Questions d’art et de littérature/1

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 1-12).


I

PRÉFACES GÉNÉRALES

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I


1842.


Il se passe depuis dix ans, sur un tout petit coin de la scène littéraire, un phénomène étrange, à propos de mes romans. Ce ne serait pas la peine d’en parler, si, à cet exemple pris entre mille, ne se rapportaient pas tous les autres cas de même nature. Voici ce fait, à moi personnel au premier abord, et auquel se rattachent pourtant de grandes questions sociales :

Depuis dix ans, dans une série de romans que je n’ai pas pour cela la prétention de croire très-importants ni très-profondes, j’ai adressé aux hommes de mon temps une suite d’interrogations très-sincères, auxquelles la critique n’a rien trouvé à répondre, sinon que j’étais bien indiscret de vouloir m’enquérir auprès d’elle de la vérité. J’ai demandé, avec beaucoup de réserve et de soumission au début, dans deux romans intitulés Indiana et Valentine, quelle était la moralité du mariage tel qu’on le contracte et tel qu’on le considère aujourd’hui. Il me fut par deux fois répondu que j’étais un questionneur dangereux, partant un romancier immoral.

Cette insistance à éluder la question, à la manière des catholiques, en condamnant l’esprit d’examen, m’étonna un peu de la part de journalistes chez lesquels je cherchais vainement la trace d’une religion ou d’une croyance quelconque. Cela me fit penser que l’ignorance de la critique n’était pas seulement relative aux questions sociales, mais s’étendait encore aux questions humaines ; et je me permis de lui demander, dans un roman intitulé Lélia, comment elle entendait et comment elle expliquait l’amour.

Cette nouvelle demande mit la critique dans une véritable fureur. Jamais roman n’avait déchaîné de tels anathèmes, ni soulevé d’aussi farouches indignations. J’étais un esprit pervers, un caractère odieux, une plume obscène, pour avoir esquissé le fantôme d’une femme qui cherche en vain l’amour dans le cœur des hommes de notre temps, et qui se relire au désert pour y rêver l’amour dont brûla sainte Thérèse. Cependant je ne demeurai pas convaincu que les Pères de l’Église, dont j’avais à cette époque la tête remplie, m’eussent inspiré la pensée d’un livre abominable.

Je fis un nouveau roman que j’intitulai Jacques, et dans lequel, prenant un homme pour type principal, je demandai encore, et cette fois au nom de l’homme, comme je l’avais fait jusqu’alors au nom de la femme, quel était l’idéal de l’amour dans le mariage. Cette fois, ce fut pis encore. J’étais l’ennemi du mariage, l’apologiste de la licence, le contempteur de la fidélité, le corrupteur de toutes les femmes, le fléau de tous les maris.

Plus tard, dans un roman appelé Spiridion, je demandai à mon siècle quelle était sa religion. On m’observa que cette préoccupation de mon cerveau manquait d’actualité. Les critiques qui m’avaient tant reproché de n’avoir ni foi ni loi, de n’être qu’un artiste, c’est-à-dire, dans leurs idées d’alors, un brouillon et un athée, m’adressèrent de doctes et paternels reproches sur ma prétention à une croyance, et m’accusèrent de vouloir me donner des airs de philosophe. « Restez artiste ! » me disait-on alors de toutes parts, comme Voltaire disait à son perruquier : « Fais des perruques. »

Plus tard encore, dans un roman intitulé le Compagnon du tour de France, je demandai ce que c’était que le droit social et le droit humain ; quelle justice était praticable de nos jours, et comment il fallait s’y prendre pour persuader aux prolétaires que l’inégalité des droits et des moyens de développement était le dernier mot de la forme sociale et de la sagesse des lois. Il me fut répondu que j’en voulais trop savoir, que j’étais le courtisan de la populace, le séide d’un certain Jésus-Christ et de plusieurs autres raisonneurs très-scélérats que la justice de tous les siècles et l’intérêt de tous les gouvernements avaient envoyés à la potence.

