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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/L’Orage

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Napoléon/L’Orage
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 301-304).


XLIV

L’ORAGE


Le jour luit ; mais ce soir, avant la nuit profonde,
Oui, ce soir, non plus tard, à qui sera le monde ?
Qui restera debout, l’insecte ou le géant,
Le passé, l’avenir, le siècle ou le néant ?
Empire, peuple ou roi, quelle herbe moissonnée
Sera loin de son champ rejetée et fanée ?
Le jour luit… mais, ce soir, qui portera le deuil ?
Qui cherchera son nom épars sur son écueil ?
Et lequel vaut le mieux, quand on joue un royaume,
Ou l’homme ou le hasard, le brin d’herbe ou de chaume,
Ou l’hysope ou le cèdre, ou la haine ou l’amour ?
Il le faut décider avant la fin du jour.
Pour la dernière fois, sur sa cime escarpée,
Ah ! Comment combattra l’épée avec l’épée ?
Avant de dépouiller pour jamais son cimier,
Comment luira le casque au front du cavalier ?
Et comment les chevaux, à l’écume sanglante,
Ce soir, rongeront-ils le frein de l’épouvante ?
Il pleut ! Le chaume tremble et siffle au bord de l’eau ;
Et la grêle a brisé le toit de Waterloo.
Le tonnerre bondit comme un fléau sur l’aire….
Non ! Ce n’est pas la grêle ; et là-bas, le tonnerre
N’a jamais retenti. Ce sont des escadrons
Qui s’écroulent ensemble à la voix des clairons.


Ah ! Maréchal Grouchy ! Que tardez-vous encore ?
N’avez-vous pas senti trembler, avant l’aurore,
La terre sous vos pieds ? Oh ! N’entendez-vous pas
Les canons aboyer sur le seuil des combats ?
Aux armes ! Croyez-moi ! Non, ce n’est pas un rêve.
Accourez ! Accourez par le chemin du glaive !
La bataille a grandi, comme un feu sur un mont.
Voyez ! Que l’ombre au loin, dans le bois d’Hougoumont
Est pesante à midi ! Sur sa branche livide
Que la fleur est fanée, et le feuillage aride !

Celui qui, par hasard, s’endort dans son sentier,
Jamais ne reverra son toit, ni son foyer.
Où vont ces chevaux gris qui sortent de l’étable ?
Leurs selles sont d’acier ; leurs pieds creusent le sable.
Leurs cavaliers ont dit : écosse pour toujours !
Mais l’écho leur répond par le cri des vautours :
Va ! Montagnard de Perth, ta vallée est amère.
Là-bas, le lion rouge a franchi ta barrière.
—C’est l’heure ! Ils sont à nous ! En avant ! En avant !
Tambours, battez la charge ! Et l’arme blanche au vent !
Vous, Ney, marchez en tête, et sapez la muraille.
Tous ces hommes d’airain croulent sous la mitraille :
Bien ! France ! Encore un coup ! Comme un hardi bélier
Heurte là d’Albion le bouc au front d’acier.
Plus près ! Plus près encor ! Visage sur visage !
Le canon à l’épée a frayé le passage.
L’épée en son chemin peut entrer jusqu’au bout.
En son vase de fer le combat fume et bout.

Plus près ! Plus près encor ! Poitrine sur poitrine !
Sang pour sang ! Mort pour mort ! Ruine pour ruine !
Garde à vous ! Tout va bien. Le boulet suit l’éclair.
Il pleut, il pleut du fer, quand les cieux sont de fer.
La terre au loin pâlit où la bombe l’effleure.
Si le glaive poursuit sa tâche encore une heure,
Demain qui survivra pour creuser les tombeaux ?
La source des vivants se tarit en ses flots.
Tout va bien, l’œuvre avance ; et la journée est belle ;
Jusqu’en ses fondements la bataille chancelle.
Sur le bord de son aire, où plane le destin,
L’armée a secoué ses deux ailes d’airain,
Et du bec et de l’ongle aiguisant leur armure,
À ses petits aiglons divisé leur pâture.
Tout va bien ; et le fruit mûrit sur l’espalier.
Après le fantassin, vienne le cavalier
Pour le cueillir sans peine ! Et vienne aussi sans guide,
Après le cavalier le vautour homicide !
Puis après le vautour, viennent les noirs corbeaux
Pour achever demain le festin des héros.
Quand les vivants sont las, si leur colère tombe,
L’empereur leur sourit, comme un roi de la tombe,
Sur son tertre monté, qui caresse le flanc
De son pâle cheval aux crins souillés de sang ;
En sa nue orageuse il cherche son étoile,
" Là-bas vers ce clocher où l’horizon se voile. "
Et les morts, oui, les morts, oubliant leur blessure,
Reprennent leur colère et leur pesante armure.

Comme font les vivants, pleins de haine et d’espoir,
Tous ils ont, sans faillir, combattu jusqu’au soir,
Muets pendant le jour, muets dans la nuit sombre ;
Et leurs corps à leurs pieds ne projetaient point d’ombre.