Psychologie de l’Éducation/V/7

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Flammarion (p. 293-312).
Livre V


CHAPITRE VII

L’enseignement des sciences physiques naturelles.



Les connaissances dont nous nous sommes précédemment occupé, les langues notamment, doivent être apprises fort jeune, parce que pendant l’enfance la mémoire est très vive. Elles ont une utilité considérable, mais ne possèdent aucune vertu éducative et ne développent ni l’esprit d’observation, ni le jugement. Seules les sciences physiques et naturelles peuvent exercer un tel rôle.


§ 1. – l’enseignement des sciences naturelles.

De tous les moyens d’exercer chez l’enfant, le jeune homme ou l’adulte, l’esprit d’observation sans fatigue ni ennui, il n’en est pas de meilleur que l’enseignement des sciences naturelles. Elles apprennent à voir et montrent que l’objet en apparence le plus insignifiant, l’herbe ou la plante foulée par nos pieds, l’insecte qui voltige, sont des mondes de faits merveilleux, qu’on découvre dès qu’on apprend à les observer.

De cette étude, si attrayante et si utile comme facteur d’éducation, l’Université a trouvé moyen de faire la plus lourde des corvées, la plus fastidieuse des récitations mnémoniques. Continuant à appliquer son principe de remplacer la vue des choses par leur description, elle oblige l’élève à entasser dans sa mémoire la définition d’objets qu’on ne lui montre jamais et des classifications qu’il ne peut comprendre.

Et pourtant ce n’est pas le matériel qui serait coûteux, puisque avec les plantes, les pierres, les insectes rencontrés dans une promenade, un professeur doué d’un peu d’esprit pédagogique, pourrait enseigner à l’élève les points les plus essentiels de la zoologie, de la botanique et de la minéralogie. Il est de toute évidence que ce ne sont pas les manuels, mais la vue des êtres, qui peuvent enseigner les sciences naturelles. Voici du reste comment s’exprime à ce sujet un savant éminent, doublé d’un philosophe, M. Dastre, professeur de physiologie à la Sorbonne :

Je comprendrais l’enseignement des sciences naturelles d’une manière toute différente. Il se ferait non point entre quatre murs, devant un tableau noir et avec un morceau de craie ; il se donnerait en plein air, dans des excursions, dans des visites aux jardins zoologiques, dans les musées anatomiques ou dans les galeries d’histoire naturelle. En d’autres termes, pour que l’enseignement des sciences naturelles portât tous ses fruits, il devrait avoir lieu en présence de la nature même. Alors il remplirait son but éducationnel. Tandis que les sciences mathématiques développent la réflexion interne et la faculté logique, l’étude des sciences naturelles aurait pour fonction de développer l’esprit d’observation. Les premières apprennent à l’enfant et à l’homme à regarder au dedans de lui-même ; les autres le transportent au dehors et le rendent attentif à l’immensité des phénomènes qui se déroulent sous ses yeux[1].

Il n’y a pas à espérer que les professeurs formés par l’Université consentent à employer d’aussi fécondes méthodes. Mieux vaudrait donc la suppression totale de l’enseignement de l’histoire naturelle dans les lycées. Les élèves ne seront ni plus ni moins instruits qu’aujourd’hui, car six mois après l’examen, ils ont oublié toutes les définitions et les classifications apprises, mais au moins n’auront-ils pas acquis l’horreur profonde d’une science qui est peut-être de toutes la plus attrayante et certainement la plus facile à enseigner.

§ 2. — L’ENSEIGNEMENT UNIVERSITAIRE DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES.

Quand on possède une méthode, on l’applique nécessairement au plus grand nombre de sujets possible. L’Université applique naturellement la sienne à tout ce qu’elle enseigne. Les sciences expérimentales, telles que la physique et la chimie, sont apprises comme l’histoire naturelle ou les langues, à coups de manuels. Si par hasard un instrument est montré à l’élève, c’est de loin, de façon que personne ne puisse y toucher. Le professeur y touchera lui-même le moins possible, d’abord parce qu’il n’est pas très sûr de pouvoir le faire fonctionner, et ensuite parce qu’un maniement trop fréquent finirait par altérer le poli des cuivres dont l’éclat fait très bon effet dans les vitrines.

Ces rares exhibitions sont d’ailleurs de pure forme. Professeurs et élèves se soucient fort peu des expériences. On n’en demande pas aux examens, et il semble bien préférable de consacrer son temps à étudier dans les livres la description d’instruments sur lesquels l’examinateur pourra tâcher de « coller un candidat ».

