais, qui dit : « Ce n’est rien, ils seront tout aussi tranquilles après qu’avant, c’est seulement pour faire connaître leur bon plaisir à sa majesté. » Effectivement il avait raison, dès que la nuit fut tombée chacun fut se coucher, et il n’y paraissait pas le lendemain.

C’est communément ainsi que se terminent les émeutes en Angleterre. Le cardinal de Rets prétend, qu’à Paris, c’est à l’heure des repas qu’elles se dissipent ordinairement, pour peu que l’on agisse alors contre elles avec un peu de vigueur. Il a certainement raison : si ce n’est pas la même chose à Londres, c’est peut-être que l’usage de manger froid est plus commun, et qu’ainsi les mets ne risquant pas de se gâter, on peut attendre sans gêne jusqu’au soir, mais alors le sommeil et l’appétit se joignant aux coups que l’on est exposé à recevoir, déterminent à quitter la place.

Pendant la bagarre, deux jeunes femmes assez jolies, effrayées, vinrent toutes tremblantes se jeter entre nos bras. Après avoir examiné celle qui se jeta dans les miens, je l’embrassai bien cordialement....... pour tâcher de la rassurer : quant à mon Anglais, il mit sur-le-champ ses deux mains dans ses poches, crainte de surprise. Je pense que dans bien des cas, ceci ne serait pas une représentation très-défectueuse, de la manière d’agir des gens des deux pays.

Les Anglais sont aisément enclins à penser que tout ce qui n’est pas dans leur religion, dans leur manière de gouvernement, ou dans leurs usages, est superstitieux, esclave, ou frivole. Il semblerait à les entendre, que la terre n’est productive que pour eux, et qu’à peine les autres peuples peuvent gagner une frêle subsistance ; à tout moment l’étranger est surpris par des questions ironiques sur la manière misérable dont il vit chez lui ; ils se moquent particulièrement des Français, à qui ils reprochent leur maigreur, leur petitesse, leurs ragoûts et sur-tout les grenouilles. À tout cela, il serait aisé de leur faire voir qu’ils ont tort ; quant à la petitesse, par exemple : la taille commune en France, est de cinq pieds deux pouces, mesure française, dont le pied a sept lignes de plus que l’anglais, et ainsi revient à cinq pieds, cinq pouces, et quelques lignes mesure anglaise, qui est juste la taille commune de l’Angleterre. Quant aux ragoûts, on peut dire à cela, que chacun a son goût, et que si les mets français ne s’accommodent pas à leur palais, les leurs ne plaisent guères davantage à un étranger. Si un Anglais, voyageant de bonne foi, en France, examinait avec attention le peuple des provinces, et qu’il le comparât avec le sien, il trouverait peut-être un peu plus d’activité dans la Grande Bretagne, pour les affaires du commerce ; mais au fond, il serait surpris de voir quel rapport les habitans ont entre eux, dans les endroits reculés, loin du bord des rivières, des grandes villes, et des côtes.

Arthur Young, dans son voyage de France, cite deux ou trois petits traits d’ignorance de gens assez stupides, qui l’accablant d’impertinentes questions, lui demandaient constamment, de quel pays il était, s’il y avait des rivières et du bois en Angleterre ? et ayant répondu au premier qu’il était de la Chine, on lui demanda, si ce pays était bien éloigné. Dans celui-ci on ne se donne pas la peine de s’informer de quel pays vous êtes, tous les étrangers sont Français ; et il y a bien des gens dans l’intérieur, qui ont de la peine à s’imaginer qu’il y ait d’autre nation dans le monde. Je tiens d’un Italien, à qui un manufacturier ayant demandé de quel pays il était, et ayant répondu, qu’il était de Gênes en Italie ; — Italie, dit l’autre, une province de France. Ainsi l’on trouve dans tous les pays les mêmes sottises. On m’a souvent fait aussi des questions des plus ridicules, comme, s’il y avait des chèvres, des vaches, des choux, des groseilles, ou tout autre chose en France ! Que conclure de cela ? c’est que les gens qui faisaient ces questions, ne s’en souciaient guères, et s’informaient de ces choses-là, avec la dernière indifférence, aussi je ne me permettrai pas de conclure cet article comme M. Arthur-Young[41], en attribuant cette ignorance au gouvernement.

Je croirais cependant manquer à la justice, si je ne disais, que la classe des gens instruits est très-considérable, et que généralement on y trouve une façon de penser des plus libérales, et beaucoup de politesse. Quant à l’infatuation des classes inférieures sur leurs prétendues bonnes chères, sur leur taille, et sur leur force ; la politique a fait naître ces idées, et les entretient. Dans le fait si elles leur font aimer davantage leur pays, être plus contens de leur sort, et mépriser dans l’occasion le nombre de leurs ennemis, qui oserait se permettre de dire, que c’est à tort qu’on les berce de ces chimères ?

Je dirai même plus : le politique profond qui fit germer en Angleterre, ces idées, en apparence si bizarres et si folles, a rendu plus de service à son pays, que les plus grands généraux, ou amiraux. Un général passe, il ne reste que le souvenir de ses grandes actions ; mais ses opinions restent et servent d’égide au pays. Il est certainement très-ridicule de les entendre énoncer à un homme bien élevé, mais elles siéent bien à un homme du commun, et j’aurais voulu que le roi accordât la grâce entière à ce malfaiteur qui devant périr par la potence, en fut exempté à condition d’un bannissement perpétuel dans les pays étrangers. Mais celui-ci prétendit que vivre hors de l’Angleterre était un plus grand supplice, que d’y être pendu, et refusa la grâce du roi.

Le gouvernement de la Grande Bretagne a montré plus d’énergie qu’aucun autre, dans les dissentions qui agitent à présent l’Europe. Je ne serais pas éloigné de croire que cela vient du même principe. Les individus de la nation joignent à la haine et au mépris le plus invétéré contre les Français et les autres peuples, un amour de leur pays, que l’on ne trouve point ailleurs au même degré. Cette haine ne tient en aucune manière à la jalousie, car les Anglais se croient mieux qu’aucun autre peuple ; ils ont pitié de leur prétendue misère, ils les méprisent, mais ils ne les jalousent pas. Combien il doit être facile à un gouvernement de faire agir des gens qui ont sucé de telles idées avec le lait de leur nourrice, et qui les considèrent comme des vérités incontestables.

Il est certains gouvernemens, qui par des idées d’économie, ont restraint la forme de l’habillement, sa couleur et son étoffe : les ordonnances se sont même étendues sur la nourriture, et sur certaines boissons, que l’on a permises ou défendues, comme on l’a jugé convenable. Ces ordonnances, qui dans les pays où l’exportation des denrées est moins considérable que l’importation des marchandises étrangères, sont quelquefois nécessaires à l’état ; mais malheureusement elles produisent souvent un mauvais effet sur les sujets, en les accoutumant à chercher des prétextes pour éluder les loix afin de satisfaire leurs goûts particuliers. Il arrive aussi, que peu-à-peu l’esprit s’habituant à attacher une importance réelle à ces vétilles, il se rappetisse, se concentre en lui-même, et l’on finit par croire avoir toujours bien fait dès lors qu’on a économisé.

Dans un pays aussi riche que la Grande Bretagne, de telles ordonnances ne sauraient avoir lieu sans de grands inconvéniens. Toutes les classes prennent une telle quantité de thé, que pour fournir à ce besoin imaginaire, on pourrait croire qu’une grande partie du produit du royaume y est employé ; le parlement cependant, ne défend pas au peuple de boire du thé, parce qu’il sent bien que l’on chercherait à éluder la défense et qu’elle serait presque inutile, mais il fait tourner au profit de l’état, cette fantaisie des peuples, en faisant payer de gros droits à cette denrée. Il fait de même pour tous les objets qui viennent de l’étranger ; une bouteille de vin de bordeaux, par exemple, est taxée trois ou quatre fois autant que sa valeur ; en boit qui veut, ou qui peut ; mais tout homme qui le fait, enrichit l’état.

Cette persuasion, sans doute, beaucoup plus que leur goût particulier, est ce qui engage les princes et les ministres anglais à ne pas l’épargner sur leurs tables, afin d’avoir des imitateurs. Un roi, ou un ministre qui ne boirait que de l’eau, aurait bientôt ruiné l’état. Ces messieurs savent fort bien cela, et leur patriotisme dans ce genre est vraiment remarquable et digne d’éloge.

Quant à l’habillement, autant vaudrait proposer au têtu John Bull de changer de peau, que la forme de ses habits, par autre règle que son caprice ; il est vrai que l’on peut aisément guider son caprice, mais il ne faudrait pas lui dire qu’on veut le faire.

Le peuple à qui, pour ainsi dire, on a mâché tout ce qu’il avait à faire, est souple, poli, courtisan, embrasseur, jaloux, plutôt avare que généreux, sans grand vice ni grande vertu, comme l’homme de Prométhée avant qu’il ne lui eût soufflé le feu du ciel. Qu’on examine celui-ci, on lui verra sans contredit de grands défauts, mais aussi des qualités brillantes. S’agit-il de venir au secours de l’état, tout le monde, sans avoir recours aux réquisitions forcées, est prêt, non seulement de sa personne, mais aussi de sa fortune. Combien de simples particuliers n’ont-ils pas donné au gouvernement la moitié de leurs revenus, montans à des sommes considérables, de dix à douze mille livres sterlings par an, tant que durera la guerre.

On trouvera l’Anglais fort peu complimenteur et plutôt que de vous embrasser, il s’irait, je crois, noyer ; mais faites qu’il s’intéresse à vous, et vous verrez le bon naturel qui est caché sous cette rude écorce. Une ville brûle-t-elle : faut-il faire une souscription pour les veuves des matelots et des soldats morts en défendant leur pays : dans quelques jours on recueille vingt, trente mille livres sterlings. En 1797, on a eu un moment de crainte pour le crédit de l’état et de la banque : toute la nation s’est rendue solidaire, et les marchands sont convenus de prendre le papier de l’état au pair de l’argent.

Ce que j’ai dit ici, n’est en aucune manière pour flatter messieurs les grands Bretons, ils n’en ont pas besoin et connaissent fort bien leurs avantages. Sans trop se gêner il leur arrive souvent de heurter les gens en les accablant de leurs comparaisons cruelles. — Eh mon Dieu ! pourquoi ne pas laisser le pauvre monde tranquille et chercher à augmenter son chagrin, en lui reprochant sa misère et lui faisant voir qu’on est mieux. Comme étranger, je puis dire ceci moi, parce que cela pourra peut-être être utile à quelques-uns ; mais si j’eusse été Anglais, ce n’eût pas été à sa place ; cela eût choqué avec raison l’amour-propre des autres, et n’eût été bon qu’à augmenter le nombre de ses ennemis.

Le roi est le chef de la religion ; c’est par lui seul, et au conseil qu’il lui plaît de nommer, que toutes les affaires religieuses sont décidées.

Toutes les sectes chrétiennes sont tolérées en Angleterre ; cependant il faut prendre le test, ou recevoir la communion à la façon de l’Église anglicane, pour pouvoir parvenir aux charges. Les églises sont communément fort bien tenues, et le service est presque une traduction littérale de la liturgie romaine.

La langue anglaise est un composé de la langue gothique[42] et du français, joints à quelques mots tirés de l’ancien breton. Quant aux mots qui paraissent venir du latin et même du grec, ils me semblent n’y avoir été introduits, que par le français. Quoique la prononciation soit un peu différente, il est surprenant de voir le nombre d’expressions qui ont rapport aux deux premières langues.

Les Anglais ont une recherche et une délicatesse de mots, inconnues au reste de l’Europe, et qui d’abord semblent bien extraordinaires à un étranger ; outre ceux qui expriment une chose déshonnête, et que l’on a bannis de la conversation avec les dames, dans toutes les langues ; ils en ont un grand nombre d’autres qui expriment des choses fort simples, et qui cependant feraient rougir les femmes les moins modestes, si on les prononçait devant elles, et auxquelles la plus prude du continent ne trouverait rien à redire. Un étranger commet bien des méprises à ce sujet, et excite souvent le souris des dames à qui il parle. Ils ont aussi une manière de parler d’un homme riche, qui leur est particulière ; presque tous les gens du commun disent : He is a great man, (c’est un grand homme), et tout le monde pour s’informer de la fortune de quelqu’un, demande, How much is he worth ?[43] à quoi l’autre répond le montant de sa fortune, ce qui semblerait donner à entendre qu’ils n’estiment la valeur d’un homme que par ses biens.

Ils sont si peu galans dans leurs expressions que tout ce qu’il y a de mauvais et de vicieux, est introduit sous le nom de mademoiselle (miss) comme misbehaviour, mauvaise conduite, mischief, malice, etc. etc. Voyez la liste des mots commençant par mis dans le dictionnaire. Ils appellent aussi une femme woman : woe malheur, man homme, comme qui dirait malheur de l’homme ; assurément ce n’est pas galant.

On doit user de périphrase pour dire en anglais qu’étant à la chasse, « Votre chienne a passé entre vos jambes, qu’elle vous a fait tomber sur le derrière ; qu’en tombant, vous avez déchiré vos culottes et vous vous êtes fait mal au ventre. » Pour parler poliment il faudrait dire : « My she dog in running through my legs, has made me fall on my bottom ; I have torn my small cloathes, and hurt myself in my bowels. Mon chien femelle m’a fait tomber sur mon fond, j’ai déchiré mes petits habits et heurté moi-même dans mes boyaux[44]. »

Je n’ai point la prétention d’avoir parfaitement fait connaître le caractère anglais : j’ai dit ce que j’ai vu et les réflexions que m’ont fait naître les différens accidens que j’ai rencontrés, sans vouloir assurer que je ne me sois pas trompé, ni qu’un autre ne puisse voir différemment et peut-être mieux. J’ai sans doute tâché de repousser les préjugés dont les Anglais sont plus particulièrement bercés, contre la nation parmi laquelle je suis né. J’ai répondu aux puérils sarcasmes de leurs auteurs, par des plaisanteries, souvent beaucoup mieux fondées.

On aurait grand tort cependant, d’en tirer la conclusion, que l’humeur ou la haine ont pu me les dicter ; j’estime et j’honore la nation Britannique. Il y a sans doute dans son établissement social, de grands vices et de grands abus, mais ils sont tous calculés. Loin d’imaginer un être de raison, en supposant l’homme, un ange, (comme notre philosophique assemblée, soi-disant, constituante), la loi a toujours tablé, sur ce qu’il pourrait faire de pis, et les résultats se sont trouvés justes. Après tout, c’est sans contredit, dans la Grande Bretagne que les établissemens de la société sont au plus grand point de perfection : c’est là seulement, que l’on trouve le véritable esprit public, et c’est aussi le pays dont l’homme sensé, le vrai patriote, a plus de raison de se glorifier d’être membre.


L’ÉCOSSE.


À quelques milles de Berwick, on se trouve sur terre d’Écosse, qui est séparée dans cette partie, de la communauté de la ville, par un simple fossé, et plus loin par la Tweed et par les montagnes appelées Cheviots.

Je traversai d’abord des montagnes assez stériles, qui dans quelques endroits sont couvertes d’une espèce de jonc, qui porte une houppe de soie blanche, qui fait un fort bel effet sur la terre, et que je suis étonné, qu’on n’ait pas cherché à filer : je rencontrai sur le chemin de Berwick à Dunbar, une vallée étroite et profonde de près de deux cents pieds ; on a jeté dessus un beau pont, dont les piles sont bâties dans le ruisseau, qui coule au bas.

Les ruines du château de Dunbar donnent à penser que cette ville a été plus considérable autrefois. Ce fut près de là, que Cromwell défit Charles II, au nom du Seigneur, à ce qu’il disait ; tandis que les ministres qui étaient dans l’armée du roi, le forcèrent à livrer bataille contre son gré, en l’assurant que le Seigneur leur avait apparu en songe, et avait remis Agag et son armée entre leurs mains.

Je vis à Haddington une foire, qui ressemblait assez à une foire française ; il y avait des violons, différens instrumens de musique, des farces, et ces bonnes gens dansaient et s’amusaient de tout leur cœur.

Le pays depuis Dunbar jusqu’à Édimbourg est très-fertile ; la chaleur dans cette large vallée du Forth m’a semblé plus considérable qu’en Angleterre. Ce qui prouve que ce n’est pas seulement une idée, c’est, qu’il y a dans les marchés, autant de fraises que sur le continent à cette époque, et pas beaucoup plus cher.

Édimbourg est une grande ville, elle offre un aspect très-extraordinaire à l’étranger ; on y voit des maisons de dix, onze, douze étages ; des rues les unes sur les autres, les supérieures jointes par de beaux ponts, qui semblent suspendus en l’air.

La ville neuve, où les gens riches habitent, est très-régulièrement bâtie, et a de très-beaux édifices, quoique toutes les maisons ayent plus de netteté que d’élégance ; elles se ressemblent presque toutes, et tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, elles semblent avoir été bâties sur le même plan. On a suivi le goût anglais, infiniment préférable pour l’agrément ; chacun a sa maison pour lui seul ; les gens aisés n’ont jamais le trouble d’un voisin tumultueux au-dessus de leurs têtes, ainsi qu’à Paris, dans toutes les villes de France, et même dans la vieille ville d’Édimbourg, qui est en général laide, sale, et mal bâtie. Elle est située sur une colline, entourée de deux vallées marécageuses, autrefois des lacs : l’un d’eux a été desséché il y a fort long-temps, et est à présent bâti : l’autre ne peut l’être entièrement, qu’en faisant un canal au milieu. Des ruelles de trois, quatre ou cinq pieds de large, avec des maisons de sept à huit étages, descendent presque à pic dans le lac qui a été desséché, et qui forme une rue qu’on appelle Cowgate, porte ou chemin des vaches. Les maisons de cette rue sont certainement de très-désagréables habitations, particulièrement les trois ou quatre premiers étages, mais elle paraît bien extraordinaire, et a vraiment un coup-d’œil unique du pont qui la traverse à la hauteur du quatrième.

Ce pont est d’une seule et large voûte ; de belles maisons ont été bâties des deux côtés, mais pas dessus ; la rue qui passe dessus, est dans l’alignement du pont du nord, qui traverse l’autre vallée, et qui joint l’ancienne et la nouvelle ville en face du beau bâtiment des registres. Ce dernier pont est vraiment magnifique : à le voir de dessous les arches, on est étonné de leur hardiesse et de leur élévation ; mais malheureusement il n’y a pas d’eau dessous, et il y fait un vent effroyable.

Depuis le collége, dont la bâtisse est arrêtée depuis quelque temps, toute cette partie de la ville, tant vieille que moderne, forme le plus beau quartier que j’aye vu dans aucune ville de l’Europe. Il est fâcheux seulement, que les habitans, ou les magistrats, soient assez insoucians pour laisser inculte, cette vilaine vallée qui sépare les deux villes ; elle est dans un état à faire honte, même à un simple propriétaire à la campagne. Il semble qu’une ville aussi riche, pourrait fournir à la dépense de la faire couvrir de terre végétable, et d’en faire un jardin public : ce serait d’autant plus convenable, qu’elle manque absolument de promenade dans l’intérieur, et n’en a d’autres que Prince-street, longue rue de la nouvelle ville, exposée au midi, qui peut avoir en ligne directe trois quarts de mille, et qui est située sur le bord de la vallée dont je parle. On a de cette rue, la vue de l’ancienne ville, et du château, dont l’irrégularité, jointe à la hauteur des maisons, forme un coup-d’œil singulier, mais qui pourrait être agréable, s’il était un peu plus soigné : si, particulièrement le terrain inculte du côteau était couvert de plantations, ou de jardins, et les vieilles maisons en ruine entièrement abattues. On aperçoit un tel goût pour les embellissemens, qu’il n’y a pas de doute que ces défauts disparaîtront bientôt,

On doit dire que cette belle et régulière ville, a le défaut commun à toutes celles si régulièrement bâties, et habitées seulement par des gens riches, le manque de boutiques la rend triste et peu animée ; c’est le défaut de Nancy en France, de Manheim en Allemagne, et de Turin. Des déblais des terrains pour la bâtisse des maisons dans la nouvelle ville, on a fait une jetée immense, qui traverse la vallée ; ils eussent peut-être été mieux employés à en couvrir entièrement le fond ; en prenant la précaution de faire un canal au milieu, et en place du môle, un pont semblable à l’autre, sous les arches duquel, on eût pu continuer la promenade, et laisser un libre cours à l’air afin de chasser les vapeurs qui doivent s’élever de ce fond marécageux. Le château est situé à l’extrémité du même roc que la vieille ville, et ne peut être abordé que par la principale rue ; partout ailleurs, le roc est escarpé à la hauteur d’à-peu-près deux cents pieds. Il domine la ville de toutes parts, et pourrait dans un moment la foudroyer, quoiqu’il ne puisse la défendre en aucune manière. Cela semble un assez mauvais voisinage, car si l’ennemi se présentait, le château seul ferait de la résistance, et on ne pourrait l’attaquer ou le défendre, sans la destruction de la ville.

Il y a dans cette direction entre l’Océan et la mer occidentale, plusieurs rochers isolés comme celui d’Édimbourg, dont le côté rapide se trouve toujours tourné à l’ouest, tandis que la montée est aisée à l’est. Cela a induit beaucoup de gens à faire des conjectures anti-diluviennes, assez curieuses, mais hors de propos. Cependant il est sûr que le côté rapide de la plupart des montagnes d’Écosse est à l’ouest, et que cela a certainement dû être produit par une cause quelconque.

La cathédrale, ou du moins l’église qui en servait autrefois, est très-vieille, mal située, et divisée en quatre paroisses distinctes, sans beaucoup de goût ; c’est ainsi, que sont à-peu-près toutes les églises d’Écosse : elles sont surchargées de bancs, les uns sur les autres ; chaque famille a le sien, et il n’y a point de place pour le public, ni même pour l’étranger, ou l’homme d’une autre paroisse, s’il ne plaît pas à un habitant de le recevoir dans le sien. Ces bancs sont tous loués à l’année, et dans la plupart des églises, (particulièrement chez ceux qui sont séparés de l’église dominante ou les dissenters), forment les appointemens des ministres.

On vient de bâtir une renfermerie ou bridewell, dans la forme d’un vieux château ; c’est le seul bâtiment de ce genre que j’aye vu : les différentes loges où sont les prisonniers, sont formées en amphithéâtre de quatre étages autour d’une tour, et reçoivent le jour par un toit en verre. Le geolier se tient dans la tour, et voit s’ils s’occupent des ouvrages qui leur ont été distribués : au pied de la tour est la chaire du ministre.

On voit au-dessus d’une porte, dans la salle du parlement, où se tient à présent la cour de session, une belle statue en marbre blanc, que le corps des avocats fit ériger à un des juges, par respect pour sa mémoire, et dans la place devant ce bâtiment, une assez belle statue équestre de Charles II.

Holyrood-House, ou l’abbaye, l’ancien palais des rois d’Écosse, est un bâtiment quarré considérable, avec deux tours sur la façade. Charles II en a bâti la plus grande partie ; il n’a été meublé qu’à l’époque où Monsieur est venu l’habiter. Quoique ce palais n’ait rien de très-remarquable, il est sans contredit infiniment préférable à tous ceux du roi d’Angleterre, Hamptoncourt excepté.

On y voit une galerie pleine des portraits des rois d’Écosse, depuis Fergus, 350 av. J. C. : il serait sans doute difficile d’en assurer la ressemblance, mais c’est indifférent, puisqu’on a mis le nom sous chacun d’eux. On y montre les appartemens qu’occupait la reine Marie, meublés comme ils l’étaient alors, en partie brodés de sa main ; près d’eux est le cabinet, où était le fameux Rizzio, lorsqu’il entendit monter les assassins guidés par le roi (Darnley Stwart, Jacques V) ; la porte cachée par où ils entrèrent dans la chambre de la reine, et l’endroit où le malheureux fuyant son sort, fut percé de coups à ses pieds, et cherchant à les parer en s’enveloppant dans sa robe.

Dans un caveau de la chapelle, dont le toit tomba il y a une quarantaine d’années, on vous fait voir quelques vieux os, entre autres le crâne de Jacques I.er, roi d’Écosse, les os des cuisses de ce même lord Darnley (Jacques V), qui avait épousé la reine Marie et d’où est descendue la famille royale des Stwarts. Ces os sont d’une longueur prodigieuse ; lord Darnley ne pouvait pas avoir moins de six pieds et demi. On voit aussi un beau monument en marbre blanc, mais la chûte du toit, l’a défiguré en brisant le nez au principal personnage.

Le palais d’Holyrood-House a le droit d’asile : personne ne peut être arrêté pour dettes dans son enceinte. Il y a autour plusieurs petites ruelles, dont les maisons sont occupées par des débiteurs qui louent fort cher d’assez vilains logemens, et le privilége de ne pas être arrêtés. L’enceinte qui jouit du droit d’asile est très-étendue, Arthur-Seat et Salsbury-Craig, y sont compris ; ainsi les habitans de ce quartier peuvent ne pas manquer d’exercice, car la première de ces montagnes a bien mille pieds de haut et occupe un grand espace, coupé de vallées et de collines.

L’hôpital est fort bien tenu, et peut contenir trois cents malades. C’est à Édimbourg que viennent étudier en médecine, des jeunes gens de toute l’Angleterre, l’éducation y étant à meilleur marché, et plus vîte faite. Il y a des lectures au collége sur dix-huit ou vingt différens sujets, dont le prix est très-modéré, en outre de plusieurs amphithéâtres anatomiques, des assemblées médecinales, où les personnes de cette profession se rendent, et discutent publiquement sur différens sujets.

La salle de spectacle m’a semblé petite et mesquine pour une ville aussi considérable. La vraie raison est que les habitans riches n’y vont pas beaucoup, qu’ils vivent en famille, et ne paraissent pas se soucier infiniment des assemblées publiques.

Le bâtiment des registres contient dans un dôme élevé, et digne de la curiosité du voyageur, les archives de l’Écosse. Les papiers sont rangés dans le plus grand ordre, le nom des comtés auxquels ils appartiennent, est écrit dessus en gros caractères. Il n’y a peut-être pas de pays au monde où les propriétés soient plus assurées, et où il y ait moins de danger pour l’acheteur : toutes dettes hypothéquées sur des terres, pour avoir valeur, doivent y être enregistrées, de sorte que l’acquéreur voit tout d’un coup, celles dont est chargée la terre qu’il veut acheter, et ne peut jamais être trompé.

Les montagnes des environs, donnent à cette grande ville un coup-d’œil pittoresque, et lui fournissent d’agréables promenades. Quelques personnes prétendent qu’Arthur-Seat était autrefois un volcan, j’en ai vu des pierres de lave, tirées à quatre ou cinq pieds dessous la surface, entièrement semblables à celles du Vésuve ; la montagne est d’ailleurs entièrement de basalte en partie formée en colonnes : cette montagne peut avoir près de mille pieds d’élévation. L’on découvre à l’est et à l’ouest une étendue de pays de plus de quarante milles ; on a en outre la vue magnifique de l’embouchure du Forth, qui a huit à neuf milles de large dans cet endroit ; mais, c’est un voyage assez fatigant, et d’ailleurs il faut avoir la vue très-bonne. La colline de Calton-Hill (sur laquelle est bâtie la Renfermerie ou Bridewell), est plus à portée ; de cette hauteur, la vue marine du Forth, les belles campagnes du voisinage, et la confusion des bâtimens de la ville, offrent un coup-d’œil superbe, et qui au dire des voyageurs, n’est surpassé que par celui de Constantinople.

Il est fâcheux qu’Édimbourg ne soit pas située sur une rivière, ou du moins plus près de la mer : le port est à Leith, petite ville assez mal bâtie, qui en est éloignée de deux milles à-peu-près : il est assez bon, quoique cependant le manque d’eau, laisse les vaisseaux entièrement sur le sable à la marée basse ; inconvénient auquel on pourrait aisément remédier, avec une dépense, à ce qui semble, assez modérée ; il suffirait de pratiquer une écluse à l’entrée du port, ainsi qu’on l’a fait à Liverpool et à Hull.

On trouve près de la petite rivière qui passe à Leith, une fontaine minérale d’eaux sulphureuses, que l’on dit fort bonnes pour le scorbut. Le goût est parfaitement le même, que celui des eaux d’Aix-la-Chapelle, mais elles sont froides. Il est assez étonnant que dans un pays aussi montagneux que l’Écosse, il n’y ait pas une seule source d’eau chaude.

Cette fontaine se trouve sous un petit temple, bâti par lord Gardenston, et qui lui a coûté plus de deux mille livres sterling. L’architecture en est noble, il paraît avoir été construit sur le modèle du temple de la Sibylle à Tivoli près de Rome. Pour achever de l’embellir, lord Gardenston fit venir de Londres une statue de Hygie, déesse de la santé. Le sculpteur s’imaginant probablement qu’elle devait être placée sur le dôme, lui en envoya une d’une taille gigantesque, que l’on a gauchement posée sur un petit piédestal où passe le conduit, par lequel l’eau est distribuée aux buveurs.

