Psychologie de l’Éducation/V/8

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Flammarion (p. 313-319).
Livre V


CHAPITRE VIII

L’Éducation des indigènes aux Colonies.



Exportées dans les colonies que nous gouvernons nos méthodes universitaires ont produit des conséquences encore plus lamentables qu’en France. Un de leurs premiers résultats a été de transformer en ennemis irréductibles tous les indigènes auxquels on les appliquait.

M. Paul Giran, administrateur en Indochine, a bien voulu consigner pour nous dans les pages qui vont suivre ce que devrait être notre enseignement aux colonies. Je lui laisse entièrement la parole maintenant :

L’expérience démontre que la plupart des peuples colonisateurs, la France notamment, ont échoué dans leurs tentatives d’éducation de races étrangères.

L’éducation de race à race ne peut se comprendre, qu’autant que l’éducatrice, faisant abstraction de son propre idéal, ne proposera qu’un idéal immédiatement accessible à son élève, c’est-à-dire un idéal de très peu supérieur à celui que l’élève a déjà pu lui-même concevoir, sous l’influence du milieu où il vit.

Or, en raison de certaines dispositions d’esprit particulières qui nous font considérer tous les peuples comme semblables à nous, l’éducation d’un peuple inférieur a toujours été synonyme d’assimilation. Éduquer une race signifie à nos yeux : modifier l’idéal social de cette race et lui proposer comme principe directeur notre propre idéal ; on lui demande donc en réalité d’abandonner ses institutions, transformer ses mœurs, modifier sa mentalité, choses impossibles.

C’est en réformant les institutions que nous prétendons agir sur les esprits ; c’est en agissant sur les esprits, par l’instruction, que nous prétendons former les caractères. Nous commençons la construction par le sommet. Nous agissons sur l’effet pour modifier la cause. Nous renversons l’ordre naturel.

Les résultats obtenus dans ces conditions ne peuvent être que négatifs. Nous allons le constater.

C’est une théorie admise par la plupart des peuples civilisés que l’éducation peut être donnée par l’instruction. Or, celle-ci s’adresse surtout à la mémoire ; elle sert à meubler l’esprit, et peut, dans une certaine mesure, contribuer à former le jugement. Mais là s’arrête son action. L’instruction ne saurait servir à l’éducation morale. La morale n’est pas une affaire de mémoire ou de raisonnement. Or, c’est l’exemple et non le livre qui peut produire la formation d’habitudes morales. Aussi, le facteur le plus important de l’éducation morale est-il le milieu.

On commet donc une faute contre la logique naturelle si l’on veut, par la seule instruction, transformer les idées et les sentiments d’un peuple. Et la faute est double si cette instruction est dispensée en une langue étrangère à l’élève.

Il y a en effet derrière les vocables de toute langue, des idées et des sentiments que les mots étrangers ne permettent pas d’atteindre. À des mots même d’un usage général à tous les peuples, correspondent, suivant les latitudes ou les époques, des conceptions différentes. L’idéal de beauté est-il le même chez les Hottentots que chez les Chinois, les Japonais, le Français du moyen âge et le Français moderne ? La bonté chrétienne a-t-elle rien de commun avec la bonté de l’Hindou ou du Musulman ?

Lorsqu’un peuple emprunte, de gré ou de force, la langue d’un autre peuple, il peut en acquérir les mots, non les idées et les sentiments que ces mots sous-entendent.

L’évolution linguistique correspond à une lente transformation physiologique du cerveau. Or, le cerveau n’étant pas conformé de la même façon suivant les races, et le nombre de ses circonvolutions et son volume augmentant à mesure qu’on s’élève au point de vue intellectuel, on comprend qu’une langue supérieure ne puisse être adoptée par un peuple inférieur, sans être aussitôt déformée, c’est-à-dire adaptée à sa complexion mentale. Du latin importé chez les Gaulois est sorti le français ; notre français importé aux Antilles est devenu le parler créole.

Ce qui précède permet de pressentir quels résultats peut donner l’instruction moderne dispensée à des peuples inférieurs en une langue européenne. Nous avons pu le constater bien des fois chez les Annamites.

L’Annamite, comme tout autre peuple, transforme, défigure toutes les idées étrangères pour les adapter à sa mentalité ; c’est une vérité que nous ne concevons aisément que lorsqu’il ne s’agit pas de nos propres idées. Nous admettons bien que l’Annamite ait pu déformer jusqu’à la rendre méconnaissable la doctrine bouddhique importée chez lui il y a plusieurs siècles ; mais nous ne voulons pas convenir qu’il ne puisse s’assimiler les idées d’égalité, de liberté, de solidarité que nous avons, nous-mêmes, acquises depuis un siècle à peine.

