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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Montebello

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Napoléon/Montebello
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 237-240).
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XXV

MONTEBELLO

 
La terre, en ce temps-là, se noyait dans le sang ;
Comme dans une forge un marteau bondissant,
Maint combat bondissait sur son ardente enclume,
Et les cieux se cachaient sous leur manteau de brume.
Iéna, Friedland, Eylau, comme des fossoyeurs,
Sans se lasser creusaient des tombes d’empereurs.
Ils entassaient les os des peuples dans la plaine,
L’herbe au loin jaunissait sous leur livide haleine.
Les mères, en berçant leurs fils sur leurs genoux,
Pleurant sur leur aîné, pleuraient sur leurs époux.
Les peuples tarissaient, comme une coupe aride
Aux lèvres d’un convive ; et dans sa cité vide,

Chaque état se taisait. Après le laboureur
Le sillon en automne attendait le semeur.
Au temps de la moisson, le roi de l’épouvante
Seul emportait des champs sa gerbe pâlissante.
Comme un héros blessé, le Danube sanglant
Allait laver ses flots aux mers de l’Orient.
Pendant qu’il murmurait sous sa plaintive armure,
Un cheval à son maître, en léchant sa blessure,
Disait : " Levez-vous donc, duc De Montebello !
Le flot en murmurant fait murmurer l’écho.
Votre duché féal est où le clairon sonne ;
Sous son porche venez cueillir votre couronne.
—mon duché n’a ni tour, ni porche, ni blason :
Il est là tout entier sous cet étroit gazon.
Ma couronne à mon front déjà se décolore.
Voici les loups rôdeurs ! Hennis, hennis encore.
Ah ! L’empereur qui passe en un ruisseau de sang
A dès l’aube entendu ce cheval hennissant.
—Duc De Montebello, dormez-vous quand tout veille ?
Les morts combattront-ils quand le vivant sommeille ?
—Sire, venez, voyez et touchez mon brancard.
Vous pouvez, s’il vous plaît, me guérir d’un regard.
—Ah ! Lannes, qu’as-tu fait ? Trop grande est ta blessure,
Et trop de noirs corbeaux attendent leur pâture.
Non, les morts sont trop las pour suivre mon chemin ;
Et leurs jours sans soleil n’ont point de lendemain.
Va m’attendre là-haut dans la nue éclatante ;
Et sous des cieux d’airain prépare-moi ma tente.

Ah ! Les vivants sont las autant que sont les morts,
Sire. Le vase est plein au delà de ses bords.
L’impossible est comblé. Retournez en arrière.
Une fois écoutez une bouche sincère !
Vous n’aimez rien que vous ; et de vos éperons
Toujours vous harcelez le flanc des nations.
Craignez qu’en se câbrant l’indocile cavale
Ne vous fasse vider la selle impériale.
Le monde, croyez-moi, n’est pas ce qu’il paraît.
Quand on dit : il vous aime, on vous trompe ; il vous hait.
Aux peuples harassés leur esclavage pèse :
Ils lèchent votre main pour vous mordre à leur aise.
Trop de rois courtisans vous parlent à genoux.
Vos états dépeuplés ne renferment que vous.
Votre empire est semblable à l’empire des ombres ;
On n’y peut faire un pas qu’à travers des décombres. "
—Mon empire est d’airain sous mon glaive abrité,
Et mon siècle est à moi comme l’éternité.
Ami, de mes trésors, jusqu’en la nuit profonde,
Que veux-tu pour ton lot ? Je possède le monde.
Veux-tu dans ton duché les mers de l’Orient,
Les sables du désert ? Veux-tu le Tibre errant,
Ou l’alhambra d’Espagne, ou les sept pyramides,
Ou les peuples pasteurs des cavales numides ?
—Je ne demande pas les sables du désert,
Ni les flots trop changeants où le Tibre se perd.
Donnez-moi sous ce chêne, en votre vaste empire,
Ce tombeau de gazon où la brise soupire.

Non pas ce gazon vil que foulent les troupeaux ;
La brise en s’éveillant disperserait tes os.
Mais de canons de bronze une haute colonne.
Ton front m’y sourira sous sa lourde couronne.
Et le mort a souri : le héros a pleuré.
Sous sa tente, à pas lents, muet il est rentré.
Sa lampe s’éteignait sous la tremblante voûte.
Le jour a lui, le vent se tait, la terre écoute.