Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/II,1

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E. Dentu, libraire-éditeur (p. 50-59).


Chapitre Ier. — De la capacité politique et de ses conditions : Capacité réelle et capacité légale. — Conscience et Idée.


La question des candidatures ouvrières, résolue négativement par les élections de 1863 et 1864, implique celle de la capacité politique des ouvriers, ou pour me servir d’une expression plus générique, du Peuple. Le Peuple, à qui la Révolution de 1848 a accordé la faculté de voter, est-il, oui ou non, capable d’ester en politique, c’est-à-dire, 1o de se former sur les questions qui intéressent la collectivité sociale une opinion en rapport avec sa condition, son avenir, ses intérêts ; 2o par suite, de rendre sur les mêmes questions, soumises à son arbitrage direct ou indirect, un verdict raisonné ; 3o enfin, de constituer un centre d’action, expression de ses idées, de ses vues, de ses espérances, et chargé de poursuivre l’exécution de ses desseins ?

Si oui, il importe que le Peuple, à la première occasion qui lui sera fournie, fasse preuve de cette capacité : — a) en énonçant un principe vraiment sien, qui résume et synthétise toutes ses idées, comme l’ont fait de tout temps les fondateurs de sociétés, comme ont essayé de le faire, en dernier lieu, les auteurs du manifeste ; b) en attestant ce principe par des votes conformes ; c) au besoin, et dans le cas où il devrait se faire représenter dans les conseils du Pays, en élisant pour ses mandataires des hommes qui sachent rendre sa pensée, porter son verbe, soutenir son droit, qui le représentent corps et âme, et dont il puisse dire, sans risquer d’être démenti : Ceux-ci sont les os de mes os et la chair de ma chair.

Sans cela, le Peuple fera sagement de se renfermer dans son mutisme séculaire et de s’abstenir du scrutin ; il rendra service à la Société et au Gouvernement. En résignant les pouvoirs que lui a conférés l’institution du suffrage universel, et prouvant ainsi son dévouement à l’ordre public, il fera chose plus honorable, plus utile, que de voter, à la façon de la plupart des bourgeois, pour d’illustres empiriques, se vantant de diriger une société qu’ils ne connaissent pas, au moyen de formules parfaitement arbitraires. Car si le peuple n’a pas l’intelligence de sa propre idée, ou si, l’ayant acquise il fait défaut à cette idée, il ne lui appartient pas de prendre la parole. Qu’il laisse les bleus et les blancs voter les uns contre les autres ; quant à lui, pareil à l’âne de la fable, qu’il se contente de porter son bât.

Telle est, je le répète, l’inévitable question soulevée par les candidatures ouvrières et à laquelle il faut absolument répondre : Le peuple est-il capable, oui ou non ? — Les Soixante, il faut les en féliciter, se sont prononcés bravement pour l’affirmative. Mais quelle contradiction n’ont-ils pas soulevée, et dans les journaux organes prétendus de la démocratie, et parmi les candidats, et jusque chez leurs camarades ! Ce qu’il y a eu de plus affligeant a été l’attitude de la masse ouvrière elle-même dans une occasion aussi décisive. Il a paru un contre-manifeste, signé de quatre-vingts ouvriers, protestant hautement contre la présomption des Soixante, déclarant que ceux-ci n’exprimaient nullement la pensée du peuple, leur reprochant de soulever mal à propos une question sociale quand il ne s’agissait que d’une question politique, de semer la division quand il fallait prêcher l’union, de rétablir la distinction des castes quand on ne devait s’occuper que de leur fusion, et concluant que, pour le moment, la seule conquête à poursuivre était la liberté. « Tant que nous n’aurons pas la liberté, disaient-ils, ne songeons qu’à la conquérir. » Je veux croire que ces ouvriers, en tant que citoyens et travailleurs, valaient les autres ; à coup sûr ils n’en avaient pas l’originalité, encore moins l’élan. Et l’on a pu juger, aux considérations sur lesquelles ils s’appuyaient, qu’ils ne faisaient que répéter les leçons de la Presse, du Temps et du Siècle. Aussi les félicitations de M. de Girardin et consorts ne leur ont pas manqué.

