Questions d’art et de littérature/2

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Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 13-24).


II

MARS ET DORVAL


Le 9 février 1833, madame Dorval et mademoiselle Mars ont joué au Théâtre-Français un acte du Mariage de Figaro. Ces deux femmes si célèbres, avec mademoiselle Déjazet, pleine de gentillesse sous le costume de Chérubin, ont formé, dans la scène de la romance, un tableau qui rappelait le dessin spirituel, l’expression enjouée et le riche coloris des meilleures compositions de l’école française. Le rôle de Suzanne a toujours valu tant d’éloges à mademoiselle Mars, qu’elle doit y avoir épuisé les émotions du triomphe. Quant à madame Dorval, c’était la première fois qu’elle paraissait sous la toque emplumée de la comtesse Almaviva. La partie super-aristocratique de l’auditoire témoignait d’avance quelque doute sur l’aptitude de l’actrice à bien conserver la dignité de la grande dame, à côté de l’inflammable sensibilité de la femme. On pensait que mademoiselle Mars, plus habituée aux charmantes minauderies de l’éventail, serait une comtesse plus convenable, et que madame Dorval, douée d’un talent plus incisif et d’une imagination plus jeune, serait une Suzanne plus piquante. Mais à l’intelligence de madame Dorval, l’étude et la règle sont des lisières trop courtes. L’inspiration lui révèle tout ce que l’enseignement donne aux autres. Il a semblé qu’en revêtant les nobles et frais atours de la châtelaine, en traînant la robe à queue, solennel caractère de certains rôles, dans les traditions du théâtre, elle se soit sentie investir de l’orgueil du rang sans dépouiller cependant les entraînements du cœur. Les personnes d’un jugement délicat et d’une observation éclairée ont remarqué tout ce qu’elle a su établir de nuances dans ce peu de scènes, ingrat et incomplet moyen de développement pour la puissance de son âme. Ces personnes ont néanmoins eu le temps de s’intéresser, de s’attacher à cette femme mélancolique et fine, encore brisée par les chagrins d’un amour mal payé, déjà ranimée par les vives impressions d’un amour nouveau, nonchalante au dehors, passionnée au dedans ; à cette femme incertaine, effrayée, entraînée, que l’avenir et le passé se disputent, qui lutte contre sa raison et contre son cœur, à cette femme enfin qui a tant de répugnance et tant d’adresse à mentir, parce qu’elle se sent comtesse, et parce qu’elle se souvient d’avoir été Rosine. On a compris tout cela dans ce peu de temps, parce que, en lisant Beaumarchais, madame Dorval en a tout à coup saisi la pensée intime.

Ces mêmes personnes ont songé à établir un parallèle entre madame Dorval et mademoiselle Mars, et nous avons entendu raisonner, avec l’impartialité que donne un vrai sentiment de l’art, sur le mérite de ces deux grandes artistes. Nous avons recueilli quelques-unes de ces causeries d’entracte, triomphe moins immédiat et moins enivrant pour les acteurs que les applaudissements de la représentation ; succès plus flatteur et plus solide, parce qu’il est établi sur des impressions plus profondément recueillies, plus religieusement conservées.

Naturellement l’esprit des juges s’est reporté sur les divers succès qu’ont obtenu, mademoiselle Mars dans le cours d’une longue et brillante carrière ; madame Dorval dans la période de quelques années de triomphes, récompense tardive d’un talent trop longtemps ignoré ou méconnu. Parmi ces juges, soit délicatesse d’affection, soit sentiment exquis de la politesse, aucun ingrat n’a reproché à mademoiselle Mars d’avoir usé trop longtemps du privilège de sa gloire. Tous étaient pénétrés d’une sorte de respect naïf pour cette grande renommée que tous n’ont pas vu briller dans son plus vif éclat, mais dont tous ont senti le reflet encore chaleureux et beau. Nul n’a donc songé à faire à madame Dorval un mérite de sa jeunesse au détriment de mademoiselle Mars : on aime trop madame Dorval aujourd’hui pour ne pas sentir qu’on l’aimera encore dans vingt ans, et qu’on la perdra le plus tard possible. Ne désirons-nous pas tous qu’elle suive l’exemple de mademoiselle Mars, et qu’elle hésite longtemps à recevoir de son public la couronne des adieux ?