En prévision de ces futures « colles », les manuels grossissent chaque année, et pour peu qu’un appareil ait été imaginé récemment par un examinateur, il figure bientôt dans la totalité des manuels.

On devine ce que doit être un semblable enseignement et ce que peuvent être de tels manuels. Un de nos plus distingués universitaires, M. H. Le Châtelier, professeur au Collège de France, l’a fort bien montré au cours d’un mémoire sur l’enseignement scientifique paru dans la Revue des Sciences, et dont j’extrais le passage suivant :

On arrive, sous la préoccupation dominante des examens, à augmenter outre mesure le nombre des appareils décrits, ce qui présente de graves inconvénients. Quand, par exemple, on donne treize méthodes calorimétriques, comme dans certains ouvrages destinés à l’enseignement, on trompe les élèves en leur laissant croire qu’elles ont une existence réelle ; en fait, il y en a deux : la calorimétrie à eau et la calorimétrie à glace. En outre, en décrivant ces méthodes au pas de course, comme on est obligé nécessairement de le faire, on passe sous silence la seule chose intéressante et utile à connaître : le degré de précision. On ne trouverait pas un élève sur cent qui soupçonne quel intérêt il y a à se servir en calorimétrie de thermomètres donnant le centième de degré plutôt que le dixième. La seule impression qui puisse rester de ces descriptions d’appareils est que leur choix est surtout une question de mode. Il n’en résulte aucune notion de ce que peut être une expérience de mesure.

L’enseignement de la chimie n’est pas naturellement meilleur. Voici comment s’exprimait le grand chimiste Dumas dans l’instruction de 1854 sur le plan d’études des lycées à propos de cette science. Les lignes suivantes sont aussi vraies aujourd’hui qu’elles l’étaient de son temps.

Rien de plus facile, avec la souplesse et la sûreté de mémoire qu’on rencontre chez nos jeunes élèves, que de leur faire apprendre par cœur un cours de chimie. Ils retiendront tout, principes généraux, formules, chiffres, développements, et pourront se faire illusion sur leur savoir réel, mais, à peine sortis du lycée, il s’apercevront qu’ils s’étaient bien trompés, car il ne restera rien de ce qu’ils avaient si aisément appris.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé et l’enseignement n’a pas été amélioré. Voici ce qu’écrit M. H. Le Châtelier dans le travail cité plus haut.

L’enseignement de la chimie est celui qui est le plus en souffrance ; il a conservé de la tradition des alchimistes, des collections de recettes, de préparations souvent démodées, et des listes de petits faits certainement intéressants en eux-mêmes, mais dont la place serait plutôt dans les dictionnaires de chimie.

Les lois générales, ou tout au moins les relations qualitatives d’analogie et de causalité, là où les lois précises font défaut, sont tout à fait laissées au second plan. Les listes des petits faits sont stériles, parce qu’il y a bien peu de chances que ceux que l’on a appris soient précisément ceux que l’on ait besoin de connaître plus tard.

C’est une erreur trop répandue de penser que l’idéal en fait d’enseignement scientifique, est d’infuser à de jeunes esprits des idées toutes faites, choisies parmi celles qui passent pour les plus exactes. De là le système actuel d’occuper la moitié du temps des études à prendre des notes et l’autre moitié à les apprendre. On oublie trop facilement que, si la formule apprise est adéquate à la formule enseignée, l’idée attachée dans les deux cas à cette même formule est toute différente. Pour le professeur, derrière les mots employés il y a tout un ensemble de faits, empruntés à son expérience personnelle, qui viennent se presser dans sa mémoire ; pour l’élève, il n’y a rien, à moins que, par un effort personnel, il n’ait, en rapprochant une série de faits antérieurement connus de lui, fait cette idée sienne. Ce sont ces idées personnelles qui seules ont une valeur pratique quelconque ; les autres, celles qui ont été apprises mécaniquement, glissent sur l’entendement sans y pénétrer. Au bout de quelques années leur trace est totalement effacée.

M. H. Le Châtelier attribue, « tout le monde, dit-il, est d’accord sur ce point », l’état de stagnation de notre enseignement scientifique aux examens et aux concours qui uniformisent et immobilisent l’enseignement « après lui avoir imprimé la direction la plus funeste ». Il indique aussi comme cause de notre décadence scientifique l’insuffisance de nos professeurs. « Il faudrait avant tout et surtout avoir un recrutement de professeurs de l’enseignement secondaire pour lesquels la préoccupation de l’examinateur ne soit pas le commencement et la fin de la sagesse. »

Tout cela est assurément très juste, mais comme, avec les idées latines actuelles, les concours et les professeurs ne sont pas modifiables, on ne peut espérer aucune réforme de notre enseignement scientifique.