Muni d’aussi bons renseignements, éclairé, comme on voit, par les docteurs de la presse, atteint et convaincu du délit de curiosité, j’avoue que ces docteurs m’ont, du moins, appris une chose : c’est que la critique des journaux n’a pas le premier mot des énigmes sociales dont je lui ai ingénument demandé la solution. C’est pourquoi je continuerai à questionner mes contemporains, n’acceptant pas du tout ce raisonnement des conservateurs, qu’on ne doit pas signaler le mal, à moins qu on en ait trouve le remède. Si les questions sont des crimes, il y a un moyen de les faire cesser : c’est d’y répondre ; et je demande aux gens que ma curiosité scandalise de me mettre une bonne fois l’esprit en repos, en me prouvant que tout est clair et que tout va bien. Mais jusqu’ici, hélas ! ils ne m’ont fait d’autre réponse que celle de la chanson du roi Dagobert, ce grand politique des temps passés, s’il faut en croire la légende :


« Apprends, lui dit le roi,
Que je n’aime pas les pourquoi. »

Loin de moi l’intention de me présenter ici comme la victime des opinions et des préjugés, afin de repousser les critiques littéraires dont mes livres ont été l’objet. En matière d’art, j’admettrai volontiers la compétence de la critique, n’attribuant pas d’autre mérite à mes ouvrages que la sincérité et l’ardeur d’investigation qui les ont dictés, et ne cherchant pas ailleurs la cause de la popularité qu’ils ont acquise, en dépit de tous leurs défauts et des critiques qu’on en a faites.

Car vous cherchez tous avec moi, ô mes contemporains ! tous, vous avez besoin de la vérité, public et juges, lecteurs et critiques. C’est en vain que vous résistez aux voix qui s’élèvent de toute part : au fond de vos consciences parlent des voix bien plus éloquentes que la mienne ; et tel de vous m’a condamné pour la forme, qui, dans son âme sentait les mêmes douleurs, les mêmes révoltes, les mêmes besoins que moi. Mais, errant dans les ténèbres du doute, hommes malheureux que nous sommes ! il nous arrive souvent de prendre nos amis pour des ennemis, et réciproquement. Cela n’empêchera pas ceux de nous qui commencent à distinguer le crépuscule de la nuit, et à aimer l’humanité malgré les erreurs des hommes, de chercher toujours et de tenir fermes dans leurs mains ces mains qui les repoussent et qui les méconnaissent.

Vous tous qui m’avez tant de fois traduit au tribunal de l’opinion avec emportement, avec dureté, avec une sorte de haine personnelle, étrange, inexplicable !… je ne vous traduis point au tribunal de la postérité. Instruite de tous les mystères qui nous épouvantent, elle nous poussera tous ensemble dans l’abîme bienfaisant de l’oubli. De nos manifestations diverses, s’il reste une faible trace, nos enfants verront bien que tel d’entre nous qui gourmanda l’égoïsme et l’apathie des autres, les aima puissamment et n’en fut point sérieusement haï. Nos pères furent incertains et malheureux, diront ils ; mais ils furent trop près de la vérité pour ne point se sentir échauffés déjà d’un rayon de la bonté divine.


II


Nohant, 12 avril 1851.

En publiant une édition complète de mes ouvrages dans le format le plus populaire aujourd’hui et au plus bas prix, je n’ai eu ni le dessein de m’enrichir en cas de succès, ni la prétention de faire un grand sacrifice dans le cas contraire. Mais je puis dire que ce qui m’a le plus préoccupé, c’est le désir de faire lire à la classe pauvre ou malaisée des ouvrages dont une grande partie a été composée pour elle. J’ai dû attendre pour m’y décider que l’habitude générale consacrât l’usage d’un format qui ne me semblait pas commode, et qui néanmoins l’est devenu par l’habitude même.

J’ai voulu encore essayer de donner au peuple une édition aussi soignée que possible, sans augmenter d’un centime le prix de ces sortes de publications, et je crois y avoir réussi grâce aux soins généreux et intelligents de l’ami qui s’est fait mon éditeur.

