Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/I,3

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Chapitre III. — Situation impossible.


Les élections de mars 1864, qui ont porté MM. Carnot et Garnier-Pagès au Corps législatif, ont été la confirmation de celles de 1863. Une intrigue avait présidé à celles-ci, une autre intrigue a produit celles-là. La liste des candidats de l’année précédente avait été l’œuvre d’un conciliabule formé par les cinq députés sortants réunis aux directeurs du Siècle, de la Presse et de l’Opinion nationale ; les candidatures qui ont prévalu en mars dernier sont sorties d’un autre conciliabule tenu chez M. Marie, l’homme qui, six mois auparavant, conseillait à M. Carnot de s’emparer de la dictature des élections, et dans lequel figuraient à côté du maître de maison MM. J. Favre, J. Simon et Pelletan. Ce que ce quartumvirat a voulu les électeurs l’ont voté, et, comme la première fois, sans discussion, sans discernement. Comme la première fois, la multitude s’est portée avec fougue au scrutin ; comme la première fois, les candidatures ouvrières ont été sacrifiées aux candidats bourgeois ; comme la première fois enfin, l’élection ainsi obtenue n’a de signification que parce qu’elle est un coup de boutoir populaire ; en elle-même elle ne signifie rien du tout. Est-ce une résurrection, ou une génération spontanée ? On ne le saurait dire. Le seul fait remarquable de cette dernière convocation a été le manifeste des Soixante, sur lequel nous reviendrons plus loin. Sortons donc de cette arène confuse du suffrage universel ; et puisque c’est aux élections de 1863-64 que la plèbe ouvrière a fait, pour la première fois, acte de volonté et de personnalité ; puisque c’est à cette occasion que nous l’avons entendue bégayer son Idée, que nous connaissons l’intérêt qu’elle poursuit aussi bien que celui qui anime la plèbe des campagnes ; puisque son début a été tout à la fois une grande victoire et une grande faute, commençons par lui montrer les conséquences de son coup d’essai.

I. Les nations seraient-elles condamnées à ne connaître la vérité sur elles-mêmes que longtemps après le fait accompli, et les leçons de l’histoire ne sauraient-elles profiter qu’à la postérité ? Qui, parmi nous, oserait dire qu’il a foi au suffrage universel ? Ce ne sont pas les républicains, ses fondateurs, abandonnés par lui pour une restauration impériale, et qui avouent, par la bouche de M. Jules Simon, d’accord en ceci avec le gouvernement de l’Empereur, que le suffrage universel ne peut être abandonné à lui-même et qu’il a besoin d’être dirigé. Ce ne sont pas les défenseurs de l’Empire, qui viennent d’être déçus à leur tour par le vote populaire d’une façon si cruelle. Ce ne sont pas les partisans de la monarchie constitutionnelle et bourgeoise, incompatible avec la grande institution démocratique, et à qui le peuple vient de déclarer nettement, par ses choix, qu’il ne veut pas revenir à l’Orléanisme. Ce n’est pas l’Opposition, enfin, qui a eu tant de peine à faire renoncer les ouvriers à leurs candidatures. On a si peu de confiance, dans le monde politique, au suffrage universel ; il inspire de telles inquiétudes, que déjà, de différents côtés, il a été proposé de le modifier en le ramenant au système échelonné du premier Empire. Seule la multitude des villes et des campagnes croit à la grande conquête de 1848 ; elle y tient mordicùs : on commence à deviner pourquoi. De sorte que, sur la base même de notre ordre politique, il y a divergence complète, scission profonde, entre le Pouvoir, l’Opposition, les classes élevées, d’une part, et les masses travailleuses et ignorantes de l’autre : telle est la vérité, qu’on n’avoue pas, sur notre époque.

Supposez quelque Tacite résumant dans l’avenir la situation de notre pays pour l’an 1865-64, voici en quels termes il s’exprimerait :


Extrait des Annales du peuple français, mars 1864. « Des élections de cette année et de celles de l’année précédente il résulte : 1o Que le gouvernement est par sa nature incompatible avec le tempérament, les aspirations et les mœurs de la bourgeoisie ; 2o Que le peuple, sur lequel il pouvait s’appuyer, semble à son tour vouloir se retirer de lui, d’abord dans les villes, mais sans se rallier à la bourgeoisie, pendant que dans les campagnes il continue de voter avec le Pouvoir, mais dans un sentiment de réforme économique.