Abstraction faite d’une différence d’âge qui ne constitue de préséance à l’une qu’au jugement des yeux, mais où l’esprit et le cœur n’entrent pour rien dans l’arrêt du spectateur, d’assez chaudes discussions se sont élevées sur cette question de supériorité, considérée non pas seulement comme attrait, mais aussi comme mérite. Les deux illustres rivales ont eu chacune une nombreuse phalange de champions courtois et honorables, admirateurs zélés, mais sincères et généreux comme le sentiment qui doit exister dans le cœur de ces deux femmes. Car ces deux femmes ont compris l’art sous deux aspects différents, et toutes deux ont marché à leur but avec la persévérance que donnent l’intelligence et la réflexion ; mais toutes deux se sentent trop haut placées dans leur gloire pour ne pas s’admirer l’une l’autre, et pour ne pas se donner loyalement la main dans la coulisse comme sur la scène.

Les rôles qu’elles venaient de remplir dans la pièce de Beaumarchais impliquaient des qualités tellement distinctes, qu’il a été nécessaire de se reporter à des rôles analogues entre eux, pour asseoir le système de comparaison. Ainsi l’on a mis en présence Suzanne avec Jeanne Vaubernier, Clotilde avec Adèle d’Hervey.

L’aréopage, vous le voyez, a tout à fait mis de côté le doute précédemment émis sur la compétence de l’une ou de l’autre actrice dans l’une ou l’autre littérature, drame ancien ou drame nouveau. Madame Dorval, en paraissant sur le Théâtre-Français, pour la seconde fois, venait de prouver qu’elle sait se reporter à la pensée des maîtres de l’art (c’est ainsi que l’on dit encore au foyer des acteurs de la rue Richelieu). Mademoiselle Mars a été une interprète admirable des poëtes vivants. La première, elle nous a révélé le drame de Dumas et le drame de Victor Hugo ; elle a marché avec son siècle, elle a ouvert le chemin à une littérature nouvelle, et madame Dorval, appelée à en suivre le progrès et à en assurer le triomphe, a recueilli là où l’autre avait semé. Elle a eu tous les bénéfices de l’époque qui l’a produite ; ce n’est pas à dire qu’il faille reprocher à mademoiselle Mars d’être venue trop tôt.

Mais mademoiselle Mars a-t-elle toujours compris le vrai, qui est de tous les temps, mieux ou moins bien que madame Dorval ? That is the question. Et la question n’a pas été jugée irrévocablement. On n’a pas été aux voix, on n’a pas lu la sentence écrite à la foule assemblée. La foule émue s’est retirée, emportant des impressions différentes, suivant l’âge, les opinions et le cœur de chacun.

Car, ne vous y trompez pas, ceci est une pierre de touche à laquelle vous connaîtriez, si vous vouliez bien observer, des nuances de caractères habilement ou pudiquement cachées. Il fut un temps où, pour juger un homme, on lui adressait la question qui remuait alors toutes les existences morales : Voltaire ou Rousseau ? Aujourd’hui que ces questions fondamentales ont reçu d’en haut beaucoup de jour, et qu’on s’amuse, en attendant mieux, à des questions d’art et de sentiment, on peut deviner quels cerveaux s’allument, quels cœurs palpitent sous le satin de ces turbans, sous le velours de ces corsages que vous voyez briller au premier et même au second rang des loges. Il ne s’agit pour cela que d’entendre la réponse à une question en apparence désintéressée. Mais vous, mesdames, méfiez-vous de votre premier mouvement lorsqu’un mari, ou un autre homme encore, vous demandera d’un ton dégagé : Pasta ou Malibran ? Mars ou Dorval ?

Oh ! c’est que c’est bien différent ! il y a tant de manières d’être belle et passionnée ! il y a de la passion si chaste, si comprimée, si noble ! Il y a de la passion si envahissante, si soudaine, si profonde î Voyez-vous, mesdames, il ne faut pas laisser voir toutes vos larmes quand vous êtes au théâtre avec votre mari ou avec un autre homme encore. Mais vous me direz que je me môle de ce qui ne me regarde pas. Je répondrai en vous disant que je retarde le plus possible à vous dire tout ce que j’ai entendu depuis l’orchestre jusqu’au balcon, les loges inclusivement. C’est (pie je n’aime pas à faire l’autopsie de mon cerveau, pour savoir la raison de mes plaisirs. Je suis heureux quand je puis dire devant mademoiselle Mars : « C’est beau ! » heureux encore quand, oppressé par le jeu plus vigoureux et plus hardi de madame Dorval, je ne me sens la force de rien dire. Mais pourquoi tout cela est si beau, je ne saurais le dire ni pendant ni après, si l’opinion du public ne me formulait mes sensations.

