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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Pacha

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Napoléon/Le Pacha
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 201-204).

XIII

LE PACHA

 
Le pacha de Damas a rêvé de poignards,
D’ataghans ciselés et d’assauts aux remparts.
Ses femmes ont de pleurs mouillé son cimeterre,
Et roulé sur son front son blanc turban de guerre ;
Et déjà ses trois fils, descendus de sa tour,
Ont porté cette lettre au bey de Damanhour :
" Mon frère, allez seller vos cavales rapides,
Venez les attacher au pied des pyramides.
Pour la fête du glaive amenez-moi vos fils,
Vos gendres, vos neveux, avec tous leurs spahis ;
Arrachez votre tente, et quittez vos murailles :
Vous trouverez de l’ombre au palmier des batailles. "
Ah ! Quand ils ont passé, le désert a tremblé ;
Mainte ville des morts sous son toit a croulé.
Derrière eux qui se presse ? Est-ce un vent de carnage ?
Est-ce un troupeau que mène une autruche sauvage ?
Non, c’est dans le chemin, le bey de Damanhour,
Avec tous ses neveux et ses fils alentour.
" Frère, que voulez-vous ? La fête est-elle prête ?
Avez-vous vu briller le sabre du prophète ?


Mon cimeterre a soif, il a dit au croissant :
" Mène-moi dans la mer où le flot est de sang ;
Les anges du désert qui nous servent de guide
Entraînent nos chevaux par le mors et la bride. "
Le pacha de Damas, sur le haut de sa tour,
Les regarde passer depuis l’aube du jour,
Plus nombreux qu’au sérail les soupirs des sultanes,
Avec les grains de sable aux pieds des caravanes,
Et les flots de la mer qui sourit à Tunis,
Et les étoiles d’or aux cieux des oasis.
Ah ! Qu’il croit déjà voir suspendue à sa selle
Du beau sultan Kébir la tête qui ruisselle !
En son rêve il l’emporte à travers le chemin,
De noirs cheveux voilée, et saignante en sa main ;
Et, pour mieux qu’on la voie en ses destins rapides,
Il la veut accoler au tronc des pyramides.
Ah ! Qu’il rêve déjà du beau pays des francs,
Où les maures allaient, sous les myrtes errants !
Et des nuits de Provence et des fraîches journées,
Et des sources d’eau vive aux pieds des Pyrénées,
Et des bois d’arbres verts, et des vieux châteaux forts
Où les chiens de chrétiens ont caché leurs trésors !

Femmes qui vous baignez sous le chêne d’Ardennes,
Sous le figuier du Var, dans le golfe de Gênes,
Baissez votre long voile ! Il rêve aussi de vous,
De vos baisers d’amour aux musulmans si doux.
Pensant à son harem, il dit à son pirate :
" Va-t’en les attacher au mât de ma frégate. "


Pâle tour d’Occident, qui combattra pour toi
Quand sur tes fondements tu sens crouler ta foi ?
Tes cieux sont plus déserts que les cieux d’Arabie,
Du limon des vieux jours ta citerne est remplie.
L’hysope croît sur toi comme aux flancs du Carmel,
Ta chute a devancé les chevaux d’Ismaël.
C’est d’avoir dans ton ombre assez vécu d’années,
Assez vécu de jours, de soirs, de matinées.
Quand ton blême soleil s’éteint en son été,
Couche-toi dans ta poudre et ta fragilité ;
Et laisse vivre encor ses siècles de merveille
À ta sœur d’Orient que ta chute réveille.
Dans le champ du passé va-t’en semer le sel ;
Déracine en ton sol toute plante du ciel ;
Poursuis ton Dieu caché jusqu’en son tabernacle,
Et renverse sur toi son culte et son oracle,
Pour qu’en voyant l’abîme où ton espoir se perd,
L’Arabe puisse dire : " Ah ! C’est mon grand désert. "
Hâte-toi dans ta nuit jusqu’au fond de descendre.
De ton Christ au tombeau disperse au loin la cendre.
Efface à ta muraille et la vierge et les saints,
Et tes vœux immortels, et tes sacrés destins,
Afin de ressembler, en ta douleur murée,
À la tour du lépreux vers Damas égarée.
Car voici qu’au galop le pacha de Damas
Vient au-devant de toi vers le puits des combats.
Tout son peuple le suit ainsi qu’une gazelle ;
Son étrier résonne au cordon de sa selle ;

Et sa barbe se roule au cou de son cheval
Comme un flocon de neige aux longs crins du mistral.