Questions de morale pratique/Avertissement

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Questions de morale pratique
(p. v-xv).

AVERTISSEMENT



Il ne faudrait pas demander à ce livre modeste plus qu’il n’annonce et plus qu’il ne promet. J’y traite de la morale, mais de la morale pratique et non des principes de la morale. Ce n’est pas même un cours de morale pratique, comme il s’en fait tant aujourd’hui, mais l’étude de quelques questions qui, dans l’état actuel des esprits et des consciences, m’ont paru avoir un certain intérêt et pouvoir donner lieu à quelques controverses. Je n’ai pas prétendu faire œuvre de métaphysicien, mais seulement de moraliste, sans nulle autre lumière que l’honnêteté naturelle ou la conscience morale.

Si l’on me demandait ce que j’entends par cette conscience qui doit me servir de guide dans toutes ces études, je pourrais renvoyer à mon ouvrage sur la Vraie Conscience, où j’ai eu pour principal but d’expliquer ce qu’elle est, sur quoi elle se fonde, et d’où lui vient son autorité. Il suffira que je rappelle ici, en quelques lignes, la conclusion que je pense avoir solidement établie, à l’encontre de théories plus sublimes peut-être, mais qui se perdent dans les nuages ou dans le vide.

Non seulement cette conscience est en nous, mais elle est, pour ainsi dire, la plus pure, !a plus haute émanation de nous-même. La conscience morale, de même que la conscience psychologique, consiste, comme son nom l’indique, à se savoir soi-même. Elle n’est pas autre chose que le sentiment de notre propre nature, non dans ce qu’elle a de commun avec les autres êtres, mais de notre nature propre, de notre dignité, de notre excellence, de ce qui nous fait véritablement hommes. Noblesse oblige ; c’est un vieil adage qui s’applique, non seulement aux gens haut placés et de grande naissance, mais à tous les hommes en tant qu’hommes sans exception. Le sentiment de cette noblesse inhérente à la nature humaine, voilà ce qui nous oblige, voilà la conscience, la loi morale. De là, cette formule que j’en ai donnée : la loi morale est la forme même de l’homme. J’ai hâte d’ajouter de nouveau que cette nature, cette forme de l’homme n’étant point notre œuvre, et ne s’étant point faite elle-même, elle a pour raison suprême celui qui en est l’auteur, c’est-à-dire Dieu lui-même. À la prendre en elle-même, comme nous allons le faire, elle est humaine ; mais à la prendre dans son origine, elle est divine.

Je n’aurai pas d’autre règle de casuistique que cette conscience dans tous les cas de conscience que je vais examiner et dans les solutions que je propose. Je traite des questions qui se présentent dans la vie commune, dans la pratique de tous les jours, et sur lesquelles il importe, à ce qu’il m’a semblé, de fortifier, de redresser la conscience publique. Tel est l’esprit qui domine dans ces études et qui, malgré leur diversité, les rattache les unes aux autres.

Si la conscience morale doit être notre guide unique, rien n’importe plus que de nous prémunir contre tout ce qui peut l’altérer et la corrompre ; rien de plus dangereux qu’une fausse conscience. De là, l’étude par où je commence. Je montre comment la conscience, naturellement droite, se fausse par les passions et par les intérêts ; je donne la méthode, qui est à la portée de tous, par laquelle une conscience faussée peut encore trouver en elle-même de quoi se redresser, et qui consiste simplement à nous juger nous-mêmes comme nous jugeons les autres. Est-il un degré d’aveuglement où une fausse conscience ne peut plus se redresser, où l’erreur morale est invincible, et où cesserait la responsabilité ? J’ai traité cette question qui intéresse à un si haut point la conscience de tous et plus particulièrement celle des magistrats et des jurés.

Ces faux raisonnements par lesquels on cherche à s’abuser soi-même sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, n’ont sans doute échappé à aucun moraliste ; mais il est bon d’y revenir à cause des formes nouvelles, plus captieuses, plus insidieuses qu’ils revêtent, suivant les mœurs, les intérêts et les passions du jour.

Je n’ai parlé du progrès que parce qu’il ne se sépare pas de la morale. Il y a telle manière d’entendre le progrès qui peut tourner contre le progrès lui-même. J’ai voulu surtout secouer de leur torpeur ceux qui, dans ces temps de défaillance, s’endorment dans une foi dangereuse à la fatalité du progrès. Il m’a paru utile de rappeler que le progrès est œuvre humaine, qu’il dépend de nous, c’est-à-dire du bon usage de nos facultés, qui lui-même dépend de la morale. Ôtez l’élément moral, la plus brillante civilisation peut retourner à la barbarie. Quant aux préceptes de la morale, ils n’ont toute leur efficacité, j’ai insisté sur ce point, qu’avec le concours de l’idée de Dieu et du sentiment religieux.

