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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/L’Anathème

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Napoléon/L’Anathème
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 251-253).
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XXIX

L’ANATHÈME


 
Et dans Rome le pape a vu, jusqu’à son faîte,
Comme au flanc du Liban, le cèdre du prophète,
Sur son mont sourcilleux monter l’orgueil humain ;
Et le monde adorait l’idole de sa main.
Qui la condamnera vers son heure suprême,
Si ta bouche, seigneur, ne lui dit : anathème !
Et dans Rome le pape avec ses cardinaux
Des bulles d’anathème a rompu les sept sceaux.
Au balcon de saint-Pierre où sa mitre étincelle,
Il s’est levé debout sur la ville éternelle.
Or, la ville écoutait ; or, le vent se taisait,
Et le monde entendit une voix qui disait :
" Au nom du trois fois saint, d’où vient toute lumière,
Au nom du saint-esprit, et du fils, et du père !
Napoléon de Corse, hier sacré par nos mains,
Le plus grand roi des rois, le maître des humains,
Fléau du Dieu jaloux, idole de la terre,
Qui fus poussière un jour, va ! Redeviens poussière !
Car ton heure est passée et tes jours sont perdus ;
Ta joie est disparue et ne reviendra plus ;
De ta haute Babel, précipite toi-même
Tes vains désirs encor chargés du diadème.

Tu pensais donc, ainsi renversant toute loi,
Qu’aucun trait du seigneur ne monterait vers toi ?
Et tu fermais l’oreille à la plainte du monde ;
Et tes fautes, sur toi, s’entassaient comme l’onde.
Archange de colère, assez ! Assez de sang !
De toi s’est retiré le bras du tout-puissant.
Rends-lui son vase plein. Dans ta main qui l’agite,
Sa vengeance, en ta coupe, a débordé trop vite.
Élu pour châtier les peuples et les rois,
Tu fis ce qu’ils font tous, plus superbe cent fois.
Comme eux tu t’adoras au bord de ton abîme ;
Et Vincennes encor se souvient de ton crime.
Tu te fis ton autel de ton iniquité,
Et tu ne vis que toi dans ta prospérité.
Empires, nations, tu n’aimas rien sur terre,
Hors le cri du clairon, hors ta tente guerrière,
Hors ton pâle coursier, sous ton faix chancelant ;
Tu n’eus point de pitié de l’univers tremblant ;
Tu frappais, lourd fléau, comme un aride chaume,
Les peuples entassés en ton muet royaume.
Jamais tu ne prias en ton plus grand danger.
Tu repoussas les cieux comme un don mensonger.
Partout tu dédaignas, comme une arme émoussée,
Le seul glaive qui dure : esprit, âme, pensée.
Et c’est aussi pourquoi, nous, serviteur de Dieu,
T’interdisons le pain, et le sel, et le feu,
A toi, Napoléon Bonaparte de Corse !
Comme un lion chasseur l’éternel en sa force

T’arrachera ton peuple ainsi qu’un vain lambeau.
Sa colère entrera dans ton étroit tombeau.
Ton empire sera comme une urne fragile ;
Tes désirs sécheront comme une aride argile.
Anathème sur toi, sur ton trône et ton dais !
Sur ta tente de lin, et l’or de ton palais !
Sur ta couche et ton rêve, et ton pâle visage !
Sur ton sceptre et ton nom, et sur ton héritage !
Sur ton glaive lassé, sur ton toit, sur ton seuil !
Anathème ! Anathème aussi sur ton cercueil ! "

Après qu’il eut parlé, qui l’écoutait encore ?
L’écho balbutiant dans le tombeau sonore,
Le grand cirque aux lions qu’habite le lézard,
Rome à ses pieds muette, et pleurant son César,
Puis le pin, la cigale, et le peuple, et la foule,
Vers Saint-Paul hors des murs, la porte qui s’écroule ;
Le Tibre murmurant comme un vieux pèlerin,
Puis plus loin la campagne et le transtéverin :
La Maremme interdite, immense, désolée ;
Le buffle errant, le pâtre, et la tour isolée ;
Puis, plus loin, comme un mur de malédiction,
Le nuage éternel qui ferme l’horizon.