Cette mal-adresse, a attiré à la déesse quelques railleries piquantes. Feu lord Hail, un des juges de la cour de session, homme très-savant, qui écrivait parfaitement bien en vers latins, s’en est moqué par cette épigramme :


Heu ! fuge fatales haustus, fuge virus aquarum,
___Quisquis es, et damno disce cavere meo ;
Hunc ego morborum domitrix Hygeia, liquorem
___Gustavi imprudens facta videbar anus.
Jam demissa humeros, et crure informis utroquo
___Risibus a populo pretereunte petor.
At tu posthabitis Nymphis, solemnia Baccho
___Fer sacra telluris, sic quoque fecit Herus.


Voici la traduction en vers anglais que feu lord Dreghorn, un de ses confrères, fit à sa sollicitation.


A finish’d beauty I from London came,
Grace and proportion had adorn’d my frame,
But rash I tasted this empoison’d well,
And straight (’tis true, though wonderful to tell)
To size gigantic all my members swell.
Thou ! whom amusement or distemper brings,
To wiew the pillars, or to taste the springs,
Warn’d by my fate, the nauseous draught decline ;
The lord Erector’s regimen be thine,
Abstain from water, and indulge in wine.


J’espère que le public me saura gré de lui faire connaître ces deux pièces, et excusera la traduction que je lui en donne en français.


Oh ! qui que vous soyez, fuyez cette eau cruelle,
Voyez dans quel état, me réduit son poison !
J’étais la jeune Hygie ; aimable autant que belle,
Je charmais tous les cœurs — la fatale boisson,
M’a rendue hydropique, et difforme, et vilaine ;
Oh ! qui que vous soyez, fuyez cette fontaine,
Instruit par mon malheur, redoutez son venin,
Imitez mon patron — ne buvez que du vin.


J’invite l’étranger à sortir de sa chambre le dimanche au coup de la cloche, et à se promener le long des trottoirs en sens contraire des gens qui se rendent à l’église, ou qui en viennent ; je suis persuadé que l’air dévot du grand nombre de jolies personnes qu’il rencontrera sur le chemin, lui donnera plus de ferveur, que n’aurait pu faire tout le clergé de l’Écosse ensemble.

On voit à Édimbourg une pièce rare, et vraiment curieuse dans les circonstances présentes, c’est une espèce de guillotine appelée Maiden[45]. Elle fut apportée de France, d’autres disent de Cornouaille, (où elle est connue depuis un temps immémorial), par un lord Moreton, qui fut le premier, sur qui on en fit l’expérience, il y a à-peu-près deux cents ans. Depuis ce temps, elle a servi plusieurs fois ; elle est assez semblable à ces balances suspendues sur trois bâtons dans les ports de mer : la seule différence c’est que deux, sont presque perpendiculaires et très-rapprochés : il y a un cercle de fer, que l’on pose sur le cou du patient pour l’assujettir, et un poids de deux cents livres de plomb, armé d’un fer tranchant, le délivre bientôt de cette position incommode[46].

J’ai lu pendant mon séjour l’histoire d’Écosse ; l’auteur prétend que les Carthaginois forcèrent des Espagnols à émigrer en Irlande, et qu’ils s’établirent long-temps après en Calédonie, dont ils forcèrent les habitans de leur céder les côtes de l’ouest. Le premier roi est nommé Fergus, il se noya dans son passage d’Irlande en Écosse, près de Carrickfergus qui a pris son nom, 330 ans avant Jésus-Christ, à-peu-près du temps d’Alexandre. On en compte 108, parmi lesquels j’en ai trouvé 50 morts violemment, entre autres trois, déposés, mis à mort, et dont on a porté les têtes au bout des piques dans les principaux endroits du royaume. Mais que nous importe les disputes sanglantes d’un petit peuple alors barbare ?

Le seul trait de cette histoire qui peut-être ait plus de rapport à l’Europe qu’on ne l’imagine, c’est la défaite et l’expulsion des Pictes, autre petit peuple qui habitait les côtes de l’est. Après leur défaite, ils furent obligés de laisser le pays, et d’émigrer en Norvège et en Dannemark. Là, trouvant une race de pirates, qui ne demandait pas mieux que de prendre leur parti, ou celui de tout autre, afin d’avoir un prétexte de pillage, ils n’eurent pas de peine à les persuader à s’armer en leur faveur et à faire des descentes sur les côtes d’Écosse, où ils furent d’abord maltraités ; ils réussirent cependant à s’établir dans le pays des Pictes dans le Fife-Shire, et par la suite en Angleterre, en Irlande, et dans les îles. Il paraîtrait que par ces expéditions, ces mêmes peuples ayant eu connaissance de la richesse des pays voisins, se déterminèrent aisément à attaquer la France, qui s’est vue obligée de leur céder en propriété la Normandie, qui par la suite conquit une seconde fois l’Angleterre.

Cette réflexion sur les expéditions des peuples du nord depuis le huitième jusqu’au dixième siècle, me semble neuve ; quoique je sois bien loin de prétendre que la défaite et l’émigration d’une horde barbare ayent causé toutes ces guerres ; toujours me semble-t-il certain, que ces peuples prirent les armes à leur instigation, d’abord pour la remettre en possession de son pays, et qu’ensuite il est vraisemblable que leur ambition s’étant accrue avec leurs succès, ils étendirent leur conquête plus loin.

Ainsi qu’on le peut voir, les émigrations sont de vieille date ; je ne sais qui, fait émigrer des Tyriens sur les côtes d’Afrique, où ils bâtissent Carthage : ces Carthaginois ensuite font émigrer des Espagnols en Irlande, ils émigrent ensuite en Calédonie ou Écosse, y forment un peuple, en font émigrer les anciens habitans qui vont porter la fureur d’émigrer en Dannemark et en Norvège, puis bientôt les gens de ce pays font émigrer les Bretons dans l’Armorique (autrefois la Bretagne). — Ainsi d’émigration en émigration est venue la nôtre, qui, j’imagine, en doit dégoûter pour jamais.

Huit à dix jours d’un repos, bien agréable après mes fatigues, m’ayant complettement remis, je continuai ma route et passai à Queensferry, ce même Forth qui a coûté tant de peine et de sang aux Romains. Pour moi, il ne m’en a coûté que deux sous.

Le pays près du Forth est fort bien cultivé, et paraît assez bon. On aperçoit de l’autre côté un château magnifique, appartenant au comte de Hopeton. La position en est vraiment noble et imposante. Les Romains avaient bâti entre l’embouchure de la Clyde et celle du Forth, leur muraille du nord pour les séparer des barbares, qui les obligèrent bientôt à se retirer derrière celle du sud. L’emplacement en est beaucoup plus utilement employé aujourd’hui, par un superbe canal qui joint les deux mers, et peut avoir sept à huit pieds de profondeur, ce qui est assez pour les petits vaisseaux marchands. Il est fâcheux cependant, qu’on ne lui en ait pas donné davantage. Est-il donc nécessaire aux habitans de la Grande Bretagne de prendre des leçons d’industrie et de patience des autres peuples ? Le canal de Holstein a 18 pieds de profondeur ; les plus gros vaisseaux marchands y passent sans peine ; si celui d’Écosse avait la même profondeur, l’avantage en serait immense.

Le lendemain je fus visiter le château, où fut enfermée la reine Marie, dans une petite île du lac Leven près Kinross ; pauvre castel presque démoli : mais qui, par quelque similitude pouvait être intéressant pour un émigré, en 1793 sur-tout. Le lac est entouré de hautes montagnes, qui se réfléchissent dans ses eaux pures. On voit sur les bords, la petite ville de Kinross, et une maison considérable, qui appartient au laird ou seigneur.

Le pays depuis Kinross jusqu’à Alloa par les collines du sud, n’est pas des meilleurs ; on ne rencontre guères que des mines de charbon, et fort peu d’autres habitans que des ouvriers. La vallée n’est pas mauvaise ; on y voit différentes maisons, qui semblent devoir appartenir à de riches propriétaires. Ce fut dans ce pays que je vis pour la première fois des femmes sans souliers ni bas, et retroussées d’une façon toute particulière. Comme il me paraissait très-extraordinaire d’en voir une, aller nuds pieds, tandis qu’elle avait un chapeau de soie noire sur la tête, avec un mantelet de satin, je lui demandai pourquoi elle n’avait pas de souliers ? Mes souliers, me dit-elle, en me les montrant enveloppés dans son mouchoir, — les voilà. J’ai vu depuis, que c’était une coutume très-commune par toute l’Écosse, pour les femmes du commun, de voyager sans souliers ; elles s’arrêtent à l’entrée des villes, et là, mettent de beaux bas blancs et leurs souliers, qu’elles ôtent en sortant. Elles font cela particulièrement le dimanche.

À quelque distance d’Alloa, on découvre de dessus la hauteur, la riche vallée du Forth ; elle est d’une étendue considérable, et parfaitement bien cultivée. Stirling est situé en amphithéâtre, sur un roc détaché du reste des montagnes, au sommet duquel à un des bouts de la ville, est le château dont la position n’est pas très-différente de celui d’Édimbourg ; il contient un ancien palais royal et une salle de parlement. La vue de la campagne florissante que l’on découvre du château est de toute beauté. À quelque distance de la porte est une petite place et un rocher que l’on appelle the Ladys Hill ; les dames se plaçaient dessus, pour voir les tournois qui se donnaient en leur honneur.

Suivant la promenade que l’on a gagnée sur le roc au pied des anciennes murailles, et qui domine la campagne à une hauteur de plus de deux cents pieds, on arrive près de l’hôpital. Il fut fondé il y a plus de 300 ans, par un tailleur ; l’inscription qui est autour d’une paire de ciseaux en marbre blanc, se termine par ces mots remarquables : Remember you reader, that the scissars of this honest man, do more honour to human nature than the sword of the conqueror[47].

Je me rendis à Powslogie, chez le major Mayne ; j’y vis différens instrumens d’agriculture, entre autre une machine très-ingénieuse pour battre, vanner et moudre le blé, avec laquelle sept hommes et quatre chevaux font l’ouvrage que 70 auraient de la peine à faire ; une chambre à sécher le grain avant de le moudre, elle est pavée de plaques de tôles, percées d’un grand nombre de petits trous, sous lesquels il y a des conduits de chaleur ; une balance ingénieuse pour peser les bestiaux, et déterminer l’instant de leur vente. Le blé ni le foin ne sont à couvert, comme en France, et n’en sont que mieux conservés ; les bestiaux aussi passent tout l’hiver dehors, dans un enclos qui leur est préparé, mais jamais ils ne couchent sous le toit, excepté les vaches à lait.

Je note tous ces petits détails pouvant être utiles un jour ; mais je ne sais trop ce que nos fermiers penseraient au premier moment de laisser les bêtes à cornes dehors tout l’hiver, aussi bien que le blé et le foin. La machine à battre le blé eût été nuisible à cause de la grande population, mais à présent peut-être serait-elle nécessaire, dans bien des parties de la France.

Il y a dans le pays d’autres machines à blé, on en fait mouvoir quelques-unes avec l’eau, et je présume qu’on pourrait le faire avec le vent[48].

Au moment de mon départ, j’entrai dans le cabinet de mon hôte, et j’y laissai un billet, où je disais, que très-sensible à ses bons procédés, je m’estimerais heureux si jamais les malheurs de la France pouvaient nous permettre de revenir chez nous, de lui témoigner ma reconnaissance, en tâchant de recevoir aussi bien en France, lui ou ses enfans. Un instant après il a vu le billet, et m’a dit : il est possible qu’un de mes enfans soit fait prisonnier, vous êtes militaire.....

Il me conduisit ensuite au sommet de l’Abbey Craig, sur la place que le général Wallace, le héros Écossais occupait, quand il battit, avec une armée de dix mille hommes, les Anglais, qui en avaient une six fois plus nombreuse. On y voit encore quelques restes de fortification : mais ce qui est le plus remarquable c’est la beauté de la vue, qui domine un immense pays, dont la fertilité ne ferait pas tort à l’Italie, et qui, par la diversité d’objets, de montagnes, de rivières et de plaines, me semble préférable à celle de Windsor. On a de là, la vue de Stirling, ce qui rend le coup-d’œil encore plus complet, que du château de cette ville ; et en outre celle de l’ouest de la vallée, au milieu de laquelle serpente le Forth, avec des détours si considérables, que de Stirling à Alloa, il n’y a que huit milles par terre, et vingt par la rivière. On voit à cette colline une des carrières, où l’on vient chercher des pierres pour le pavé de Londres, que de petits vaisseaux sont continuellement occupés à charger.

On montrait encore, il y a quelques années près de Stirling, un vieux chêne, sur lequel le brave Wallace s’était reposé pendant que les soldats Anglais le cherchaient dans la forêt, et passèrent même au pied. On avait pour cet arbre une telle vénération, que lorsque le temps l’eut enfin détruit, on choisit avec peine quelques morceaux de bois qui fussent sains, et j’en ai vu des tabatières que l’on regarde avec quelque raison comme précieuses.

Sur la même route, près de la petite ville de Falkirk, le Prétendant gagna une bataille fameuse ; l’armée royaliste y essuya une déroute si complette que l’officier français qui commandait, n’osa la suivre, dans la crainte que ce ne fût une embuscade. On rencontre le grand canal d’Écosse, qui est un des plus beaux ouvrages de ce genre, comme un des plus utiles. La petite ville de Grangemouth a été presqu’entièrement bâtie depuis sa formation à la dernière écluse près du Forth.

Le pays aux environs, quoique un peu plat, est fort bon et bien cultivé. Les bords du canal y forment des promenades agréables, qui conduisent à quelque distance de Caron-Work (l’atelier de Caron), endroit qui ne pouvait être mieux nommé ; car c’est un des principaux ateliers de guerre de la Grande Bretagne, et qui fournit en effet de l’ouvrage au bon vieux batelier d’enfer.

L’établissement est immense, à quelque distance on est suffoqué par l’odeur du souffre et de la fumée, mais lorsque parvenu dans l’intérieur, lorsqu’assourdi par le bruit de l’enclume, par les sifflemens des vents comprimés dans des machines énormes, qui excitent avec fureur les brasiers, où des Cyclopes d’un bras nerveux, et nud, font voir,


Quod fieri ferro liquidove potest electro,
Quantum ignes animæque valent.


on se croit chez Vulcain, et il n’est pas étonnant que l’on pense à Virgile pour exprimer ses idées.

Cet atelier est situé sur une petite rivière, nommée Carron, très-célèbre dans les poëmes d’Ossian, qui chante souvent la beauté de ses bords et les héros qui y ont combattu.

Passant au milieu des mines qui fournissent à la flamme de cette forge un éternel aliment, et auprès d’un vieux château agréablement situé sur une petite colline, je traversai le Forth vis-à-vis d’Alloa, petite ville dont les nouveaux quartiers semblent annoncer un commerce assez considérable. Les gros vaisseaux ne peuvent pas remonter plus haut. Le principal objet de commerce est le charbon de cette partie, qui est réputé excellent.

Je fus me présenter au château, chez Mr. Erskine of Mar, descendant du fameux Earl of Mar, régent d’Écosse, sous la reine Marie et que l’on appelait the God of war, (le Dieu de la guerre). On trouve dans le parc, de vieux chênes qui donnent à connaître ce que devait être l’Écosse avant la destruction des bois, qui avaient pourtant quelques inconvéniens, comme d’être habités par des ours et par des loups ; le dernier fut tué il y a plus de cinquante ans, mais je crois que cela valait encore mieux que la tourbe qui a remplacé les forêts.

À deux milles d’Alloa, on voit Clackmannan, qui donne son nom au comté ; du sommet de la tour du vieux château, qui appartint à Robert de Bruce, on a un coup-d’œil magnifique, tant sur la campagne que sur l’immense bassin du Forth ; ces trois points de vue, de Stirling, d’Abbey Craig, et de Clackmannan, qui même n’en font presque qu’un, puisque c’est le même pays, peuvent être comptés parmi les plus beaux de l’Europe.

Traversant un pays couvert de mines de charbon, et bientôt une vallée assez fertile, je m’arrêtai au vieux château Campbell, et un peu plus loin au moulin et au pont du Diable. Il y a là une chûte d’eau assez considérable qui fait un bruit semblable à celui d’un moulin au milieu des rochers, on a bâti un pont dessus. Je suivis la chaîne des montagnes qui s’élèvent tout-à-coup. et m’arrêtai au sommet de Domaheit, dont l’élévation peut être de mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; elle domine la plaine du Forth, qui commence au pied, et se prolonge à perte de vue.

On est souvent emporté par le désir de connaitre au loin, et on néglige les merveilles que l’on voit tous les jours. La personne à qui appartient cette montagne, voyageait en Italie, et se trouvant dans la compagnie de quelques étrangers, parlait de la beauté de quelques points de vue en Allemagne et ailleurs. Un d’eux dit alors, la vue qui m’a le plus frappé, c’est du sommet d’une montagne en Écosse, que l’on appelle Domaheit, et il s’étendit avec plaisir sur sa beauté. Notre voyageur qui avait eu mille fois occasion de la voir, n’était cependant jamais monté dessus : il se garda bien alors de se faire connaître, mais la première chose qu’il fit après son retour, fut de monter au sommet de Domaheit.

Les montagnes adjacentes sont remplies de veines de cuivre : il n’y a cependant qu’une seule mine ouverte et depuis très-peu de temps. À quelque distance du pont du Diable, on trouva, du temps de Charles II, un massif d’argent qui produisit, à ce qu’on m’a dit, près de cinquante mille livres sterlings, (un million tournois) : mais ce n’était, que ce que les minéralogistes appellent un nid d’argent, il n’y avait point de veine.

Cette partie du pays est cultivée dans la plus grande perfection. Pour encourager l’émulation parmi les laboureurs, les propriétaires ont tous les ans a ploughing match, (une course de charrue), c’est-à-dire, qu’ils choisissent un champ sur lequel ils font venir tous les laboureurs du canton, avec leurs charrues qui sont souvent ornées de rubans aussi bien que le cheval. On les met en ligne, et on les fait partir tous à-la-fois : celui dont le sillon est le mieux fini et le plus droit, au jugement des autres laboureurs et des propriétaires, reçoit un prix de quelque valeur, et est sûr de ne jamais manquer de place. On se fait aisément une idée de l’émulation que cette cérémonie a jetée parmi les habitans de la campagne, et des bons effets qu’elle doit produire ; aussi je n’ai point vu de champs mieux cultivés et plus fertiles.

Qu’on s’imagine d’après cela, comment dut être reçu certain riche Anglais, qui, il y a quelques années, voulant profiter de sa jeunesse pour voir le monde, y parut tout-à-coup suivi d’un chariot bien cadenassé et rempli de viandes salées, de pain, de vin et de légumes de toutes espèces. Il croyait vraiment que ses victuailles allaient lui donner une réputation et qu’il pourrait régaler les malheureux Anglais que la nécessité obligeait de vivre sur ces parages maudits. Il fut tout étonné de voir, que non-seulement, on ne fit pas d’usage de ses provisions, mais qu’encore on se moqua de lui. On m’a assuré que dans sa rage, il tourna bride sur-le-champ, et s’en fut à Londres, où vraisemblablement il s’amuse à répéter toutes les histoires qu’il tient de sa nourrice, ainsi que l’ont fait la plupart des écrivains judicieux, qui ont quitté les rives fortunées d’Albion, pour visiter la Gaule affamée, superstitieuse, esclave et petite maîtresse.

Il est digne de remarque qu’au nord de cette chaîne de montagne au centre de l’Écosse, de la rivière Tay à l’est et de la Clyde à l’ouest, on ne trouve plus de charbon, dont aucunes parties de la Grande Bretagne ne sont dépourvues, au sud de ces rivières. On en a pourtant trouvé dans le Sutherland, le comté le plus au nord, mais il est d’une telle nature, qu’il est à-peu-près inutile ; il s’enflamme au contact de l’air après un certain temps ; on en a vu des exemples funestes dans quelques bateaux, qui ont été consumés ; il semble contenir une grande quantité de matières phosphoriques, dont l’industrie pourrait peut-être faire usage.

Ayant intention de voir Ben-Lomond[49], je me dirigeai sur son sommet élevé, et vins le soir coucher au petit village d’Aberfaïl, qui est au pied des montagnes. J’eus dans ma route, entre Stirling et cet endroit, occasion de voir un chef-d’œuvre d’industrie. Plus de deux mille acres d’un très-bon pays, par la négligence et par le temps, étaient couverts de six, de sept, et quelquefois même douze pieds de tourbe ou moss. On a pratiqué une grande roue, que fait tourner l’eau d’un ruisseau, dont elle porte une partie à son sommet, et de là est conduite sur le terrain, que des ouvriers en grand nombre sont occupés à déblayer, ils jettent les mottes dans le courant qui les conduit au Forth. On a calculé que dans vingt ans tout ce terrain doit être découvert ; il est affermé pour quarante, et le fermier n’a rien du tout à payer les vingt premières années, et n’a que la dépense du déblayement à faire, opération, qui, il est sûr, est très-pénible et très-lente.

On trouve à sept ou huit pieds dessous la houille, de grands arbres pourris, avec leurs branches, quelques chênes très-sains, et parfaitement bien conservés ; on y a trouvé aussi des pièces de monnaye, des instrumens de fer pour couper le bois, avec quelques marmites de terre. On pense, avec quelque raison, que les Romains pour parvenir au fond des retraites des barbares, coupèrent les bois dans différens endroits, et qu’ensuite n’en ayant aucun besoin, ils les laissèrent sur le terrain, puis l’humidité du climat, les fit bientôt couvrir de plantes hétérogènes qui par leur accumulation, sont devenues des tourbes.

Le pays près du petit village d’Aberfaïl, me parut très-extraordinaire, et peut donner une idée de la manière dont les Indiens vivent en Amérique. Les habitans de ces montagnes, qui en général ne produisent presque rien, vivent dans des huttes fort basses, et couvertes de terre ; les hommes sont d’un côté, et les bestiaux de l’autre : le feu est au milieu de la cabane, sur la terre, et appuyé contre une pierre : la fumée s’échappe par un trou fait au toit et par la porte, car quand il y a des fenêtres, elles ne s’ouvrent jamais ; tous leurs meubles sont couverts d’une suie épaisse et reluisante. Il est inconcevable que les bestiaux puissent s’accoutumer à être ainsi jambonnés (pour ainsi dire) tout vivans ; quant aux hommes, ils y semblent très-habitués, quoique l’étranger qui n’y est pas fait, soit suffoqué, et après une ou deux minutes soit presque aveuglé, et pleure abondamment. Ils sont assis sur des siéges fort bas, afin, à ce que j’imagine, d’éviter d’avoir la tête dans le plus épais de la fumée, qui s’élève toujours, et enfin ils ne brûlent guères que de la tourbe, dont l’odeur semblerait devoir encore augmenter leur malaise. Ils vivent absolument de laitage, de pommes de terre, et de quelque peu d’un pain d’avoine, qu’ils appellent cakes (gâteaux ou galettes), faits en galette, rond, épais d’une ligne, sec, et où le son est entièrement. J’ai eu depuis occasion de voir que cela n’était pas particulier aux montagnards, tous les Écossais en général, font usage de cette sorte de pain, et j’en ai mangé si souvent, que je m’y suis accoutumé, et suis loin de le trouver mauvais.

Ces bonnes gens sont extrêmement hospitaliers, et reçoivent avec complaisance, l’étranger qui les visite, sans paraître aussi surpris de le voir, que l’on pourrait se l’imaginer d’après le pays. Deux ou trois fois j’ai eu occasion d’entrer chez eux, pour éviter la pluie, ou pour me reposer, ou même par curiosité, pour causer avec eux, et voir leurs établissemens. Sans me faire d’impertinentes questions, on me proposait de m’asseoir autour du feu, on m’apportait du petit lait, qui est la seule boisson dont ils fassent usage, avec quelque peu de leurs cakes, des pommes de terre, ce qu’ils avaient enfin, et en me retirant, c’était toujours avec beaucoup de peine que je parvenais à leur faire accepter quelque chose. Dans tout pays, le pauvre est toujours bien plus prêt à faire part de son nécessaire, que le riche de son superflu.

Les mœurs des gens de ce pays sont en tout, semblables à celles des autres montagnards d’Écosse ; cependant le philibeg[50] n’est pas si commun, et il y a peu de personnes qui parlent gaelic ; ce n’est qu’à une vingtaine de milles plus loin, que l’on se trouve réellement dans les montagnes, ou du moins parmi les vrais montagnards.

Suivant le cours du Forth, le long de quatre ou cinq lacs qu’il traverse, à travers un pays assez sauvage et très-peu habité, j’arrivai au pied de Ben-Lomond, que je distinguai aisément des autres montagnes par l’élévation de sa cime. Il a plus de trois mille pieds de haut, et est presque entièrement couvert de tourbe, du moins par le côté que j’ai gravi ; c’était avec une peine incroyable que je pouvais avancer ; j’enfonçais presque à chaque pas jusqu’à la ceinture, et j’avais beaucoup de peine à me tirer de la place où j’étais tombé ; j’étais pourtant arrivé près du sommet, et je commençais à être dédommagé de la fatigue de quatre heures de marche, par une vue très-étendue, lorsqu’un nuage épais est venu fondre sur moi ; je me vis environné de ténèbres, et ne savais plus où diriger mes pas.

Dans cette extrémité, j’aperçus un mouton, qui effrayé de l’orage, se glissait avec peine sous une grosse pierre. Instruit par son exemple, j’eus la cruauté de le chasser de sa retraite, et ayant réussi à m’y loger, je tirai mes provisions de ma poche, et j’attendis en patience l’orage, qui ne tarda pas à tomber avec la dernière violence. Combien de grâces je rendis à la providence de m’avoir procuré le couvert, au sommet d’une telle montagne, et si loin de toute habitation ! Après une heure de repos, je fus fort aise de voir que l’orage ayant presque cessé, le temps était redevenu assez clair pour pouvoir se conduire. Prenant pour guide, le premier ruisseau que je rencontrai, je me trouvai du côté du lac, et j’arrivai à une petite auberge sur ses bords. Dans ma course j’avais perdu ma montre, m’en étant bien vîte aperçu, après mon arrivée, je retournai sur mes pas, et je la retrouvai contre toute attente, à un ou deux milles de la maison.

Le lendemain, des jeunes gens de Glasgow étant venus visiter Ben-Lomond, je leur demandai la permission de les accompagner, et je remontai la montagne. La vue s’étend d’un côté jusqu’à Stirling, de l’autre à Dumbarton distans l’un de l’autre de plus de quarante milles, et à trente de la montagne. L’étendue du lac Lomond, les îles qui le couvrent dans la partie du sud, qui a près de neuf milles de large, les hautes montagnes qui en rétrécissent la tête, la quantité de petits lacs qui se rencontrent sur le cours du Forth depuis sa source, et ceux qui sont au sommet des montagnes, offrent une confusion inexprimable, qui étonne l’imagination, et agrandit les idées.

Le voyage au sommet de la montagne est très-pénible, et très-long ; on trouve au pied, des ânes, sur lesquels on en peut gravir une partie.

Pour aller plus vîte, je m’avisai en descendant de quitter mes souliers ; mais ce premier essai de suivre les coutumes du pays ne me réussit pas : après quelques pas je trouvai une pierre tranchante, qui me coupa assez fort. J’eusse été obligé de passer quelques jours dans cette petite auberge près du lac, pour me guérir de ma blessure, si le hasard n’eût amené des marins de Greenouck qui par partie de plaisir étaient venus visiter le lac et Ben-Lomond ; étant informés qu’un étranger était retenu dans la maison par une blessure au pied, ils m’offrirent une place dans leur bateau, que j’acceptai très-volontiers. Ils me conduisirent à Dumbarton, à travers les îles charmantes de ce beau lac ; quelques-unes sont habitées par deux ou trois familles. Le château du duc de Montrose, Buchanan, est sur ses bords ; c’est dans une des îles que les gens de sa maison sont enterrés. La vue est vraiment extraordinaire, au moment d’entrer dans ce petit Archipel ; la tête du lac se perd au milieu des hautes montagnes qui l’entourent, et parmi elles, on distingue aisément le double sommet de Ben-Lomond.

Nous aperçumes bientôt la rivière par laquelle le lac se dégorge, et nous en suivimes le courant ; ses eaux sont aussi pures que celles du lac même. Les bords en sont très-cultivés, et couverts de jolis et nombreux villages ; on y voit plusieurs manufactures de mousselines et quelques forges. Je me rappelle avoir vu une haute colonne sur une pointe de terre, je ne puis dire quelle en est la raison ; j’imagine, que ce n’est qu’une fantaisie, car elle est placée dans un grand jardin, auprès d’un village assez considérable. Les matelots qui m’avaient reçu avec tant de complaisance dans leur bateau, et qui voyant la peine que j’avais à marcher, avaient offert de m’y porter, me forcèrent à prendre part à leurs rafraîchissemens, et en nous quittant, je ne pus pas prévaloir sur eux d’accepter un seul schelling. C’est ainsi qu’en nous envoyant les maux, la providence y applique souvent un topique qui nous aide à les supporter.