À ces graves questions j’ai mêlé l’étude beaucoup moins grave, surtout en apparence, des petits plaisirs et des petits déplaisirs. Quoique, pris isolément, ils soient à peine sensibles, il ne faut pas les dédaigner ; en raison de leur accumulation et de leur continuité, ils jouent un rôle considérable dans la vie humaine. Plaisirs et déplaisirs s’entremêlent les uns les autres dans une chaîne qui s’étend du commencement jusqu’à la fin de notre existence ; mais ce sont les petits plaisirs qui, en somme, dominent, grâce au grand et doux bienfait de l’habitude. Tout en établissant leur prépondérance, je n’ai pas eu la prétention de résoudre la question du pessimisme, mais cette prépondérance m’a paru un élément qui ne devait pas être négligé par ceux qui entreprennent de faire la comparaison des biens et des maux de cette vie. Pour diminuer le nombre des mécontents dans le royaume de la Providence, comme parle Leibniz, il m’a paru bon d’appeler l’attention sur ces petits plaisirs, et surtout sur ces plaisirs de l’habitude qui attachent à la vie même les plus misérables.

C’est bien aussi de la morale pratique que l’encouragement au bien et les prix de vertu. Les prix de vertu décernés par l’Académie française sont ceux de tous qui ont le plus d’éclat et de retentissement, mais ils ne sont pas les seuls. Presque partout en France, sous une forme ou sous une autre, il y a des prix de vertu, les uns donnés par des académies, les autres par des villes ou par des sociétés particulières. L’État lui-même donne des décorations, des médailles, des primes qui sont des prix de vertu. J’ai défendu ces récompenses contre les critiques de censeurs trop austères ou contre les railleries d’esprits légers, en me plaçant à un point de vue plus général que les rapporteurs de l’Académie française. On ne peut en effet les attaquer sans attaquer en même temps le principe de l’encouragement au bien d’où elles découlent, et dont elles ne sont que des formes diverses. Or ce principe est de tous les temps ; il est inhérent à la morale elle-même. C’est une application du jugement de mérite qui fait le pendant de celui de démérite. S’il y a une contagion du mal, il y a aussi une contagion du bien, il y a une efficacité des bons exemples, qui, sans les prix de vertu, demeureraient souvent ignorés. Plût à Dieu qu’il y eût une ligue universelle d’encouragement au bien pour combattre cette ligue en faveur du mal qui semble s’étendre aujourd’hui d’un bout de la société à l’autre, et dans laquelle on dirait que sont enrôlés tous les pouvoirs de l’État !

Enfin, dans une assez longue étude, j’ai traité des diverses espèces de mensonges, de ceux surtout qui ont le plus ordinairement cours dans les relations sociales, et dans certaines professions, comme les médecins, les avocats, les hommes d’affaires, les journalistes. Mentir est un mal sans doute, mais n’est-il jamais permis de mentir ? Moraliste moins sévère que Kant, mais sans avoir mérité, je crois, d’être rangé parmi les casuistes relâchés, j’ai admis que la grande règle de dire la vérité pouvait souffrir des exceptions. Il n’en est point quand il s’agit de mentir pour notre propre bien et surtout pour le mal d’autrui ; mais il y en a soit dans ces circonstances insignifiantes pour le maintien de l’harmonie entre les membres d’une même société, soit dans des circonstances graves pour empêcher un plus grand mal.

L’hypocrisie est aussi un mensonge, mais un mensonge continu non seulement en parole, mais en action. Les hypocrites de religion et de piété sont devenus rares ; il y aurait aujourd’hui beaucoup plus de perte que de profit à feindre des sentiments religieux. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie de garder extérieurement des marques de respect, sans nulle vue intéressée, pour une foi qu’on n’a plus. Ici se présentent un certain nombre de questions délicates que je me suis efforcé de traiter sans choquer et scandaliser personne.

Plus nombreux sont les hypocrites d’impiété que de piété ; plus nombreux surtout et plus dangereux sont les hypocrites en politique, hypocrites de toutes les couleurs et de tous les partis, hypocrites d’amour de la patrie, hypocrites d’amour de la liberté et de l’égalité. Combien n’importe-t-il pas de démasquer ces hypocrites qui nous mènent à la honte et à la ruine !

Tels sont les divers sujets qui, réunis par ce lien de la morale pratique, m’ont paru faire la matière suffisante de ce nouveau volume. J’espère que le public lui sera indulgent en raison de l’esprit qui l’anime, et que je résume en ces quelques mots la sincérité avec soi et avec les autres, l’amour du bien, l’honnêteté, la droiture en toutes choses, même en politique.

Francisque Bouillier.