Le peuple français a des accès d’une humilité sans égale. Susceptible et vaniteux au delà de toute expression, il va, quand il se mêle de modération, jusqu’à l’abaissement. D’où vient donc que cette plèbe, si jalouse de sa souveraineté, si ardente à exercer ses droits électoraux, autour de laquelle tourbillonnent tant de candidats en habit noir, ses flagorneurs d’un moment, d’où vient, dis-je, qu’elle répugne si fort à produire ses hommes ? Quoi ! il existe dans la Démocratie ouvrière, et en bon nombre, des sujets instruits, capables de tenir la plume aussi bien que de manier la parole, connaissant les affaires, plus capables vingt fois, surtout plus dignes de la représenter, que les avocats, les journalistes, écrivains, pédants, intrigants et charlatans auxquels elle prodigue ses suffrages, et elle les récuse ! Elle n’en veut pas pour ses mandataires ! La Démocratie a horreur des candidats vraiment démocrates ! Elle met son orgueil à se donner pour chefs des individus ayant une teinte aristocratique ! Pense-t-elle donc par là s’anoblir ? D’où vient, enfin, si le peuple est mûr pour la souveraineté, qu’il se dissimule constamment derrière ses ex-tuteurs, qui ne le protègent plus et ne peuvent rien pour lui ; que devant ceux qui le salarient il baisse les yeux comme une jeune fille[1], et que, mis en demeure d’exprimer son opinion et de faire acte de volonté, il ne sache que suivre la piste de ses anciens patrons et répéter leurs maximes ?

Tout cela, il faut l’avouer, créerait contre l’émancipation du prolétariat un préjugé fâcheux, si la chose ne s’expliquait par la nouveauté même de la situation. La plèbe travailleuse a vécu, dès l’origine des sociétés, dans la dépendance de la classe qui possède, par suite dans un état d’infériorité intellectuelle et morale dont elle a conservé le sentiment profond. Ce n’est que d’hier, depuis que la révolution de 89 a brisé cette hiérarchie, que, se sentant isolée, elle a acquis la conscience d’elle-même. Mais l’instinct de déférence est encore puissant chez elle ; l’opinion qu’elle se fait de ce que l’on nomme capacité est singulièrement fausse et exagérée ; ceux qui jadis étaient ses maîtres, qui ont conservé sur elle le privilège des professions appelées libérales, auxquelles il serait temps d’ôter ce nom, lui semblent toujours avoir 30 centimètres de plus que les autres hommes. Ajoutez ce ferment d’envie qui s’empare de l’homme du peuple contre ceux de ses pareils qui aspirent à s’élever au-dessus de leur condition : comment s’étonner après cela que, déjà transformé dans sa conscience, dans les nécessités de sa vie, dans les idées fondamentales qui le dirigent, le Peuple ait conservé ses habitudes d’abnégation ? Il en est des mœurs comme du langage : elles ne changent pas avec la foi, la loi et le droit. Nous resterons longtemps encore les uns vis-à-vis des autres Messieurs et très-humbles serviteurs : cela empêche-t-il qu’il n’y ait plus ni messieurs ni serviteurs ?

Cherchons donc dans les idées et dans les faits, en dehors des adorations, génuflexions et superstitions vulgaires, ce que nous devons penser de la capacité et de l’idonéité politique de la classe ouvrière comparée à la classe bourgeoise, et de son futur avénement.

Observons en premier lieu que le mot capacité, en parlant du citoyen, se prend à deux points de vue différents : il y a la capacité légale, et la capacité réelle.

La première est conférée par la loi et suppose la seconde. On n’admettrait pas que le législateur reconnût des droits à des sujets frappés d’incapacité naturelle. Par exemple, avant 1848, il fallait pour exercer le droit électoral payer 200 fr. de contributions directes. On supposait donc que la propriété était une garantie de capacité réelle : en conséquence les censitaires à 200 fr. et au-dessus, au nombre de 230 ou 500,000, étaient réputés les vrais contrôleurs du Gouvernement, arbitres souverains de sa politique. Ce n’était évidemment qu’une fiction de la loi : rien ne prouvant que parmi les électeurs il n’y en eût pas, et même beaucoup, malgré leur cote, de réellement incapables ; comme aussi rien n’autorisant à penser qu’en dehors de ce cercle, parmi tant de millions de citoyens soumis à une simple taxe personnelle, il n’existât pas une foule de capacités respectables.