« D’où il suit qu’à moins que les classes travailleuses, après avoir fait connaître leur idée, n’y convertissent la France, il n’y a chance de durée, dans ce pays, pour aucune combinaison politique, pour celle que représente l’Opposition légale moins que pour aucune autre. En sorte que le Pays est dans une situation chaotique, l’État dans un équilibre instable. »


Réflexion douloureuse ! Sur près de quarante millions d’âmes qui forment la population de la France, trente-six au moins, c’est-à-dire toute la plèbe des villes et des campagnes, avec une forte partie de la classe moyenne, la plus malheureuse de la nation, sont emportées dans un vaste mouvement de réforme politique, économique et sociale. Et pour conduire cette multitude, pour l’éclairer, pour l’apaiser, de quelque côté que vous tourniez les regards, pas une Idée, pas un homme !…

Est-ce que la majorité par exemple, à laquelle les centres de population échappent, que la bourgeoisie et la plèbe industrielle abandonnent, aurait la pensée, avec ces cinq millions et demi de voix, dont les deux tiers environ sont des voix campagnardes, d’exprimer exactement la pensée du Pays ? Ce serait de sa part une illusion dangereuse. La démocratie des campagnes a les mêmes tendances et aspirations que celle des villes ; et si la première continue à voter pour le gouvernement tandis que la seconde s’est mise à la queue des bourgeois, on peut dire que d’un côté comme de l’autre, c’est l’effet d’un quiproquo ; c’est que le paysan et l’ouvrier n’en sont pas encore venus à comprendre la nécessité, pour poser leur but, de s’affirmer eux-mêmes directement contre toute pression, intérêt et influence. Le gouvernement de l’Empereur oserait-il avouer la devise du paysan : Expulsion du forain ? Pas plus que la bourgeoisie n’avoue le Droit au travail, reproduit par les candidatures ouvrières. Si l’Empereur peut s’attribuer une signification, c’est, aujourd’hui comme en 1852, de nous sauver de la révolution, en dérivant les passions populaires. M. de Persigny, qui met le bon sens rustique au-dessus des imaginations citadines, et qui à ce propos cite d’une si drôle de façon l’histoire romaine, oublie une chose : c’est que ce sont les plébéiens de la ville qui, avec leurs lois agraires, ont pris l’initiative de la révolution impériale et qui ont entraîné ceux de la province. Si plus tard les uns et les autres sont restés fidèles au nouvel ordre de choses, c’est que l’empereur des Prétoriens disposait de moyens de ralliement plus efficaces encore que le partage des territoires conquis, mais que n’aura jamais à sa disposition l’empereur des Français, je veux dire les dépouilles des nations, les tributs du monde.

Est-ce que l’Opposition légale, actuellement composée de quinze ou seize députés plus ou moins démocrates, et de vingt ou vingt-deux dynastiques, aurait la prétention à son tour de représenter le Pays, que dis-je ? ses propres électeurs ?

D’une part, elle a prêté serment d’obéissance à la constitution et de fidélité à l’Empereur, ce que n’a pas fait le corps électoral. En outre, elle est formée d’éléments hétérogènes, disparates, contradictoires : en quoi on peut l’accepter comme expression plus ou moins fidèle du passé et de ses diverses époques, mais nullement comme organe et synthèse de l’avenir, dont elle n’a pas le moindre soupçon. L’Opposition, elle aussi, a la face tournée en arrière ; elle est essentiellement conservatrice ; comme la majorité, elle est convaincue que le Peuple travailleur poursuit des espérances chimériques, que le suffrage universel, avec ses candidatures ouvrières, est fou ; elle ne voit pas à un pied de son nez. Elle n’a ni plan ni idée supérieure et commune, et on peut la défier d’en formuler une. Opposition sur quoi ? À propos de quoi ? Qui le saurait dire ? Vous parlez des dépenses : c’est article de budget, matière d’administration, de pratique ; et il s’agit d’émanciper le travail. Aucune pensée positive, mère, ne ressort de l’assemblage de ces seize noms : ce n’est ni une affirmation, ni une négation, ni une objection, ni une pétition, ni une sommation. Ce sera, si vous voulez, de la critique de détail à tous les points de vue, à la volonté de chaque député ; au fond néant. Dans la langue politique, le citoyen élu par le suffrage universel est mandataire, les électeurs sont dits commettants. Or, où est ici le mandat ? Il n’y en a pas : les députés ne pourraient pas même produire un blanc-seing. Comment d’ailleurs sauraient-ils ce qu’a voulu, ce qu’attend d’eux le commettant, quand le commettant lui-même, dans le travail d’éclosion de sa pensée, ne le sait pas encore ?…