Dumbarton est une petite ville, mais elle a un château très-fort : il est situé sur un roc isolé au milieu de la plaine, au confluent de la rivière du lac Lomond et de la Clyde : à la marée haute, il semble être au milieu des eaux, quoiqu’on puisse toujours y aller à sec du côté de l’est ; ce rocher a deux têtes séparées par un vallon ; celle du nord est beaucoup plus élevée, et peut avoir quatre cents pieds. De toutes parts le roc est escarpé, et l’on y monte en dedans des fortifications, par une rampe très-roide : la porte n’est séparée de la rivière que par un chemin très-étroit, ce qui en rendrait l’accès difficile en cas de résistance ; cependant l’histoire d’Écosse rapporte qu’il fut pris et escaladé par surprise, quelque temps après que la reine Marie eut été déposée, vraisemblablement par la négligence de la garnison, qui prenant trop confiance dans son rocher, pensait peut-être inutile de se fatiguer à le garder. Si un tel roc était placé au milieu du Rhin, ou sur les frontières de l’Autriche et de la Turquie, il serait d’un prix estimable pour celui qui en serait maître.


MER DU NORD.


L’Argyle-Shire, est le pays le plus-extraordinaire de l’Écosse, par l’élévation de ses montagnes et par les beaux bois qui les couvrent. On voit près de la ville d’Invereray le superbe château du duc d’Argyle. À quelque distance en mer sont les îles remarquables d’Icholmkill et de Staffa.

Pendant que toute l’Europe était plongée dans les ténèbres de l’ignorance, causée par l’irruption des barbares, un petit nombre de gens savans et paisibles, profitans des préjugés de religion qui de temps immémorial avaient fait regarder Icholmkill comme une place sacrée, y fixèrent leur résidence ; ils y bâtirent un monastère qui fut pendant plus de cinq siècles, l’asile des arts et des sciences. — La mort unissait dans cette île, les ennemis les plus irréconciliables. Les rois d’Irlande, des Calédoniens, des Pictes et même de Norvège et du Dannemarck, demandaient à y être enterrés, et se faisaient un devoir de la maintenir en paix. On n’y voit plus à présent que des ruines, tristes débris qui prouvent ce qu’elle fut autrefois.

Staffa est un rocher de basalte au milieu de la mer, la nature y a déployé son pouvoir en architecture, et y a bâti des palais immenses supportés par des colonnes sans nombre, et de la plus grande élévation.

Greenouck, à l’embouchure de la Clyde est le port le plus considérable de l’Écosse, les vaisseaux se rendent de là immédiatement en Amérique, mais il faut qu’ils fassent un tour considérable, avant d’être en pleine mer. On a proposé de couper le Mull of Cantyre[51], qui n’a guères que cinq milles de large, afin d’éviter aux vaisseaux un voyage long et dangereux.

Un certain roi Norvégien, (Magnus) qui s’était emparé de la plupart des îles, stipula dans un traité avec le roi d’Écosse, que tous les pays, dont on pourrait faire le tour en bateau lui appartiendraient. Il se fit transporter dans une barque, d’un côté à l’autre de cet isthme, et s’acquit ainsi, un pays assez important. — Ce trait est cité dans l’histoire de Norvège, par Snorre-Styrleson et par tous ceux qui l’ont copié ; mais les auteurs font mention de l’isthme de Galloway.

Le Firth[52] de la Clyde est couvert d’îles très-considérables ; on y distingue sur-tout un rocher qui s’élève en pain de sucre du sein de la mer, à une hauteur de 900 pieds, à peine peut-on y aborder ; il forme un coup-d’œil surprenant tout seul au milieu de l’eau. On y a jeté quelques moutons, qui font assez maigre chère sur le peu d’herbe qui le couvre. Les solan geese[53], (oyes solitaires, sauvages) y déposent leurs œufs en quantité. Dans le Firth du Forth de l’autre côté de l’île, il y a un rocher pareil sur lequel on voit les ruines d’un château fort. Les solan geese ont aussi accoutumé d’y venir pondre ; c’est avec une peine et un danger étonnant que l’on peut prendre leurs œufs qui sont très-délicats. Ces deux rochers sont, à ce qu’on assure, les deux seuls endroits où ces oiseaux fassent leur nid sur ces côtes.

Je pris place sur le bateau public de Greenouck à Glasgow. Il y avait beaucoup de personnes dessus, je commençais à entendre assez d’Anglais pour suivre la conversation ; elle roulait sur l’église d’Écosse, que jusqu’à ce moment je n’avais pas cru entièrement séparée de celle de l’Angleterre. Je me rappelle, qu’un ministre se plaignait amèrement de la modicité de son revenu, ce qui n’est pas nouveau dans tout pays.

Les bords de la Clyde me semblèrent très-intéressans, et fort bien cultivés. À quelque distance de l’endroit où venait finir la muraille romaine, vient aboutir le fameux canal qui traverse l’île. Les négocians de Glasgow, qui étaient fort intéressés à l’avoir dans cette ville, y ont fait une branche, qui vient la joindre. Aussitôt que j’y fus arrivé, je pris une chambre garnie pour me guérir à l’aise ; et recevant quelques politesses des personnes à qui j’étais recommandé, je pris mon mal en patience, et me tins tranquille.

Glasgow est une très-belle ville, les rues sont larges, et ne manquent pas d’ornemens. On y voit même de fort beaux édifices, particulièrement le marché pour la viande ; il ressemble plutôt à une jolie salle de spectacle. Il y a quelques belles églises, entre autres St. Andrews, dont tous les bancs sont faits en bois d’acajou ; le portail est vraiment noble, mais il a le même défaut que celui de St. Andrews à Édimbourg, il est défiguré par le clocher qui est placé dessus. Le grand nombre des habitans, trouvent leur vieille ci-devant cathédrale infiniment plus belle. C’est un vieux et vaste bâtiment, sans aucune décoration extérieure, même gothique. On l’a divisé par compartimens ; la nef et le chœur servent de cimetière, quoique l’église soit située au milieu d’un assez vaste, pour enterrer tout Glasgow. Elle fut préservée à la réformation par quelques gens sages, qui empêchèrent la populace de la détruire. Par tout le pays, des fanatiques furieux brûlaient, saccageaient tout ce qui avait rapport à l’ancien culte, prétendant « qu’après avoir coupé le tronc, il fallait abattre les branches ; » propos que j’ai moi-même encore entendu tenir plus d’une fois en Écosse. Les gens modérés, qui empêchèrent la populace de brûler la cathédrale de Glasgow, ne purent y parvenir qu’en l’assurant qu’aussitôt que la nouvelle église serait achevée, on y mettrait le feu en grande cérémonie : dans l’intervalle les esprits se calmèrent.

On voit auprès un bel hôpital nouvellement bâti : je pense qu’il a été élevé par l’architecte qui a construit la nouvelle bourse, le bâtiment des registres à Édimbourg, aussi bien que le nouveau collége, et la grande place (Charlotte Square), que l’on bâtit au bout de la ville neuve. Le centre et les ailes de ces bâtimens, sont chargés de décorations, et les intermédiaires semblent un peu trop nues.

L’infirmerie de Glasgow est établie sur un pied très-libéral ; les souscriptions sont de dix guinées par an. Elles donnent le droit d’y envoyer et d’y avoir toujours un pauvre malade. Ce serait, je crois, bien fait d’avoir à l’hôpital quelques chambres plus propres et séparées du commun, pour la réception des étrangers que le commerce attire dans cette ville ; en payant une modique somme par jour, ils pourraient espérer d’y trouver les secours que leur situation isolée, et souvent leurs moyens, ne leur permettraient pas d’avoir dans un logement privé.

Il y a à Glasgow une université : on en compte quatre en Écosse, tandis que dans l’Angleterre il n’y en a que deux, beaucoup plus considérables, il est vrai.

À-peu-près six cents abonnés, à une guinée par an, entretiennent le superbe café de la Tontine ; l’étranger peut y venir lire les papiers publics, sans craindre d’être tourmenté par les garçons, comme presque par toute la Grande Bretagne ; il n’y a que les habitans de la ville, non abonnés, qui n’ayent pas le droit d’y aller.

Les maisons dans les nouvelles rues sont élégamment bâties en pierres de taille et séparées les unes des autres ; ce qui les met à l’abri du feu et ne détruit nullement la beauté de la rue. La ville est située comme Bath, au pied d’une colline, qui la défend des vents du nord, qu’il lui serait peut-être plus avantageux d’avoir, car on la dit malsaine à cause de son humidité. La Clyde cesse d’être navigable au pont ; elle est bordée par un beau quai, et passe auprès de la plus belle promenade de la Grande Bretagne, sans contredit, qui cependant est peu fréquentée. Les hommes sont occupés à faire, ou à vendre des mousselines et les dames sont assez sédentaires.

Paisley est une ville d’à-peu-près vingt mille habitans, qui n’est qu’à sept milles de Glasgow. On y fabriquait autrefois des gazes de soie, mais lorsque la mode des soyeries tomba, les manufacturiers furent assez adroits pour abandonner cette branche à temps, et pour tourner leur industrie sur la filature du coton et la fabrication des mousselines. Je fus visiter ces manufactures, qui sont vraiment étonnantes par leur immensité. J’en ai vu plusieurs dont les instrumens seuls avaient coûté plus de vingt mille livres sterlings. On conviendra, qu’il faut diablement faire des cravattes et des jupons de mousseline, pour payer de tels frais ; encore n’est-ce rien en comparaison de l’atelier de Lanark, dont je vais parler.

J’eus occasion à Glasgow d’être présenté à Mr. Dale, qui est un des caractères les plus extraordinaires que j’aye connu. Il a commencé par être simple tisserand, et par une longue industrie, il est parvenu à se faire une fortune brillante. Il eut la complaisance de me conduire, avec un marchand de Glasgow, à ses moulins de cotton à Lanark près de la chûte de la Clyde. En passant à Hamilton, il montra une maison en disant, here is a house, where I have been many a year at the loom[54]. Ses moulins consistent en quatre grands bâtimens de quatre étages, de dix-huit fenêtres de front chaque. J’y ai vu plus de machines, de roues, et de coton que dans aucun endroit[55]. Toutes les roues sont mises en mouvement, par un courant considérable qu’on a tiré de la Clyde, et amené à grands frais à travers d’un rocher qui a plus de deux cents pas d’épaisseur. Avant qu’il n’y eût des manufactures dans cet endroit, il était sauvage et désert : on y compte à présent plus de deux mille habitans.

Mr. Dale maintient à ses frais, près de cinq cents enfans qui travaillent à son compte, et à qui il fait enseigner à lire, à écrire et l’arithmétique. Ils sont tenus dans le meilleur ordre, proprement vêtus et assez bien nourris. Lorsqu’ils ont atteint l’âge de quinze à seize ans, après avoir acquis le goût du travail et de l’industrie, ils se retirent et trouvent aisément à se placer. C’est plus particulièrement pour cet objet, que je regarde les moulins de Lanark comme très-intéressans. C’est là, la véritable gloire du marchand ; Mr. Dale a ainsi l’avantage de maintenir plus de deux mille personnes, et de rendre utile à la société, un nombre prodigieux de petits infortunés sans parens, ni amis, et qui communément ne lui sont qu’à charge.

Cet établissement est sans doute prodigieux ; peut-être est-il beaucoup trop considérable pour l’attention d’une seule personne. Les filatures de coton qui prospèrent le mieux, sont celles dont les premières avances ne vont guères qu’entre quinze et vingt mille livres sterlings. Celles de Lanark montent à plus de cent mille (plus de deux millions tournois). Il est presque impraticable de faire un établissement de ce genre en petit : le moins qu’il puisse coûter est de deux ou trois mille l. On serait plus sûr d’avoir un intérêt de 20 pour cent, sur une forte somme, que 6 ou 7 sur une très-petite.

Quelques princes ont cherché à encourager ces manufactures dans leurs états, mais elles ont presque toujours manqué faute de moyens, et par l’économie, à la mode à présent, et bien mal placée, quand il s’agit de choses de ce genre. Avec un homme intelligent, laborieux et de bonne foi, un prince encourageant un établissement de cette espèce, courrait moins de risque à prêter tout d’un coup une bonne somme, qui mettrait tout en train, qu’à faire des cadeaux mesquins, qui ne font qu’empêcher de tomber.

La chûte de la Clyde, est à deux milles de ces moulins : on y arrive par une promenade charmante dans le parc de Lady Ross. — J’ai vu des chûtes d’eau beaucoup plus considérables, mais jamais d’aussi romanesques. En m’y rendant je trouvai une petite clef : « Oh ! vous serez heureux, me dit mon conducteur, that is the sign of good luck. » « Good or bad, lui répondis-je, it is certainly the sign of a lock ».[56]

En revenant à Glasgow, mes compagnons de voyage m’accablèrent, à la mode de cette bonne ville, de leur money, bank, coton, goods, bills[57], sans commisération : j’avais beau boucher mes oreilles, money, money, y entrait toujours : si au lieu de prendre ce chemin-là, il se fût rendu dans ma poche, peut-être aurais-je pu m’y accoutumer à la longue.

Il y a peu de villes, où il y ait autant de mains employées. Les habitans se plaignent que la guerre a fait tomber leurs manufactures ; assurément, elles n’en ont pas l’air ; mais après tout, quand les manufactures de quelque genre qu’elles soient, sont aussi multipliées que celles de mousseline dans l’ouest de l’Écosse, il faut nécessairement que guerre, ou non, elles tombent, parce qu’elles se font tort les unes aux autres. Paisley est à sept milles de Glasgow, et n’est habité que par des manufacturiers, Greenouk, et toutes les campagnes sont pleines de manufactures. Est-il donc très-étonnant que quand on fait deux fois plus d’habits qu’il n’y a de monde pour les porter, il en reste la moitié ; on doit ajouter à cela, que dans quelques pays sur le continent, on a établi des filatures de coton, et que par conséquent, ils peuvent non-seulement se passer de l’Écosse, mais encore fournir aux besoins de leurs voisins.

Comme j’étais dans ma chambre assez tranquille, la jambe tristement étendue sur un tabouret, maudissant le jour et le moment où je m’avisai de grimper Ben-Lomond ; pour prendre patience plus gaiement, je m’avisai de fredonner, et de siffler par distraction. Tout-à-coup je vis entrer dans ma chambre ma vieille hôtesse, qui d’un air effaré, me dit, fy for shame, you sing. (fi, fi donc, vous chantez). — Cette femme assurément n’aime pas la musique, me dis-je en moi-même, comme Sosie dans l’Amphytrion de Molière ; puis, après un moment de silence assez surpris de l’apostrophe ; mais, lui dis-je, quel mal y a-t-il à chanter ? But Sir, répondit-elle, en fermant la fenêtre, God forbid to sing on the sabbath[58] ; ayant une très-modeste opinion de mon chant, et très-peu de connaissance des usages du pays, je m’imaginai qu’elle avait pris une tournure honnête pour me dire que je chantais mal, et que je l’importunais, ce qui au fait aurait fort bien pu être, et j’expliquai ainsi son dicton, Dieu défend de chanter aussi mal, et me le tins pour dit, crainte qu’il n’y eût des malades dans la maison.

J’ai appris depuis, que le dimanche en Écosse on ne peut ni chanter, ni siffler, ni danser, ni jouer, mais on peut boire, bâiller et dormir ; et j’ai toujours tâché de me conformer à l’usage du pays, depuis ce moment.

Quelques momens après je priai ma bonne hôtesse de me prêter un livre, et elle me mit dans les mains la Vie des Saints du presbytérianisme, qui ne m’a pas été d’une grande utilité. Pour lui faire voir que je savais tout aussi bien qu’elle, ce que c’était que le dimanche, je lui demandai s’il n’y avait pas dans la ville, une chapelle catholique. — Catholique ! — a-t-elle répété, — Catholique ! — en faisant une grimace comme si elle eut vu le diable, Catholique ! — et elle sortit de ma chambre sans dire un mot. Cela me donna un plus grand désir de savoir s’il y avait réellement une chapelle dans la ville ; on m’en indiqua une, où j’eus le plaisir d’entendre un sermon éloquent en gaelic, dont malheureusement je ne compris pas d’autre mot que la Vierge Marie.

On est souvent regardé d’assez mauvais œil, quand on ne va pas assister deux ou trois heures le matin et autant le soir, à l’emphatique sermon d’un ministre, qui vu la longueur du temps qu’il est obligé d’être en chaire, le récite mot à mot. Le plus souvent, dans certaines petites villes, le texte de ce sermon est pris dans l’apocalypse, et l’on y prouve évidemment que le Pape est la bête aux sept cornes, le soleil l’époux de la nature, etc. etc., et que l’antechrist et la fin du monde ne sont pas loin ; heureusement, il y a long-temps qu’on dit cela, ce qui fait qu’on prend patience.

Le vendredi, 9 août, je quittai Glasgow, dans une chaise de poste avec le major Mayne, qui était venu dans cette ville pour ses affaires, et qui m’avait invité à l’accompagner dans les montagnes au tiré des moor fowls ou coqs de bruyère[59]. Je retournai à Stirling par un autre chemin que celui par lequel j’étais venu. J’aurais pu voir un assez beau pays, et avoir quelques aventures, si j’eusse été à pied ; mais dans une chaise de poste, le voyageur ne voit que le grand chemin, et fit-il, comme tant d’autres, deux fois le tour de l’Europe, je maintiens qu’il n’est pas beaucoup plus instruit des manières, ni des beautés du pays par où il passe, que la malle qui est attachée derrière sa voiture. Cependant ce sont ces messieurs qui par leurs rapports splenetick, excitent les préjugés et l’animadversion d’une nation contre l’autre, peignent tout en noir, et ne trouvent rien qui puisse leur plaire, aussitôt que les nouveaux usages qu’ils aperçoivent, s’écartent de ceux que leurs nourrices leur ont appris. Je voudrais, qu’on n’ajoutât pas plus de croyance à ce qu’ils disent, qu’on ne le ferait si l’on voyait un homme attaqué de la jaunisse, accuser tous les objets d’être jaunes, parce qu’au fait la couleur est dans ses yeux, et non dans l’objet. Tout ce que je pus remarquer, c’est, que je traversai le grand canal, que je pus distinguer des deux côtés, à la distance d’un ou deux milles.

Je vis en passant, le champ de bataille où Robert de Bruce battit les Anglais, qui avaient envahi son royaume, et la montagne, où il fit paraître les femmes et les enfans avec les bagages de son armée, que les Anglais prirent pour un renforcement : manœuvre qui décida du gain de la bataille. On voit encore la pierre sur laquelle était fixé l’étendart royal d’Écosse, avant et même pendant la bataille.

Le troisième jour suivant l’usage, nous partimes avec armes et bagages, tentes et provisions et fumes passer la nuit dans la montagne pour être des premiers à la parcourir le 12. Nous ne fimes pas trop bonne chasse, mais nous passames trois jours à courir au milieu de ces éternelles bruyères, et de ces déserts de tourbe, dont je n’avais jamais vu une telle quantité. Les vallées cependant sont fort bonnes et très-bien cultivées.

Le pays près de Crief, est vraiment charmant, on aperçoit à tout pas des maisons qui semblent annoncer que l’opulence y règne, et qui forment des points de vue très-agréables. À cinq ou six milles au-delà, on trouve Glen-Amon (la vallée d’Amon ), qui est dominée de tous côtés par des rochers presque perpendiculaires, et se perd dans un passage étroit au milieu des rocs. On y fait voir une pierre énorme, que la tradition appelle Ossian’s tomb ; quoi qu’il en soit, lorsque les soldats travaillaient au chemin militaire, ils s’avisèrent à force de bras de la déranger, et l’on trouva dessous une urne avec des cendres ; dans quelques milliers d’années, si on la dérange encore, on pourra y trouver les ossemens d’un soldat qui mourut là, et sur le corps de qui, ses camarades poussèrent la pierre.

Ce pays-ci est très-peu connu chez l’étranger ; on nous le peint comme misérable, manquant de beauté, presque barbare : les Anglais même n’en parlent guères autrement, et voilà pourtant le fruit des préjugés qui éloignent les nations les unes des autres. Le fait est, que les grands lacs et les hautes montagnes d’Écosse, offrent des points de vue qui ne peuvent être égalés que par ceux de la Suisse ; que dans les vallées, où la terre est en valeur, l’art du fermier est poussé aussi loin, que même en Angleterre. Les idées contraires qui pouvaient être justes il y a cent ans, quoiqu’à présent absolument fausses, sont tellement enracinées, que je les ai souvent entendu énoncer même à des gens du pays, qui cependant ont un grand amour pour leur patrie, mais qui ne réfléchissent pas aux changemens prodigieux que l’industrie y a faits.

La montagne au sud de laquelle est situé Crief, est entièrement isolée et séparée des autres ; elle est très-élevée et forme une masse, que l’on ne peut s’imaginer être seule, qu’en en faisant le tour. En regardant à l’ouest, un peu plus haut que la ville, dans un endroit où la vallée s’ouvre, on a une vue surprenante de pics et de sommets de montagnes, que pour bien voir il faut regarder au soleil levant.

Chemin faisant, je vis le camp romain d’Airdoch, qui est aussi bien conservé, que s’il eût été fait depuis quelques années ; c’est un grand quarré, couvert par un rempart, et par cinq lignes élevées au-dessus du terrain, séparées les unes des autres par un petit fossé de cinq ou six pieds de large ; il avait quatre entrées, dont deux ont été détruites, les deux restantes sont au nord et à l’est : il est situé à treize milles au nord de Stirling. J’en ai vu plusieurs autres plus petits, et moins réguliers au nord de celui d’Airdoch, et qui semblent avoir été comme les avancées du corps d’armée.

Ce pays éprouve depuis douze à quinze ans, un phénomène remarquable ; il ne se passe pas de mois qu’il ne ressente les secousses (peu violentes à la vérité) d’un tremblement de terre accompagné d’un bruit souterrain : on a souvent cherché à en donner la raison, et l’on n’a pu jusques à présent y réussir. Il n’existe aucune eau chaude, qui pût donner à entendre l’existence d’un feu intérieur ; je n’ai pas entendu dire, qu’on y ait découvert de traces de volcan éteint, et ces secousses sont si particulières, à ce coin de terre, que jamais le pays voisin ne s’en ressent. Quelques personnes croient, qu’elles sont occasionnées par des vents souterrains, qui cherchent à s’échapper, d’autres, par des eaux qui sont trop resserrées dans leur cours. Quoi qu’il en soit, les habitans y sont si accoutumés, qu’ils n’y prennent pas garde, et qu’on n’en parle que comme d’une chose très-indifférente, qui n’est même pas connue à quelques milles de l’endroit où elle arrive.

À mon retour des montagnes, je me disposais à faire le tour de l’Écosse ; le major Mayne m’ayant fait promettre, qu’à mon retour je passerais chez lui, et ayant bien voulu permettre que j’y laissasse mes effets, je partis le 27 août avec une chemise et une paire de bas dans ma poche, pour faire une petite promenade d’environ six cents milles. Pour mieux me disposer à la marche, je courus les montagnes toute la journée après les moor-fowls, et fus coucher bien fatigué à Auchterarder, bourg à vingt milles de Stirling. Il était midi avant que je pusse partir, tant la fatigue de la veille m’avait accablé ; cependant prenant courage, je retrouvai mes forces après un ou deux milles, et j’avançai rapidement, à travers un pays peu remarquable pour la fertilité.

Toutes les approches de Perth sont vraiment magnifiques ; lorsque du sommet du côteau on découvre tout-à-coup la belle et longue vallée dans laquelle coule le Tay, l’œil est surpris : il semble inconcevable, qu’un tel pays soit joint de si près aux pauvres montagnes que l’on vient de traverser[60].

La ville est entourée de belles promenades, qui en forment les boulevards ; les rues sont larges, bien bâties et tirées au cordeau. Sa situation sur le bord de la principale rivière de l’Écosse, et sa position centrale aurait dû en faire la capitale de ce royaume, si lorsque les peuples s’en choisissent une, ils étaient réglés par autre chose que par le hasard. Le pays de Perth à Dundée, paraît beaucoup plus précoce que près de Stirling ; on y faisait la récolte, et près de cette dernière ville, le blé était encore verd. Les arbres fruitiers y sont assez communs, et on m’a assuré très-productifs.

Ces deux vallées du Forth et du Tay, dont le terroir se ressemble assez, sont les deux plus riches de l’Écosse ; de Perth à Blair, en remontant la rivière, environ trente milles, le pays est très-beau et très-productif. C’est entre ces deux villes qu’était située Scone, la ville dans laquelle les rois d’Écosse étaient proclamés, sur la pierre que les Calédoniens apportèrent avec eux de l’Irlande. Une vieille tradition, ou prophétie, assurait que le possesseur de cette pierre serait le roi du pays. Édouard III, après avoir conquis l’Écosse, la transporta à Londres. On la voit encore à présent dans l’Église de Westminster. La prophétie sans doute est vérifiée depuis cent vingt ans, mais elle a été plus de 250 sans l’être.

Dundée est riche, marchande, et assez peuplée ; on y compte quinze mille habitans, mais la ville est irrégulière et en général mal bâtie.

Les étrangers visitent rarement ce pays ; les habitans en accueillent peut-être beaucoup mieux celui qui se présente avec des lettres de recommandation ; rien ne pouvait m’être plus agréable, il fallait seulement que je me soumisse à leur coutume de boire quatre ou cinq heures après dîner, le plus sérieusement du monde. J’avoue qu’il m’était bien pénible dans le commencement de rester ainsi, cloué sur ma chaise, et de boire quoi que j’en pusse avoir ; tout cela a disparu peu-à-peu, et je crois en vérité que, s’il était nécessaire, je pourrais montrer, en cas de besoin, qu’un Breton de France ne le cède en rien, à un Breton d’Écosse.

Traversant la rivière dont la largeur est d’à-peu-près trois milles, je fis une petite excursion en Fife, afin de voir les ruines de St. Andrews, et de juger de l’état du pays. La capitale, Coupar, semble dans un état assez florissant ; mais St. Andrews, est presqu’entièrement enseveli sous les ruines. La cathédrale a dû être très-grande, elle est en ruines à présent, ainsi que le château, où les Écossais montrent encore, avec colère, la fenêtre d’où le cardinal Béton regardait brûler quelques pauvres gens, martyrs de leur foi, — et à laquelle il fut pendu lui-même peu de temps après.

Les universités font encore vivre cette ville, qui par ses débris semble avoir été fort grande ; elle est peu considérable à présent. Le pays aux environs étant excellent et bien cultivé, on m’a assuré qu’on y vivait à meilleur marché qu’ailleurs. C’est un préjugé communément reçu chez l’étranger, que l’on vit à très-bon compte en Écosse ; j’ai trouvé par-tout les denrées au même prix qu’en Angleterre, et quelquefois plus chères. Loin d’être un blâme sur le pays, c’est plutôt un éloge, car c’est une preuve que l’industrie y a fait de grands progrès, et que les habitans sont en état de payer les provisions, doubles de ce qu’ils faisaient il y a cinquante ans, quoiqu’elles fussent moitié plus rares.

Le pays le long des côtes du Fife-Shire, est assez fertile et fort peuplé. Depuis St. Andrews, en remontant ensuite le long de l’embouchure du Forth, on trouve dans un espace de trente milles, sept à huit petites villes autrefois assez florissantes, mais maintenant pour la plupart habitées par des pêcheurs. La plus considérable est la longue ville de Kirkaldy, qui n’a que sa longueur de remarquable et maintes chansons en l’honneur de ses jolies filles, (bonnies lasses of Kirkaldy).

Les principales denrées consistent en sel, en poisson et en charbon de terre ; les mines de charbon sont fort belles et fort nombreuses. Le sel est extrait de l’eau de mer dans laquelle on fait fondre du sel de roc, afin de lui donner plus de force et rendre l’opération plus aisée.

Les chaudières peuvent avoir vingt pieds de long sur autant de large, et trois de profondeur. On fait assez de feu dessous pour faire évaporer l’eau tout doucement ; l’opération faite, on ramasse le sel, et on est ensuite obligé de briser une matière pierreuse qui s’est formée en-dessous.

Dans les villes plus considérables, on voit aussi des fabriques de drap et d’autres denrées. Près le port de King-Horn, on trouve la pierre basaltique, rangée en colonnes assez régulières ; j’y ai même vu des morceaux détachés, s’ajustant ensemble de la même manière que ceux du fameux grand chemin des géans (giants caus-way), en Irlande.

Je retournai à Dundée et j’y restai encore quelques jours : un soir revenant à pied d’une maison de campagne, qui est à cinq ou six milles, je liai conversation avec deux jeunes gens qui me semblèrent du commun ; je leur demandai quel était l’origine de la ville ? Ils me dirent que des Bénédictins rassemblèrent les habitans, et donnèrent à leur couvent et au rassemblement qu’ils réussirent à former auprès, le nom de Deo datus, d’où était venue Dundée. Quoique l’étymologie me semblât furieusement altérée, je la reçus pour bonne. Cela me mit en train de leur faire d’autres questions, auxquelles ils firent les réponses les plus judicieuses. Ils avaient sur-tout très-présentes les expéditions des Romains dans l’Écosse, qu’ils m’assurèrent avoir laissé par-tout des traces de leur passage. Je m’informai, si le poste fortifié au sommet d’une montagne à quelque distance de la ville, était l’ouvrage des Romains ? Non, dit l’un, car il est rond, et tous les postes romains sont quarrés ; il finit par dire, qu’il le croyait danois.