En 1848 on a, pour ainsi dire, retourné le système de 1830 : le suffrage universel et direct, sans aucune condition de cens, a été établi. Par cette simple réforme, toute la population masculine, âgée de vingt-un ans révolus, née en France et domiciliée, s’est trouvée investie par la loi de la capacité politique. On a donc encore supposé que le droit électoral, et dans une certaine mesure la capacité politique, était inhérent à la qualité d’homme mâle et de citoyen. Mais il est évident que ce n’est toujours là qu’une fiction. Comment la faculté électorale serait-elle une prérogative de l’indigénat, de l’âge, du sexe, du domicile, plutôt que de la propriété ? La dignité d’électeur, dans notre société démocratique, équivaut à celle de noble dans le monde féodal. Comment serait-elle accordée sans exception ni distinction à tous, tandis que celle de noble n’appartenait qu’à un petit nombre ? N’est-ce pas le cas de dire que toute dignité rendue commune s’évanouit, et que ce qui appartient à tout le monde n’est à personne ? Du reste, l’expérience s’est prononcée à cet égard : plus le droit électoral s’est multiplié, plus il a perdu de l’importance qu’on y attachait. Les 36 pour 100 d’abstentions en 1857 ; les 25 pour 100 en 1863, en sont une preuve. Et il est certain que nos dix millions d’électeurs se sont montrés, depuis 1848, en intelligence et en caractère, inférieurs aux 300,000 censitaires de la monarchie de Juillet.

Donc, et bon gré mal gré, dès lors que nous traitons en historiens et en philosophes de la capacité politique, il nous faut sortir des fictions et en venir à la capacité réelle : c’est aussi la seule qui nous occupera.

Pour qu’il y ait dans un sujet, individu, corporation ou collectivité, capacité politique, trois conditions fondamentales sont requises :

1o Que le sujet ait conscience de lui-même, de sa dignité, de sa valeur, de la place qu’il occupe dans la société, du rôle qu’il remplit, des fonctions auxquelles il a droit de prétendre, des intérêts qu’il représente ou personnifie ;

2o Comme résultat de cette conscience de lui-même dans toutes ses puissances, que ledit sujet affirme son idée, c’est-à-dire qu’il sache se représenter par l’entendement, traduire par la parole, expliquer par la raison, dans son principe et ses conséquences, la loi de son être ;

3o Que de cette idée, enfin, posée comme profession de foi, il puisse, selon le besoin et la diversité des circonstances, déduire toujours des conclusions pratiques.

Observez qu’en tout cela il ne peut être question de plus ni de moins. Certains hommes sentent plus vivement que d’autres, ont un sentiment d’eux-mêmes plus ou moins exalté, saisissent l’idée et l’exposent avec plus ou moins de bonheur et d’énergie, ou sont doués d’une puissance de mise en œuvre à laquelle bien souvent les plus vives intelligences n’atteignent pas. Ces différences d’intensité dans la conscience, l’idée et son application, constituent des degrés de capacité, elles ne créent pas la capacité même. Ainsi tout individu qui a la foi en Jésus-Christ, qui en affirme la doctrine par la profession de foi, et qui en pratique la religion, est chrétien, comme tel capable du salut éternel : ce qui n’empêche nullement que parmi les chrétiens il n’y ait des docteurs et des simples, des ascètes et des tièdes.

De même, être capable politiquement, ce n’est point être doué d’une aptitude particulière à traiter les affaires d’État, à exercer tel emploi public ; ce n’est pas témoigner d’un zèle plus ou moins brûlant pour la cité. Tout cela, je le répète, est affaire de talent et de spécialité : ce n’est pas ce qui fonde dans le citoyen, souvent silencieux, modéré, en dehors des emplois, ce que nous entendons ici par capacité politique. Posséder la capacité politique, c’est avoir la conscience de soi comme membre d’une collectivité, affirmer l’idée qui en résulte et en poursuivre la réalisation. Quiconque réunit ces trois conditions est capable. Ainsi nous nous sentons tous Français ; comme tel, nous croyons à une constitution, à une mission de notre Pays, en vue desquelles nous favorisons, de nos vœux et de nos suffrages, la politique qui nous paraît le mieux traduire notre sentiment et servir notre opinion. Le patriotisme peut être plus ou moins ardent en chacun de nous ; sa nature est la même, son absence une monstruosité. En trois mots, nous avons conscience, idée, et nous poursuivons une réalisation.