Donc, en raison composée et de leur mandat purement fictif, et de leur serment très-explicite, et de leur antipathie pour la révolution sociale, les députés de l’Opposition, parlant un peu de toutes choses, de omni scibili, ne représentent rien, ne signifient rien, ne savent rien. Faits à l’image de l’Empereur, leur souverain, mais se refusant à n’être vis-à-vis de lui, comme l’implique la Constitution de 1852, que de simples auxiliaires, des conseillers bénévoles, aspirant au contraire à être tout, ils ne sont littéralement rien ; à moins qu’on n’en fasse des conspirateurs, ils échappent à toute détermination. Si les deux cent quatre-vingt-trois membres du Corps législatif leur ressemblaient, en autres termes, si le Corps législatif tout entier était dans l’Opposition, l’Empereur serait obligé de convoquer à nouveau les électeurs afin de savoir d’eux, par un vote explicite, ce qu’ils exigent de lui et ce dont ils ont chargé leurs représentants de lui faire part. Mais nous aurions alors un bien autre spectacle : les électeurs seraient obligés d’avouer qu’ils ne peuvent s’entendre, et que ce que la nation connaît le moins, c’est ce qu’elle pense.

II. Mais voici qui est plus triste. Non-seulement depuis les élections de 1863-64, la nation en majorité immense ne peut pas se dire représentée ; non-seulement, chose pleine de périls et qui suffit à elle seule pour créer une situation impossible, il y a discordance entre le Pays et l’État, entre la pensée secrète des masses et les idées officielles ; nous allons voir, du fait de l’Opposition, une sorte de comédie organisée pour gagner du temps, et user la Révolution. Tandis que le peuple, consumé de la fièvre des réformes, ceint ses reins et se prépare pour les grandes luttes économiques, on rêve de lui donner pour toute satisfaction je ne sais quel rafraîchissement doctrinaire.

N’oublions pas que démocrates et bourgeois, en prenant part aux élections et se donnant des représentants, se sont placés sur le terrain de la légalité impériale ; de sorte que, si par le fait des derniers votes un courant d’opposition s’est établi, cette opposition n’indique pas une rupture, mais une simple divergence de vues, un mécontentement vague qui n’altère en rien les rapports légaux et n’admet aucune prise sur la Constitution.

A moins d’événements exceptionnels, venant brusquement déplacer hommes et choses, c’est donc d’après la légalité existante que nous devons raisonner, surtout en face d’un pouvoir qui, s’il prenait fantaisie à qui que ce fût de s’en écarter, serait en droit et aurait les moyens de l’y contraindre.

Eh bien ! que ressort-il pour l’Opposition, pour la Démocratie, pour le Pays et pour le Gouvernement, de cette légalité combinée avec les votes de 1863 et 1864 ? Qu’avons-nous à en attendre au point de vue des attractions populaires, des libertés publiques et du progrès ?