Ce n’est donc qu’à un point de vue philosophique pur et tout en sachant très bien que les idées qui vont être exposées ne sont pas réalisables aujourd’hui que nous indiquerons ce que pourrait être un enseignement des sciences physiques, organisé de façon à ce que l’élève pût en retirer grand profit.


§ 3. — IMPORTANCE DE L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES
DANS L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
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L’enseignement expérimental a une telle puissance éducative qu’on ne saurait le commencer trop tôt. Il faut s’y prendre de très bonne-heure pour tâcher d’inculquer à l’enfant de l’esprit d’observation et du jugement.

Avant donc de rechercher ce que devrait être l’étude des sciences expérimentales dans l’enseignement secondaire, nous allons montrer ce qu’elle pourrait être dans l’enseignement primaire.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, d’ailleurs, que des pédagogues éminents ont compris l’importance des sciences expérimentales dans l’éducation de l’enfant. On sait les résultats obtenus en Allemagne par Frœbel et Pestalozzi, au moyen de ce qu’ils appelaient les leçons de choses.

Malheureusement tout ce qui est expérimental et ressemble au travail manuel se trouve tenu en grand mépris par les Universités latines, et c’est là, je le répète, une des causes de l’impossibilité pour elles d’accomplir aucune réforme sérieuse.

Cette disposition d’esprit, les Allemands l’ont partagée longtemps, mais ils ont su s’y soustraire, et c’est parce qu’ils sont arrivés à comprendre l’importance de l’enseignement expérimental que les sciences et l’industrie ont pris chez eux le développement prodigieux constaté aujourd’hui.

Les Anglais n’avaient pas à faire d’efforts pour entrer dans cette voie, car ils n’en ont jamais connu d’autre. Leur enseignement a toujours été expérimental. L’éducation de leurs ingénieurs se fait exclusivement dans les ateliers.

Dès l’école primaire, les Anglais manifestent leur goût pour l’enseignement expérimental et leur conviction bien arrêtée que rien n’entre dans l’esprit que par la voie de l’expérience.

À l’école de Bradford, fréquentée par des enfants de petite classe moyenne, j’ai vu, dit M. Leclerc, des élèves de douze à quinze ans travaillant chacun pour son compte et de son côté, chacun sachant ce qu’il avait à faire, dessinant, maniant des produits chimiques ou des appareils de physique, tous faisant en toute liberté, silencieusement et sérieusement, leur besogne sans perdre une minute[2].

Même dans les grandes écoles anglaises, dont le prix ne permet l’accès qu’aux enfants des classes riches ne devant jamais avoir le besoin de gagner leur vie, le travail manuel est tenu en grande estime à cause de son rôle éducateur. À Harrow, dont les professeurs reçoivent de 20 à 60 000 francs d’appointements et le directeur 200 000 francs, il existe un atelier de menuiserie dirigé par un contremaître et où travaillent tour à tour les élèves. Il y a quelques années, le professeur de rhétorique était en même temps menuisier et mécanicien tellement habile qu’il fut chargé d’installer entièrement l’électricité dans l’établissement.

C’est dès les classes primaires que l’instruction expérimentale devrait être commencée, pour continuer ensuite dans l’enseignement secondaire et supérieur. Cette opinion n’a été soutenue devant la Commission d’enquête que par quelques rares professeurs. Je citerai parmi eux M. Morlet, qui a préconisé le travail manuel, la vue des objets ou la projection de leurs images, alors que « trop souvent les leçons des meilleurs maîtres ne laissent pas plus de traces que de beaux caractères marqués dans le sable »[3].

On ne saurait mieux dire, ni dans un sens plus contraire à notre esprit universitaire.

L’opinion qui résume le mieux cet esprit à propos des leçons de choses a été traduite de la façon suivante, par un inspecteur général de l’Université :

Les leçons de choses constituent un petit enseignement scientifique très prématuré.

Les enfants ne sont pas aptes à le recevoir, car ils n’ont encore à leur disposition que la mémoire. Cette faculté leur permet d’emmagasiner des mots, dont ils n’arrivent pas toujours à comprendre le sens. Ils saisissent les mots par leur ressemblance extérieure, ils les confondent ensuite et diront volontiers « acide » pour « silice » ou inversement[4].

