Aller au contenu

Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Lettre

La bibliothèque libre.
Napoléon/La Lettre
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 240-243).
◄  Montebello
Les Sœurs  ►


XXVI

LA LETTRE

 
Grand maréchal, voici le jour !
Avec la plume d’un vautour,
Avant que l’aube ne blanchisse,
Écrivez en lettres de sang :
Du bourg de Wagram, en son camp,
L’empereur à l’impératrice.
" Dieu, madame, a veillé sur nous.
Qu’il vous ait en sa sainte garde !
Par tous nos peuples à genoux,
Quand le ciel jaloux nous regarde,
Faites chanter en notre nom
Un te deum à notre-dame.
Au loin, sous mes pas de lion,
L’herbe se dessèche et s’enflamme.
Les états, ainsi qu’un limon,
Dans le torrent de ma victoire

Passent et ne reviennent plus ;
Et tous les vieux rois chevelus,
Comme des ombres sans mémoire,
La nuit, au bruit de cent échos,
Rentrent vivants dans leurs tombeaux.
Dans mon bivac au toit de neige,
Les empereurs font mon cortége.
D’un monde vieux, trop jeune encor,
J’ai clos le blason séculaire ;
Et César à la bulle d’or,
De mes pieds baisant la poussière,
Sous l’étrier de mon cheval
A mis son globe féodal.
D’hier la bataille est gagnée ;
La vieille Europe est enchaînée,
Et la paix du monde signée.
Armes, cuirasses, étendards,
Canons muselés sur leurs chars,
Drapeaux qu’avaient brodés les reines,
Aigle aux deux têtes souveraines,
Villes, hameaux et châteaux-forts,
Et la terre de sang trempée,
Et les vivants comme les morts,
Tout appartient à notre épée.
Les étendards et les drapeaux
Sous le dôme des invalides
Seront suspendus en faisceaux,
Du sang de Lanne encore humides ;
Puis aux mille cris du clairon,
Pour tous les morts de mon royaume,
Demain sur ma place Vendôme,
Avec le bronze du canon
Vous ferez fondre une colonne

Aussi pesante que mon nom.
Vous y mettrez, sous ma couronne,
D’avance au fond de mon tombeau
Les cendres de Montebello.
Là, toujours vêtus de leurs armes,
Comme en la tour de mes combats,
D’airain seront tous mes soldats,
D’airain leurs yeux, d’airain leurs larmes,
D’airain le front des généraux,
D’airain les pieds de leurs chevaux.
S’ils ont faim du pain des héros,
Ils mangeront l’épi de gloire
Qui croît dans mon sillon de fer ;
Et, s’ils ont soif, ils viendront boire
Au bord de la nue en hiver.
La ville aux cent portes d’ivoire,
Où les conduira mon chemin,
Est plus loin que le vieux Kremlin,
Plus loin que les flots du Jourdain,
Plus loin que les sables arides
Où rampent les sept pyramides.
Elle s’appelle éternité.
Haut est son mur de citadelle,
Son champ de lances est planté,
Sous son manteau la sentinelle
Ses nuits de bronze passera,
Et mille siècles veillera.
Et moi, debout sur sa tourelle,
Je verrai par mon escalier
Monter jusqu’à moi mes batailles,
Comme une vigne de murailles
Monte et grandit sur l’espalier.
De cette cime, sans rien dire,

Je foulerai, dans sa saison,
Sous mes pieds comme un vigneron
La grappe mûre de l’empire.
Et si quelqu’un passe et respire,
Je veillerai comme un lion ;
C’est dit. Signé Napoléon. "
—Halte ! Dormez-vous, sentinelle ?
Il est minuit. Qui vive ? Holà !
Un cheval a passé par là
Avec son cavalier en selle.
Une lettre close il portait,
Et la terre au loin sanglotait.