Les élections de 1857 avaient porté le nombre des représentants démocrates à 5 ; il est maintenant, sauf erreur, de 15. En réunissant à ce groupe imperceptible, mais bruyant, les députés conservateurs élus en dehors de l’action démocratique et du patronage administratif, on arrive, dans les grands jours, à une minorité de 35 environ sur 283. Telle est en ce moment la puissance légale, constitutionnelle, de l’Opposition. Qu’avons-nous à attendre, d’ici à 1869, de l’efficacité de cette Opposition, de plus que ce que nous avons obtenu des Cinq, de 1857 à 1863 ? Absolument rien : loin de là, je dis que, par ce jeu régulier de la Constitution de 1852 pendant dix-sept années consécutives, l’établissement impérial, à moins d’une débâcle imprévue, produite par des causes extra-légales, aura dû naturellement se consolider.

Mais supposons qu’en 1869 le chiffre des députés de l’Opposition s’élève d’une quantité proportionnelle à l’accroissement qu’il a reçu en 1863-64, c’est-à-dire au septuple, hypothèse que l’on peut considérer comme très-favorable : l’opposition démocratique, toujours en minorité, compterait alors 105 membres ; l’opposition conservatrice, 140 ; ensemble, 245. Le Gouvernement ayant perdu la majorité devrait modifier, selon l’esprit de cette opposition nouvelle, sa politique et probablement sa Constitution. Cela se ferait d’après les formes légales, constitutionnelles ; quant aux modifications à apporter à la Constitution de 1852, elles ne pourraient être autres que celle réclamée par M. Thiers dans son premier discours, ce serait le retour au système parlementaire. L’Opposition démocratique, en raison de sa minorité, comme aussi en raison de son manque de plan politique, n’aurait rien à fournir. Tout au plus lui offrirait-on un ou deux ministères, gages du ralliement définitif de la démocratie au gouvernement impérial.

Napoléon III en serait donc quitte, comme Napoléon Ier en 1815, pour changer de Constitution ; en sorte que tout le progrès politique de la France, de 1814 à 1870, renfermé dans les limites de la Charte de Saint-Ouen, se réduirait à des substitutions dynastiques. Prend-on cela pour un échec au système ? Mais Napoléon III le premier a prévu ce revirement ; il n’ignore pas que les pouvoirs extraordinaires dont il a été revêtu en 1851 ont eu pour cause l’agitation démocratique et sociale ; que, cette agitation apaisée, il doit s’attendre à rentrer dans la moyenne constitutionnelle. C’est ce que lui-même a pris soin d’annoncer à la France par ces mots, le couronnement de l’édifice. Tel serait donc le résultat de tant de souffrances, de discussions, d’oppositions, de scrutins, de serments : pour le pays et pour la démocratie une rétrogradation de quarante années ; pour l’empire et la dynastie napoléonienne, au lieu de la prérogative autocratique, si périlleuse, la garantie des responsabilités parlementaires.

Et qui nous prouve qu’en 1869 l’Opposition tant démocratique que conservatrice comptera deux cent quarante-cinq membres ? D’ici là le Gouvernement a le temps de réfléchir et de préparer sa revanche, et les avantages de sa position sont énormes.

Une Constitution jurée par l’Opposition, et que lui, le Gouvernement, a faite ; une légalité acceptée et dont il est l’interprète ; un Sénat, espèce de chambre haute, unanime dans la pensée de l’Empereur ; dans le Corps législatif ou Chambre des représentants, une majorité écrasante ; pour répondre aux harangues de l’Opposition, outre les orateurs de la majorité, des conseillers d’État d’une habileté consommée, qui, dans leurs joutes récentes avec les avocats de la Démocratie ont été beaucoup plus souvent vainqueurs que vaincus ; dans les départements, chaque commune devenue une succursale de la préfecture ; une plèbe rustique pleine de préventions contre l’Opposition des Messieurs ; une garde nationale choisie, appuyée d’une armée innombrable, invincible, fidèle ; enfin, une masse électorale qui, jusqu’au futur scrutin de 1869, ne peut être estimée à moins de 5,500,000 électeurs contre 1,900,000 : qui est-ce qui, avec de pareilles forces, ne se chargerait d’ici à cinq ans d’écraser l’Opposition ?