Je me remis en route, et arrivai à Aberbrothick par une pluie à verse. Après m’être séché de mon mieux, je fus visiter le port, qui est fort peu de chose, et bon seulement pour les petits vaisseaux. Il est défendu par une batterie, qui fut élevée après l’insulte qu’un corsaire français s’avisa de faire à la ville, dans la guerre d’Amérique. Il osa demander une contribution considérable, et sur le refus, il tira quelques coups de canon, qui effrayèrent beaucoup les habitans, qui n’avaient pas même un vieux pétard pour lui rendre le salut. On me montra trois ou quatre trous, que les boulets avaient faits dans les murailles d’une maison, et on convint que s’il n’eût demandé qu’une somme modique il l’eût obtenue. Je fus conduit dans les belles ruines d’un ancien couvent de Bénédictins ; car ces mêmes Écossais, qui semblent si bonnes gens à présent, ont, dans le temps, fait aller gaiement l’ouvrage du Seigneur, comme on disait alors : ils ont détruit de fond en comble à la réformation, presque toutes les anciennes églises, et ont ainsi renversé, pour satisfaire un zèle assez peu sensé, des monumens qui faisaient honneur à leur pays, et dont la perte ne se pourra jamais réparer.

D’Aberbrothick, je fus présenter une lettre à un fermier de ce pays. Il était catholique, et j’avoue que j’en fus bien aise, afin de connaître si leurs manières avaient quelque chose de différent des autres, mais elles me parurent être les mêmes.

Montrose est une petite ville, mais elle a un bon port, et est assez bien bâtie. On voit vis-à-vis un pont de bois, séparé dans le milieu par une petite île ; ce pont a coûté plus de quinze mille livres sterlings, et l’on a enfoncé les piles dans un endroit où il y avait plus de trente pieds d’eau : c’est un bel ouvrage, qui l’eût pourtant été infiniment davantage, si au lieu de le faire en bois, on l’eût bâti en pierre ; mais il eût coûté plus que le double de la somme ; probablement ce sera pour la race future. Le propriétaire de l’île espère pouvoir y bâtir un nouveau quartier ; ce serait convenable pour les marchands, dont les vaisseaux pourraient venir à leur porte.

Ce qui surtout est remarquable à Montrose, c’est l’hospitalité et la politesse dont se piquent les habitans. La campagne aux environs est couverte d’un grand nombre de maisons, appartenantes à des particuliers riches, qui vivent de la manière la plus honorable. Comme rarement la facilité des manières, marche sans être accompagnée de qualités encore plus essentielles, aussi Montrose est-il fameux pour les souscriptions nombreuses, qui se lèvent souvent pour les pauvres.

Ils ont aussi une manière de penser très-libérale, et quoique religieux, sont bien loin d’être importuns pour ceux qui pensent différemment.

J’eus occasion d’aller plusieurs fois au bal, que les propriétaires donnent par souscription toutes les semaines à Montrose. La danse écossaise, ou reel, est extrêmement difficile à suivre pour un étranger ; la mesure en est si précipitée et si différente des contredanses françaises, qu’on en voit fort peu qui y réussissent ; l’air même paraît monotone à un étranger : c’est toujours le même refrain ; mais c’est quelque chose d’original de voir l’espèce de fureur qui saisit toute l’assemblée, lorsque ce bienheureux fron, fron, fron commence à être raclé par les archers maudits des ménétriers. Jeunes et vieux, grand’mères et petites filles, ministres et médecins, chacun se lève et saute.

Il est assez singulier, que tous les pays ayent une danse favorite qui leur est particulière, et que souvent, l’air qui en charme les habitans n’ait pas le moindre agrément pour un étranger. Nous avions nos danses en Bretagne : quelques personnes de ce pays, dont je conserve toujours un souvenir agréable, avaient eu la bonté d’en apprendre l’air. Il me faisait grand plaisir, et les autres paraissaient l’écouter aussi froidement, que moi le reel écossais.

Au surplus, on boit sec dans ce bon pays ; j’ai plusieurs fois assisté à des libations assez copieuses ; mais sur-tout, je n’oublierai jamais le Lisbonne blanc d’un certain docteur, qui à force de charger le verre de toasts royalistes, auxquels je ne pouvais me dispenser de faire raison, me fit monter tant de loyauté à la tête, que la muraille n’était pas de trop pour retourner à mon auberge.

À trois milles au nord de la ville on rencontre un beau pont, qui traverse une vallée et une rivière assez large, près de son embouchure. On y lit une longue inscription, haute de huit à neuf pieds, placée sur le garde fou : — « Traveller, pass safe and free upon this bridge[61], — qui fut bâti sur ce dangereux torrent, et apprends que tu en es redevable aux générosités de Mr. un tel qui paya tant, un tel tant, etc. » De l’autre côté, sur une pierre moins grande, le voyageur est aussi informé, que le roi a fait les frais de cinq cents livres sterlings pour achever de compléter l’ouvrage. Après avoir remercié tous ces messieurs, comme je le devais et comme ils semblaient l’attendre, faisant même une profonde révérence à la pierre du roi, quoique son cadeau me semblât bien mince en comparaison des six milles et quelques cents livres sterlings, écrits de l’autre côté. Je passai sûrement dessus, comme on m’exhortait à le faire, et ne pus m’empêcher de penser à l’épigramme de Piron, qui, à Beaune, sur une inscription pareille, après ces mots, ce pont a été bâti, etc., ajouta ici, et couvrit la seconde ligne de plâtre ; de sorte que le voyageur étonné, apprenait avec surprise, que le pont sur lequel il passait, avait été fait dans l’endroit même.

Je traversai une dixaine de milles d’un pays qui me parut bien cultivé, quoique un peu nud ; je m’arrêtai à une cascade près du bord de la mer, dont on a rendu les approches très-agréables par des allées coupées dans un petit bois, qui la couvre presqu’entièrement, et bientôt j’arrivai à Benholm, où je reçus l’accueil le plus flatteur. C’est toujours avec reconnaissance, que je me rappelle les bontés et l’intérêt que Mr. et M.de Robertson Scot, m’ont témoigné.

Brechin est une petite ville, neuf milles à l’ouest de Montrose ; elle est située sur de petites collines qui en rendent la situation extrêmement agréable, les arbres, qui sont assez rares ailleurs, y sont très-communs, et lui donnent un aspect champêtre. C’était autrefois le séjour de l’évêque qui jouissait d’un grand pouvoir dans le pays, et de biens considérables.

On y voit une ancienne tour, dont on ne connaît ni l’usage, ni l’origine ; elle est ronde et peut avoir douze ou quinze pieds de diamètre, sur cent de hauteur ; l’ouvrage de maçonnerie est parfaitement lié ensemble, quoique de l’antiquité la plus reculée. Il y a des personnes qui prétendent qu’elle fut bâtie avant l’ère chrétienne, et que la pierre sur laquelle est marquée la crucifixion, avec quelques inscriptions y ayant rapport, n’y fut appliquée que long-temps après. Quoi qu’il en soit, par sa hardiesse, et la solidité de l’ouvrage, elle mérite d’être visitée par l’étranger ; elle tremble visiblement lorsque le vent est fort, et paraît entièrement séparée de l’ancienne cathédrale, qui a été bâtie à côté, et au coin de laquelle elle est située[62].

Le château est bâti dans le goût antique, avec une longue allée de beaux arbres ; la rivière coule au bas de la terrasse à une hauteur de cinquante à soixante pieds. De l’autre côté de la rivière, est la maison de Kinnaird, bâtie sur le modèle d’un ancien château : c’est un grand bâtiment, que son propriétaire, sir David Carnegie, rend infiniment agréable à ses voisins et à l’étranger.

Forfar, la capitale de l’Angus, n’a de remarquable que le lac où furent noyés les meurtriers de Malcolm, roi d’Écosse, en essayant de le passer sur la glace. On voit à quelque distance un camp romain très-bien conservé, et dont les remparts sont très-élevés ; on y voit aussi quelques pierres sculptées, monumens grossiers d’une victoire sur les Danois. La longue vallée dans laquelle est Forfar, traverse toute l’Écosse, depuis Ben-Lomond, jusqu’au-delà de Bervy.

Laurencekirk est une nouvelle petite ville dans la même vallée, bâtie par lord Gardenston, un des juges de la cour de session, le même qui a fait élever à ses frais, le petit temple dans lequel est la fontaine d’eau sulphureuse à Édimbourg. Il a réussi à établir et à faire fleurir des manufactures ; dans un pays presque désert avant cet établissement. Il y a bâti une belle auberge, et y a fondé une bibliothèque pour l’usage des étrangers, qui sont priés d’écrire quelque chose sur un livre qu’on leur présente, ainsi qu’il se pratiquait à la grande Chartreuse en France, après y avoir reçu l’hospitalité.

Je ne l’ai jamais vu ! il est mort avant que je ne vinsse dans ce pays, mais il m’est flatteur d’avoir une occasion de rendre hommage aux efforts des talens, guidés par la bienveillance.

On voit à quelque distance un pont bâti sur un torrent rapide, à l’instant de sa chûte. Je fus ensuite me présenter chez le révérend Walker, ministre de la paroisse, quinze ou vingt milles plus loin. Si dans le fond des provinces de France un voyageur s’était arrêté chez un curé de campagne, il l’eût trouvé, j’imagine un bon humain, mais c’est tout ; ici je fus reçu, et l’on me parla sur toutes espèces de sujets, avec la politesse d’un homme du monde, on m’y donna de plus de très-bons erremens, pour la course que j’avais envie de faire, même pour les parties les plus éloignées.

L’ancien château de Dunnotar est très-extraordinaire, il est sur le bord de la mer, presque entouré d’eau, et situé sur un roc escarpé que les habitans appellent avec juste raison plum Pudding rock (rocher de Pudding aux prunes). La singulière incrustation de cailloux de différentes formes, grosseur et couleur, dans une espèce de ciment, que le temps a aussi changé en pierre, le rend en effet semblable à un Pudding de raisins ou de prunes.

À en juger par les ruines, Dunnotar devait être une place considérable ; la plupart des voûtes sont entières, et parfaitement bien conservées ; on peut se promener assez long-temps dans ces sombres demeures. L’on y montre des prisons horribles, qui peuvent donner une juste idée du black-hole (trou noir) de Calcutta, où soixante prisonniers Anglais furent étouffés. Dans quelques-unes, on ne pouvait descendre que par une trappe, et l’air n’y pouvait arriver que par un trou quarré de six pouces de diamètre, pratiqué dans l’épaisseur du mur, et dont l’ouverture était trente pieds au-dessus, de sorte que la plus faible lumière n’y pouvait pénétrer.

On y voit aussi une voûte très-longue où l’air n’entrait que par un trou rond, semblable à celui d’une meurtrière ; l’homme qui me conduisait, m’a dit que la tradition rapportait, qu’on y avait enfermé jusqu’à cent cinquante malheureux, qui y étaient péris pour la plupart.

J’y ai vu les restes d’un bâtiment assez semblable à quelques-uns en Suisse ; la cheminée est bâtie en cône et occupe tout l’espace, le foyer est placé au milieu, sans autre jour, que l’ouverture par laquelle la fumée s’échappe, à la hauteur de trente pieds à-peu-près. En Suisse les murailles sont tapissées jusqu’au sommet, de langues, de jambons et de saucissons. J’ai tout lieu de croire que l’on avait le même usage ici. Le donjon paraît plus ancien que le reste ; on y voit trois voûtes, les unes sur les autres, et le sommet de la tour domine le reste du château et une partie du pays. Ce rocher est de toutes parts perpendiculaire, et presqu’entièrement isolé au milieu de la mer ; pour y entrer, il est nécessaire de descendre au fond de la vallée, et de remonter ensuite. La confusion des rocs dans lesquels la mer a pratiqué des caves considérables, est presque autant digne de l’attention que le château même. Au milieu de l’enceinte, il y a un bassin d’une eau pure, dont la source fut peut-être autant la cause d’un rassemblement, que les idées de défense.

Ce fut de cette place, qu’une dame du nom d’Ogilvy, sortit avec les ornemens royaux d’Écosse sous sa robe ; elle traversa le camp de Cromwel qui l’assiégeait, et dont son frère était le commandant ; elle les porta dans sa maison, et les garda jusqu’à la restauration de Charles second, à qui elle les a présentés.

Ce château et plusieurs autres grandes maisons et des terres considérables, appartenaient au comte Marischall[63] ; et furent confisqués après l’expulsion du Prétendant, dont il avait embrassé la cause. J’ai reçu l’hospitalité dans la principale maison qui lui appartenait, et j’ai cru remarquer que les habitans conservaient toujours un grand respect pour cette famille, dont le dernier est mort au service du roi de Prusse il y a quelques années.

Le pays depuis Perth, en suivant le cours du Tay, et ensuite les bords de la mer, à quelques milles au nord de Stonehaven, est assez bon, et bien cultivé ; près de cette dernière ville, il y a quelques terrains, qui sont loués au prix énorme de sept à huit guinées l’arpent. De là, jusqu’à Aberdeen la scène change, tout le pays est presque couvert de tourbe, on y a pourtant fait quelques améliorations dans ces derniers temps ; les grands propriétaires y ont planté du bois, qui paraît venir assez bien.

On m’a assuré que les habitans de ces côtes, étaient, de temps immémorial, adonnés à la contrebande des vins ; quoiqu’à présent ce ne soit plus si commun, j’y ai cependant bu de très-bon champagne rouge, qui n’avait guères coûté qu’un shilling la bouteille ; le propriétaire n’en savait pas le nom, et l’avait eu parce que le marchand, poursuivi par les commis, était bien aise de s’en défaire à quelque prix que ce fût.

Les gens du commun, près de Stonehaven sont de terribles buveurs de whisky, ils en boivent, m’a-t-on dit, une ou deux bouteilles par jour, et se ruinent tellement la santé, que communément ils ne meurent pas vieux. Un ministre dans les environs, dit que depuis dix à douze ans, qu’il est établi dans sa charge (paroisse), il a déjà vu trois générations, c’est-à-dire, que la plupart des maisons, ont changé trois fois de maîtres.

Stonehaven est une jolie petite ville, elle a un port sûr, mais dont l’entrée est difficile. Ce fut dans cette ville, que j’eus occasion de connaître, de quelle manière les comtés en Écosse étaient gouvernés, quant à leur police intérieure, et quel mode on suivait pour la répartition de l’impôt. Les propriétaires, qui ont le droit de paraître aux assemblées, se nomment freeholders (ou tenans libres), ils y viennent comme représentans de telle propriété, dont le montant fut fixé il y a bien des années ; on n’en compte que quatorze dans ce comté (le Mearns-Shire) qui ayent le droit d’y siéger. Après les affaires finies, qui ordinairement ne les fatiguent pas beaucoup, ils dînent ensemble, et se dispersent. Ils sont encore obligés de renoncer au Prétendant et au Pape, auxquels personne ne pense. Sans ce serment, qu’ils renouvellent chaque année, ils ne pourraient pas remplir leur place ; cela prouve que dans tout pays on tient à la forme. Ce sont aussi les freeholders, qui élisent parmi eux leurs représentans au parlement ; chaque comté y en envoie un, excepté deux ou trois petits, qui ne députent qu’alternativement ; il y a en outre, quelques villes, ou bourgs, qui ont aussi le même droit ; en y joignant seize pairs écossais, on trouve toute la représentation de l’Écosse, au parlement de la Grande Bretagne. J’ai souvent entendu des gens se plaindre qu’ils n’étaient pas suffisamment représentés ; mais le nombre ne fait rien à l’affaire, la seule chose sur laquelle puisse se régler un étranger, pour savoir si la forme du gouvernement d’un pays est bonne, et conforme au génie des habitans, c’est de voir s’il est florissant : d’après cela il n’y a pas le moindre doute, qu’on ne jugeât favorablement celle de ce pays.

Après avoir traversé pendant sept à huit milles un pays de bruyères et de tourbes, la vue se promène tout-à-coup sur la riche plaine, dans laquelle est située Aberdeen[64]. Cette ville est assez grande et peut contenir vingt-cinq mille habitans, y compris l’ancienne, distante d’environ un mille : il y a dans l’ancienne ville une université fameuse, dont les jeunes gens portent une redingotte rouge avec des manches pendantes. On y voit aussi l’ancienne cathédrale, dont le chœur seul a été détruit. Un peu au nord, il y a un pont d’une seule arche, très-large, et pointue à la clef ; il traverse la Don, petite rivière dont les bords sont très-resserrés dans des rochers escarpés. J’en trouve la position préférable à celle de la nouvelle ville, quoique pas si favorable au commerce ; cette dernière est en général mal bâtie et très-irrégulière. Cependant on y rencontre, ce qui manque dans toutes les villes de la Grande Bretagne, je veux dire un quai sur le bord de la rivière, et sur lequel les vaisseaux débarquent les marchandises devant les maisons. Deux milles plus bas qu’Aberdeen, à l’embouchure de la rivière Dee, la communauté de la ville a fait à ses frais, une jetée d’énormes pierres de taille, qui s’avance assez loin dans la mer pour la garantir des sables que la marée y apporte. Cette ville fait en grande partie son commerce avec la Norvège et la Baltique, où elle envoie le produit de ses manufactures, qui ainsi qu’à Montrose, Bervy, et Stonehaven, consiste principalement en grosses toiles, pour les voiles de vaisseaux et pour les nègres.

J’ai entendu dire que leur grand nombre avait causé parmi les enfans qu’on y emploie, un libertinage qui les abâtardit visiblement : il y a des manufacturiers qui veillent de près au maintien du bon ordre chez eux, et même à l’instruction des enfans qu’ils emploient. Il serait à souhaiter qu’un si bon exemple fût plus généralement suivi, je crois que si on encourageait les ouvriers à bâtir de petites cabanes au milieu d’un terrain propre à la culture de quelques légumes, comme à Birmingham, cela produirait bientôt de très-bons effets.

On venait d’établir dans cette ville une manufacture de whisky (ou eau-de-vie de grain) : on peut juger de son immensité, par l’incroyable imposition de vingt-cinq mille livres sterling, que les propriétaires s’étaient engagés à payer chaque année au gouvernement.

J’arrivai à travers un pauvre pays, à Fintray-House, chez sir William Forbes, à neuf milles d’Aberdeen. Son jardin potager mérite l’attention ; on y voit un pêcher placé dans une espèce d’armoire de papier huilé, qu’on ouvre quand il fait beau ; il y en a aussi un autre, couché à deux pieds de terre sur le fond de laquelle on a mis du sable, pour augmenter la chaleur par la réverbération des rayons du soleil, il est couvert par un chassis de verre, comme les melons ; l’une et l’autre de ces expériences, la dernière particulièrement, ont réussi à faire avoir de très-beaux fruits. On en a fait une autre sur un poirier, dont on a couvert la moitié, avec une planche large d’un pied, au sommet de la muraille. La partie couverte était chargée de beaux fruits, l’autre n’en avait que quelques-uns, de fort peu d’apparence.

Je me rendis de là, chez Mr. Michael Forbes, frère de sir William. Sa maison a été bâtie au milieu de la bruyère, et les champs fertiles qui l’approchent, ont aussi été tirés du même état. Quelque part qu’on aille en Écosse, l’industrie y a fait de tels progrès dans ces derniers temps, qu’à peine trouverait-on des propriétaires qui n’ayent amélioré une partie de leur terrain, et n’ayent changé la face misérable de la bruyère, en bois ou en terres labourables.

Montrose et Aberdeen partagent le droit d’envoyer un membre au parlement, avec Kintore et Inverury, deux pauvres villages décorés du nom de ville, et qui cependant ont autant de droit à la représentation parlementaire.

Ayant monté de grand matin à cheval, je vis dans mon chemin deux ou trois postes des Danois, et je descendis à Old Meldrum, ville assez considérable pour sa position centrale. Je continuai ma route à pied, et quoiqu’il y eût encore vingt-huit milles, j’arrivai le soir à Banff, après avoir traversé un pays peu habité, mais cependant pas très-mauvais. Avant de gagner la ville, j’aperçus sur une colline de sable, couronnée par un petit temple, plus de lapins de toutes couleurs, que je n’en avais vu de ma vie ; malgré ma fatigue, je cédai au désir de me promener au milieu d’eux : ils sont presque privés, et ne fuient que lorsqu’on cherche à les prendre. Lord Fife les loue vingt-cinq livres sterlings par an, et ils sont si communs, que le couple, dépouillé de sa peau, se vend deux pences et demie, (cinq sous de France).

Banff est une jolie petite ville, fort bien située : on a fait de grands frais pour améliorer son port, qui est petit et très-exposé au vent. Avec une dépense médiocre, on pourrait aisément remédier à ces trois grands inconvéniens. Il ne s’agirait que de creuser le lit de la rivière et de construire à deux cents toises à-peu-près de son embouchure, près du château de lord Fife, une écluse pour en retenir l’eau à marée basse ; cela vaudrait beaucoup mieux que de s’obstiner à faire des frais inutiles au milieu des rochers.

Je m’informai des manières des habitans, dans la partie que je me disposais à parcourir, et je reçus des informations qui m’ont été très-utiles ; j’appris, qu’avec une prise de tabac et du whisky, on était presque sûr de gagner le cœur des montagnards. Je profitai de l’avis sur-le-champ, et me fournis d’une tabatière qui dans la suite a joué un assez joli rôle, et m’a servi plus d’une fois d’introduction avec les bons paysans du pays : quant au whisky, il a toujours été mon compagnon de voyage, et son parfum délectable m’a quelquefois attiré des remerciemens et des complimens gaelic des plus élégans.


MER DE L’OUEST.


Les montagnes d’Écosse.


À quelque distance de Banff, on se trouve sur les possessions du duc de Gordon, dont l’extrême attention, à améliorer son immense domaine ne saurait être trop louée ; de toutes parts on ne voit que bois plantés, terres nouvellement défrichées, lacs desséchés, et mis en valeur : les ponts manquent cependant sur plusieurs petites rivières, où le voyageur à pied se trouve très-embarrassé et est obligé d’attendre que quelqu’un à cheval se présente, et veuille bien le transporter à l’autre bord sur la croupe de sa monture, du moins c’est ainsi qu’il me fallut faire, pour éviter de faire un long circuit.

Au risque d’être emporté par le courant, les voyageurs sont obligés de traverser dans un bateau le Spey, torrent très-rapide près de Fochabers. Comme la rivière est peu large, et le courant très-rapide, il serait convenable de faire usage d’un bac, tel que ceux dont on se sert sur le Rhône. Rien ne peut être plus simple et plus sûr. Une longue corde traverse la rivière solidement attachée à deux piliers ou deux chênes sur les bords, une roulette de métal glisse dessus, et la barque qui y tient par un autre cable, va d’un bord à l’autre, par le seul mouvement du gouvernail, sans aucun danger, et au moyen d’un seul homme, tandis qu’il y en a sept ou huit à Fochabers.

Le duc de Gordon a près de cette petite ville, un immense et superbe château, dont la façade a deux cents vingt pas ordinaires de long à ma marche, ce que je suppose faire à-peu-près cinq cents cinquante pieds. On a sacrifié la beauté de cette longue file de bâtimens, au désir de conserver une vieille tour, qui est dans le milieu, et qui en défigure le front. Je me suis amusé à en compter les fenêtres, et j’en ai trouvé plus de quatre cents dans les deux façades, non compris celles des cours de l’intérieur. Si l’on suivait jusqu’à ce nombre la proportion de l’impôt sur les fenêtres, de telles maisons seraient d’un grand profit au gouvernement ; mais je crois qu’on ne peut payer plus de cinquante guinées pour cet article, qu’on tâche d’éviter autant que possible ; j’ai remarqué plus d’une fois, que la plupart des maisons neuves, n’ont que trois fenêtres de face à chaque étage ; l’imposition n’ayant pas lieu pour les six premières, et n’étant que peu de chose pour les six autres.

Le duc de Gordon avait dans l’intérieur des terres, un bois considérable de sapins ; la difficulté des charrois le rendait inutile. Une compagnie anglaise l’a acheté pour la somme de dix mille livres sterlings, et a dépensé près du double pour rendre les chemins praticables jusqu’à la mer.

Près d’un lac nouvellement desséché, un paysan à cheval m’ayant long-temps considéré, en marchant près de moi me fit enfin la question ordinaire, de quel pays êtes-vous ? je lui répondis, de Turquie ; il me demanda si je n’étais pas un docteur ? je lui dis d’abord que non, mais comme il voulut absolument que je fusse médecin, il fallut bien que j’y consentisse ; mon homme descendit de cheval, et m’offrit de le monter à sa place. Je le refusai, mais il insista ! Quand je fus sur son bucéphale, il me fit différentes consultations pour sa femme, qui avait la jaunisse ; je répondis gravement, en l’interrogeant sur les différens simptômes, et lui conseillai d’avoir plus de soin d’elle dorénavant, d’être un bon mari à toutes heures, de ne pas trop la faire travailler, de lui donner une bonne nourriture, et du vin s’il le pouvait : Hippocrate n’aurait pas mieux parlé. Bientôt après je le quittai, il remonta sur son cheval, et disparut. Étant un peu las, je m’arrêtai dans un petit village, où vraisemblablement mon homme avait rapporté à ses connaissances, l’ordonnance salutaire du médecin turc ; il y a apparence qu’elle plut aux bonnes femmes du pays, car un grand nombre vinrent aux fenêtres de l’auberge, afin de jouir de la vue de celui qui l’avait prescrite ; elles m’auraient vraisemblablement, volontiers engagé à ordonner la même chose à leurs maris. Mais moi que la médecine fatiguait déjà, craignant d’avoir à faire avec la faculté, je payai promptement, et m’en fus par les derrières.

Je n’eus pas fait trois milles que passant près d’une ferme isolée, je trouvai mon homme et sa femme en sentinelle sur le pas de la porte ; du plus loin qu’ils me virent ils coururent à moi, la femme sur-tout me fit mille caresses, elle m’engagea à entrer dans la maison, où je fus régalé de petit lait, de cakes, de pommes de terre, enfin de tout ce qu’ils avaient. Une jeune fille de seize à dix-sept ans, assez gentille, me servit tout cela, avec la meilleure grâce possible. Pour la récompenser de son attention, j’engageai le papa à la marier promptement, par ordonnance du médecin. On me fit encore différentes consultations pour les enfans ; j’ordonnai qu’on eût soin de les tenir proprement autant que possible, et de ne point les laisser boire de whisky, que ces bonnes gens regardent comme le remède à tous maux ; ils en font avaler une grande cuillerée à l’enfant nouveau né, pour lui donner des forces, et l’empêcher de crier pendant qu’on le baptise. Il est surprenant de voir comme les enfans sont enclins à boire de ces liqueurs fortes, qui étranglent l’homme qui n’y est pas accoutumé.

Ce bon homme me fit voir sa ferme, sa grange, son bétail, à chaque article il me demandait quel était l’usage de mon pays. Les paysans Écossais sont très-questionneurs, et n’en valent que mieux, il y a toujours quelque chose à profiter dans la conversation d’un étranger. Pour achever de lui gagner le cœur, je présentai ma tabatière, et offris la prise ; le cher homme était enchanté, et en me reconduisant sur le chemin, il laissa exhaler sa joie d’avoir eu le bonheur de rencontrer un si savant homme.

Les habitans font sécher leur avoine d’une manière qui me parut bien extraordinaire ; ils bâtissent une espèce de four en terre, traversé à la hauteur de quatre ou cinq pieds par de longues perches qu’ils couvrent de paille et de quelques vieilles toiles ; ils placent là-dessus leur avoine qui sèche à la fumée des mottes, qu’ils font brûler dessous.

Depuis que je voyage en Écosse, j’ai pris la précaution de me faire adresser par les maîtres d’auberges chez qui j’ai demeuré à ceux des villes où j’ai dessein d’aller ; et je n’ai plus éprouvé la moindre difficulté à ce sujet ; c’est ainsi qu’on acquiert toujours de l’expérience à ses dépens ; si j’eusse pensé à cela, en partant de Londres, je me serais évité bien des désagrémens ; si cette réflexion peut les sauver à un autre, ils n’auront pas été inutiles.

Le pays près d’Elgin est très-fertile et très-agréable. Avant d’y arriver on passe près d’un canton entièrement couvert de sable, sous lequel les maisons et les arbres ont disparu. Le vent qui souffle des montagnes en apporte de nouveau tous les jours ; il y a des hommes âgés, qui se rappellent avoir vu les toits et les cheminées des maisons paraître sur la surface ; elles sont à présent entièrement couvertes. On prétend, que ce désastre provient d’un remuement de terre, occasionné par la coupe d’un bois dans l’intérieur. C’est la seule partie de l’Écosse, où j’aye vu du sable en si grande quantité.

Elgin était autrefois le siége de l’évêque, et paraît avoir été considérable, mais on n’y aperçoit à présent que des ruines ; ce qui reste de la cathédrale, la fait vraiment regretter. Le bâtiment, quoique dans le genre gothique, n’était pas très-vieux, il avait été bâti il n’y a guères que trois cents ans, peu de temps avant la réformation. Le roi d’Écosse n’épargna rien pour sa construction, il fit venir des ouvriers d’Italie, il y eut même une quête dans les différens états chrétiens, pour en presser la bâtisse. On voit auprès un baptistère semblable à celui d’Oxford. Le château, le séminaire, les anciens bâtimens appartenans au clergé, tout est détruit de fond en comble.

De quelles fureurs ont dû être animés les peuples de ces pays, dans leurs guerres civiles et religieuses ! Je ne suis plus surpris qu’il reste encore un peu d’enthousiasme, dont la durée peut à la vérité être aussi attribuée à l’incroyable mélange de sectes, et aux troubles qui ont agité ce pays, lors de l’expédition du prince Charles, en 1745.