Enfin, j’ai été heureuse d’obtenir le concours d’un grand talent[2] pour l’illustration de cette longue série d’ouvrantes (pie j’offre à un peuple très-artiste et très-capable d’apprécier les choses d’art.

Dans cette longue série, plusieurs ouvrages (je puis dire le plus grand nombre) ont été inspirés par le désir d’éclairer le peuple sur ses devoirs autant que sur ses droits. Quelques-uns, les premiers surtout, n’ont été que le cri d’une âme fortement impressionnée, atteinte parfois de doute et de découragement ; peu pressée de conclure parce qu’elle craignait d’avoir à maudire l’humanité, qu’elle éprouvait le besoin d’aimer. Peu à peu la lumière s’est faite dans ce chaos d’émotions diverses à mesure que l’âge y amenait la réflexion. Mes instincts avaient toujours été révolutionnaires, en ce sens que l’injustice était un spectacle antipathique pour ma nature, et qu’un immense besoin, d’équité chrétienne avait rempli ma vie dès mon plus jeune âge ; mais la confiance dans mes instincts ne m’est venue que peu à peu avec la certitude que le progrès est la loi vitale de l’humanité, et à mesure que je sentais ce progrès s’opérer en moi-même. Qui se sent vivre, sent et saisit la vie dans les autres ; et cette vie des autres vient alimenter et étendre la sienne propre. Je suis donc arrivée, sans grands efforts et sans fortes études, à cet état de lucidité dans la conviction où peut arriver toute âme sincère, sans qu’il lui soit besoin d’une trempe supérieure. Ce que je suis, tout le monde peut l’être ; ce que je vois, tout le monde peut le voir ; ce que j’espère, tout le monde peut y arriver. Il ne s’agit que d’aimer la vérité, et je crois que tout le monde sent le besoin de la trouver.

Je n’ai point révélé de vérité nouvelle dans mes ouvrages. Je n’y ai jamais songé, bien qu’on m’ait accusé, avec une ironie de mauvaise foi, d’avoir voulu, comme tant d’autres, jouer à la doctrine et à la secte. J’ai examiné autant que j’ai pu les idées que soulevaient, autour de nous tous, les hommes de mon temps. J’ai chéri celles qui m’ont semblé généreuses et vraies ; je n’ai pas toujours tout compris dans les moyens pratiques que plusieurs ont proposés, soit qu’ils fussent obscurs, soit plutôt que mon cerveau fût impropre à saisir les combinaisons et les calculs des probabilités. Je ne me suis pas tourmenté dans mon impuissance ; j’ai trouvé qu’il me restait bien assez à faire en employant le genre de facultés qui m’était échu, au développement du sentiment de la justice et de l’amour de mes semblables. J’avais une nature d’artiste, et, quoi qu’on en dise, je n’ai jamais voulu être autre chose qu’un artiste ; ceux qui ont cru m’humilier et me blesser en proclamant que je n’étais pas de taille à faire un philosophe m’ont fait beaucoup de plaisir, car chacun a l’amour-propre d’aimer sa propre organisation et de s’y complaire comme l’animal dans son propre élément. Mais, en prétendant que mon organisation et ma vocation d’artiste s’opposaient en moi à l’intelligence et au développement des vérités sociales élémentaires et à l’amour des éternelles vérités dont le christianisme est la philosophie première, on a dit un sophisme tout à fait puéril. A-t-on jamais reproché aux peintres de la renaissance de se poser en théologiens parce qu’ils traitaient des sujets sacrés ! Les peintres flamands avaient-ils la prétention de se dire savants naturalistes parce qu’ils étudiaient et connaissaient les lois de la lumière ! Quel est donc l’artiste qui peut s’abstraire des choses divines et humaines, se passer du reflet des croyances de son époque, et vivre étranger au milieu où il respire ? Vraiment, jamais pédantisme ne fut poussé aussi loin dans l’absurde que cette théorie de l’art pour l’art, qui ne répond à rien, qui ne repose sur rien, et que personne au monde, pas plus ceux qui l’ont affichée que ceux qui l’ont combattue, n’a jamais pu mettre en pratique. L’art pour l’art est un mot creux, absolument faux et qu’on a perdu bien du temps à vouloir définir sans en venir à bout : parce qu’il est tout bonnement impossible de trouver un sens à ce qui n’en a pas.