Ainsi, non content de tromper la pensée du peuple, on le retiendrait lui-même dans l’immobilisme ; il aurait, en guise de progrès, toutes les distractions parlementaires ; on recommencerait, sur nouveaux frais, la comédie de quinze ans, puis celle de dix-huit ans, bien entendu avec espoir d’un meilleur succès. Certes, ceux qui en 1863-64 ont voté pour l’Opposition n’ont pas ici le mot à dire : mais je le demande à tout homme de bon sens, n’est-ce pas appeler sur nous les colères révolutionnaires, et jamais réforme, même la plus radicale, coûtera-t-elle autant que ce que menace de nous faire payer l’obstination de nus sauveurs ?

III. Après la mystification, l’usurpation. Ceux qui ont fait voter la Démocratie contre ses principes et contre sa conscience ne lui épargneront aucune honte. Ce n’était pas assez de cette position presque inexpugnable que fait au gouvernement impérial la légalité jurée, il fallait que l’Opposition y ajoutât par ses professions de foi, ses articles de journaux, ses discours et ses votes, une faculté d’absolutisme sans bornes. Sans la majorité du parlement, sans ces députés ministériels envoyés par les paysans, je ne sais vraiment où nous en serions aujourd’hui.

En ce qui touche la politique extérieure, l’Empereur a le pouvoir, d’après la Constitution, de prendre seul, contre l’avis de ses ministres, du Conseil d’État, du Sénat, du Corps législatif, les résolutions les plus graves. Il peut, à son gré et à tout propos, faire des alliances ou les rompre, déclarer la guerre et se mettre de gaieté de cœur l’Europe entière sur les bras. Laissons de côté les motifs, plus ou moins plausibles, d’une pareille prérogative, et ne la considérons qu’au point de vue des libertés publiques, des garanties constitutionnelles, des formes légales, des droits, enfin, et de la souveraineté de la nation. Jusqu’à présent il est permis de croire, d’après le témoignage des journaux de l’empire, que si Napoléon III ne s’est pas encore lancé dans une entreprise de cette nature, soit à propos de la Pologne, soit à l’occasion du Holstein, ou de la Hongrie, ou de l’Italie, etc., ç’a été par déférence pour les conseils dévoués qui l’entourent, pour la majorité du Corps législatif et du Sénat ; parce qu’il a senti que, si en fait et d’après la lettre des articles la Constitution lui accorde des pouvoirs illimités, le bon sens indique qu’il ne doit en user qu’avec la plus extrême circonspection ; que son autocratie est plus dans la forme que dans le fond ; en deux mots que, si le texte de nos anciennes constitutions républicaines a été abrogé, l’esprit subsiste, et que le premier devoir d’un chef d’État est de marcher d’accord avec l’opinion de son pays.


Or, qu’ont fait depuis un an les députés et journaux de l’Opposition ? Que font-ils encore tous les jours ? Dans leur dévouement à la cause de l’aristocratie polonaise, ils ne cessent d’exciter l’Empereur à rejeter les avertissements du Sénat et du Corps législatif ; ils le rappellent à son omnipotence ; ils le poussent à agir de son chef, motu proprio, sans autre conseil que sa volonté personnelle et son bon plaisir ; ils lui prêchent l’arbitraire ; ils lui donnent quittance de ses devoirs envers les représentants du Pays, élus comme lui du suffrage universel ; ils s’associent, autant qu’il est en eux, et en dépit de leur qualité de démocrates, à cet absolutisme, que parfois ils ont l’air de combattre. Ils lui disent que la justice de la cause couvrant l’irrégularité de la forme, l’arbitraire de la résolution, il ne doit pas hésiter, que le libéralisme le plus jaloux n’aura rien à lui reprocher. Ils prouvent ainsi que ce qu’ils blâment dans la politique du prince, ce n’est pas, comme on faisait avant 1848, son caractère personnel, c’est son défaut d’habileté ou d’audace, en ce sens que Sa Majesté ne fait pas ce qu’ils voudraient.

Voilà donc le pouvoir absolu justifié par l’Opposition sortie des scrutins de 1863-64 ; voilà, sur cette question fameuse du droit de guerre et de paix, la tradition de 89 abolie. On reconnaît ici les dictateurs électoraux de 1863-64. Jamais Mirabeau, lorsque le peuple de Paris criait contre lui à la trahison, ne réclama pour le roi constitutionnel la centième partie de ce que nos députés soi-disant démocrates offrent à Napoléon III.