Voici ce que disaient les uns : « Mademoiselle Mars est plus correcte ; elle a un genre de grâce plus étudiée, plus coquette. Comme elle se donne plus de peine pour plaire, il faut bien qu’on lui en tienne compte. »

« Mais, disaient les autres, Jeanne Vaubernier, insouciante, évaporée, enfant sans soucis, prête à toutes les folies pourvu qu’elles ne lui coûtent pas de peine et ne lui apportent pas un pli au front, cette fille si folle et si jeune, ne l’avez-vous pas vue ? C’est le seul rôle où madame Dorval puisse déployer cette faculté qu’elle possède d’imposer le rire aussi bien que les larmes, et qu’on ne lui connaissait pas avant qu’elle eût rendu à la scène le personnage tant défiguré de madame Dubarry. Pensez-vous que mademoiselle Mars ait aussi bien compris l’esprit de Beaumarchais, dans Suzanne, que madame Dorval a compris l’esprit du règne des cotillons dans la pièce de M. de Rougemont ? Ne vous est-il pas venu quelquefois à l’esprit, en voyant cette Suzanne, si aimable, si suave, si exquise dans tous ses mouvements, qu’elle était bien plus française qu’espagnole ? que son œil noir avait trop de tendresse et pas assez d’ardeur ? que son maintien comme sa toilette n’était pas tout à fait aussi pétulant, aussi fripon, aussi malicieux que vous l’aviez rêvé en vous introduisant dans cette famille d’amoureuses intrigues et de mignonnes scélératesses domestiques ? Quelquefois ne semble-t-il pas que mademoiselle Mars ait peine à se débarrasser de cet air d’urbanité bienveillante et convenable qu’elle a pris dans ses rôles habillés ? Cette jolie et gracieuse camériste de madame Almaviva n’est-elle pas un peu trop son égale et sa compagne ? est-ce bien là la soubrette Suzon qui inspire des désirs à tous les hommes ? Il faut que ce comte Almaviva soit bien fat et bien sot pour s’être flatté de séduire, à la veille de son mariage, cette personne si bien élevée, si élégante de manières, si pudiquement modeste au milieu des plus grands éclats de sa gaieté ! nous avons bien peur que mademoiselle Mars ne sacrifie parfois la vérité forte et saisissante d’un rôle à des habitudes de bon ton qui plaisent à une classe de spectateurs exclusifs, mais qui diminuent la puissance de ses effets sur les masses ? »

À cela les admirateurs de mademoiselle Mars répondaient : « C’est possible, mais voyez quelle justesse inimitable de gestes ! quelle exquise gentillesse d’intention ! que de fraîcheur dans cette voix, que de finesse dans ce sourire, que de charme et que de soin dans les moindres détails de la pantomime ! »

Et personne n’apportait de contradiction. Le moyen, s’il vous plaît ?

Alors ceux qui se sentent plus immédiatement dominés par la puissance théâtrale de madame Dorval disaient que Jeanne Vaubernier, introduite dans les jardins de Louis XV sous le riche habit d’une comtesse, elle, la petite grisette à la lois si gauche et si décidée, était peut-être plus dans l’esprit de son personnage que la belle Suzanne mal déguisée en Suzon. Les enfantillages de madame Dorval ont moins de séduction peut-être que ceux de mademoiselle Mars, mais il font rire d’un rire plus franc et plus joyeux. On songe moins à l’admirer. Elle y songe si peu elle-même ! elle est si pénétrée de la situation qu’elle retrace ! elle oublie tellement l’amour-propre de la femme pour s’abandonner, ardente et généreuse qu’elle est, à la tâche enthousiaste de l’artiste !

Alors de belles femmes aux yeux bleus, au front droit et ferme, laissèrent échapper de leurs lèvres calmes et discrètes ces éloges épurés que mademoiselle Mars aime sans doute à mériter. Elles déclarèrent que le personnage de Clotilde[1] était le plus fermement tracé qui eut encore paru sur la scène moderne ; elles rappelèrent tous ces mots si solennellement vrais, toutes ces notes de l’âme si nettement attaquées et cette expression calme, profonde, ce recueillement presque religieux de la passion qui fermente, ces larmes du cœur qui ne vont pas jusqu’aux yeux, ces colères de femme outragée, toujours réprimées dans leur élan par le sentiment intérieur d’une dignité méconnue, et toutes ces nuances délicates d’une douleur immense que l’infortunée Clotilde semble impuissante à comprendre, tant elle est effrayée de la sentir. Les femmes aiment particulièrement à s’indigner des torts d’un homme envers une femme. Il semble que tout cri de détresse et d’abandon trouve un écho dans leur âme, que la plainte arrachée à tout cœur blessé rouvre une blessure du leur. Si beaucoup de femmes haïssent Clotilde à la fin du quatrième acte, beaucoup aussi, davantage peut-être, tressaillent d’une joie sympathique au spectacle de sa vengeance.