La pauvreté d’un tel raisonnement montre une fois de plus à quel point la psychologie de l’enfant est ignorée dans l’Université. Que l’enfant confonde les mots silice et acide, quelle importance cela peut-il bien avoir ? Ce qui importe, c’est qu’il ne confonde pas les choses qu’on lui montre, or quand il les aura vues et touchées, il ne les confondra jamais. Si on lui met dans la main des morceaux de coke et d’anthracite ou des fragments de plomb et d’aluminium, il pourra confondre le nom de ces substances, mais les reconnaîtra toujours à leur différence de densité quand on les lui présentera de nouveau. Ce sont des réalités et non des mots que doivent lui enseigner les leçons de choses. Voilà ce que les universitaires, qui raisonnent comme l’inspecteur que je viens de citer, n’ont pas encore réussi à comprendre.

Dans une conférence fort intéressante, M. Laisant a insisté longuement sur l’utilité, pour le développement de l’esprit, de donner à l’enfant dès le jeune âge l’habitude de l’observation et de la réflexion par des expériences scientifiques faites avec les objets usuels. Des savants éminents n’ont pas dédaigné de consacrer des ouvrages spéciaux à ces récréations scientifiques. Elles permettent de constater d’importantes lois physiques avec des objets qu’on trouve partout sous la main ou de petits instruments très peu coûteux. Ainsi peuvent être étudiées les lois de la gravitation, de la chute des corps, les propriétés du centre de gravité, du levier, de l’équilibre des liquides, les principales données de l’acoustique et de l’optique et même certaines opérations chimiques, telles que la production du gaz d’éclairage avec un fourneau de cuisine, un peu de terre glaise et une pipe.

Les hommes chargés, par leurs fonctions, du développement intellectuel de la jeunesse, dit M. le professeur Laisant[5], auraient dû se précipiter avec avidité sur les nouveaux moyens qui leur étaient offerts, les analyser, les étudier, en tirer la quintessence réformer de fond en comble l’enseignement avec le secours de ces éléments inespérés. Tout au contraire ils sont passés à côté de ces tentatives avec une suprême indifférence, accompagnée d’un dédain non dissimulé. Les auteurs des Récréations scientifiques n’étaient à leurs yeux que de vulgaires amuseurs. Songez donc ! apprendre quelque chose à l’enfant sans l’ennuyer, quelle folie ! Lui mettre dans le cerveau une longue suite d’observations, de faits, de résultats, et le préparer ainsi à recevoir plus tard des idées justes, à réfléchir, raisonner ; quelle entreprise révolutionnaire ! Le spectacle que nous donne l’administration pédagogique m’autorise à dire que nous ne sommes pas beaucoup plus avancés à ce point de vue qu’on ne l’était au Moyen Age.

C’est également mon avis.

§ 4. — L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES EXPÉRIMENTALES DANS L’INSTRUCTION SECONDAIRE.

L’enfant, préparé comme il vient d’être dit, aborderait, au lycée, sans difficulté l’étude de la physique et de la chimie. La valeur éducative de ces sciences est immense à condition que leur enseignement soit exclusivement expérimental. Le matériel de la plupart des expériences n’est ni encombrant ni coûteux et aucune manipulation n’est dangereuse quand on opère sur de petites quantités. Pour la chimie, quelques tubes et éprouvettes, une lampe à alcool et un petit nombre de produits chimiques suffisent. Plusieurs auteurs ont déjà montré dans divers ouvrages, le parti qu’on peut tirer de pareils éléments.

Pour la physique, les expériences seraient à peine plus onéreuses. Il n’y aurait qu’à imiter ce que font les Anglais et les Allemands. Grâce à l’ingéniosité de leurs constructeurs, ils ont pu mettre entre les mains des enfants, à des prix insignifiants, des collections d’instruments de physique, de chimie, de mécanique, etc., qui leur permettent de résoudre expérimentalement des problèmes difficiles. En matière de physique seulement, je citerai une collection d’appareils que j’ai achetée par curiosité[6]. Pour 35 francs, on a tout ce qui concerne l’optique, y compris la polarisation et la diffraction (banc d’optique, lentilles, prisme, matériel d’analyse spectrale), c’est-à-dire une collection d’objets qui, construits en France, avec le luxe des appareils de nos fabricants coûterait plus d’un millier de francs. Pour la même somme, on possède les instruments fondamentaux de l’électricité. Le plus souvent l’élève doit fabriquer lui-même les appareils avec le matériel qui lui est livré. La brochure qui les accompagne lui pose environ cinq cents problèmes à résoudre, qui embarrasseraient la plupart des licenciés de notre Université. En voici quelques-uns : mesurer la résistance de la bobine d’un galvanomètre, d’un élément thermoélectrique, la résistance intérieure d’une pile, combiner des résistances de 1, 2, 5 ohms, etc., fabriquer avec le matériel livré un spectroscope et déterminer les raies des métaux incandescents, fabriquer un polariscope, un sextant à réflexion, un appareil de diffraction, une longue-vue terrestre à réticule et mesurer son grossissement, rechercher si des lames de verre ont leurs faces parallèles, etc., etc.