Supposez maintenant que l’Empereur, cédant à ces vœux insensés, déclare la guerre à la Russie, à la Prusse, à l’Autriche, à la Confédération germanique ; que pour être agréable à 200,000 nobles polonais, à Kossuth, à Klapka, à Garibaldi, il soulève contre lui 140 millions d’âmes, et que sans autre avis il engage la France, du premier coup, pour un contingent de 400,000 hommes et trois milliards. C’est en vain que le Sénat, la majorité des députés, le Pays en masse, paysans et citadins, témoigneront de leur épouvante : l’Empereur sera dans son droit, personne ne pourra l’accuser de despotisme ; bien plus, au dire de l’Opposition, nous lui devrons des actions de grâces… — La guerre déclarée, il peut se présenter deux cas : l’Empereur sera vainqueur ou vaincu. Vainqueur, il attelle l’Opposition à son char de triomphe, et voilà de nouveau la liberté ajournée. Vaincu, c’est un héros malheureux, digne de tous nos respects.

Supposez, au contraire, que l’Empereur, mieux inspiré, dédaigne ces excitations chauviniques et se rallie décidément à la politique de paix. D’abord il s’assure la reconnaissance, du moins le silence, de tous ceux qui, dans le Pays, démocrates ou non démocrates, ne jurent pas par le génie de l’Opposition ; et tôt ou tard celle-ci, revenue de sa fringale belliqueuse, sera forcée d’avouer qu’il a été plus sage qu’elle. Quelle gloire alors pour nos mœurs représentatives ! Quel honneur pour la démocratie ! Et comme nous aurons bonne grâce, républicains rouges et socialistes, à déclamer après cela contre le pouvoir absolu ! Osez donc blâmer l’expédition du Mexique, entreprise sans conseil, mais de bonne intention sans doute, quand on propose de faire, également sans conseil, celle de Pologne !…

Ainsi, ajournement consenti pour six ans de toutes les espérances démocratiques ; — engagement pris au nom et à la face du peuple de respecter et maintenir la légalité existante, d’abord pendant ces six premières années, et plus tard jusqu’à ce que le déplacement de la majorité législative en décide autrement ; — en cas de déplacement de cette majorité, comme elle ne saurait avoir d’autre objet que le retour à la monarchie constitutionnelle, le Pays entraîné à une rétrogradation des plus dangereuses ; — entre temps, la Révolution combattue, la pensée populaire niée, les aspirations de la classe ouvrière refoulées, l’Empereur continuant à disposer souverainement des forces et des destinées de la France, excité par l’Opposition à s’emparer de la dictature militaire et à déclarer la guerre aux deux tiers de l’Europe : tel est le résultat définitif, rationnel, normal, démontré par les faits, par les chiffres, par les noms propres, par les articles de journaux et les professions de foi des candidats, des élections de 1863-64. Ah ! peuple de Paris, tu es certes le plus intelligent et le plus spirituel des peuples. Heureusement que tu possèdes, avec ces rares facultés, le privilège de te dédire et de te contredire ; sans cela il faudrait désespérer de toi.

Soit, disent nos entrepreneurs d’Opposition légale, bâtards du suffrage universel et de la bascule doctrinaire : la révolution du 2 Décembre et ce qui s’en est suivi jusqu’au 20 mars 1864, aura été pour le Pays comme une longue aliénation mentale : malheur immense sans contredit. Était-ce une raison pour croupir dans l’inertie, demeurer courbés sous la main de fer du despotisme, renoncer à toute vie politique, et retenir indéfiniment dans une sorte d’état de siége nos villes et nos campagnes ? Ne valait-il pas mieux revenir, le plus vite possible, à ces institutions de liberté et d’ordre qui marquèrent la plus belle période de notre histoire, et devions-nous repousser les efforts de ceux qui travaillaient à nous y ramener, même au prix d’une consécration nouvelle de la dynastie des Bonaparte ? Que le Pays renaisse, et que les partis se résignent : telle doit être en ce moment notre pensée à tous. Trouvez donc bon qu’à cet égard nous prenions acte de vos propres aveux en faveur des élections de 1863-64, et de cette généreuse Opposition qui en est sortie.