C’était le moment de la récolte, la campagne était animée ; j’aperçus une danse, cela me donna envie de connaître quels étaient les reels écossais, dont j’avais tant entendu parler ; j’en avais bien vu, mais c’était parmi des gens riches dans un bal. Ici c’était la simple nature, je fus surpris de la vivacité des pas ; ils n’étaient pas élégans, mais ces bonnes gens semblaient avoir bien du plaisir ; ils se tournaient et se retournaient, faisaient des sauts, poussaient des cris de joie ; il y avait particulièrement quelques montagnards dont la joie excessive dérangeait souvent le philibeg, mais personne n’y prenait garde. — L’usage fait tout.

Après cette petite récréation, je continuai ma route plus lestement ; je vis à quatre milles de Forès, le camp retranché des Danois de Brughs-head (cap de Brugh), sur un roc escarpé qui s’avance dans la mer ; il a encore des restes de fortifications très-visibles ; il est entièrement isolé. À un mille de là, est le champ de bataille où le roi d’Écosse remporta une victoire décisive sur les Danois, en 1008 ; une pierre haute de vingt-cinq pieds, couverte de quelques figures grossières d’hommes nuds, armés de massues, poursuivant des lions qui fuient, est le trophée qui fut élevé par les vainqueurs, et qui fixent encore l’attention[65]. La campagne aux environs de ce monument est dans le meilleur état ; elle était alors couverte d’une abondante récolte. Les moissonneurs se livraient à la joie ! En tout pays, le pauvre se réjouit plus à la vue de l’abondance, dont il n’a que la peine, que le propriétaire qui en jouit.

Forès est une très-petite ville : à quelques milles de là est situé le vieux château du comte de Murray : j’y allai pour voir la grande salle gothique. Ce fut un cuisinier français qui me la montra ; après avoir fait quelque chemin avec moi, me prenant peut-être pour un député de la propagande, il se démasqua et me débita avec une vélocité vraiment jacobine, que le roi était un despote, les nobles des tyrans, et toutes les autres fadaises, que le peuple répète sans trop savoir ce qu’il dit. Je le priai fort honnêtement de se mêler de ses sauces.

En me rendant à Nairn par une route de traverse, je me reposai près d’une maison ; une jeune personne, qui attendait son frère, se présenta, je lui demandai si je pouvais avoir un verre d’eau ? elle me fit entrer, et bientôt la famille vint à moi, et m’offrit toutes sortes de rafraîchissemens ; je suis fâché de ne pas savoir le nom de ces braves gens, qui ensuite m’ont conduit à quelque distance dans mon chemin. Leur maison, qui paraît une assez bonne ferme, est à quatre ou cinq milles au sud de Nairn, dans l’intérieur des terres. L’humanité et la politesse ne sauraient jamais être trop louées.

Le fort George est la seule fortification régulière, que j’aye vue dans la Grande Bretagne. Il fut bâti après les troubles de 1745, et est parfaitement entretenu ; il commande l’entrée du bras de mer d’Inverness, qui n’a guères là qu’un mille de large, tandis qu’un peu plus loin il en a sept ou huit. Ce bassin ressemble assez à celui de Toulon ; l’entrée en est très-étroite, et il forme ensuite un golphe ; on aperçoit de l’autre côté les côtes du Cromarty et la petite ville de Fortrose.

Suivant les côtes par un pays assez bien cultivé, je passai près du château de Stwart, où je m’arrêtai un moment, afin d’en considérer les ruines, juste image de la famille dont il porte le nom, et à qui il appartint.

Bientôt j’arrivai au château de Culloden, chez Mr. Arthur Forbes, pour qui j’avais une lettre ; le lendemain je fus visiter le fameux champ de bataille du même nom, où la fortune des Stwarts fut totalement décidée en 1745. Il est à deux milles du château, sur une hauteur marécageuse et couverte de bruyère, où l’on parvient par un bois assez considérable le long du côteau. Les endroits où on a enterré les morts sont parfaitement distincts ; il y pousse de l’herbe, et partout ailleurs il n’y en a point. En remuant la terre avec mon bâton dans les endroits où il y avait de la verdure, je touchai les corps, et j’amenai plusieurs grands ossemens qu’après les avoir considérés quelque temps avec une attention mélancolique, j’ai respectueusement rendus à la terre.

Le champ de bataille, est à trois ou quatre milles du château de Stwart, qui fut le berceau des princes de cette maison. Ainsi l’on peut dire avec raison, que la même terre les a vu naître et mourir. Les habitans en parlent sans amertume, et si je l’osais dire (quoiqu’à présent très-attachés à la maison régnante) avec une espèce de regret. On reproche au Prétendant d’avoir livré bataille pouvant l’éviter, et attendant du Caithness des secours considérables, qui devaient arriver trois jours après. Parlant à un vieux paysan, qui avait l’apparence martiale, et quelques balafres : « N’avez-vous pas été soldat ? » lui dis-je ; soldat, répondit-il, je ne l’ai jamais été que pour le prince Charles.

Beaucoup de batailles ont été plus sanglantes ; il n’y a pas eu en tout cinq mille hommes de tués : aucune n’a été si décisive ; depuis ce moment, il ne s’est fait aucun mouvement en faveur des Stwarts, et la maison de Brunswick a été paisiblement assise sur le trône ; on a remarqué que le duc de Cumberland, gagna cette bataille le jour de son anniversaire, et que ce fut la seule qu’il n’ait pas perdue.

Les vainqueurs ont souillé leur victoire par des cruautés inutiles, tant sur les vaincus, que sur ceux qui étaient soupçonnés d’être de leur parti. Ils ont détruit leurs possessions et brûlé leurs maisons ; un grand nombre des partisans de la maison de Stwart, eut ses biens confisqués. Dernièrement, le gouvernement par une politique humaine et très-sage, s’est fait des amis fidèles, en faisant rentrer dans leurs propriétés, les descendans de ceux qui s’étaient trouvés mêlés dans cette affaire.

Durant les troubles de cette invasion, une dame du pays empêcha son mari d’y prendre part, d’une manière très-singulière. Le mari était partisan de la maison de Stwart, et il avait annoncé l’intention de rejoindre le lendemain, le dernier prince de cette maison qui ait paru dans la Grande Bretagne. Après avoir épuisé toute sa rhétorique pour l’en dissuader, sa femme à la fin lui demanda pour toute grâce, de déjeûner avec elle avant de partir : l’autre ne crut pas pouvoir lui refuser cette légère faveur. Il était botté, prêt à partir, son cheval était à la porte ; la bonne dame, sous le prétexte de faire le thé, prit la bouilloire qui était sur le feu, et tout d’un coup remplit sa botte d’un torrent d’eau bouillante. On peut aisément imaginer la fureur, que la douleur causa au brave homme. « Tue-moi si tu veux, » lui dit sa femme, « mais je n’ai trouvé que ce moyen pour te sauver de la rage des deux partis. Qui pourrait trouver mauvais que tu ne te montrasses pas, puisque j’espère que d’ici à long-temps, tu ne sauras bouger ? » — Il y a bien des gens de ma connaissance, qui ne seraient pas très-fâchés d’avoir été échaudés de la sorte.

La capitale du nord de l’Écosse, Inverness, quoique petite, étant la plus grande ville du pays, est le lieu de rassemblement des gens riches du Caithness, du Sutherland et du Ross-shire ; je suis fâché de n’avoir pas été dans ces parties éloignées, il n’y avait plus que cent milles pour arriver à Johnny Grott’s House (la maison de Jean Grott), le point le plus au nord de la Grande Bretagne ; la saison était si avancée que je n’ai pas osé risquer ce voyage.

Cromwel a détruit le château d’Inverness, il était situé sur la rivière Ness qui est abondante en saumons ; la pêche en est assez ingénieuse : le courant est barré avec des espèces de trappes, par où les saumons peuvent remonter, mais non descendre. Quand le moment de leur retour à la mer arrive, on les prend par milliers. Ce sont des gens de Londres qui ont affermé cette pêche, et l’on ne peut qu’avec beaucoup de peine avoir du saumon à Inverness.

Les habitans du sud de l’Écosse ont un patois anglais, qu’ils appellent écossais ; mais ceux des montagnes ont une langue absolument différente, qu’ils appellent gaelic du côté de Ben-Lomond, et quelquefois Erse ou celtique dans cette partie. Les habitans de la campagne aux environs d’Inverness parlent celtique ou gaelic ; ils portent le philibeg et se couvrent avec un bonnet bleu, qui a un bouton rouge ; les habitans de la ville ont presque tous des culottes, et un chapeau, les gentelmen (les messieurs) parlent un anglais très-pur, et beaucoup meilleur que dans la plupart des comtés en Angleterre : on attribue cela au long séjour que les troupes anglaises y ont fait à différentes époques. Je n’avais point de peine à m’y faire entendre, avantage dont j’ai souvent été privé dans certains comtés, et que je crois pouvoir expliquer en faveur du pays.

Je présentai ma lettre à Mr. Englis, lord Prévost de la ville ; et sachant que l’évêque de Rhodez était chez son frère, et sur le même terrain où il est né, je demandai à lui offrir mes respects. C’est être dans une position extraordinaire que d’être émigré dans son pays natal. Le lendemain, Mr. Englis me présenta au dessert, une douzaine de diamans écossais, montés sur des épingles d’or, et après avoir dit que c’était une production du pays, il me demanda lequel je trouvais le plus joli ? Je lui en indiquai un. Effectivement, ajouta-t-il, il est bien plus brillant que les autres ; quelque temps après, il me l’offrit en disant, qu’il servirait à me rappeler les montagnes d’Écosse. Il serait difficile de trouver une manière plus délicate de faire un présent, et d’obliger un étranger. Rien n’est plus semblable à la topaze, et il coupe le verre comme le diamant ; il y en a de différentes couleurs ; j’en ai vu de noirs, jaunes, verts, et d’autres aussi purs que le christal.

Je fus voir dans le voisinage une montagne, appelée Craig Phaëdrick, au sommet de laquelle il y a les restes d’une fortification dont les murailles ont été vitrifiées par le feu ; il y en a plusieurs dans ce pays. On pense que ces places peuvent avoir servi de forteresse ou de temple aux Druides. Quelques personnes aussi prétendent que ce sont des vestiges de volcans éteints. Leur forme ne semble nullement se prêter à cette idée.

L’enceinte est un long oval, dans lequel il pousse de bonne herbe, tandis que le reste de la montagne est couvert de bruyère ; il y a deux entrées, l’une à l’est et l’autre à l’ouest : cette dernière particulièrement est plus remarquable. On y arrive par un chemin taillé dans le roc, à la hauteur de dix à douze pieds. Ce qui reste des murailles est peu élevé ; toutes les pierres ou briques, en sont jointes par une matière vitrifiée, qui en fait une masse aussi dure que le roc vif.

On aperçoit dans l’intérieur de l’enceinte quelques enfoncemens, que l’on pourrait croire avoir été des puits ou des caves. Elle est entourée d’un fossé de douze à quinze pieds de large, et dont la muraille extérieure est aussi de pierres jointes ensemble par une matière pareille, et en partie vitrifiées elles-mêmes. Je ne puis guères concevoir quels moyens on a employés pour les mettre dans cet état.

J’ai vu en Écosse différens traités sur ces espèces de fortifications. Mais comme ils ne sont appuyés sur aucuns faits, pas même sur une tradition quelconque, (car les habitans n’en ont aucune). J’ai trouvé que, quoique les explications qu’on tâchait d’en donner fussent assez ingénieuses, elles étaient cependant loin d’être satisfaisantes. C’est ce qui m’a engagé à dire ce que la chose paraît, sans faire de réflexions. J’ajouterai seulement, qu’il est extraordinaire, qu’on ne se soit pas avisé de faire des fouilles dans l’enceinte de ces places : elles donneraient sans doute des lumières sur leur formation.

Du sommet de Craig Phaëdrick, on a une vue très-étendue sur le pays fertile de l’est, et sur les bruyères de l’ouest ; l’on remarque au fond du bras de mer d’Inverness, l’emplacement d’une ancienne abbaye, à laquelle, pour l’agrément de sa situation, on a donné le nom français de Beaulieu. Le pays depuis Banff jusqu’ici, à quelques morceaux près, est généralement fort bon ; celui que je vais parcourir n’y ressemble guères : mais ses lacs et ses montagnes lui donnent un autre genre de beauté, peut-être plus remarquable.

Suivant pendant neuf milles les bords variés de la rivière Ness, j’arrivai sur ceux du lac de même nom. Les hautes montagnes qui l’entourent, sont pour la plupart très-escarpées, et paraissent souvent avoir été coupées à pic, à une hauteur prodigieuse pour faire place au lac. La végétation semble assez animée sur les bords, dans les endroits où les montagnes ne présentent pas une pente si rude. On y voit plusieurs petits bois, mais plus communément une pelouse unie et verte. Le pays est peu habité, on n’y aperçoit que quelques huttes de paysans à des distances prodigieuses les unes des autres ; les habitans d’Inverness m’ayant beaucoup effrayé sur l’état du pays, j’avais porté un peu de pain avec moi, et en passant par un bois de noisetiers dont les arbres étaient couverts de fruits, je m’arrêtai et mêlant le whisky à l’eau limpide des sources qui sont très-communes dans cette partie, je fis un frugal repas qui me sembla exquis.

Quelques milles plus loin je fus voir la chûte du Fyers dans un gouffre sans fond, dit-on. Placé sur un roc qui s’avance près du précipice, j’étais comme abymé dans un enfer d’eau ; la masse tombant perpendiculairement de plus de 150 pieds, faisait un tel bruit, qu’à peine pouvais-je entendre ma voix ; l’air était obscurci, et toutes les plantes à une assez grande distance étaient couvertes d’eau ; je me suis trouvé perdu dans la vapeur, et abasourdi par les rugissemens et l’agitation des vagues contre les rochers.


It boils, and wheels, and foams, and thunders through[66].


La roideur des montagnes, qui tombent à pic dans le lac, n’ayant pas permis de continuer le chemin plus loin sur ses bords, je le quittai à la chûte du Fyers, et suivant le cours de cette rivière je me trouvai dans un pays nouveau pour moi, et habité par de vrais montagnards écossais, sans aucun mélange d’autres habitans.

Quoique le pays semblât pauvre, et les maisons misérables, j’étais cependant étonné de l’apparence de satisfaction et d’aisance que je rencontrais partout ; ce qui sur-tout me frappa, était de ne point voir à mon aspect, cet air étonné, que souvent dans les pays les plus fréquentés, les gens du commun témoignent à la vue d’un étranger, particulièrement quand son habillement et son langage diffèrent du leur. Ici, quoique j’eusse des culottes et un chapeau, et que je ne pusse dire un mot de gaelic, ils me virent passer sans rire, et sans paraître surpris de me voir : tandis qu’à Londres, un étranger dont les bottes ne seraient pas faites à la mode, ou qui aurait un chapeau à trois cornes avec une bourse, risquerait d’être couvert de boue s’il passait dans certains quartiers.

Ma tabatière m’ayant servi d’introduction auprès d’un paysan, qui, quoiqu’il n’entendît pas un mot d’anglais, paraissait comprendre mes gestes et y répondait de même ; je cheminai un ou deux milles avec lui, et j’appris un grand nombre de mots de sa langue par les choses que je lui désignais ; lui ayant montré le soleil, il me dit grian, la terre, talhman ; ayant tiré de ma poche quelques miettes de pain il l’appela arran ; et lui ayant fait sentir ma bouteille, qui était vide malheureusement, l’odeur le frappa, parut lui faire plaisir, et il prononça uisge-bea. Je lui fis entendre, là-dessus, que je désirais en avoir encore ; il me mena à une petite maison, où prononçant arran et uisge-bea, on me fit cuire sur-le-champ une cake sous la cendre, et on remplit ma bouteille, dont je donnai un grand verre à mon interlocuteur, qui parut enchanté de ma manière de faire, et me balbutia des remerciemens, auxquels je n’entendis pas un mot.

Ce pays est très-pauvre, mais la hauteur des montagnes et la multitude des lacs qui le coupent et le diversifient aussi bien que l’habillement, le langage et les manières des habitans, le rendent assez intéressant à parcourir. À la lumière de la yallack, c’est-à-dire de la lune, j’arrivai fort tard, et très-fatigué au Fort Augustus, où mon premier soin fut de me reposer, remettant au lendemain les informations sur le pays. Trente-quatre milles de marche dans un jour, et un dîner de noisettes, n’inspirent guères d’autres désirs de voir, ou de connaître autre chose que son lit.

Le Fort Augustus est une espèce de château ou de caserne retranchée. Le gouvernement y entretient quelques troupes, et un état-major. Il est peu fort, et incapable de résister à une armée régulière, qui, il est vrai, ne s’aventurera jamais au milieu de ces montagnes, à moins qu’elle ne soit amie des habitans. Il est situé au fond, et à l’ouest du lac Ness, qui a vingt-quatre milles de long, sur trois ou quatre de large.

On m’a assuré que ce lac a presque par-tout, de 50 à 60 toises de profondeur. Il a cela de particulier c’est qu’il ne gèle jamais, même dans les hivers les plus rigoureux, non plus que la rivière qui en sort. Quelques personnes attribuent cela à son fond, qui, dit-on, est sulphureux. Je crois difficile d’en donner la vraie raison ; celle-ci ne me paraît pas satisfaisante. Il y a dans la cale un petit vaisseau qui sert quelquefois à transporter des troupes et des provisions. Il y a près du Fort Augustus, et près de l’auberge à moitié chemin d’Inverness, des châteaux vitrifiés comme Craig-Phaedrick, mais je ne les ai pas vus.

Je passai dans la famille du gouverneur Treppeaux, la plus grande partie des deux jours que je demeurai dans le Fort Augustus ; j’y appris assez de gaelic pour demander les choses de première nécessité, commençant, comme à mon ordinaire, par thair dhamb pog (donnez-moi un baiser), avec quoi je me faisais entendre par-tout, — particulièrement des jeunes filles.

Dirigeant ma course vers le fort William, j’eus deux ou trois fois occasion de faire usage de ma bouteille, de ma tabatière, et de quelques mots de gaelic avec les habitans ; les efforts que je faisais pour dire quelque chose dans leur langage leur plaisaient infiniment. Si jamais je refais le voyage, j’adopte le philibeg et le bonnet bleu, et je suis sûr d’y être reçu comme un frère.

On m’a conté, au sujet de leur goût marqué pour le tabac et le whisky, qu’un homme riche demandait un jour à un d’eux, « Ce qu’il pensait qui dût le rendre heureux ? » Le montagnard, après avoir rêvé quelque temps, s’être bien frotté la tête et les épaules, répondit dans le patois écossais : A kirk fu’ a’ sneeshin, an’ a well o’ whisky[67]. — Mais si vous aviez cela, que désireriez-vous encore ? Mair sneeshin, an’ mair whisky (plus de tabac, et plus de whisky) ». Si Mahomet eût établi sa religion en Écosse, voilà sans doute quel eût été son paradis.

Puisque rien au monde ne saurait empêcher les habitans de ce pays, de boire des liqueurs fortes, je vais du moins tâcher de leur en procurer une plus agréable au goût, et plus saine que leur whisky. Il y a certains cantons de la Grande Bretagne, où les prunelliers, (the sloe-tree), sont dans la plus grande abondance. J’ai vu les paysans des environs de Thionville en France, faire, du fruit de cet arbrisseau, une eau-de-vie, que dans le pays on préférait à celle du vin. Le procédé est fort simple : il suffit seulement d’écraser le fruit bien menu avec le noyau et d’en extraire le jus. On laisse ensuite cette liqueur fermenter et se faire, à-peu-près un an avant de la distiller. Il faut la soigner de la même manière que le vin.

Les chemins, quoique dans un pays si peu fréquenté, et d’ailleurs pauvre et sauvage, sont tenus dans le meilleur ordre ; le gouvernement les fait réparer par les soldats aussi bien que les ponts ; il y en a un très-beau, et d’une seule arche à six ou sept milles du Fort William.

La même vallée traverse l’Écosse, depuis le Fort George jusqu’au Fort William. Il est singulier qu’on n’ait pas pensé à y faire un canal : ce serait certainement le seul moyen de donner de la vie à ce pays, et cela ne semble pas offrir de grandes difficultés. Il suffirait de creuser le lit des rivières entre les différens lacs ; quoique l’espace entre Inverness et le Fort William soit de près de 60 milles, il n’y en aurait tout au plus que quinze à ouvrir, et cela en grande partie dans la tourbe ou le gravier.

Les rochers perpendiculaires, n’ayant pas permis de faire toujours passer le chemin le long des lacs, on découvre des hauteurs sur lesquelles on est obligé de monter, d’autres lacs plus élevés, qui pourraient fournir autant d’eau, qu’il serait nécessaire pour les différentes écluses. L’industrie avec laquelle les habitans cultivent le peu de terre propre à la culture, semble mériter cette amélioration qui produirait bientôt des changemens avantageux.

Les chariots dont les habitans de ce pays font usage, ne m’ont pas paru bien adaptés à leur nature montagneuse. Ils sont beaucoup trop lourds. J’en ai vu dans le Jura, qu’on appelle Char-à-bancs, qu’un seul cheval peut traîner chargé de cinq ou six personnes. C’est tout simplement une longue planche supportée sur l’essieu des roues ; il y a dessous un timon qui joint toute la machine, auquel sont attachés avec des crampons de fer, un couvert rond en toile, et une espèce de case où les jambes sont logées. Il y en a aussi dans le même genre, mais sans couvert, pour transporter les marchandises. Quand le cheval est fatigué, il peut s’arrêter sans danger au milieu de la montée la plus rapide : un bâton ferré est suspendu derrière, qui pique en terre, aussitôt que la voiture recule. Ces chariots ne coûtent guères que quatre ou cinq livres sterlings.

Je passai au pied de Ben-nevis, la plus haute montagne de la Grande Bretagne. Elle a 4500 pieds de hauteur ; la neige s’y conserve dans des trous exposés au nord. On voit au pied de Ben-nevis, le vieux quadrangulaire castel d’Inverlochy, autrefois la résidence des rois d’Écosse, et d’où est daté le traité d’alliance que fit un d’eux avec Charlemagne, en 808, pour faire cesser les pillages et les vexations des Francs, ses sujets.

Comme je parcourais les ruines de ce vieux château, un jeune homme habillé à la mode du pays, qui, à son ton et à ses manières, n’était certainement point un homme du commun, m’aborda avec un pot de lait ; suivant l’ancien usage, il commença par en boire un peu, et ensuite me l’offrit. Il voulut bien m’accompagner quelque temps : il me fit voir à quelque distance, le pavé d’une ancienne ville du même nom que le château. On peut le suivre près d’un mille ; mais il n’existe point d’autres vestiges de cette ville, que l’on dit avoir été assez considérable.

Le Fort William, quoique plus régulièrement bâti que le Fort Augustus n’est qu’une bicoque où il y a toujours une garnison d’invalides. Il a cependant été en état de se défendre contre le Prétendant, ce qui prouve bien la faiblesse de l’un, mais point la force de l’autre. Auprès est une petite ville, nommée Maryburgh. La pêche du hareng est très-considérable dans ces parages.

Dans la Grande Bretagne, on déjeûne communément avec du thé ; au sud de l’Écosse on y joint des œufs et du miel ; au nord, depuis Dundée, du poisson sec et fumé ; et dans cette partie on y ajoute des harengs accommodés de quatre ou cinq manières.

Je reçus l’hospitalité chez le capitaine Cochrane, commandant du fort.

Je fus me présenter chez un grand propriétaire, Mr. Cameron of Glen-nevis, dont le domaine a près de vingt milles de long, sur quinze de large, sans autre possesseur que lui. Il peut avoir dix mille moutons qui paissent à l’aventure, sans aucun soin ni l’été ni l’hiver. Le produit de son terrain, l’un portant l’autre, ne va pas à quatre pences, ou huit sous de France, par acre. Sa maison est dans la vallée de Ben-nevis qui est à pic au-dessus. Du sommet de cette montagne, on découvre les îles de l’ouest, et comme elle est la plus élevée, la vue domine sur toutes les autres montagnes. J’étais si fatigué des courses que j’avais faites, et si effrayé par le terrible voyage qui me restait encore à faire, que je crus devoir me ménager, d’autant que c’est une promenade de dix à onze heures. Je grimpai pourtant au sommet d’une moins élevée, de l’autre côté de la vallée, pour voir un autre fort vitrifié, entièrement semblable à Craig-Phaedrick, même pour la disposition des entrées ; il s’appelle Dun-Jardill[68].

À quarante milles au nord du Fort William on voit deux chemins parallèles, à égale hauteur, sur deux montagnes dans la même vallée ; ils ont cinq ou six milles de long, et sont larges de cinquante pieds ; les habitans n’ont conservé aucune tradition sur la formation de ces chemins, ni sur leur usage.


MER D’ALLEMAGNE.


SAWNEY À ROME conte. LA LANGUE GAELLIQUE.


Je partis avec un jeune chirurgien, du régiment alors à Édimbourg, qui connaissait fort bien le pays misérable que je devais parcourir, et qui même y avait des parens ; il était accompagné d’un soldat du même régiment. Nous passames d’abord par un pays...... quel pays, bon Dieu ! et par des montagnes que l’on appelle avec juste raison, l’escalier du Diable ; nous traversames un bras de mer que l’on appelle Loch Leven ; de hautes montagnes couvertes de verdure ou de bois, l’entourent de toutes parts, l’œil se perd au loin sur les eaux, et se repose agréablement sur quelques endroits de ses bords, que la culture a rendus profitables.

Après avoir été obligés de traverser plusieurs ruisseaux ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, et de plus une pluie perpétuelle ; nous fumes nous présenter au fond de la vallée, chez Mr. Macdonald of Achtrieton, dont l’hospitalité nous dédommagea de notre peine. J’ai peu vu de situation aussi extraordinaire que celle de cette maison, qui est au fond d’une vallée assez étroite, entourée de rochers perpendiculaires et très-élevés ; elle semble être comme un hospice pour passer dans un autre monde, car l’on croit réellement être à la fin de celui-ci.

Notre hôte nous conduisit, près d’un quart de mille, par un sentier étroit, le long d’un torrent ; il nous montra de loin un pont tremblant, formé de quelques pièces de bois, qui le traversent et nous souhaita un bon voyage. Mettant avec précaution, un pied l’un devant l’autre, nous parvinmes à l’autre bord, puis gravissant un autre devil’s stair-case (escalier du diable), nous arrivames au devil’s turn-pike (barrière ou tournebride du diable) : en vérité les gens de ce pays ont des noms bien adaptés à la chose, car c’est en effet le pays du diable.

Nous avançames dans le pays, traversant des rochers, des montagnes et des précipices ; nous apercevions à de grandes distances quelques huttes, et bientôt nous vimes quelques paysans sur la route ; ce qui m’étonnait, c’était de les voir s’enfuir à toutes jambes dans les bruyères, du plus loin qu’ils apercevaient les habits rouges de mon chirurgien et du soldat qui l’accompagnait. Je leur en demandai la raison, et ils me répondirent que les paysans craignaient d’être faits soldats par force ; là-dessus ils prirent l’air de vouloir courir après eux, cela fit redoubler la vîtesse des autres, et fit rire de tout leur cœur mes compagnons de voyage. Le soldat même fit une plaisanterie que je trouvai déplacée. Un jeune paysan ne s’étant point écarté de la route, passa au milieu de nous ; le soldat nous laissant aller devant, l’arrêta, et tirant un grand poignard, ou couteau des montagnes, menaça (en riant) de le tuer, s’il ne s’engageait. Le pauvre diable se mit à pleurer, et à crier. Entendant du bruit, je me retournai, et voyant de quoi il s’agissait, je m’en approchai et avec un ton de commandement qu’on sait retrouver au besoin, je le fis relâcher ; sur quoi le soldat me dit que je ne connaissais pas leurs usages, et que c’était la coutume de faire peur aux paysans.

Jamais l’habit blanc ne produisit plus d’effet en France, que le rouge dans ces montagnes. C’était un dimanche, et du plus loin que les filles revenant de l’église, nous apercevaient, elles s’enfuyaient, mais je crois, afin qu’on courût après : car on les atteignait toujours dans leurs maisons. Les pères, ou les frères, loin d’en être offensés, offraient du bainn (du lait) à messieurs les saighaidair (soldats). Étant de leur compagnie, il fallait bien prendre part à la fête, et en me retirant donner un gros baiser à la fille de la maison, au grand contentement de toute la famille. Dans le fait c’était une occasion unique, et je suis bien sûr que dans cinquante ans, elle n’en trouverait pas un autre d’être embrassée par un Français.

Quoique dans un pays si misérable, j’étais cependant étonné, de voir à ces paysans, au milieu de la fumée des tourbes, un air d’aisance que leur premier aspect était loin d’annoncer ; ils ne paraissaient pas le moins du monde surpris de me voir, quoique vraisemblablement je fusse le premier étranger qu’ils eussent jamais rencontré. On me dit au sujet de la fumée qui les étouffe, qu’ils sont intimement persuadés que c’est ce qui les tient chauds. On demandait à un bon paysan comment il trouvait Édimbourg ? il répondit qu’il ne concevait pas comment on pouvait vivre tout un hiver dans des maisons, où la fumée s’échappait par en haut. Telle est la force de l’habitude, que ces bonnes gens accoutumées au désagrément de la fumée, ne pensent qu’à la chaleur qu’elle leur procure ; en effet, elle est si épaisse, qu’ils en sont enveloppés comme d’un manteau.