En Angleterre et en Amérique, les élèves apprennent à travailler dans des laboratoires bien outillés. Là, les étudiants font des expériences relatives à la science qu’ils étudient, sous la direction d’un professeur qui fait ensuite la critique des résultats obtenus. On met en pratique la méthode de redécouverte (the method of rediscovery). Sans doute, on ne va pas jusqu’à espérer que les élèves pourront eux-mêmes retrouver les lois de la nature ; mais un mélange harmonieux de découvertes, de vérifications et de corrections, semble être l’idéal des meilleurs professeurs de sciences naturelles. On attache beaucoup d’importance au compte rendu exact des observations et des expériences. Les carnets d’observations et de notes des élèves sont considérés comme une des meilleures preuves de l’excellence de leur travail[7].

Il n’y a rien de nouveau assurément dans ce qui précède et les Allemands comme les Anglais n’ont fait qu’appliquer chez eux des idées exposées depuis bien longtemps chez nous. Voici comment s’exprimait à ce propos, il y a plus d’un demi-siècle, l’illustre savant français Dumas, dans une instruction sur le plan d’études des lycées, instruction dont les principaux passages ont été reproduits dans le règlement de 1890. Ces recommandations n’ont pas eu d’ailleurs plus de succès auprès des professeurs de 1890 qu’auprès de leurs prédécesseurs.

… C’est dans la nature bien plus que dans les livres qu’il faut chercher des inspirations…

L’homme n’a pas inventé la physique ; il a saisi des observations données par le hasard ; il en a varié les conditions, et il en a déduit les conséquences.

Persuader aux jeunes gens que l’esprit humain pouvait se passer du fait qui sert de base à chaque découverte importante, qu’il pouvait créer la science par le raisonnement seul, c’est préparer au pays une jeunesse orgueilleuse et stérile.

On ne saurait trop recommander aux professeurs de physique de commencer l’exposition de toutes les grandes théories par un précis historique très fidèle, et, au besoin, par l’exacte reproduction de l’expérience d’où l’inventeur est parti. Il n’oublieront pas que la physique est une science expérimentate qui tire parti des mathématiques pour coordonner et pour exposer ses découvertes, et non point une science mathématique qui se soumettrait au contrôle de l’expérience.

Les professeurs de physique ne sauraient trop se défier d’ailleurs d’une particularité de leur enseignement qui se rattache plus qu’il ne semble à la considération précédente. On veut parler de ces appareils de luxe que l’usage a introduits dans leurs cabinets.

Le plus souvent, la pensée première de l’inventeur, dénaturée dans ces appareils pour revêtir une forme qui en fait disparaître toute la naïveté, s’éloigne trop des dispositions premières qu’il avait adoptées.

Presque toujours, ces appareils offrent des dispositions accessoires compliquées, sur lesquelles l’attention des élèves s’égare et qui les distraient de l’objet essentiel de la démonstration.

Leur prix élevé éloigne de l’esprit des élèves toute pensée de s’occuper un jour de physique, cette science leur semble réservée aux personnes qui disposent d’un grand cabinet ou d’une grande fortune.

Nous ne saurions donc trop rappeler aux élèves de l’École Normale l’utilité des travaux d’atelier qu’ils ont à accomplir ; aux proviseurs, le parti qu’ils peuvent tirer, au profit de l’enseignement, d’un cabinet placé près du cabinet de physique comme sa dépendance nécessaire ; nous ne saurions trop encourager les professeurs de physique à simplifier leurs appareils ; à les construire eux-mêmes toutes les fois qu’ils le peuvent ; à n’y employer que des matériaux communs ; à se rapprocher dans leur construction des appareils primitifs des inventeurs ; à éviter ces machines à double et à triple fin dont la description devient presque toujours inintelligible pour les élèves.

Quoi de plus simple que les moyens à l’aide desquels Volta, Dalton, Gay-Lussac, Biot, Arago, Malus, Fresnel, ont fondé la physique moderne ?