Le problème de la capacité politique dans la classe ouvrière, de même que dans la classe bourgeoise et autrefois dans la noblesse, revient donc à se demander : — a) si la classe ouvrière, au point de vue de ses rapports avec la société et avec l’État, a acquis conscience d’elle-même ; si, comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ; si elle en sépare ses intérêts, si elle tient à ne se plus confondre avec elle ; — b) si elle possède une idée, c’est-à-dire si elle s’est créé une notion de sa propre constitution ; si elle connaît les lois, conditions et formules de son existence ; si elle en prévoit la destinée, la fin ; si elle se comprend elle-même dans ses rapports avec l’État, la nation et l’ordre universel ; — c) si de cette idée, enfin, la classe ouvrière est en mesure de déduire, pour l’organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres, et au cas où le pouvoir, par la déchéance ou la retraite de la bourgeoisie, lui serait dévolu, de créer et de développer un nouvel ordre politique.

Voilà ce que c’est que la capacité politique. Il est bien entendu que nous parlons de cette capacité réelle, collective, qui est le fait de la nature et de la société, et qui résulte du mouvement de l’esprit humain ; qui, sauf les inégalités du talent et de la conscience, se retrouve la même dans tous les individus et ne peut devenir le privilége d’aucun ; que l’on observe dans toutes les communions religieuses, sectes, corporations, castes, partis, états, nationalités, etc., capacité que le législateur est inhabile à créer, mais qu’il est tenu de rechercher, et que dans tous les cas il suppose.

Et c’est d’après cette définition de la capacité que je réponds, en ce qui concerne les classes ouvrières, et indépendamment des défaillances et manifestations moutonnière dont elles donnent chaque jour encore le triste spectacle.

Sur le premier point : Oui, les classes ouvrières ont acquis conscience d’elles-mêmes, et nous pouvons assigner la date de cette éclosion, c’est l’année 1848 ;

Sur le second point : Oui, les classes ouvrières possèdent une idée qui correspond à la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, et qui est en parfait contraste avec l’idée bourgeoise : seulement on peut dire que cette idée ne leur a encore été révélée que d’une manière incomplète, qu’elles ne l’ont pas poursuivie dans toutes ses conséquences, et n’en ont pas donné le formulaire ;

Sur le troisième point, relatif aux conclusions politiques à tirer de leur idée : Non, les classes ouvrières, sûres d’elles-mêmes, et déjà à moitié éclairées sur les principes qui composent leur foi nouvelle, ne sont pas encore parvenues à déduire de ces principes une pratique générale conforme, une politique appropriée : témoin leur vote en commun avec la bourgeoisie, témoin les préjugés politiques de toute sorte auxquels elles obéissent.

Disons, en un style qui sente moins l’école que les classes ouvrières ne font que de naître à la vie politique ; que si, par l’initiative qu’elles ont commencé de prendre et par leur force numérique, il leur a été donné de déplacer le centre de gravité dans l’ordre politique et d’agiter l’économie sociale, en revanche, par le chaotisme intellectuel auquel elles sont en proie, surtout par le fantaisisme gouvernemental qu’elles ont reçu d’une bourgeoisie in extremis, elles n’ont pas encore réussi à établir leur prépondérance, elles ont même retardé leur émancipation et jusqu’à un certain point compromis leur avenir.



  1. La comparaison ne paraîtra peut-être pas juste, après la période de coalitions à laquelle nous venons d’assister. Mais sans compter que la loi sur les coalitions n’est pas d’initiative populaire (v. plus bas, IIIe partie, ch. ix), il paraît que dans nombre de cas les ouvriers ont été appuyés dans leurs demandes auprès des patrons par le Gouvernement.
    …...Au surplus, je n’aurais que des éloges à donner à la déférence électorale des ouvriers envers la classe bourgeoise, si, comme le faisait entendre le manifeste des Soixante, cette déférence avait été inspirée par un motif de haute fantaisie politique. Malheureusement il n’en est rien, et l’on peut voir que l’égoïsme est encore, après la fantaisie, la seule raison politique de la plèbe.