L’aspect du Black-Mount (Mont-Noir), que je traversai ce jour-là, est un des plus horribles que j’aye vus ; dans un espace de près de trente milles, on ne trouve d’autres maisons que celles que le roi a fait bâtir pour servir d’auberges ; on voit un très-petit nombre de huttes, au milieu de la tourbe qui couvre presque tout le pays ; les pauvres habitans ne vivent que de laitage et de pommes de terre ; depuis quelques années cependant, on y élève des milliers de moutons qui paissent à l’aventure. Le chasseur y rencontre quelques daims et beaucoup d’oiseaux, comme les moor-fowls, ptarmegan, etc. On prétend que ce pays était autrefois couvert de bois, mais que pour en chasser les voleurs qui les habitaient, on y a mis le feu ; dans les ouvertures que l’eau s’est pratiquées dans la tourbe, on aperçoit encore des racines et de gros morceaux de bouleau ou birchtree, couverts de leur peau. Cet arbre est très-commun en Écosse, et croît par-tout dans les endroits protégés du vent de mer.

Dans quelques parties de l’Écosse j’ai vu faire de cet arbre un usage bien singulier ; on fait au printemps une incision à différentes branches, auxquelles on suspend une bouteille, pour recevoir la sève qui coule en grande abondance. On la fait ensuite fermenter, et en y mêlant du sucre et de l’eau-de-vie, on fait un petit vin mousseux qui n’est pas mauvais.

Les chemins sont bien entretenus, et ne manquent pas de ponts. J’ai cependant été obligé de traverser plusieurs rivières dans lesquelles il y avait deux ou trois pieds d’eau, parce qu’ils étaient en réparation. Ces petits inconvéniens joints à la pluie continuelle, nous retardèrent tellement que nous ne pumes arriver avant dix heures du soir à la maison de Mr. Campbell of Ach. Mon chirurgien et son soldat étaient si fatigués, que sans attendre le souper, ils furent se coucher. Un peu plus fait à la fatigue, je soutins le choc, et ne quittai pas la table avant deux heures du matin, pour répondre à la politesse de notre hôte. Le lendemain c’était une autre affaire ; j’acceptai avec grand plaisir l’offre qu’il nous fit de rester un jour, pour nous reposer.

Nous partimes de grand matin et nous traversames un pays à-peu-près semblable à celui de la surveille ; nous joignimes Tyndrum, qui est le premier village un peu considérable que nous ayons rencontré depuis le Fort William. Comme ce pays est à la jonction du chemin d’Invereray, il est un peu plus fréquenté ; il est aussi un peu moins sauvage et plus habité ; il y a même des endroits assez bien cultivés, et qui paraissent agréables. On me montra un lac à quelque distance, où la tradition rapporte que l’on plongeait les fous ; s’ils devaient guérir, ils guérissaient ; si non, ils mouraient sur-le-champ, ce qui, j’imagine, arrivait souvent. Nous trouvames dans une petite auberge, plusieurs habitans des montagnes, qui firent un mélange de whisky, de lait, de sucre, et de jaunes d’œufs cruds, qu’on appelle old man’s milk (lait des vieillards), qui me parut assez extraordinaire, et qui cependant n’était pas mauvais.

Ayant vu l’annonce d’une fameuse relique en la possession d’un paysan des environs, nous demandames à la voir. Elle ressemble assez au haut bout d’une crosse d’évêque, et est d’argent doré. Le bon homme qui la montre, gagne quelque argent à ce métier ; il nous dit très-sérieusement, vraisemblablement pour augmenter l’intérêt que nous y prenions, que quand les bestiaux étaient enragés, il suffisait, pour les guérir, de leur faire boire de l’eau passée par l’intérieur de sa relique. Lorsque l’eau passe sans effort, c’est une preuve, nous dit-il, que le remède aura un effet salutaire ; mais lorsqu’elle bouillonne, elle n’en fait aucun. On pourrait conclure de ceci, que le remède opère souvent. Il nous assura que l’on venait d’une grande distance faire passer de l’eau dans la relique, et qu’on la portait ensuite aux animaux incommodés. L’époque cruelle à laquelle je faisais ce voyage (en 1793), me fit penser sur-le-champ à nos gens en France ; je regrettai fort de n’avoir pas d’occasion pour eux : mais au moins ils doivent me savoir gré de mon souvenir.

Le propriétaire a un certificat de 1773, signé par les magistrats d’Édimbourg, en attestation d’un autre de Jacques I.er, roi d’Écosse.

Le soir, mouillé et horriblement fatigué, il nous fallut encore gîter à Loch Earn head (tête du lac Earn), une de ces auberges appelées King’s-House (maison du roi), bâtie par le gouvernement. Mes compagnons trouvant dans cet endroit une occasion pour aller à Stirling, en profitèrent et me laissèrent achever ma route tout seul.

Loch Earn est une belle pièce d’eau, de huit à neuf milles de long ; le pays semble cultivé sur ses bords ; on y voit quelques belles maisons et des sites agréables. Je fus me présenter à l’autre bout du lac, à Dalhowgny, chez le colonel Erskine of Mar, aux recommandations de qui je dois en grande partie le bon accueil que j’ai reçu en Irlande.

Dalhowgny est située dans le centre de ce pays, (dont j’ai parlé plus haut) où les tremblemens de terre se font sentir ; ou en avait eu un quelques jours avant mon arrivée. Ce phénomène devrait bien exciter l’attention des savans de ce pays, et les engager à s’occuper d’en découvrir la cause. J’en ai moi-même ressenti la secousse dans les montagnes du voisinage. L’eau des lacs est visiblement agitée pendant qu’elle a lieu ; il est aussi plusieurs fois arrivé qu’elle a baissé ou haussé de plusieurs pieds dans le même temps. J’ai souvent souhaité pour le pays, qu’un beau volcan vint tout-à-coup à paraître au milieu de ces montagnes désertes ; c’en serait assez pour les enrichir, car il y attirerait les curieux de toute la terre.

Rien n’est plus romanesque, que les hautes montagnes qui entourent la belle vallée, dans laquelle est située la petite ville de Comry. Les habitans quoique si près de Stirling et même de Crief où l’on parle anglais, semblent n’avoir pas plus de rapport avec ceux de ces villes, qu’avec les Chinois : leurs habits, leur langage, leurs mœurs, leurs usages, tout diffère. Ils ne parlent que le gaelic, et ne portent que le philibeg et le plaid ; habillement distinctif des montagnards Écossais.

Je vis dans ce voisinage, le sujet de cette caricature anglaise, dans laquelle des femmes écossaises sont représentées pilant avec les pieds, le linge dans un baquet, pour le blanchir ; assurément ce trépignement des jambes, avec le cottillon retroussé, et attaché sur les hanches, paraît assez original.

À quelque distance, au milieu des rochers, est la maison de M. Henri Dundas, un des ministres du roi. C’est par cette raison que dans les caricatures, on le représente toujours avec le philibeg et le plaid, comme un montagnard Écossais.

Il y avait dans ces environs un camp romain assez considérable ; il était parfaitement situé, pour tenir en respect les habitans de ces montagnes. Il était au débouché des vallées, dans une large plaine, à deux cents pas de Comry. Ce devait être un poste avancé de celui d’Air-doch, qui en est peu éloigné et dont j’ai déjà fait mention. On achevait alors d’en niveler les parapets pour cultiver le terrain.

Je fus visiter, sur un rocher escarpé et isolé, au bord du lac, l’endroit où était la fontaine de St. Filnan. On prétend qu’il a demeuré long-temps auprès ; on n’y voit plus à présent ni fontaine, ni apparence de demeure. Ainsi tout passe. Peut-être aussi le Saint n’a pas voulu laisser des marques de sa faveur à des hérétiques aussi endurcis que sont les presbytériens d’Écosse. Les bonnes gens cependant, par une vieille habitude y viennent encore dire des prières, le jour de sa fête.

J’aurais bien désiré aller voir le lac Tay, que l’on dit le plus beau de l’Écosse ; mais ses approches de ce côté, sont bien difficiles à travers les montagnes. J’étais si fatigué et si ennuyé de la pluie continuelle : mes habits aussi, étaient dans un tel état de délabrement, que je crus plus à propos de retourner sur-le-champ, dans les pays habités ; mais voulant achever de parcourir les montagnes qui s’approchent de Stirling, je quittai cette belle vallée de Strath-Earn, dont j’avais déjà vu une partie en allant à Crief ; je me dirigeai du côté de Callender, à travers ce Sherry-Muir si fameux dans nombre de chansons écossaises, qui célèbrent maintes batailles qui s’y sont données.

Je quittai donc tout-à-fait les mosses éternelles du Black-Mount. Sur les bords d’un joli lac, qui forme un coude au milieu des montagnes, qui le couronnent, je rencontrai une noce, précédée d’une musette et d’un violon. Aussitôt je me crus transporté dans mon pays : c’est ainsi que nos bons paysans de Bretagne, conduisaient la mariée à l’église et la ramenaient chez ses parens. Poussé par un instinct de curiosité et de plaisir, je me mêlai à la bande joyeuse, un paysan me présenta un ruban, et je tâchai de faire connaître, que je prenais part à leur joie, en regardant leurs danses, et mêlant ma voix à leurs chansons d’allégresse. Dans les pays peu fréquentés, on trouve généralement l’homme bon, humain et hospitalier, lorsque des motifs de haine ou de vengeance ne l’animent pas. Mon habillement ici, n’était plus extraordinaire ; nombre de paysans n’avaient pas de philibeg, et parlaient anglais, c’est-à-dire patois écossais.

L’écossais diffère essentiellement de l’anglais moderne : il est nombre de phrases et d’élocution[sic] qui ne semblent pas y avoir le moindre rapport. On en retrouve beaucoup dans les anciens auteurs : Shakespear en est plein, et la connaissance de cette langue facilite beaucoup l’intelligence de ses ouvrages.

Un Anglais qui avait demeuré long-temps en Écosse, prétendait entendre parfaitement l’écossais. Une jeune personne assez gentille, pour qui il avait de l’affection, ayant parié qu’elle lui dirait quelque chose qu’il ne pourrait comprendre, lui dit : Ye’re a eanty callen w’ll ye prec mee mou ? Il ne put jamais en venir à bout, et lorsqu’il sut ce que cela voulait dire, ce lui fut double peine de perdre son pari et cette bonne occasion. Mais quand j’y pense, les Anglais et encore moins les étrangers, ne sauraient comprendre cette courte phrase. Je ne prendrai pourtant pas la peine de l’expliquer ; s’ils veulent en connaître le sens, qu’ils disent à la première Écossaise, qu’ils rencontreront : bonnie lassie, j’ll pree your mou, et ils verront, qu’elle comprendra fort bien ce que cela veut dire.

Les habitans des montagnes sont réputés avoir une petite maladie, que par politesse on appelle violon écossais, (Scotch Fiddle). Un roi du pays, qui vraisemblablement en savait jouer, l’appréciait à tel point, qu’il prétendait que c’était une jouissance trop grande pour un sujet de se frotter le dos contre une pierre : je dois dire que je n’ai pas vu beaucoup plus de ces instrumens de musique, en Écosse qu’ailleurs, et que malgré le long espace de temps, que j’y ai passé et même dans les montagnes, j’ai quitté le pays sans en savoir jouer.

Il n’y a guères que quarante ans, que le thé fut introduit en Écosse ; une personne à Londres qui revenait de la Chine, en envoya quatre ou cinq livres à une dame de ses amies, comme une rareté : celle-ci, à ce qu’on m’a dit, le fit bouillir une grande heure, puis jeta l’eau et présenta les feuilles sur la table avec une sauce au beurre.

On fait par toute la Grande Bretagne, fort peu d’usage des légumes, en hiver sur-tout : on m’a conté cependant, qu’un certain homme près de Montrose qui ne pouvait s’en passer, en demandait tous les jours à sa femme : celle-ci lui répondait qu’il n’y en avait point. « Give me something green, (donne-moi quelque chose de vert), répliquait toujours le mari d’un air d’humeur, quoi que ce soit ». La bonne dame à la fin, se trouvant piquée, prit une vieille paire de culottes de velours vert, et la plaça sur la table autour du bœuf.

Mais je crois à propos pour moi, de ne pas plaisanter davantage, car la bile des honnêtes gens dont je parle, est fort aisée à émouvoir, un d’eux qui s’entendait appeler a true Scot[69], par un perroquet dans Hollborn à Londres, lui dit qu’il était bien heureux de n’être qu’une oie verte, car autrement il lui apprendrait à vivre. Un des chefs de la ligue américaine, ayant dit en riant à un Écossais qui dînait chez lui, « J’espère, monsieur, que vous ne vous offenserez pas de m’entendre dire du mal des Écossais quand je serai gris, car c’est ma coutume et je ne saurais m’en empêcher ». — « J’espère aussi, monsieur, lui dit l’autre, que vous voudrez bien excuser une mauvaise coutume que j’ai prise, et dont je ne puis absolument me défaire : c’est d’assommer toute personne, à qui j’entends dire du mal des Écossais ». La mauvaise coutume de l’Écossais, fit que l’Américain sut trouver le moyen de perdre l’habitude de la sienne.

Le langage des montagnards, le gaelic, dont j’ai déjà eu souvent occasion de parler, n’a de rapport bien apparent qu’avec les différens idiômes celtiques, épars tant dans les îles Britanniques que sur le continent. Voici un petit nombre de mots, qui pourront faire voir le rapport que ces langues ont entre elles.


Français.       Cornouaillois[70]. Gallois.       Gaelic d’Irlande   
et d’Écosse.
Bas Breton.  
Mère mam mam mathair et mam mam
Fils mab mab mac map
Frère bredar braud brathair breur
Un baiser impog impok pog pok
Aimer kara kari caram karet
Ame ens eneid anam ene
Agneau ôan oen ûan ôan
Eau dour dur uisge et dûr dur


En voilà assez pour faire connaître que ces langues ont la même origine. Les habitans du pays de Galles et de la Basse-Bretagne peuvent s’entendre, m’a-t-on dit, avec assez de peine ; mais ceux de l’Irlande et des montagnes d’Écosse ne peuvent pas les comprendre.

Ayant prié dans une maison aisée des montagnes, que l’on voulût bien chanter une chanson gaellique afin de pouvoir m’en faire une idée, la dame de la maison engagea un jeune homme à me satisfaire, et sur un ton des plus mélancoliques, il chanta une chanson assez longue, dont voici le dernier couplet.


Ge do leibhin dhuibh gach cruaigh-chas,
Fhuair mi on a bha mi ’m phaiste ;
Air leam fhein nach ’eil ni’s truaighe,
Na gaol a thoirt is fuadh ga phaigh.


__________

J’ai bravé les dangers, j’ai vu de près la mort,
J’ai connu tous les maux, que peut donner le sort ;
Mais rien ne m’a jamais causé si grande peine,
Que de voir mon amour repayé par la haine.


Les montagnes de l’Écosse quoique très-agrestes, et très-misérables, sont l’asile d’un peuple fidèle, brave, intelligent et industrieux ; accoutumé au besoin dès son enfance, le montagnard sait le supporter sans se plaindre. Il a pour son pays un amour sans bornes, ou plutôt pour les parens qu’il y a laissés, et qu’il trouve moyen de soulager, souvent même, sur les épargnes qu’il peut faire sur sa paye de soldat, qu’un Anglais trouve à peine suffisante pour son existence. Cet attachement pour leur pays natal, se retrouve souvent quand ils en sont dehors ; la moindre marque de mépris les irrite à un point singulier.

Comme la moisson se fait plus tard dans la montagne que dans la plaine, les habitans en descendent en foule à cette époque, pour la faire : ils s’en retournent après, dans leurs familles avec le mince produit de leur travail. J’avoue qu’après avoir vécu quelque temps parmi ce peuple, il m’a paru extraordinaire d’apprendre que leurs voisins plus riches, et plus instruits, avaient fait des dépenses énormes, pour établir la religion chez lui. Je l’y ai trouvée toute établie, et peut-être mieux observée qu’au sud.

Après la défaite du Prétendant, le gouvernement, pour détruire entièrement les restes de cet amour, qu’ils conservaient pour la famille de leur roi, imaginant, avec quelque raison, qu’il changerait leurs mœurs en changeant leurs habits, défendit sous des peines sévères de porter le philibeg ; mais à présent toutes craintes étant évanouies, on en permet l’usage.

Les Montagnards étaient autrefois gouvernés par les chefs des clans, ou familles ; tous les individus étaient tenus à la plus grande soumission envers eux, et obligés d’embrasser leurs querelles. Pour les assembler, un homme allait de portes en portes avec une croix de bois, dont le bout était brûlé, et criait à haute voix Craig-Elachy dans un clan, Tulloch-dar dans un autre, car tous avaient un cri de guerre différent. C’était communément leurs endroits ordinaires de rassemblement, et fameux pour maints hauts faits : quelquefois aussi, c’était le nom de leur chef, comme a Douglas, a Douglas. À ce signal, tout le monde s’armait et se rendait à son poste.

Il y a tel canton en Écosse, où presque tous les habitans ont le même nom ; ils croient tous venir de la même famille, et les plus pauvres comme les plus riches, portent le plus grand respect au chef de leur clan. Quelques pauvres diables ont à ma connaissance, refusé seize guinées d’un colonel qui voulait les engager, et en ont accepté trois de leur chef, qui levait un régiment. Ces idées cependant, commencent à tomber, et j’ose dire que c’est dommage, car quoiqu’elles tendent à séparer une famille du reste de la société, cependant elles en unissent les membres si étroitement, qu’on ne peut s’empêcher d’y trouver quelque chose de respectable et d’intéressant.

Les différens comtés sont gouvernés à présent de la même manière que ceux du reste de l’Écosse, et l’autorité qu’y peuvent encore conserver les chefs de famille, n’est que volontaire, et en raison du respect, et de l’intérêt qu’ils inspirent, mais dans aucuns cas ils ne peuvent jamais en abuser.

Un ami, qui dans les circonstances désastreuses de cette révolution, ne m’a jamais abandonné et j’ai lieu de le croire, me conservera toujours la même affection, m’a donné cette pièce sur les mœurs des montagnards d’Écosse. Il y a fait entrer quelques-unes des expressions dont ils se servent communément, et comme je craindrais que même en sachant bien l’anglais, on ne pût les entendre, j’en ai fait la traduction dans cette langue et l’ai placée en note à la fin.

__________


SAWNEY AT ROME.


To follow his Laird, Sawney, ’gainst his will,
Found himself oblig’d to leave the Grampian hill.
« But now, weel a weel, dear maister he said,
Sine to gang thro’ the werld a skame you ’ve led,
J am quite resolved for your ain deer sake
To leave for a wee, the sweet land of cake ;
But wi’ ye, j maun a fair bargain make.
First, half the siller, wi’ ye that j earn,
Shall to Katty be paid, to feed my bairn,
Mair of meals per day j shall have three,
Porridge meat and cake, a glass of whisky,
And ty penny worth of Sneeshin. J ’ll be free
As mickle, as j please to wear my plaidy ;
Mair still : in case of need, j maun be sure
To ’ve licence to play at my full pleasure
On the scotch fidle, t’amuse my leasure.
Sine qua non, j won’t move as to see
The steeple and smoke, of wondrous auld-rickie ».
« Well, » quoth his laird. And crossing mont and vole

Sawney thougt, he vas guided by the deil.
He found nœthing so gud, as his ein hame,
Nœthing so fair, as his ain bonny dame.
He wonder’d mickle, and hardly could conceive,
How fowks, that seem’d not daft, could all th’year live
In huss’s, where the smoke went all by the top.
Passing at Rome, he gaid to see the pope :
And thought, that sure, he maun have lost his vist,
For that he was not, a seven horned beast.
One day, he waunner’d mickle, and stroll’d alone,
Seeking the houss of the whore of Babylone ;
But could na find it ; and asking his way,
He saw that the signors led him a stray,
And leugh’d. He thought them wondrous incivil
So in good terms, he pack’d them to the dil.
And as of ’s philibeg they made a farce
He took it up, and with a, pree mee a...e
You d...d popish, he saluted their ears.
Night came, and Sawney without nay fears,
Wander’d still, and missing the way he made,
Slept on a stone, cover’d with his plaid.
On the morn, he rose, and by chance was led.
Towards St. Peter’s noble, and proud structure ;
Though no connaisseur in architecture,
The place struck him : he thought ’t, mickle and bonny,
A great honor to the land of mac’rony.
As he mus’d and look’d, he saw his master
Admiring an urne of alabaster.
He was hardly sure ’t was he, that he ran,
Took hold of him, and « J ’m a happy man,
Cried he, » now, j care not the signor’s fun :
« The may liogh if they chuse, at my smatter. »
« Sawney, said his laird, what is the matter ?
Won’t you leave my coat, why friend you look wan,

How is it with you ? » « Troth ! the best j can,
Replied Sawney, but faith na weel at a :
Yester-mern, ye ken, j went awa,
Lost my track, waner’d mickle and mickle,
Till at last on a stane in a fine pickle
J pass’d the night : — ’t d’oes no gud to repine. »
« Poor fellow, quoth his laird ; where did you dine
Yesterday ? » « faith maister, j ’ve na dined a bet. »
« Why so, you fool, said the laird in a pet,
You had money for j paid you before ? »
« Troth, deer laird, quoth Sawney, troth j had more
Than einiok to dine ; but in our bargain,
Did not ye agree, to feed me ’sides my gain. »
« True friend, in laughing said his good master,
Well go home, and at your ease feed you there »
« Nay, nay, quoth Sawney, j’ll leave ye nay mair[71]. »


Tant bien que mal en voici la traduction ou plutôt imitation :


SAWNEY À ROME.


Ainsi que l’avaient fait son père et son grand-père,
Dans le sein des Grampians, Sawney tranquillement

Laissait couler sa vie. Il croyait que la terre,
Ne pouvait pas offrir un pays plus charmant ;
De chez lui, le travail éloignait la misère,
Et sa femme, et son fils, le rendaient très-content.
Sawney dans son jeune âge, avait appris à lire ;
Il savait le plein chant, passablement écrire,
Et même, assure-t-on, il avait le bonheur,
De pouvoir réciter tous les pseaumes par cœur.
Pour son instruction, le seigneur du village
Songeant en Italie à faire un grand voyage,
Crut ne pouvoir jamais faire un choix plus prudent,
Et lui fit proposer une somme assez ronde
Pour le suivre par-tout, comme son confident.
« Mon cher laird, dit Sawney, puisque à courir le monde
Vous v’là ben résolu, je suis aussi d’avis,
Par l’amour seulement qu’à votre nom je porte,
De quitter pour un peu la terre des biscuits ;
Avant tout cependant, nous devons faire en sorte
Sur les conditions d’être de bon accord.
À not’ femme Cateau, je voulons tout d’abord,
Que moitié de l’argent, soit escompté d’avance :
Afin d’être certain, que pendant not’ absence,
Not’ dame et not’ garçon, fassent bonne pitance :
Plus, j’entendons par jour faire nos trois repas.
Des godres au matin, à dîner de la viande
Et la galette au soir : quoiq’ je n’en parle pas,
J’espérons que not’ laird dans son amitié grande
Nous donnera par fois, et tabac, et whisky.
Je ne voulons jamais dépouiller le plaidy.
Plus ; en cas de besoin, j’entends tout à mon aise
Jouer, pour m’amuser, de la violle écossaise.
Sine qua non, je reste, et ne veux jamais voir
La fumée et le roc d’Auld-Riky l’admirable ».

« Volontiers, » dit le laird, et partant dès le soir,
Sawney s’imagina, comme il faisait très-noir,
Que son cher maître avait fait pacte avec le diable.
En quelques lieux qu’il fût, rien lui sembla si bon,
Si joli, que sa femme, et sa propre maison.
Il s’étonnait beaucoup et ne pouvait comprendre
Comment des gens, sachant bien compter sur leurs doigts ;
Dans leurs étroits foyers ne gardaient que la cendre,
Et laissaient la fumée échapper par les toits.
Quand il eût gagné Rome, il crut, avoir perdu la tête
Car de l’apocalypse, il n’y vit pas la bête.
Il sortit seul un jour, et fut de grand matin
Courir par-tout, cherchant, l’hôtel de la p....n
Dite de Babylone. Il perdit son chemin
En courant, et croyant, qu’on entendait à Rome,
Le langage d’Écosse, il s’en enquit aux gens.
Mais hélas ! les signors, se rirent du pauvre homme
Et près de lui bientôt vinrent tous les passans.
Chacun le regardait des pieds jusqu’à la tête,
Riait sur son jargon et sur ses vêtemens.
Sawney leur remontra que c’était malhonnête ;
Mais ils n’en tinrent compte. Alors bientôt piqué
Sawney les envoya de bien bon cœur au diable :
Et de son philibeg, comme on s’était moqué,
Il le prit des deux mains, et d’un ton effroyable,
Montrant aux yeux de tous, ce qu’il devrait cacher,
Baisez mon c..l, dit-il, damnés chiens de papistes.
La nuit vint, et Sawney bientôt las de marcher,
Se couvrant de son plaid, alla droit se coucher
Sur une borne, près de certains Jansénistes.
Le hasard au matin, le fit se diriger,
De vers saint Pierre, noble et brillante structure.
Quoique peu connaisseur en belle architecture,

Celle-ci le frappa : la hauteur du clocher
Sur-tout l’étonna fort ; celui de son village,
Qu’il avait jusqu’alors en admiration
N’était rien près cetui. Sans sa religion,
Sans doute il en aurait vu la construction ;
Mais tout considéré, mon homme crut plus sage
De ne pas s’exposer à la damnation.
Il n’osa donc entrer, et seul sous le portique,
Il regardait… sifflant pour apaiser sa faim,
Quand tout-à-coup son maître, admirant une attique
Vint s’offrir à sa vue. À peine est-il certain
Que c’est bien vraiment lui, qu’il court transporté d’aise,
Le saisit par le bras, et le serre, et le baise.
« Ah ! par Jésus, dit-il, c’est bien là du bonheur,
Des signors maintenant, peu m’importe l’humeur ;
Qu’ils rient si ça leur plaît, nous en ferons de même ».
« Sawney, lui dit le laird, quelles sont ces façons ?
Mais laisse donc mon bras oh ! comme il a l’air blême !
Qu’as-tu ? comment t’en va ? » « Le mieux que je pouvons,
Mais pas trop bien pourtant, répliqua le bon homme ;
Hier, comme savez, je sortis pour voir Rome,
Je me suis égaré, n’ai pu me retrouver ;
Sur une pierre enfin, il m’a fallu coucher.
Mais de nos maux hélas ! à quoi sert de se plaindre ? »
« Pauvre garçon, dit l’autre, où donc as-tu dîné ? »
« Sur mon ame cher laird, je n’ai dîné, ni déjeûné ; »
« Mais vous sot, repartit le maître chagriné,
» Vous aviez de l’argent, je vous en ai donné
» La veille, et le jour même ». « Ah ! ma foi sans rien feindre
Mon cher laird, j’en avais plus qu’il ne m’en fallait
Pour bien dîner, c’est vrai : mais ne vous en déplaise,
Dans notre accord commun, ne m’avez-vous pas dit,
Qu’à vos frais je vivrais, sans mon petit profit ? »

« J’en conviens, dit le laird en se pâmant d’aise,
Cours donc vîte au logis, pour manger à ton aise. »
« Pas de ça, dit Sawney, il est par trop mal-sain
D’être deux nuits de suite, à gober le serein[72] ».


Je ne me flatte pas d’avoir bien rendu l’originalité des expressions de la pièce écossaise ; elle m’a semblé contenir une peinture assez exacte des manières des montagnards : c’est ce qui m’a engagé à l’offrir au public.

Le bon sens des paysans écossais, paraît souvent dans les conversations les plus ordinaires. Pendant que la révolte des matelots était dans sa force, je me rappelle avoir entendu des bateliers, avoir entre eux ce dialogue assez original. « Weel man, dit l’un, j’se warrand ye mony a ane’ll swing for this. » — « But deer man, it’s no that, they want, they’re only seeking bread and drinck. » — « Well a weel, Hangy will gie them that »[73], repartit le premier. Dans le fait, il raisonnait fort juste, et Hangy a effectivement été le dernier acteur de la scène. Cela doit être ainsi, dans tout gouvernement qui veut absolument maintenir l’ordre établi. Les révolutions n’arrivent jamais que parce que le gouvernement se croit plus fort qu’il n’est, et est bien aise de profiter de l’effervescence du peuple, pour renverser les gens qui s’opposent à ses desseins. Dans ce moment, l’exemple de la France était trop récent pour qu’on pût s’y fier, et les chefs de l’insurrection ont été pendus. Si le gouvernement avait voulu machiavéliser avec eux, comme on a fait en France, ils l’eussent vraisemblablement traité comme celui de ce pays l’a été.

Ce n’est qu’à Callender, que l’on retrouve la terre constamment cultivée : le vieux château de la ville de Down, entouré de grands arbres et de belles promenades, offre un point de vue agréable. Au milieu de la rue, (comme à Linth-ligow), on voit une fontaine avec cette inscription, St. Michæl kind to strangers (St. Michel bon aux étrangers). Il est en effet very kind (très-bon), quoique la denrée dont il fait part au voyageur, ne soit pas d’un grand usage dans le pays ; mais au moins il l’offre généreusement et la donne à tout venant pour rien, ce qui est une chose assez rare par tout pays, et pas très-commune en Écosse.