Mais de jeunes femmes aux cheveux noirs, aux lèvres vermeilles et mobiles, dont les grands yeux brillaient au travers d’une humidité mélancolique, dont la parole était plus brève et l’expression plus pittoresque, répondirent à leurs pâles compagnes en refaisant à leur guise et à leur taille peut-être le personnage de Clotilde. Elles détestèrent sa délation, et cependant elles la concevaient ; elles comprenaient fort bien cette invasion soudaine et terrible du désespoir qui jette le caractère en dehors de toute pitié, de toute tendresse féminine. Mais elles ne se l’expliquaient que comme l’effet du délire, et, si elles trouvaient le délire de Clotilde assez prouvé dans la pensée de l’écrivain, elles le trouvaient incomplet dans celle de l’actrice ; elles aimaient à rendre justice à cet éclair d’emportement où mademoiselle Mars pose si bien ; mais elles insinuaient que cet état de prostration morale où tombe Clotilde un instant après son horrible effort ressemble à une extase de sublime méditation, plutôt qu’à l’accablement d’une femme tout à l’heure en démence.

Quelques hommes essayèrent de trancher la question en disant que mademoiselle Mars avait eu dans sa vie le véritable malheur d’être trop correctement belle, et de ne pouvoir jamais abjurer le caractère angélique de sa physionomie. Peut-être le masque musculaire manque-t-il chez elle de souplesse et de mobilité ; peut-être y a-t-il dans sa noble intelligence des formes trop arrêtées, un type de passion tracé sur des proportions trop systématiques, pas assez d’éclectisme et d’élasticité morale, s’il est permis de parler ainsi.

Madame Dorval, sans avoir étudié plus consciencieusement son art, a peut-être reçu du ciel des lumières plus vives ; son esprit est peut-être plus souple en même temps que sa taille et ses traits. Il y a en elle un plus sincère abandon de la théorie, une plus grande confiance dans l’inspiration, et cette confiance est justifiée par une soudaineté presque magique dans toutes les situations de ses rôles. Le principal caractère de son jeu, ce qui la place si en dehors de toute imitation et doit la maintenir désormais au premier rang sur la nouvelle scène française, c’est le jet inattendu et toujours brûlant de ses impressions. Jamais on ne devine le mot qu’elle va dire. Il n’y a pas dans l’action de ses muscles, dans le soulèvement de sa poitrine, dans la contraction de ses traits, un effort préparatoire qui révèle au spectateur la péripétie prochaine de son drame intérieur ; car madame Dorval compose son drame elle-même, elle s’en pénètre, et, obéissante à l’impulsion de son génie, elle se trouve tout à coup jetée hors d’elle-même, au delà de ce qu’elle avait prévu d’heureux, au delà de ce que nous osions espérer de pathétique et d’entraînant. On se rappellera toujours ce cri d’enthousiasme et de déchirement qui s’échappa de toutes les poitrines à la première représentation d’Antony, lorsque madame Dorval, résumant dans un mot fort et vrai toute la destinée d’Adèle, se retourna brusquement et froissa sans pitié sa robe de bal sur le bras de son fauteuil en s’écriant :

Mais je suis perdue, moi !

Un mot plus simple n’atteignit jamais à une telle puissance et ne produisit une sensation plus imprévue.

Entre ces deux grands talents, personne n’osa se décider. Que mademoiselle Mars se rassure ; elle est arrivée à une telle légitimité de puissance, que, si l’on voyait chanceler son diadème, nul ne serait assez impie pour y porter la main. On se retira en disant que chacune de ces deux illustrations régnait par des moyens différents : l’une par des qualités exquises, par des grâces attractives et des séductions dont la nature fut peut-être plus prodigue envers elle qu’envers aucune organisation physique de son temps ; l’autre, par une plus vaste répartition d’instinct dramatique et de sensibilité expansive, par une vigueur plus saisissante et une plus impérieuse révélation de sa spécialité.

Février 1833.
  1. Dans le drame de Frédéric Soulié qui porte ce titre.