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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Fête

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Napoléon/La Fête
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 253-257).

XXX

LA FÊTE


 
Là-haut, dans ce palais, sous ces flots de lumière,
À travers ses rideaux, que la fête est légère !

Sur ses tapis d’azur, que ce bal d’empereurs
Est noble dans sa joie et qu’il foule de fleurs !
Et quand elle sourit sous ses tresses d’ébène,
Que ce rubis sied bien sur le front d’une reine !
Que ce couple, surtout, sous le pavois monté
Est beau dans son orgueil et dans sa majesté !
L’épouse a les yeux noirs comme une tourterelle,
L’époux est un aiglon ; son regard étincelle.
À cette heure, silence ! Au milieu de cent rois,
Voyez ! Leurs bouches d’or parlent à demi-voix !
—Ah ! Que le cœur me serre au milieu de la fête !
Sire ! Et que ma couronne est pesante à ma tête !
Je sens sous ce pavois un cruel aiguillon.
À mes lèvres ma coupe est pleine de poison ;
Et je voudrais pleurer dans cette foule d’hommes.
—Madame, on vous entend, prenez garde où nous sommes.
—oh ! Laissez-moi parler ! Je parlerai plus bas.
Je suis encor la reine, et ne l’oublierai pas.
Mais demain que serai-je ? Une herbe balayée
Sous les pieds des passants, une répudiée ;
Quoi de plus vil encor ? Sire, dites-le-moi.
Vous voulez me quitter pour la fille d’un roi.
—Joséphine, il le faut. Sous mon dais solitaire,
Je n’ai point d’héritiers à qui laisser la terre.
—Eh ! Qui donc, avant vous, a vu dans sa maison
Assis en son foyer tant d’enfants de son nom ?
Austerlitz et Friedland à l’haleine glacée
Ne sont-ils plus vos fils ? Et, dans votre pensée,

Arcole aux pieds légers, assise en ses marais,
N’est-elle plus ma fille ? Et sous ce même dais,
N’ai-je pas vu grandir Montenotte, l’aînée,
Rivoli, d’un flot bleu dans l’Adige baignée,
Lodi, qui sur son front porte un bandeau d’airain
Et des fleurs de tombeaux qu’elle effeuille en sa main ?
Vos batailles d’égypte, au milieu des ruines,
Errantes au désert, sont-elles orphelines ?
Pour cueillir votre gloire et suivre vos sentiers,
Ah ! Jamais vous n’aurez de meilleurs héritiers
Que vos douze combats, aux visages numides,
Qui pendent leurs berceaux au pied des pyramides !
Moi, j’étais votre armure au milieu des combats
Et votre bon génie ! Oh ! Ne me quittez pas !
Non ! Quand je serai morte, à votre chevet, sire,
Qui priera dans la nuit pour vous et votre empire ?
—Mon épée, en ma main, priera dès mon réveil,
Et mon étoile d’or priera dans mon sommeil.
Ne pleurez pas, madame ! En vos vastes domaines
Vous aurez cent châteaux, autant qu’en ont les reines.
Vous garderez au front votre couronne d’or ;
Les peuples à genoux vous salueront encor.
Vous aurez cent hameaux, des échansons, des pages
Qui dans des plats d’argent porteront vos messages.
—qu’ai-je besoin de page et de plats de vermeil
Pour porter ma douleur, nuit et jour, sans sommeil !
Qu’ai-je besoin d’un dais, en mes vastes domaines ?
J’ai des pleurs dans mes yeux autant qu’en ont les reines.

Qu’ai-je encore besoin de coupe et d’échanson
Pour boire, en mon festin, mon fiel et mon poison ?
Pourquoi n’êtes-vous plus le soldat d’Italie ?
Au camp je vous suivrais sous le vent et la pluie.
Quand la lance s’endort, la nuit, dans son drapeau,
C’est moi qui remettrais votre épée au fourreau.
—Mon épée a jeté son fourreau dans l’abîme,
Madame, et dans la nuit son éclair se ranime.
—Pourquoi n’êtes-vous plus le soldat du Thabor ?
À l’endroit où le Nil épanche son flot d’or,
Sous vos tentes de lin, que ronge la chamelle,
C’est moi qui veillerais, comme fait la gazelle.
—Mon désert est partout où passe mon cheval,
Et je veille sur lui comme un lion royal.
—Sire ! Adieu pour toujours ! Que le ciel vous pardonne !
Reprenez votre anneau, reprenez la couronne.
Moi, j’ai cueilli l’épine, une autre aura la fleur ;
Une autre aura le baume, et j’aurai la douleur.
Moi, j’aurai le soleil, une autre aura l’ombrage ;
Moi, je boirai la lie, une autre le breuvage.
Une autre aura la fête, et moi j’aurai le deuil ;
Une autre la guirlande, et moi le lourd cercueil.
Demain, pensez à moi, si la terre soupire,
Et qu’un nuage noir passe sur votre empire.
Moi, j’étais votre étoile ; et je me meurs. Adieu.
—On vous voit ; souriez, madame, au nom de Dieu ! "
Là-haut, dans ce palais, sous ces flots de lumière,
À travers ses rideaux, que la fête est légère !

Sur ses tapis d’azur, que ce bal d’empereurs
Est noble dans sa joie et qu’il foule de fleurs !
Et quand elle sourit, sous ses tresses d’ébène,
Que ce rubis sied bien sur le front d’une reine !