En arrivant sur la colline, qui domine la riche vallée du Forth, la tête encore pleine de bruyères, de mosses et de tourbes, je me crus transporté dans un pays de fées. Quoique ce fût le huit octobre, les moissonneurs étaient encore occupés de la récolte. Le souvenir d’avoir vu récemment ce pays, la vue des maisons des différentes personnes qui m’y avaient accueilli, et que j’allais rejoindre, tout dans ce moment contribua à me faire oublier mes fatigues, et à rendre mes sensations plus vives et plus agréables.


LA RELIGION. — LA JUSTICE. — OSSIAN. — PRÉJUGÉS NATIONAUX. — USAGES.


Quoique généralement parlant, les Écossais soient à-peu-près entièrement devenus Anglais, ils ont cependant conservé certains traits caractéristiques qui les distinguent encore, et qu’ils doivent à leurs institutions, et particulièrement à leur religion, dont l’établissement est absolument différent de celui d’aucune nation en Europe.

La religion dominante est le Calvinisme Presbytérien, dont le gouvernement est établi sur un système tout-à-fait républicain. Il consiste en quatre cours subordonnées les unes aux autres ; la session de la paroisse, le presbytère, le sinode provincial, et l’assemblée générale. La session est une cour établie dans chaque paroisse ; elle a le pouvoir de juger toutes les causes ecclésiastiques en première instance ; elle consiste dans le ministre et les elders (anciens) de la paroisse. On appelle de là au presbytère du district, qui est composé de douze à quinze ministres des paroisses voisines, et d’un même nombre d’elders. Le sinode est composé des députés de cinq ou six presbytères dans le voisinage, et ne s’assemble que deux fois l’an. On peut appeler de la même manière, des jugemens du sinode, à l’assemblée générale, qui est composée des députés de tous les presbytères d’Écosse, et d’un délégué des universités et bourgs royaux. L’assemblée générale est la cour suprême à laquelle toutes les autres sont soumises ; elle ne s’assemble qu’une fois l’an. Le roi y est représenté par un commissaire, qui doit toujours être choisi parmi les pairs, mais qui n’a pas le droit de discuter ni de contrôler les délibérations, à moins qu’elles ne s’écartent des matières ecclésiastiques.

Cette assemblée a, dans ce qui la concerne, le pouvoir judiciaire et législatif ; ses jugemens sont sans appel, lorsqu’il s’agit de la révision des sentences prononcées par les tribunaux inférieurs ; mais son pouvoir est limité, lorsqu’il est question de la formation d’une nouvelle loi ; la proposition doit en être faite d’abord aux différens presbytères, et ce n’est qu’après le consentement de la majorité d’entre eux, que l’assemblée a le droit de la passer. Il y a en Écosse entre 8 et 900 paroisses, 78 presbytères, et 15 synodes ; l’assemblée générale consiste en 270 membres à-peu-près.

Les ministres des paroisses sont en général mieux pourvus que les ecclésiastiques du même rang de presque toute l’Europe. Leur revenu varie depuis 60 jusqu’à 200 livres sterlings ; mais le taux commun est entre 80 et 90 livres sterlings (2,000 liv. tournois) par an. Ils doivent avoir en outre une maison, et quatre acres de terre labourable, avec assez de pâture pour un cheval et deux vaches. On ne peut être admis aux ordres qu’après avoir étudié huit ans dans une université ; l’irrégularité de conduite dans un office pourrait en faire priver. J’ai trouvé assez généralement, que les ministres, même dans les parties du pays les plus reculées, étaient sociables dans leurs familles, instruits et intelligens. Il n’y a point d’autre poste que celui de ministre, ou curé de paroisse ; ils sont absolument obligés de faire leur besogne eux-mêmes, car ils ne peuvent pas avoir de vicaires. L’ambition dans cet état, comme on l’a pu voir, étant extrêmement bornée, les premières classes n’y recherchent pas de place. On trouve cependant parmi les ministres, quelques personnes riches avec les manières de gens accoutumés à la bonne compagnie.

Le service consiste dans un long sermon, et un pseaume en vers ; il dure communément deux heures le matin, et autant le soir. L’on regarde toute espèce de musique, comme une profanation du dimanche, les églises n’ont point d’orgues, ce qui rend la mélodie languissante. Dans quelques endroits, j’ai cru remarquer que le ministre prêchait d’une manière particulière, sans faire le moindre geste, et même fixant, pendant tout le temps de son discours, un objet dont il détourne à peine la vue. Quelquefois aussi le pauvre pape est traité assez lestement ; on l’appelle la prostituée de Babylone et la bête de l’Apocalypse, mais à la fin du sermon on le recommande aux prières des fidèles avec son église, aussi bien que les superstitions des Juifs, et la délusion des Mahométans.

Lorsqu’une jeune fille fait un pas de travers, on la fait venir dans l’église avec son amant ; là, ils sont admonestés publiquement et sévèrement par le ministre trois dimanches de suite. Quoique cette cérémonie ne soit point abolie, je n’en ai cependant point entendu parler dans la ville, on ne la met en usage qu’à la campagne, où elle produit de bons effets, à ce qu’on m’a assuré, ce qui paraît difficile à croire. Les gens riches font baptiser leurs enfans et se marient dans leurs maisons ; les gens du commun présentent leurs enfans à l’église, mais ce n’est regardé comme nécessité par aucuns.

La seule cérémonie religieuse consiste dans la cène, (the lord supper, le souper du seigneur), qui n’a lieu que deux fois l’an : on s’y prépare par un jeûne, qui a lieu, le jeudi avant le dimanche où la cérémonie se fait. Ce jour-là les boutiques sont fermées, tous les ouvrages sont arrêtés dans la paroisse, et les habitans vont au sermon comme le dimanche, mais ne jeûnent que par l’esprit, car ils regardent comme une superstition horrible celui du corps. Quoique je n’entende pas trop, ce que c’est qu’être à jeun, après avoir bien mangé, il est sûr que cette manière m’accommode fort ; j’aime beaucoup mieux jeûner avec les Écossais, qu’avec...... certains autres. Ce jour de jeûne est le seul grand jour de fête. La religion du pays n’en admet aucun autre que le dimanche ; on ne célèbre même pas les fêtes de Noël et de Pâques. Mais aussi, ils sont prêchés ce jour-là, autant qu’on peut l’être. En outre du prédicateur dans l’église, il y en a un autre établi sous une tente de bois dans le cimetière, qui prêche à tout vent. Son auditoire est toujours plus nombreux que dans l’église, même quand il pleut ; les gens même regardent qu’il est très-méritoire d’être mouillé en entendant le sermon, et l’orage le plus fort ne leur ferait pas quitter la place.

Un ministre ayant prononcé à haute voix, suivant l’usage, avant la distribution de la communion : Y a-t-il des fornicateurs parmi vous ; Qu’ils s’éloignent. — Y a-t-il des joueurs parmi vous ? Qu’ils s’éloignent. — Y a-t-il des buveurs parmi vous ? Qu’ils s’éloignent ; — un impie qui ne se trouvait pas là, avec les dispositions qu’il devait y avoir apportées, eut l’imprudence de s’écrier, en s’en allant, il vaudrait autant dire : Let every gentleman be gone, (que tous les gens comme il faut s’en aillent).

Je ne crois point cette histoire, car à prendre à la lettre les deux premiers articles, vu la froideur du climat, et les usages du pays, un très-petit nombre seulement se fût retiré ; mais aux mots : Y a-t-il des buveurs parmi vous ? qu’ils s’éloignent ; — il eût été à craindre que l’église ne se fût trouvée vide.

Toutes les différentes sectes chrétiennes sont tolérées : on en compte plus de vingt dans le presbytérianisme seulement. Cette multiplicité les fait se surveiller les unes les autres, et est peut-être cause de la grande rigidité avec laquelle les habitans observent le culte de celle où ils se trouvent placés. Cependant, quoique très-attachées à leur forme, toutes les sectes vivent paisiblement entre elles. Il n’y a que les Catholiques, contre lesquels il reste encore quelque peu de levain, que la politique avait fait fermenter dans des temps de troubles, pour avoir une défense de plus, contre toute tentative de la maison détrônée. Il m’a semblé, qu’ils sont tout aussi paisibles et bons citoyens que les autres ; mais des préjugés de cent cinquante, ou de deux cents ans ne se déracinent pas dans un jour. Au surplus toutes les autres sectes sont assez tolérantes les unes envers les autres, pour que les jeunes personnes ne fassent point de difficulté de se marier dans une, différente de la leur, et de suivre la religion de leurs maris, avec autant de zèle qu’elles ont suivi celle de leurs parens.

Il suffit de dire devant témoins, telle personne est ma femme, pour qu’elle ait droit d’être traitée comme telle, quel que soit son état et son caractère, et qu’elle ait les lois de son côté.

Dans le mois de juin 1795, la cour de session à Édimbourg décida un procès de ce genre, en faveur de la partie réclamante. Un jeune homme, après quelques arrangemens de famille, avait l’habitude d’écrire à une jeune personne qui demeurait à plus de deux cents milles de lui, et il l’appelait communément ma petite femme dans ses lettres. Elle répondait de son côté et l’appelait aussi son petit mari. Deux ans se passèrent de cette manière, et au bout de ce temps, le petit mari se dégoûta de sa petite femme, qu’il n’avait jamais vue, et pensa à s’établir avec une qu’il voyait tous les jours.

L’autre en fut bientôt informée : arrestation, réclamation, en un mot procès en règle. La cour de session jugea l’affaire en faveur de la petite femme, qui fut reconnue comme bien et duement mariée, quoique par lettres seulement. Pourrait-on croire, qu’avec tant de facilité pour se marier, l’Écosse soit le pays de l’univers, où il y ait le plus de vieilles filles ; c’est au point que c’en est presque effrayant.

Quand les Anglais veulent faire un mariage impromptu, ils se rendent en hâte sur la frontière d’Écosse, et au premier village à Gretna-Green, ils reçoivent la bénédiction nuptiale, d’un certain maréchal-ferrant très-connu pour ces sortes d’expéditions. — Il ne paraît pas que ce manque de forme dans une affaire qui semblerait n’en jamais trop avoir, ait aucune des conséquences qu’on serait tenté de croire, qu’il dût entraîner. C’est une nouvelle preuve que l’on doit laisser quelquefois la bride un peu lâche à l’homme ; l’opinion produit dans ce pays, plus d’effet pour le maintien et la sûreté du mariage, que les lois sévères dans d’autres. Comme tout le monde sait quelles pourraient être les conséquences d’un mot imprudent, on se tient davantage sur ses gardes ; cependant, je suis loin de prétendre qu’une telle coutume ne fût extrêmement dangereuse dans un pays fréquenté, où l’opinion n’aurait pas la même force, et où les passions recevraient de l’ardeur du climat une violence qui, à dire vrai, est presque inconnue dans le pays où elle est établie.

Malgré la facilité des mariages, puisque (comme on vient de le voir) un mot devant témoins, même en plaisantant, une lettre gaie suffisent pour le rendre valide, il se fait cependant des bâtards en Écosse. L’église ne pouvant châtier les parties coupables, comme elles le méritent, fait passer la punition sur le malheureux fruit de leurs œuvres diaboliques, et refuse absolument de le baptiser.

Le baptême n’est donné en Écosse, que sur le mérite des parens, il n’est point jugé indispensable pour le salut de l’enfant, et n’est regardé que comme un signe d’adoption, dans le sein de l’église presbytérienne.

J’ai vu près de Stirling, un ministre refuser constamment de baptiser un enfant, que le maître d’école s’était avisé de faire à sa servante, quoiqu’il l’eût épousée après. L’enfant avait quatre ans et avait déjà trois frères et sœurs venus après le mariage, que le ministre avait baptisés sans difficulté ; mais il ne voulait en aucune manière entendre parler de celui qui était venu avant. — C’était une affaire de conséquence. — On l’a enfin porté au presbytère, qui a décidé ce qu’il a voulu. Je n’ai pas su comment cette grave affaire s’est terminée : j’ai quitté le pays avant la conclusion.

Je me rappelle d’avoir lu, je ne sais où, qu’après avoir fait quelque chose de pareil à sa servante, un homme de Batavia, présenta son enfant au ministre calviniste pour le baptiser ; on le refusa absolument. Souhaitant donner une religion à son fils, notre homme tout simplement envoya chercher le prêtre mahométan, qui se disposait déjà à le circoncire. Le ministre calviniste étant informé du fait, accourut bien vîte et baptisa l’enfant, sans plus de discours.

Dans la religion anglicane, on a, à ce sujet la même idée que les catholiques : on ne pourrait pas se permettre de refuser le baptême à un enfant, quelle qu’eût été la conduite des parens, qui le demanderaient pour lui ; après tout ce n’est pas la faute de l’enfant, si la conduite de ses parens n’a pas été légale.

L’esprit religieux est assez en vogue en Écosse, pour avoir engagé nombre de personnes, à former le dessein d’envoyer une mission aux Grandes Indes pour y prêcher l’évangile aux Arabes, aux Gentous et aux Chinois. J’en connais même qui voulaient employer leur fortune à ce dessein, mais que les directeurs de la compagnie des Indes n’ont pas voulu y laisser passer.

La religion presbytérienne n’admet aucune différence de lieu pour y faire le service divin : j’ai vu le cirque où Astley faisait ses tours de force avec ses chevaux et ses paillasses, changé le dimanche en une église (quoique cela sentît un peu le crottin) ; toutes les loges étaient remplies de monde, et le ministre prêchait de dessus le trou du souffleur. Comme tout passe et tout change ! il y a vingt ans que le peuple d’Édimbourg brûla la comédie comme l’œuvre du diable, et il y va à présent, assister au souper du seigneur, recevoir la communion ! encore vingt ans, et peut-être on jouera la comédie dans les églises.

D’après les principes reçus dans le pays, cela pouvait paraître ordinaire et simple, mais comme rien ne répugnerait plus à un autre culte, il doit naturellement paraître fort extraordinaire à un étranger de voir au-dessus de la porte qui conduit au sermon, entry to the stables, (entrée de l’écurie).

Parmi les différentes sectes du presbytérianisme, j’ai entendu parler d’une (dont j’ai oublié le nom) qui dédaignant le sombre de cette religion, prétendait qu’on ne saurait honorer Dieu que par la gaieté : elle chantait les pseaumes sur le ton le plus gai, et pour antienne éclatait de rire fort sérieusement.

Il arrive souvent que des personnes qui ne sont point dans les ordres prêchent en public ; on peut entendre des marins dans la chaire, parlant continuellement du feu d’enfer, et j’ai vu moi-même, ô ! chose étrange, un procureur honnête homme, édifier ses cliens sur la morale de l’évangile.

Je m’étonne fort, que les ministres ne découragent pas cette méthode, car c’est leur ôter le pain : si par malheur pour eux, le peuple venait à s’apercevoir que l’on peut avoir un sermon de six à sept heures sans qu’ils s’en mêlent, et pour rien, c’en serait fait des bénéfices, en Écosse au moins, où c’est l’auditoire qui paye ; mais enfin puisqu’en 1797, on a vu des ministres dans les volontaires, il pouvait bien y avoir des volontaires dans la chaire.

On observe le dimanche avec une grande régularité, c’est-à-dire que les dames le passent au sermon et souvent les hommes à leur bouteille : j’ai connu un ministre qui faisait sa barbe le samedi, parce que c’est un travail que l’on répugne à faire le dimanche. Il est fort heureux qu’il ne crût pas un travail de mettre ses culottes. Il n’y a pas long-temps qu’il y eut une ordonnance rendue, pour empêcher les perruquiers de coëffer leurs pratiques ce jour-là. Cependant on ne dit rien aux porteurs de chaises, aux fiacres, ni aux cuisiniers, etc.

J’ai entendu dire, qu’il y a une vingtaine d’années, un ministre enthousiaste fit le voyage de Rome, dans la louable intention de convertir le Pape au presbytérianisme. Lorsqu’à un certain moment, le Pape leva ses doigts bénis et que chacun se prosterna pour recevoir la bénédiction, au lieu d’en faire autant ; il s’écria en fureur, abomination de l’abomination ! voilà la prostituée de Babylone, prête à consommer son œuvre d’iniquité.

Tout le monde à ce cri resta confondu : on l’arrêta. Le pape, sachant que c’était un sujet de la Grande Bretagne, (pour qui, quoiqu’il soit rôti tous les ans, il conserve toujours une tendresse paternelle), le fit venir et le questionna. L’autre avoua le fait tout simplement et commença à prêcher : après que le Pape l’eut entendu très-patiemment. « Mon cher fils, lui dit-il, que penseriez-vous de moi, et comment croyez-vous que je serais reçu, si me transportant en Écosse, j’allais tout-à-coup paraître au milieu de votre prêche, et vous dire que vous êtes tous des hérétiques damnés à tous les diables ? croyez-moi, soyez plus modéré dans votre zèle, retournez dans votre pays : tâchez d’y faire le plus de bien que vous pourrez au troupeau qui vous a été confié et que vous avez laissé sans guide. J’ai donné des ordres, pour que vous ne manquassiez de rien sur la route. » En conséquence, en sortant de son audience, le bon ministre trouva une personne qui se saisit de lui, le conduisit à Ostia, lui remit quelque argent et l’embarqua sur un vaisseau chargé pour Édimbourg.

La justice n’est pas administrée en Écosse, sur le même plan qu’en Angleterre. La cour de session semble être une imitation du parlement de Paris, quoique le nombre des juges soit très-limité. Ils ne sont que quinze, et portent la même robe que les présidens à mortiers des parlemens de France. C’est devant cette cour, que sont décidées toutes les affaires qui ont déjà subi la décision préliminaire d’un seul des juges dans la grande salle.

Il existe en Écosse une loi salutaire, en faveur des débiteurs insolvables, que l’humanité devrait faire adopter par-tout, mais plus particulièrement en Angleterre. Un créancier peut faire arrêter son débiteur ; mais après six semaines, ce dernier peut sortir de prison en délivrant tout ce qu’il possède. Le créancier alors, ne peut plus le faire arrêter, que lorsque, par quelques moyens, le débiteur a acquis de quoi le payer et refuse de le faire. Les instrumens du labourage et de manufactures, aussi bien que les outils des ouvriers, ne peuvent jamais être saisis.

On ne saurait donner trop d’éloges à l’activité avec laquelle les affaires sont terminées : cependant leur grand nombre a souvent fait désirer à quelques-uns des juges eux-mêmes, d’être séparés en deux chambres ; l’un d’eux accablé de la fatigue de son emploi, un jour, dans un moment d’impatience, de ne pouvoir finir comme il le voulait, les affaires dont il était chargé, exprima son humeur de cette manière :


’Tis not the art of Politics alone
That in this age has to perfection grown ;
Mechanics claim in these enlightened days
An equal wonder and an equal praise.
They make the flail by hands unguided thrash :
With greatest ease they spin, they churn, they wash,
Save to the maid the labour of the tub,
And gently press what she was wont so rub ;
Nay, true it is, though strange I must confess,
They shine in music, and they beat at chess.
Shap’d like a man, apparell’d like a Turk
Of German Kemplen, the magic work,
Profound and pensive on a sofa sate,
And gave much oftner, than he got check-mate.
One effort more, I trust they will not prudge,
But kindly help us by machines to judge.


En voici la traduction, ou du moins la principale idée.


La mécanique a dans ces derniers temps,
Fait en tous lieux, des progrès surprenans.
Par elle, Vaucanson anime la matière !
Son berger automate, à l’aide des ressorts,
Enchante l’auditeur par ses tendres accords :
Son merle sait siffler et son canard digère !
Bien plus encore, Kemplen, de la réflexion
Semble avoir à son Turc donné le libre usage,
Et fait voir au public plein d’admiration
Philidor aux échecs battu par un rouage !

Depuis peu la chicane a fait de tels progrès,
Que sans votre secours, machinistes habiles,
Les juges harassés vont quitter le palais.
Ne sauriez-vous tirer de vos cerveaux fertiles,
___Une machine à juger les procès ?


Quoi qu’il en soit, le public tâche par son respect, de dédommager les juges de la fatigue qu’ils prennent pour lui. Les lords de la cour de session sont tirés de l’ordre des avocats, qui est fort nombreux, et généralement composé des propriétaires les plus riches et les plus respectables. Les writers (écrivains) qui font les fonctions de procureurs et de notaires, sont aussi composés de propriétaires pour le plus grand nombre.

Il y a encore une autre cour, qui quoique civile, tient cependant beaucoup aux matières ecclésiastiques : c’est la cour des commissaires. Leur jurisdiction ne s’étend que sur le scandale et sur l’adultère : on peut se démarier devant cette cour avec assez de facilité. Le scandale paraît un sujet qui peut s’étendre à un tel point, que si un long usage n’avait pas prouvé qu’il n’en résultait rien de mauvais, on pourrait le craindre. L’inquisition, nom d’un tribunal, qui passe avec juste raison pour la honte de quelques peuples de l’Europe, n’est guères établie que sur le même principe.

Le militaire n’est pas autant considéré dans la Grande Bretagne, qu’il l’était en France, quoique les aînés des familles y sont ordinairement placés ; dans les rangs intermédiaires de la société, les parens aiment mieux voir leurs enfans s’occuper d’affaires. On ne parvient que rarement à aucun grade sans payer, d’où il arrive souvent qu’un jeune homme sortant de l’école a des grades supérieurs de major ou de lieutenant-colonel, tandis que le vétéran sans argent, languit toute sa vie dans des grades subalternes. Eh ! n’est-il pas incroyable que le gouvernement de la Grande-Bretagne, qui passe avec juste raison pour très-modéré et pour un des plus libres de l’Europe, soit le seul où les soldats une fois engagés ne peuvent plus retourner dans la classe des citoyens, et sont attachés pour leur vie à un état que souvent une imprudence les a forcés d’embrasser.

La presse des matelots est excusée par le besoin de l’état, et parce qu’au fait, il doit être presque indifférent à l’individu, de servir sur les vaisseaux du roi ou sur ceux du commerce, et qu’enfin ce n’est que pour un temps limité. Mais un engagement pour la vie. . . . . cela semble cruel. Ce sont cependant les Anglais qui blâment le plus et crient à l’injustice et à la violation des droits naturels, en parlant des monastères. J’ai dans l’idée cependant, qu’il vaut encore mieux être moine, que soldat toute sa vie.

Ce bon pays est vraiment la terre promise pour les charlatans, plus leurs annonces sont absurdes, plus on court après. Un certain Italien qui sut se procurer la protection des premiers personnages, fit courir tout le monde à ce qu’il appelait ses exhibitions littéraires, où il lisait, avec l’accent milanais, des tragédies de Corneille et des comédies de Molière. Il avait fait un petit compliment italien, où le nom seul était à changer suivant le pays, où il se trouvait ; en voici le sens : « Amans insensés, pourquoi portez-vous toujours votre encens à Paphos, Vénus n’y est plus ? elle a fixé son séjour parmi les aimables Écossaises ». Après avoir lu cela, parbleu ! me dis-je, j’en suis charmé, je compte passer quelque temps à Édimbourg, ce serait une assez bonne fortune que de rencontrer la belle déesse sur mon chemin.

Quoique l’Angleterre et l’Écosse soient réunies depuis bien des années, et ne forment qu’une nation, cependant les habitans se rappellent encore qu’ils ont été séparés, et ont les uns contre les autres des préjugés également faux, du moins aux yeux d’un étranger ; mais qu’on est tout aussi mal venu à faire voir dans un pays que dans l’autre. Les deux nations se joignent à présent dans les idées bizarres qu’elles se sont formées des Français. J’ai entendu une jeune personne, dire à sa mère en parlant de moi : « Oh ! maman, il n’est certainement point Français, for he is fat and not black, (car il est gras et point noir).

On m’a souvent fait aussi des questions sur la soupe maigre, les french fricassee et particulièrement sur les grenouilles, dont on s’émerveillait que nous pussions faire de la soupe. Dans une maison même, on m’a absolument dit que si je ne pouvais pas m’en passer on en ferait chercher. Je ne sais qui diable a pu faire prendre à tout un peuple de telles idées d’une nation voisine, mais on doit convenir que c’est par trop risible.

Au surplus, si les Écossais partagent à présent avec les Anglais quelques-uns de ces préjugés originaux, ils sont eux-mêmes en butte à des préjugés semblables de la part des Anglais. Qui voudra s’en convaincre, peut s’amuser à lire les récits du docteur Johnson sur l’Écosse et sur les îles Hébrides.

Le bon docteur, quoique très-estimable à tous égards, était cependant rempli de préjugés nationaux ; il regardait avec beaucoup de dédain tout ce qui n’était pas à la façon de l’Angleterre. Les idées qu’il avance au commencement de son ouvrage, en faveur des Anglais et contre les Écossais et les autres peuples, s’accordent parfaitement avec celles dont les nourrices font usage dans la Grande Bretagne, en berçant leurs marmots.

Les répétitions perpétuelles qu’il fait, du manque d’arbres en Écosse (quoiqu’au fait cela soit très-indifférent) deviennent cependant désagréables à un habitant du pays, sur-tout débitées, comme elles le sont, d’un ton un peu pédantesque. Au surplus, ou le docteur a mal vu le pays, et en a fait des rapports souvent faux et exagérés, ou l’Écosse a bien changé dans ces trente dernières années ; car je puis assurer y avoir vu la culture assez recherchée, des haies vives le long des chemins, et plus d’un arbre.

Les détails qu’il donne sur les îles Hébrides, confirment les traditions irlandaises, qui rapportent que les habitans de ces îles, aussi bien que ceux du nord de l’Écosse, en général, viennent des colonies de ce pays. Il est bien singulier, après un si long intervalle, de retrouver encore, non-seulement la même langue, mais les mêmes usages et les mêmes manières. Ainsi l’usage des habitans d’un canton de porter le nom de leur chef, est parfaitement semblable à celui de l’Irlande, particulièrement dans les provinces de Munster et de Connaught. Combien d’O’Bryan et d’O’Connor n’ai-je pas rencontrés. La charge de joueur de musette (Bag piper) appliquée à certaine famille et appartenante aux héritiers du défunt, la manière de faire des charrettes avec deux branches dont les bouts traînent, les huttes, les sorciers, les bardes et senachi, tout cela est irlandais ; il n’y a pas jusqu’aux tacks-men qui ne ressemblent aux sous-fermiers, et qui ne soient, comme ces derniers, conservés à raison de la difficulté de se faire payer par le laboureur.

La description des ruines de l’île d’Ikolmkill (dont j’ai fait mention pag. 150 de ce volume), est semblable à celle des ruines nombreuses que l’on trouve éparses en Irlande, et d’ailleurs comme on peut le voir, au chapitre sur les troubles d’Armagh vol. de l’Irlande, St. Ikolm est un Saint irlandais.

Le docteur aussi ne me semble pas avoir une idée juste de l’Ossian de M. Macpherson, en lui en attribuant entièrement l’invention. Elle ne l’est pas plus, que celle qui suppose la découverte d’un manuscrit perdu depuis long-temps. La vérité me semble être dans cette occasion, comme dans presque toutes, dans une opinion mitoyenne. Ces Bardes, Senachis et Bag-pipers, dont parle le docteur Johnson, ont depuis des siècles chanté dans les îles, dans les montagnes de l’Écosse et aussi en Irlande, les exploits des anciens héros. La langue restant constamment la même et l’occupation de ces Bardes, Senachis etc., étant héréditaire dans les familles, il s’en suit tout naturellement, que les premières choses que le père apprenne à ses enfans, sont les chants et les poëmes détachés qui ont fourni à sa subsistance et à celle de ses pères.

Quand le Barde se trouve avoir du talent lui-même, il y joint sans doute quelques pièces de sa composition. Elles doivent toujours rouler sur les hauts faits des siècles passés, afin d’être accueillies par les habitans des campagnes, qui souvent croient voir leurs ancêtres dans ces héros fameux.

M. Macpherson a su réunir avec beaucoup d’art et de patience, un grand nombre de ces petits poëmes détachés, que le docteur Johnson lui-même ne trouvait pas sans agrément. Je ne prétends point dire, par là, que quelques-uns de ces poëmes n’ayent pas été faits par Ossian ; il est même au contraire très-probable que cela est ainsi. Mais qui est cet Ossian et ce Fingal, que l’Écosse, l’Irlande et même la Suède et la Norvège réclament ; Fin gal, dans les langues celtique et finoise, veut dire le sorcier gaulois. Ossian aussi, n’est pas plus un nom celtique, que celui de Milésius, que les Irlandais réclament pour leur fondateur.

Lorsque le docteur dit, que dans la pénurie de ces contrées (malignes) malheureuses, (in the penury of these malignant regions), on est obligé de faire usage du lait de chèvres et de brebis : il faut convenir que cela sent bien fort les préjugés du terroir anglais qui ne permettent pas de supposer que ce qui n’y est pas en pratique puisse être bon. Il y a certainement des pays très-fertiles, où l’on fait usage du même lait[74], et où même on le préfère à celui des vaches, qui d’ailleurs ne sont pas rares dans les Hébrides.