Il y a quarante ou cinquante ans, lorsque cette génération de physiciens illustres reconstituait sur de nouvelles bases tout l’édifice de la science, elle y parvenait avec des outils si communs, d’un prix si modique et d’une démonstration si facile, qu’on a le droit de se demander si l’enseignement de la physique ne s’est pas trop soumis à l’empire des constructeurs d’instruments…

Prétendre, par exemple, qu’on ne peut parler de la dilatation des gaz par la chaleur sans faire connaître les appareils délicats qui en ont donné la dernière mesure, c’est une erreur…

… Gay-Lussac s’était assuré que tous les gaz se dilatent de la même manière, au moyen de tubes gradués contenant des quantités de divers gaz et disposés dans une étuve qu’on chauffait de 10 à 100 degrés. La mesure directe du volume occupé par chaque gaz au commencement et à la fin de l’expérience lui avait suffi pour donner la loi du phénomène.

On ne saurait trop insister sur la justesse des idées qui viennent d’être exposées. Leur vérité profonde ne peut être nettement comprise que par les personnes ayant exploré des champs nouveaux de la science. Il y a bien d’autres noms, ceux d’Œrsted et de Faraday, par exemple, à ajouter à ceux des savants cités par Dumas, qui ont fait de très grandes découvertes avec des appareils infiniment simples. Beaucoup d’inventions récentes, le téléphone, par exemple, ont été faites avec des appareils fort rudimentaires, comme on pouvait s’en convaincre en parcourant les salles consacrées aux instruments de science rétrospective à la grande Exposition de 1900. Les appareils compliqués ne sont nécessaires que lorsqu’on veut vérifier avec une grande précision des résultats déjà trouvés avec des appareils simples. L’emploi des appareils coûteux, compliqués et nécessairement longs à manier empêche souvent de bien observer les phénomènes. Si l’on a mis vingt ans à découvrir — et encore par hasard — que toutes les fois qu’on fait fonctionner un tube de Crookes il en sort des rayons particuliers, dits rayons X, c’est que de tels tubes, étant jadis difficiles à fabriquer, on s’en servait fort rarement. Si, dans les expériences que j’ai publiées pendant dix ans sur la dématérialisation de la matière, la phosphorescence invisible, l’opacité de certains corps pour les ondes hertziennes, la généralité dans la nature des phénomènes radio-actifs, etc., il m’a été possible de découvrir quelques faits entièrement nouveaux, c’est en partie parce que, travaillant dans mon propre laboratoire et à mes frais, j’étais toujours obligé de me servir d’instruments simples et peu coûteux.

Dans le passage précédemment cité, Dumas insiste avec raison sur l’utilité de répéter les expériences avec des instruments aussi simples que ceux dont les inventeurs faisaient usage. Il serait tout à fait capital pour le développement mental de l’élève de lui montrer, ce que les livres n’indiquent guère, comment les grands fondateurs de la science ont réalisé leurs découvertes et les difficultés auxquelles ils se sont heurtés. La chose est d’autant plus facile que ces illustres novateurs, comme le dit fort bien Dumas, ont presque toujours fait usage d’appareils rudimentaires qui ne sont devenus compliqués que plus tard. L’expérience fondamentale d’Œrsted, de la déviation de la boussole par un courant, peut être répétée avec une dépense de quelques francs et le professeur ne manquera pas de montrer à l’élève pourquoi Œrsted n’arriva pas à la réussir pendant longtemps. Il lui montrera aussi pourquoi l’expérience fondamentale de l’induction (déviation d’un galvanomètre relié aux deux pôles d’un aimant, quand on introduit un morceau de fer entre les deux branches de l’aimant) demanda beaucoup de recherches à Faraday, bien qu’elle soit des plus faciles à répéter. L’histoire de la découverte de la longue-vue peut être refaite avec quelques lentilles ne valant pas plus de 1 franc, etc. Un professeur ayant un peu de philosophie dans l’esprit pourrait créer, avec l’histoire des découvertes scientifiques et la lecture des fragments des mémoires originaux, un cours qui remplacerait fort avantageusement la lecture des plus volumineux traités de logique. Alors seulement l’élève comprendrait l’évolution de l’esprit humain, les difficultés auxquelles se heurtent toujours les expérimentateurs, comment on sort des sentiers battus et avec quelles difficultés un chercheur se soustrait au poids des idées antérieurement admises.

Il faut donc attacher une importance spéciale à l’histoire des découvertes scientifiques, si parfaitement ignorée et dédaignée par l’Université, aussi bien dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement supérieur. Le nombre des savants qui ont compris la force éducatrice de cet enseignement est fort restreint. Je puis cependant, outre Dumas, en citer deux, l’un Anglais, l’autre Français, occupant chacun des situations éminentes dans l’enseignement.