Demandez à un poëte, au plus exclusivement poëte de tous les hommes, de faire des vers, seulement pour faire de beaux vers, et de n’y pas mettre l’ombre d’une idée philosophique, vous verrez s’il en vient à bout, ou bien vous verrez quels vers ce seront. Prenez la pièce la plus romantique, la plus purement descriptive des chefs de la prétendue doctrine de l’art pour l’art, et vous verrez si, au bout de dix vers, l’humanité, le sentiment et le souvenir de ses grandeurs ou de ses misères, ne viennent pas animer, expliquer, symboliser le tableau.

Quand M. Victor Hugo dit : La mer était désespérée, il met une âme dans la mer, une âme orageuse et troublée, une âme de poëte, ou l’âme collective de l’humanité.

Les anciens disaient : Tethys est en fureur ; eux aussi personnifiaient les tumultes des passions humaines jusque dans ceux des éléments. C’est qu’il n’est pas possible d’être poëte ou artiste, dans aucun genre et à quelque degré que ce soit, sans être un écho de l’humanité qui s’agite ou se plaint, qui s’exalte ou se désespère.

J’ai donc prêché à ma manière, comme l’ont fait avant moi et autour de moi, comme le feront toujours tous les artistes.

De tout temps, on a cherché querelle à ceux qui avaient le goût des nouveautés, comme disaient les anciens orthodoxes, c’est-à-dire la croyance au progrès, et le désir de combattre les abus et les erreurs de leur siècle.

On les étranglait, on les brûlait au temps passé. Aujourd’hui, on les exile, on les emprisonne, s’ils sont hommes ; on les insulte, on essaye de les outrager, s’ils sont femmes. Tout cela est bien facile à supporter quand on croit ; depuis l’estrapade des vieux siècles jusqu’à l’ironie injurieuse du nouveau, tout est fête et plaisir intérieur, soyez-en certains, ô contempteurs de l’avenir, pour quiconque a foi en l’avenir.

Vous perdez donc vos peines ; les hommes s’instruiront et travailleront à s’instruire les uns les autres, sous toutes les formes, depuis le trouvère avec son vieux luth, jusqu’à l’écrivain moderne avec l’idée nouvelle.

La vérité du temps a été dite aux hommes du temps. Certains esprits synthétiques la renferment dans une doctrine que l’on étudie, que l’on discute, que l’on juge, et qui laisse de grandes lueurs, lors même qu’elle est incomplète.

Les philosophes, les historiens, les politiques jettent la foi et la lumière à pleines mains, même ceux qui se trompent, car l’erreur des forts esprits est encore une instruction pour ceux qui cherchent et choisissent.

Les artistes viennent après eux, et sèment un peu de blé mêlé sans doute à des herbes folles. Mais ces folles herbes, le temps, le goût, la mode, qui, elle aussi, est une recherche du progrès dans le beau, en feront aisément justice. Le froment restera. Nos descendants souriront certainement de la quantité de paroles, de fictions, de manières qu’il nous a fallu employer pour dire ces paroles banales ; mais ils ne nous sauront pas mauvais gré de la préoccupation sérieuse qu’ils retrouveront au fond de nos œuvres, et ils jugeront, à l’embarras de notre parole, de la lutte que nous avons eu à soutenir pour préparer leurs conquêtes.

  1. Ces préfaces ont été écrites, la première pour l’édition Perrotin des Œuvres complètes de l’auteur, seize volumes in-12, 1842-1844, et la seconde pour l’édition Hetzel, neuf vol. in-8°, 1851-1856.
    Note de l’Éditeur.
  2. Tony Johannot.