La cuisine est extrêmement simple en Écosse ; elle ne consiste guères qu’en viandes rôties ou bouillies. Les légumes même sont cuits à l’eau, le plus souvent sans sel. On aime plus particulièrement les mets que l’on croit appartenir au pays, comme la soupe d’orge mondé que l’on a toujours à dîner, la tête de mouton bouillie, dont la laine a été brûlée sur la peau, etc. etc.

Dans certains cantons les gens du commun, par des idées tant soit peu judaïques ne voudraient pas manger du lièvre ni même du cochon. Presque tout le monde a aussi une horreur et un dégoût marqué pour l’anguille. J’ai vu des domestiques à la campagne refuser de manger des haricots verts, ou des choux-fleurs venans de la table de leurs maîtres. Il y a encore d’autres légumes, contre lesquels les gens du commun ont des préjugés pareils.

Il est singulier comme dans tout pays, les hommes ont un dégoût pour certaines choses que l’on trouve excellentes ailleurs. Les paysans de Bretagne avaient, avant la révolution, des préjugés violens contre les pommes de terre, qui forment la principale nourriture des habitans de ce pays, et malgré le désir et l’attention des propriétaires à ce sujet, on n’avait jamais pu les induire à en faire usage.

On ne fait pas la moindre difficulté de boire dans un verre qui a déjà servi à d’autres ; quelquefois même on lui fait faire le tour de la table, en versant une goutte de plus après chaque personne. L’usage des toasts (santés) paraît assez étrange dans le commencement, et l’on commet bien des bévues avant de répondre juste. Quand on vous offre un verre de vin, il est de la dernière impolitesse de le refuser : les dames elles-mêmes ne le peuvent jamais faire sous aucun prétexte ; mais elles font semblant de boire. Il est réputé malhonnête de donner pour toast aucunes des personnes présentes, ou leurs proches parens, ce que l’on est toujours tenté de faire. La première toast après le départ des dames est toujours en leur honneur ; ensuite toutes les fois que le vin passe, chacun s’évertue à en trouver de plaisantes, ou qui expriment sa pensée ; comme par exemple, the land of cakes (terre des galettes), ce qui veut dire l’Écosse par excellence, peace and plenty, the beggar’s bennison (la bénédiction des mendians) et d’autres assez joviales, qui ont passé en proverbe depuis bien des années, quelquefois, comme cette dernière, en raison d’aventures connues.

Ces longues séances paraissent extrêmement fatigantes à un étranger dans le commencement, mais on s’y fait peu-à-peu aussi bien qu’à un autre usage, peu délicat, pendant que les bouteilles font la ronde. — On est pourtant plus long-temps à s’y faire. Les dames cependant, sont autour d’une triste table de thé, et passent leur temps comme elles peuvent, en attendant que les hommes ayent fini de boire, et viennent les joindre, quelquefois un peu gais. On prétend que la froideur et l’humidité du climat exigent que l’on boive sec en Écosse ; ce qu’il y a de sûr c’est que quand les Écossais sont aux Indes, la chaleur de la température de l’air, les force encore de boire, malgré eux, sans doute.

Les richesses que le commerce a répandues généralement dans la nation, dans ces derniers temps, y ont aussi introduit un peu de l’esprit hollandais. Il n’y a pas le moindre doute, que c’est à elles, qu’on en est redevable ; mais cependant, il faut des bornes à tout.

La loi est très-sévère dans la Grande Bretagne pour les partages ; l’aîné a toutes les terres, les cadets n’ont droit qu’au mobilier, à moins qu’il n’en soit décidé autrement par le testament du père, qui ne peut avoir de valeur que lorsqu’il a été fait soixante jours avant sa mort. Le fils aîné d’un lord est seul noble : ses frères et ses sœurs n’ont pas droit au partage par la loi, et n’ont pas même la faible consolation de l’être.

Les espèces d’or sont très-rares en Écosse, le change se fait en papier, et on y est si accoutumé, qu’il a plus de crédit que l’or même, dont on se défie par la crainte du manque de poids.

C’est depuis dix ou douze ans seulement, que les villes ont entre elles ces communications aisées, qui rapprochent les distances. Celles au sud de l’Écosse ont toutes des diligences. Il serait à désirer que celles du nord jouissent du même avantage ; il est fâcheux qu’il n’y ait d’autre manière que la poste, pour arriver sur les côtes de Banff et d’Inverness.

À peine fait-il nuit en été au nord de l’Écosse ; et même à Édimbourg on aperçoit en même-temps pendant près de six semaines, le crépuscule et l’aurore.

En Angleterre la couleur commune des cheveux est blonde, la peau extrêmement blanche et sans tache. En Écosse les races semblent avoir été beaucoup plus mêlées ; les cheveux noirs sont très-communs ; la peau n’est pas généralement si blanche ; en un mot, ils semblent plutôt Français. Un Anglais est tout aussi aisé à distinguer dans les rues d’Édimbourg que dans celles de Paris. Il y a certains cantons, où les habitans ont des traits marqués ; les montagnards, par exemple, ont communément les os des joues très-élevés ; ceux du Sutherland sont particulièrement remarquables pour cela, et encore plus pour leur taille extraordinaire ; ce qui joint aux traits de leur visage, leur donne un rapport singulier avec les habitans du Jura en Franche-Comté, où il n’est pas rare de trouver des hommes et des femmes de plus de six pieds.

Il est singulier que, malgré les préjugés que les peuples de l’Europe, et particulièrement ceux de la Grande Bretagne ont contre la France, presque tous les gens aisés emploient trois ou quatre ans à apprendre le français.

Il y a quelques bons peintres à Édimbourg depuis peu d’années ; mais il n’y a de sculpteurs que pour les tables de cheminées, et les tombeaux. Les principaux musiciens sont étrangers.

Il n’y a qu’un seul maître d’armes, et qui encore n’a pas beaucoup de pratiques ; il est en même-temps écuyer du manège, et payé par le gouvernement ; il y a plus de trente ans qu’il est établi à Édimbourg.

Le maître de danse le plus à la mode, fait ce métier depuis quarante et quelques années. Il donne quelquefois des bals, où les jeunes personnes très-bien parées, dansent publiquement, et reçoivent sur leurs bonnes grâces des applaudissemens, dont, dans bien des pays réputés frivoles, les parens ne se soucieraient guères. Je crois devoir ajouter que ce doit être pour les pères et mères le spectacle le plus intéressant : ce qui déplairait dans d’autres pays, serait la publicité, l’argent reçu à la porte et par conséquent le droit d’applaudir ou de paraître mécontent.

Les dames dans les îles britanniques sont très-réservées : cela est sur-tout remarquable en Écosse : il est réputé indécent pour elles de prendre pendant le jour le bras d’un homme, qui n’est pas leur frère ni leur mari. Elles peuvent cependant le faire la nuit. Un jour apercevant dans la rue une dame de ma connaissance qui, étant grosse, paraissait marcher avec peine, j’accourus et lui offris mon bras à plusieurs reprises. Elle rougissait, ne répondait que par monosyllabes et enfin elle me quitta tout-à-coup. Elle m’a dit depuis, que je l’avais fort embarrassée. On doit aussi attendre que les dames paraissent prendre garde à vous, avant de les saluer. Lorsqu’elles consultent un médecin, ce n’est pas à elles que l’hypocrate adresse la parole, (quoiqu’elles soient présentes), mais à une amie ou à la femme de chambre, qui ensuite répond ce que la maîtresse lui a dit.

Une dame, dans l’absence de son mari, se confine au logis et n’y voit que quelques femmes, ses amies intimes. Le veuvage même, qui sur le continent a bien quelques agrémens, est une chose fort triste dans ces pays. Une femme dans cet état redevient demoiselle, et n’est pas plus maîtresse de ses actions qu’avant son mariage. Ces minuties contribuent certainement au maintien des mœurs, mais aussi elles rendent la société un peu monotone.

Les jeunes personnes possèdent presque toutes, des talens agréables, sont d’une franchise et d’une gaieté charmantes ; rien ne donne envie de se marier, comme le grand nombre de ménages paisibles qui se trouvent dans ce pays. J’ai souvent dit que l’Écosse était le paradis des maris ; cependant ces messieurs ne paraissent pas connaître tout leur bonheur et en jouissent assez froidement.

J’ai vu célébrer à Édimbourg, le jour de la naissance du roi, avec une solennité vraiment remarquable. Le lord Provost (le maire de la ville) et les autres magistrats avaient invité les juges de la cour de session, les officiers des différens corps et beaucoup d’autres personnes, à solenniser le jour de la naissance du roi, dans la grande salle du parlement. Il y avait quatre ou cinq tables, une entre autres autour de laquelle près de deux cents personnes pouvaient se tenir debout ; ces tables étaient couvertes de fruits secs, de bonbons et sur-tout de bouteilles. Le lord Provost, à la tête de la table en habit de cérémonie, (qui par parenthèse est assez semblable à celui du maire de Nantes) dit à haute voix, Gentlemen fill your glasses, (messieurs remplissez vos verres). Commandement que personne n’eut besoin de se faire répéter, et ensuite il dit, the king (le roi) : que chacun répéta et but d’autant ; le lord Provost ne fut pas long-temps sans dire encore Gentlemen fill your glasses et donna une autre toast, ainsi de suite pendant trois heures. Je dois ajouter que, quoique chacun ait bu froidement à-peu-près ses trois bouteilles, je ne me rappelle pas avoir vu personne ivre ni même gris, ce qui prouve que les têtes écossaises ne sont pas aisément démontées.

Par un rafinement assez original, en 1798, on ne voulut pas qu’il parût de vins de France sur la table le jour de la naissance du roi. Il fallait que ces messieurs fussent bien en colère contre le pays, car il est connu que le claret (vin de Bordeaux), ne leur déplaît pas.

On célèbre la fête du roi dans la Grande Bretagne, dans toutes les campagnes ; les paysans attachent des branches d’arbres à leurs maisons : les travaux cessent et le jour se passe avec des démonstrations de joie, plus grande encore, que même en France pour la St. Louis, avant la révolution.

Je me suis trouvé en juin 1798, à Clackmanan, le jour où elle se célébrait. Je fus invité à la fête et placé à côté du président ; après avoir célébré différentes toasts, on descendit dans la place publique. On fit le tour d’un grand feu de joie (en charbon), et l’on but la santé du roi au son des cloches. On laissa ensuite sur la table un assez bon nombre de bouteilles pleines de wisky-punch, dont les paysans se régalèrent : ce qui ne me parut pas le moins intéressant de la fête. — Que n’aurais-je pas donné pour que le lieu de la scène eût été mon village ?.....

La distribution des cinq rues parallèles de la nouvelle ville, est une galanterie assez originale pour la famille royale ; on a aussi voulu y faire entendre l’union des deux royaumes. On a nommé celle du sud, Prince Street, en honneur du prince de Galles, celle du nord, Queen Street, en l’honneur de la reine, une des deux petites, près de celle de la reine, Thissel Street, parce que les armes de l’Écosse sont un chardon, ou du moins une ancienne devise : l’autre près celle du prince, Rose Street, parce que les roses blanches et rouges sont celles de l’Angleterre (quoique par le fait, il y ait peu de rues où l’on sente moins la Rose). Dans celle du milieu entre l’Angleterre et l’Écosse on a placé le roi, George Street, qui touche d’un bout à la reine, (Charlotte Square) et de l’autre au patron de l’Écosse, (St. Andrews Square). Derrière ce beau quartier et comme jeté de côté, on trouve le pauvre Jacques (James’s Square) où l’on ne peut arriver, qu’après avoir fait un grand tour et par une montée et sur-tout une descente très-rapide du côté de la mer. Comme on voit, les gens qui ont fait ce plan, étaient fort ingénieux.

Je fus voir un établissement qu’on ne saurait trop louer ; c’est une institution pour l’entretien des aveugles, qui par leur travail en payent presque tous les frais. Il y a aussi des établissemens de charité qui fournissent de l’ouvrage à un shilling par jour aux pauvres et aux vieillards qui se présentent. Il y en a toujours une centaine et plus, employés à casser les pierres et à les préparer pour le grand chemin ; ou en a fait ainsi, il est vrai, un grand magasin, mais on trouvera toujours à l’employer et ces pauvres gens vivent.

La plus grande sûreté règne dans la ville à toutes heures, quoiqu’il n’y ait que très-peu de Watchmen (gens de garde), mais la bonne disposition des habitans les rendent inutiles. Je ne me rappelle pas avoir entendu parler d’un vol pendant tout le temps que j’ai été en Écosse ; car quoique je me sois permis de faire quelques petites plaisanteries, dont j’espère qu’on ne me saura pas mauvais gré, Édimbourg est bien certainement la ville où il y ait le plus de gens instruits et la plus agréable de la Grande Bretagne : elle a même à présent quelque chose de remarquable. Les professeurs du collége sont non-seulement très-savans, mais presque tous, sont célèbres par leurs ouvrages[75]. La plupart des auteurs fameux qui ont paru dans la Grande Bretagne depuis un demi-siècle, étaient Écossais ; il suffira d’en nommer quelques-uns, Hume, Robertson, Thomson, Burn et Smollet. Les gens de loi d’Édimbourg forment à mon avis, la classe la plus généralement instruite et en même-temps la plus sociable. Un étranger qui aurait le désir de connaître les habitans des trois royaumes et de voir ce qu’il y a de mieux, de plus instruit et les personnes dont il peut attendre plus d’attentions, devrait tâcher de connaître de riches négocians à Londres, des avocats à Édimbourg et des lords ou des propriétaires dans leurs maisons de campagne, en Irlande.

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Puisque je suis en pays étranger et loin de l’Écosse, je puis sans crainte de fausses interprétations, rendre hommage à la vérité. De tous les peuples que j’ai connus, aucun ne m’a paru plus estimable ; l’instruction et l’industrie y sont plus communes que même en Angleterre. L’Écossais en pays étranger, loin de se moquer des coutumes comme l’Anglais, semble les regarder avec une indifférence, on pourrait dire philosophique et les adopte sans peine. C’est sans doute la première chose à faire pour plaire à un peuple, chez qui on veut s’établir : mais pourquoi les Anglais ne le font-ils pas ?

Le respect dû au mariage, comme le lien et la base de la société, est généralement connu ; le jeune homme le plus abandonné n’aurait jamais l’idée de séduire une femme mariée, et s’il était connu qu’un homme eût eu ce dessein, toutes les portes lui seraient fermées.

Les gens d’affaires et les négocians ne sont pas généreux, mais ils sont communément d’une exactitude pointilleuse : ceux qui vont dans les pays étrangers, y gagnent bientôt la confiance des habitans ; et il arrive souvent qu’ils préfèrent avoir à faire à eux qu’à leurs compatriotes.

Les gens du peuple, les paysans, sont laborieux, économes et frugals : ce qui nourrit à peine un Anglais des provinces du sud, suffirait à quatre montagnards Écossais ; croirait-on que ces hommes, qui ont l’air si vigoureux, ne vivent ordinairement que de pommes de terre et d’une bouillie épaisse de farine d’avoine, nullement vannée, ou de galettes sèches de la même farine ; il est très-rare qu’ils mangent de la viande ; quand ils le peuvent aussi, ils boivent avec plaisir le verre de whisky.

Sans doute la religion établie est sombre et fanatique ; quand on supprime les cérémonies, on doit nécessairement y suppléer par l’enthousiasme ; mais quand l’enthousiasme cesse, on a recours aux cérémonies. Je ne crois pas qu’on soit bien loin de faire ce pas en Écosse, et je ne sais si on le doit souhaiter ou le craindre. Lorsque la société est dans un état aussi parfait, que les hommes peuvent la faire, on doit redouter le moindre changement, dans la crainte de voir l’édifice s’écrouler peu-à-peu.


FIN.



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Pag. 19, lig. 7, près d’eux ils nous accablèrent d’injures et nous jetèrent ; lisez, près d’elle, on nous accabla d’injures et on nous jeta.

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Les plaisanteries de la pag. 114, sur les syllabes mis et wo, doivent être considérées comme une légère critique de nombre d’habiles étymologistes anglais. Ces messieurs ont assez souvent fait venir de fort belles choses, de mots étrangers, qui n’avaient comme dans ce passage, pas le moindre rapport à ce dont ils parlaient.

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On a mis par mégarde, pag. 123, lig. 14, le nom de Jacques V après celui de lord Darnley, l’époux de la reine Marie Stwart d’Écosse. Jacques V était père et prédécesseur de Marie ; le nom sous lequel lord Darnley est connu, est Henri.

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Pag. 170, lig. 2, le cardinal Béton. — J’ai aussi vu ce nom écrit Beatown ; je crois même que cette version est préférable.

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Pag. 179, lig. 7, ministre de la paroisse ; — ajoutez de Dunotar.




  1. Lors de la prise de la Hollande par les Français en 1795, cette mer se trouva entièrement gelée, et la flotte hollandaise fut vraiment prise par un détachement de cavalerie.
  2. Pour faire connaître au lecteur, l’amitié, qu’on leur portait : voici un petit compliment d’adieu qui leur fut fait par un Écossais, après avoir demeuré quelque temps chez eux.

    Amphibious wretches, soon may be your fall,
    May men undam you, and G—d d—n you all.

    Misérables amphibies, puisse votre chûte arriver bientôt ; puissent les hommes rompre vos (dams) vos digues, et Dieu vous damner tous. C’est un jeu de mots assez original et très-colérique entre undam et damn.

    Si nous étions encore de l’humeur maudissante du bon vieux temps, on pourrait prendre cet honnête homme, pour un prophète, aussi grand que Bâlaâm.

  3. Encore ! Dieu damne les Français.
  4. Dieu damne les chiens Français.
  5. Ce plan a été présenté dernièrement à l’acceptation du parlement par Sir (je ne me rappelle pas le nom). On y a aussi compris celui de la place vis-à-vis la bourse. La première édition de ce livre s’est faite en 1795. Il y a du plaisir à dire la vérité à des gens comme cela.
  6. C’est une comédie délicieuse.
  7. Il y a une chose qui m’a toujours étonné, c’est comment les dames anglaises, dont les mœurs sont assez sévères et dont la grande délicatesse à ne point se servir de termes impropres est très-remarquable, peuvent accoutumer leurs oreilles chastes, à entendre à leurs théâtres de petites histoires assez scabreuses, des expressions d’aussi peu de bon ton que God d—n, accommodées de toutes les manières, et quelques autres, qui paraissent encore plus extraordinaires à un étranger.
  8. Car, comme dit Quinapalus, un fou spirituel vaut mieux qu’un homme d’esprit fou.
    Shakespear.
    (Je ne sais pas trop qui est ce Quinapalus.)
  9. Nous avons conquis la France, mais nous avons senti les charmes de notre captive.
  10. Le gouvernement anglais vient fort sagement d’abolir cette vieille et folle coutume ; mais comme l’article se trouvait dans la première édition, j’ai cru devoir le conserver. Puisse ce bon exemple être suivi par tous les princes de l’Europe, car il n’en est pas un qui ne prenne le titre de son voisin.
  11. Une chose peut servir long-temps, mais elle ne peut pas servir toujours.
    Shakespear.
  12. Aux messieurs ou dames.
  13. De véritables Anglais de naissance.
  14. Monsieur, pouvez-vous souffrir qu’on jure après vous.
  15. Sa suffisante personne.
  16. Bedlam est l’hôpital des fous enragés à Londres.
  17. Le vrai matelot Breton.
  18. Ma foi c’est parce qu’ils portent des sabots et qu’ils mangent de la soupe maigre et des grenouilles.
  19. Le belliqueux prince Édouard.
  20. De demi-affamés rats écossais.
  21. Cette remarque est générale, pour tous les pays de l’Europe.
  22. Lors de la I.ère impression de ce livre en 1795, j’avais fait une remarque assez juste sur la petite porte qui servait d’entrée à ce parc..... J’ai dans l’idée que c’est à moi que les dames de Londres ont l’obligation de la porte cochère qu’on y a faite depuis.
  23. Que tous ceux qui sont de cette opinion disent oui. Que tous ceux qui sont contre disent non. Les ouis l’emportent. Le Speaker est le président de la chambre des communes.
  24. Je n’entre pas dans les raisons politiques qui ont fait recevoir les émigrés en Angleterre : il en est sans doute beaucoup parmi eux qui ont eu à s’en plaindre, mais ce qui est dans cet article est vrai à la lettre.
  25. Monsieur, il vous plaira de quitter Londres dans vingt-quatre heures, et le royaume dans trois jours.
  26. Excepté les chantiers royaux.
  27. Pain, viande, dîner, souper, lit, feu : donne-moi.
  28. Dieu me damne ils sont étrangers, et où sont les Anglais à cheval, qui se permettraient d’attaquer des étrangers à pied sur le grand chemin.
  29. Excusez mon gant, monsieur.
  30. Quoique ce passage contienne bien réellement la description du pays, je soupçonne que le grave auteur a voulu se divertir. Le lecteur peut chercher le nom de ce village dans le dictionnaire.
    (Note de l’éditeur.)
  31. N’est-ce pas là un Français ?
  32. L’hôtel-de-ville de Liverpool a été brûlé en 1798.
  33. Les républicains français s’honoraient alors, (en 1793) de ce sobriquet.
  34. Douze sous tournois.
  35. Vous n’avez point de cheval.
  36. Comment trouvez-vous ce pays ?
  37. Je le crois bien, c’est le meilleur dans le monde.
  38. Macduff roi d’Écosse fut tué par le gouverneur, qui lui présenta les clefs du château au bout d’une pique, et la lui passa au travers du corps ; Malcolm fut fait prisonnier, c’est de lui dont l’inscription parle.
  39. « Je me suis assez bien tiré d’affaire, à ce que je présume, car mon cheval s’est cassé la jambe. — Je me suis encore mieux tiré d’affaire, je pense, car mon cheval est mort. »
  40. À Lucques et à Gênes, le mot libertas était en lettres d’or sur toutes les portes. On le voit aussi sur le revers d’un chapeau, que tient une statue au-dessus des fers et des chaînes de la porte de Newgate, la principale prison de Londres.
  41. M. Arthur-Young, après avoir rapporté les questions qu’on lui faisait, dit page 37 : « This incredible ignorance, when compared with the knowledge universally disseminated in England, is to be attributed, like every thing, to government ».
    En comparant cette ignorance incroyable, avec les connaissances si généralement répandues dans l’Angleterre, on doit les attribuer, ainsi que toute autre chose, au gouvernement.
  42. Dans la première édition, j’avais dit que la langue anglaise était en partie tirée de l’allemand. Ayant eu depuis occasion d’apprendre le suédois et le danois, qui sont dérivés du gothique, dont il me semble que l’allemand est aussi un dialecte, je lui ai rendu sa véritable origine.
  43. Combien vaut-il ? Quelle est sa valeur ?
  44. J’engage fort messieurs mes commentateurs, traducteurs, etc. etc. etc., de rapporter ces graves sentences, aussi sérieusement qu’elles sont débitées, et de ne pas manquer de faire de belles remarques et notes scientifiques, ainsi qu’ils ont déjà fait dans les éditions de Riga et d’Erfurt, pour d’autres, qui valaient bien celles-ci.
  45. La fille ou la pucelle.
  46. Depuis ceci écrit, en 1795, je suis retourné deux fois à Édimbourg, et je n’ai pas pu découvrir dans quel endroit on avait mis la Pucelle ; je crains qu’elle n’ait été brûlée par accident.
  47. Rappelez-vous, lecteur, que les ciseaux de cet honnête homme, font plus d’honneur à la nature humaine, que l’épée du conquérant.
  48. Il y en a une, mue par le vent entre Copenhague et Elsinour.
  49. Ben, signifie montagne en gaelic.
  50. Le philibeg est le court jupon que portent les hommes dans les montagnes d’Écosse ; il ne descend pas tout-à-fait jusqu’au genou : il est de la même étoffe que le plaid, qui est le manteau. Tous les deux sont bariolés de plusieurs couleurs et semblent des rubans cousus ensemble.
  51. Mull, en écossais, veut dire un cap et un isthme.
  52. Un Firth est un golphe ; ou un grand bras de mer, dans lequel une rivière se jette et lui donne son nom.
  53. Les solan geese ne sont réellement pas des oyes sauvages, c’est une espèce d’oiseau d’eau, dont je ne connais pas le nom en français.
  54. Voici une maison, où j’ai été bien des années occupé à travailler au métier.
  55. Les gens de Manchester font bien des simagrées pour montrer leurs moulins et souvent même les refusent absolument. Que sont cependant leurs moulins, en comparaison de ceux de Lanark.
  56. « C’est un signe de bonheur ». — « Bon ou mauvais, c’est certainement un signe de serrure ». Luck ou good luck, veut dire bonheur ; lock prononcé presque de même, veut dire serrure.
  57. Argent, banque, marchandises, billets de banque.
  58. Mais, monsieur, Dieu défend de chanter le jour du sabath.
  59. Les différentes chasses ou tirés ont toutes leurs jours marqués. Le tiré des moor fowls dans les montagnes, commence le 12 août, celui des perdrix, le I.er septembre, etc. etc. L’on paye trois guinées au gouvernement pour avoir la liberté de chasser dans les montagnes ; cependant chaque propriétaire a droit de vous empêcher de passer sur son terrain, et il faut avoir sa permission.
  60. Les historiens rapportent, que lorsque l’armée d’Agricola s’approcha de cette ville, les soldats s’écrièrent ecce Roma.
  61. Voyageur, passe sûrement et librement sur ce pont.
  62. Voyez le vol. sur l’Irlande ; il y est souvent fait mention de ces tours rondes, que l’on ne trouve en Europe, que dans ces deux pays.
  63. Le nom de cette famille est Keith, et subsiste encore dans le pays, lord Earl of Kintore a le même nom : le titre de maréchal était héréditaire dans cette famille, mais la place n’existait pas depuis bien long-temps.
  64. Aber, dans le langage celtique, signifie l’embouchure d’une rivière dans la mer, et inver son dégorgement dans un lac ou dans un bras de mer : il y a beaucoup de villes en Écosse, dont le nom commence par ces deux mots.
  65. Les armes du Dannemark sont trois lions.
  66. Qui bouillonnent, tournent, écument et tonnent.
  67. Une église pleine de tabac, et un puits de whisky.
  68. Dun en gaelic veut dire colline, petite montagne ; Craig en écossais, a à-peu-près la même signification.
  69. A true Scot that sells his king for a groat, un véritable Scot, qui vend son roi pour un groat (6 sous). L’origine de cette insulte, qu’effectivement les marchands d’oiseaux dans Hollborn à Londres, apprennent à répéter aux perroquets, vient de longue date. Le malheureux Charles premier, poursuivi et chassé par ses ennemis, (espérant plus de compassion parmi les Écossais, sur qui sa maison avait régné si long-temps), se livra de lui-même entre leurs mains ; il fut d’abord traité avec quelques égards ; mais il avait à faire à des fanatiques enragés, qui avaient résolu sa ruine. Le parlement anglais le réclama et offrit aux chefs de l’armée écossaise, une gratification de..... (je ne me rappelle pas bien exactement la somme), afin de le lui livrer. Ce marché honteux fut accepté, et ce qui revint à chaque soldat, ne monta qu’à trois pences (six sous), qu’on appelait alors un groat.
  70. Le cornouaillois est tout-à-fait perdu depuis quarante et quelques années.
  71. Sawney, Alexander ; laird, master ; weel a weel, very well ; to gang, to go ; werld, world ; wee, little ; j maun, j must ; siller, money ; bairn, child ; mair, more ; ty-penny, two pences ; plaid, scotch mantel ; scotch fiddle, well known ; instrument ; Auld-Rickie, Édimbourg ; the deil, devil ; gud, good ; bonny, amiable, pretty ; fowks, folk ; daft, mad ; he gaid, he went ; vist, sight ; mickle, much ; philibeg, scotch dress ; pree me, kiss me ; the land of cake, scotland ; the land of Macarony, Italy ; einiok, enough ; Snesshin, Snuf ; hame, home.
  72. Voici l’explication de quelques mots écossais que j’ai cru devoir employer, et que l’on pourrait peut-être ne pas comprendre.
    Sawney, diminutif d’Alexandre, nom très-commun en Écosse ; les grampians, chaîne de montagnes ; laird, répond à-peu-près à seigneur ou maître ; la terre des biscuits, the land of cakes, l’Écosse ; des godres, sorte de gruau usité en Franche-Comté, par allusion au porridge, à la bouillie d’avoine, dont les Écossais font usage ; whisky, eau-de-vie de grain ; auld-ricky, (la vieille enfumée) Édimbourg, c’est son nom d’amitié ; le plaid et le philibeg, habillemens des montagnards écossais. Voyez la note p. 145.
  73. « Fort bien l’homme, je parirais que plus d’un, seront balancés pour cela. » — « Mais cher homme, ce n’est pas cela qu’ils veulent ; ils cherchent seulement à avoir du pain et à boire. » — « Bon, bon, Hangy leur donnera cela. » Hangy, c’est un nom de bourreau, comme qui dirait le pendeur.
  74. La Suisse, l’Italie, la Franche-Comté, la Provence, en un mot tous les pays au sud de l’Europe.
  75. On pourrait citer en preuve, les ouvrages de plusieurs professeurs, le discours sur l’histoire romaine de Ferguson, la philosophie morale de Stwart, la médecine du docteur Munroe, la chimie de Black, les sermons de Blair, etc.