Eh bien, cette dernière illusion je suis forcé de vous l’enlever. Le retour au système de 1830 et à tout autre analogue, monarchie constitutionnelle ou république bourgeoise, est devenu aussi impossible que le retour au système de 1788 ou à celui de 1804. N’oubliez donc pas qu’avec le suffrage universel nous n’avons plus seulement affaire à une bourgeoisie haute et moyenne, à la France de Juillet, unanime dans ses vues politiques aussi bien que dans ses maximes économiques. Nous avons devant nous la multitude de Février, qui se sent distincte de la bourgeoisie et s’affirme en dehors et en face de son aînée ; — qui en économie sociale professe des maximes toutes différentes, et déjà ne tend à rien de moins qu’à supplanter et à absorber l’ancien Tiers-État ; — qui en politique n’a pas encore su déduire de ses principes économiques et sociaux une Constitution, mais qui ne faillira pas à cette tâche, et sur ce terrain se trouvera plus éloignée encore de la bourgeoisie constitutionnelle que sur le terrain du travail, de l’association et du salaire ; — qui, enfin, après avoir fait la Présidence et le second Empire, vient de porter brusquement une partie de ses troupes du côté de l’Opposition, non par amour des idées que l’Opposition représente, mais par ressentiment de l’impuissance du gouvernement jusqu’à ce jour à satisfaire à ses vœux. Il est à prévoir qu’un jour ou l’autre paysans et ouvriers s’entendront. Or, ce peuple de travailleurs, ce parti socialiste qui rêve d’acquérir légalement la terre et les capitaux, et que vous ne sauriez désormais éliminer de la scène politique, est foncièrement antipathique aux institutions bourgeoises, exprimées soit par la constitution de 1814-1830, soit par celle de 1848 ou celle de 1852 modifiée. Si bien, je vous le répète, que vous ne pouvez ni garder le statu quo ni rétrograder, et que votre unique chance de salut est de marcher en avant, de compagnie et sous la direction d’une plèbe dont vous connaissez plus ou moins la force, mais dont rien ne vous a encore révélé le système.

Voilà pourquoi je soutiens que les élections de 1863-64 sont un vrai coup fourré, et la situation créée par elles une impasse où personne ne saurait se mouvoir ni même se reconnaître, pas plus la Démocratie et l’Opposition que le Gouvernement. L’invasion populaire dans le scrutin a tout troublé. Le Gouvernement, qui croyait n’avoir devant lui qu’une opposition libérale et parlementaire ; l’Opposition, qui s’imaginait n’avoir à combattre que la politique du Gouvernement, se trouvent maintenant l’un et l’autre avoir devant eux cette question sociale qu’ils croyaient enterrée ; et ni l’Opposition ne peut profiter de sa victoire, ni le Gouvernement se raffermir, en acceptant ou faisant valoir les conséquences, même constitutionnelles et légales, du vote.

Les hommes d’action et les hommes d’État de la Démocratie ouvrière, rarement d’accord, ont créé cet imbroglio dont ils paraissent à peine se douter, et dont au surplus ils ne se soucient aucunement. Ils tenaient à se signaler, à faire acte d’influence, à poser la pierre angulaire de leur nouvelle destinée, quelques-uns à faire parade de leur éloquence dans un parlement. Ils ont obtenu le succès qu’ils cherchaient : à présent, advienne que pourra ! Rien n’est hardi comme l’ignorance : ceux-ci ne reculeraient pas devant le chaos…

Je vais tâcher, en exposant au grand jour la pensée et les tendances des travailleurs, en dévoilant certaines incompatibilités du régime actuel, affirmé et défendu par l’Opposition, avec cette pensée et ces tendances, d’abréger autant qu’il est en moi une situation sans exemple. Et tenez ceci pour certain, lecteur : nous ne pouvons plus échapper à la difficulté par l’ignorance, la négation ou la moquerie ; il faut bon gré mal gré, et plus tôt que tard, que nous embrassions l’Idée.