L’entraînement à espérer de la science est le résultat, non de l’accumulation des connaissances scientifiques, mais de la pratique de l’enquête scientifique. Un homme peut connaître à fond tous les résultats obtenus et toutes les opinions courantes sur une branche quelconque, ou même sur toutes les branches de la science, et ne pas avoir l’esprit scientifique, mais personne ne saurait mener à bien la plus humble recherche sans que l’esprit scientifique lui reste dans une certaine mesure. Cet esprit peut d’ailleurs être acquis, même sans recherche d’une vérité nouvelle. L’élève peut être amené de plus d’une façon à de vieilles vérités ; il peut être mis en leur présence brutalement comme un voleur sautant par-dessus un mur, et malheureusement la hâte de la vie moderne pousse beaucoup de gens à adopter cette voie rapide. Mais il peut aussi être amené aux mêmes vérités en suivant les voies suivies par ceux qui les mirent en évidence. C’est par cette dernière méthode, et par là seulement, que l’élève peut espérer acquérir au moins quelque chose de l’esprit du chercheur scientifique[8].

La méthode indiquée ici pour retrouver les vieilles vérités est la méthode expérimentale, si chère aux Anglais. M. H. Le Chatelier, sans contester nullement sa valeur, recommande avec raison la lecture de mémoires originaux des créateurs de la science.

On pourrait faire analyser les mémoires scientifiques originaux qui sont restés classiques ceux de Lavoisier, Gay-Lussac, Dumas, Sadi-Carnot, Regnault, Poinsot, en demandant de bien mettre en relief leurs points essentiels, ou discuter les avantages comparatifs de deux méthodes expérimentales ayant un même objet, celle du calorimètre à glace et du calorimètre à eau, par exemple ; faire des programmes d’expériences pour des recherches sur un sujet donné ; en un mot, imiter ce qui se fait avec beaucoup de raison dans l’enseignement littéraire. Avant tout, ce qu’il faudrait emprunter à cet enseignement est la lecture régulière des auteurs classiques. En apprenant dans un cours les résumés des expériences de Lavoisier ou de Dumas, on n’étudie pas mieux la science qu’on étudierait la poésie dramatique en apprenant des résumés des pièces de Corneille. À côté et autour des faits, il y a tout un cortège d’idées dans un cas, de sentiment et de mélodie dans l’autre, qui constituent bien plus que les faits matériel la science ou la poésie. Les résumés, bons pour la préparation aux examens, sont stériles pour le développement de l’esprit et de l’imagination.

Mais avant tout, pour communiquer à l’esprit des jeunes gens cette activité indispensable, il faut d’abord l’obtenir de leurs professeurs. Pour apprendre à leurs élèves à penser et à vouloir, il faut qu’ils commencent par penser et par vouloir eux-mêmes. S’ils ne sont pas activement mêlés au mouvement des recherches scientifiques, s’ils ne parlent de la science que par ouï-dire et sans conviction, ils ne peuvent avoir de prise sur l’esprit de leurs auditeurs. Ils prépareront peut-être d’excellents candidats aux examens, ils ne formeront pas d’intelligences[9].

Bien rares sont les professeurs ne se bornant pas à parler de la science autrement que par ouï dire et c’est pourquoi bien rares aussi sont les intelligences qu’ils réussissent à former.

Dans un discours prononcé devant la Chambre des Députés, M. Ribot, président de la Commission d’enquête, a parfaitement montré en quelques lignes cette importance de l’histoire des découvertes. Tout le monde semble donc bien d’accord en théorie — en théorie seulement — sur ce point.

Si l’on apprend aux élèves, non pas seulement les notions positives, les chiffres, tout ce qui est technique, tout ce qui s’oublie, si on leur enseigne la voie qu’on a suivie pour créer la science de nos jours, si on leur montre par quel effort et par quelle méthode l’esprit humain s’est élevé jusqu’à ces vérités éternelles, si on leur fait l’histoire des découvertes d’un Pasteur, on peut saisir l’intelligence et quelque chose encore de plus noble que l’intelligence, le cœur de l’enfant.

Je crois qu’on peut inspirer à l’enfant, pour notre société, pour les prodiges qu’elle crée en développant la science, cet amour et cette admiration, qui font de lui un véritable citoyen de la société moderne.

Je le crois de toutes mes forces, c’est une question de méthode et, je le répète, d’éducation des professeurs eux-mêmes[10].