Il serait intéressant, mais trop long, de montrer ici comment toutes ces idées se sont trouvées faussées dès qu’on a voulu les introduire en Annam. Notre culture intellectuelle ne convient en rien à la mentalité annamite ; elle ne donnera jamais que des produits anormaux, parfois monstrueux ; nos théories transplantées en Extrême-Orient ne pourront qu’y apporter tôt ou tard le trouble et la désorganisation.

On s’en est déjà rendu compte et on a dû enrayer le mouvement commencé. On a notamment supprimé l’Université indochinoise créée en 1906 qui comprenait diverses écoles supérieures de droit et d’administration de sciences, de lettres, etc., et dont le but était « de répandre en Extrême-Orient, surtout par l’intermédiaire de la langue française, la connaissance des sciences et des méthodes européennes ». Tout comme aux Indes, l’université indigène ne nous eût donné que des déclassés, des exaltés, des individus dangereux pour nous et pour leurs compatriotes. Notre colonie avait vite d’ailleurs éprouvé les premiers symptômes de cette malsaine effervescence des esprits !

Les peuples sont soumis à des évolutions déterminées par des lois précises, dont il leur est impossible de s’affranchir. C’est cependant un des traits particuliers de notre psychologie nationale que la croyance à la toute puissance des révolutions, des réformes a priori.

« Nous croyons, écrit M. Fouillée, qu’il suffit de proclamer des principes pour en réaliser les conséquences, de changer d’un coup de baguette la constitution pour métamorphoser lois et mœurs, d’improviser des décrets pour hâter le cours du temps. Article I, tous les Français seront vertueux ; article II, tous les Français seront heureux. »

L’expérience a largement confirmé la règle précédemment établie : que l’éducation ne saurait être efficace lorsqu’elle ne se trouve pas en rapport avec les habitudes héréditaires de l’élève.

Dès lors comment éduquer utilement les indigènes ? Nous devons nous occuper surtout de leur instruction.

Celle-ci ne porte ses fruits qu’autant qu’elle est convenablement adaptée à la mentalité de l’élève. À un peuple inférieur, une instruction élémentaire peut seule convenir. On ne se pénètre pas assez de cette vérité qu’il y a des peuples adultes et des peuples en bas âge, et que c’est seulement à la suite d’une longue évolution que les peuples de la dernière classe pourront monter à la première. Si l’on tient compte, en outre, des différences fondamentales qui, à degré égal de civilisation, séparent les peuples au point de vue mental, on comprend que l’instruction étrangère dispensée à un peuple donné doit, pour être rendue accessible, et pour amener un progrès certain, remplir des conditions nettement déterminées.

Nous écarterons tout d’abord de notre programme l’enseignement de la philosophie, de la morale, du droit, de la politique, etc…

Quel champ nous reste alors ouvert ? Celui des sciences pratiques. Il est suffisamment vaste pour satisfaire notre désir de répandre l’instruction. De plus les sciences pratiques sont un excellent moyen d’éducation intellectuelle. C’est à l’école des réalités expérimentales, c’est avec elle, et non avec les livres qu’on forme véritablement les esprits.

Notre enseignement sera surtout technique et professionnel. Nous ferons ainsi de nos indigènes de bons auxiliaires.

La première école à créer dans un pays nouveau est donc une école professionnelle. Et son programme doit consister d’abord exclusivement à améliorer les méthodes employées dans le pays. En agriculture, par exemple, il sera évidemment inutile, dans un pays tropical, d’enseigner aux élèves la culture des pays tempérés.

C’est un principe qu’il est bon d’énoncer malgré son évidence, notre tendance étant de donner l’enseignement pour lui-même et de faire apprendre ainsi à l’élève toutes sortes de choses dont il n’aura jamais à se servir plus tard.

Donc le premier effort d’éducation directe doit consister à améliorer la technique des métiers déjà existants, des petites industries locales. Et encore faut-il en cela beaucoup de discernement. Vouloir aller trop vite, agir inconsidérément, c’est détruire purement et simplement ce qu’on voulait améliorer. La déchéance actuelle des petites industries du Tonkin en est la preuve.

Pas de révolution et progresser lentement, telle doit être la devise de l’éducateur. Pour les professions nouvelles introduites dans le pays, il faut user des mêmes précautions que pour les professions déjà existantes : aller lentement toujours. Même si on se trouve en présence de peuples déjà civilisés, tels que les Hindous, les Annamites, les Arabes, il ne faut pas vouloir les transformer d’un seul coup en ingénieurs ou en médecins ; mais commencer d’abord par en faire de bons mécaniciens ou de bons ouvriers.

Ainsi se trouvera préparé le terrain où pourra être jetée plus tard la semence d’une éducation plus élevée.