Écoutant ou lisant l’histoire des découvertes scientifiques, répétant les expériences des créateurs de la science, ainsi que celles qui en découlent, et pouvant ainsi juger des progrès accomplis, l’élève acquerrait vite, avec le jugement et l’habitude de l’observation, ce qu’on peut appeler l’esprit scientifique.

Il oublierait sans doute, après la sortie du lycée, les formules et les théories, mais il aurait le jugement formé, saurait réfléchir et posséderait l’art d’apprendre quand cela lui deviendrait nécessaire. Il n’oublierait jamais, parce que cela serait passé dans son inconscient, ce qu’il y a de plus fondamental à connaître dans les sciences, les méthodes. Ces méthodes et ces qualités de jugement s’appliquent aussi bien aux obligations courantes de la vie qu’à des entreprises scientifiques, industrielles ou commerciales.

Et telle est la force d’une bonne méthode qu’elle donne même aux esprits médiocres l’aptitude au travail utile. Un des déposants de l’enquête, M. Blondel, l’a fort bien marqué dans le passage suivant :

L’essor économique du peuple allemand est si inquiétant pour nous parce qu’il fait de l’industrie et de la science comme il fait de la guerre, en calculant tout d’avance, en apprenant aux étudiants si nombreux qui, après une bonne préparation générale, viennent fréquenter les laboratoires des Universités non pas seulement la science faite, mais le métier de savant, métier qui ne s’improvise pas, qui exige un apprentissage, et que les dons naturels ne sauraient remplacer. Ce qui caractérise la production allemande, c’est que grâce à un enseignement mieux conçu que le nôtre, un grand nombre de travaux de détail, secondaires mais utiles, sont faits et bien faits par des jeunes gens médiocres, qui n’ont pas l’intelligence aussi vive que les nôtres, mais qui savent en définitive (façonnés par une meilleure formation) produire une somme plus considérable de travail utile.

La force de certaines usines allemandes, j’en ai visité cette année un bon nombre, c’est le caractère de laboratoires de recherches scientifiques qu’on a su leur donner[11].

La conséquence finale de l’enseignement des Universités allemandes a été ce prodigieux essor de la science et de l’industrie, attribuée bien vainement à des laboratoires ne dépassant pas matériellement les nôtres, puisque nous les avons copiés. Cet essor est dû tout entier à des méthodes d’enseignement que nous n’avons pas su saisir. Grâce à elles les Allemands absorbent de plus en plus toutes les industries basées sur des méthodes scientifiques. Il faut aller en Allemagne pour trouver des usines d’électricité employant 17 000 ouvriers, des usines métallurgiques qui en occupent 40 000, des établissements capables de fournir 300 locomotives par an, des usines de produits chimiques fabriquant annuellement pour 1 milliard de produits[12]. Et la force de production de l’industrie allemande est telle que, pour éviter les droits de douane protecteurs, les patrons n’hésitent pas à aller établir des usines dans les pays étrangers. Il existe à Paris une fabrique allemande d’objectifs photographiques et microscopiques qui occupe déjà plus de 300 ouvriers et dont les produits sont tellement supérieurs aux nôtres que, en quelques années, les objectifs français sont devenus invendables et ne sont plus utilisés que pour les instruments de pacotille.

Et pendant que se poursuit un si formidable mouvement, nos enfants continuent à apprendre les connaissances les plus futiles, enseignées de la plus futile façon. Ils préparent des examens et des concours, pendant que les autres peuples préparent leurs fils aux réalités de la vie. Vainement nous nous débattrons tant que nous ne comprendrons pas les causes de notre impuissance.

  1. Leçons d’anatomie, de Besson. Préface.
  2. Éducation des classes moyennes en Angleterre.
  3. Enquête, t. II, p. 347. Morlet, censeur à Rollin.
  4. Enquête, t. I, p. 247. Dupuy, inspecteur général de l’enseignement, ancien professeur de rhétorique.
  5. Revue Scientifique, 9 mars 1901.
  6. Chez Meiser et Mertig, à Dresde.
  7. Le Temps, 13 octobre 1901.
  8. Michaël Forster. Discours politique au Congres de l’Association britannique pour l’avancement des sciences. Revue Scientifique, 1899, p. 393.
  9. Le Chatelier. L’Enseignement scientifique. Revue des Sciences.
  10. Chambre des députés, séance du 13 février 1902. Page 657 du Journal officiel.
  11. Enquête, t. II, p. 442. Blondel, ancien professeur à la Faculté de Lyon.
  12. On trouvera tous les détails nécessaires dans les catalogues collectifs des industries de chimie et de physique allemandes de l’Exposition de 1900. Deux vol. in-8°.