Aller au contenu

Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Saint-Bernard

La bibliothèque libre.
Napoléon/Le Saint-Bernard
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 220-223).

XIX

LE SAINT-BERNARD


 
Les Alpes sont debout. Les voyez-vous blanchir ?
Leurs murs sont crénelés ; qui pourra les franchir ?
Derrière leur enclos, à l’ombre épanouie,
Qui jamais cueillera la fleur de l’Italie ?
Si ce n’est toi, grand Dieu, qui jamais du vallon
Montera sur leur cime après l’aigle et l’aiglon ?
Comme un camp éternel leurs tentes sont dressées.
Qui les emportera sur son char entassées ?
Jamais la dent des boucs ne les ronge en chemin,
Et jamais l’ouragan ne déchire leur lin.
Quel guerrier dormira sous leur toit de tempête,
Et pourra dans son rêve escalader leur faîte ?
Dès l’aube la Jungfrau s’assied dans les ravins,
Et porte l’avalanche en ses humides mains.
Qui dénouera jamais son voile de nuage ?
Comme un anachorète en son froid ermitage,
Le Saint-Bernard, pieds nus, se couche en son cercueil.
Qui jamais franchira les degrés de son seuil ?


Les Alpes sont debout. Sur leurs flots sans rivage
Que hérisse à leur faîte un éternel orage,
Sur cette mer géante aux vagues de granit,
Où, comme l’alcyon, les peuples font leur nid,
Sans rameur et sans mât, suspendue à la cime,
Quelle barque jamais ira tenter l’abîme ?
Ah ! Qui m’emportera sur leur plus froid sommet,
Comme un chevreau lassé qui monte en son chalet ?
Qui me dira jamais ce que l’aigle en son aire
Sur leur autre penchant aperçoit de mystère ?
Comment sont faits les bois de myrtes, d’oliviers,
Et le goût des citrons au pied des citronniers ?
Ah ! Qui me bâtira plus puissant que l’orage
Mon refuge, ici-bas, sur leur rocher sauvage ?
Je suis un voyageur que suivent les vautours.
La brume m’environne, et je crie : " Au secours ! "
Le chemin est glissant, et l’ouragan m’entraîne.
Est-ce là le chemin qui mène à Sainte-Hélène ?
Car c’est là que j’ai vu le chasseur de chamois
Dont le nom retentit comme fait un carquois.
L’ourse du Saint-Bernard, à la fin muselée,
En grondant le suivait au fond de la vallée.
Sa flèche était lancée ; et par delà les monts
Allait blesser à mort le cœur des nations.
Ici j’ai vu passer un berger sans ouailles ;
Dans la neige il menait ses chevaux de batailles,
Ses canons bâillonnés, qui, chargés de frimas,
Comme une meute en laisse aboyaient sur ses pas ;

Et ses clairons muets à la lèvre sanglante,
Et les chiens du couvent hurlaient dans la tourmente.
Mille voix appelaient, mille voix répondaient.
Sur le bord des glaciers les longs sabres pendaient,
Comme font les chevreaux aux bords des pâturages.
Les drapeaux engourdis se mêlaient aux nuages.
Mille mains à la fois traînaient un même char ;
Et la cloche sonnait sur le grand Saint-Bernard.
Ici j’ai vu bondir, sur son humide trace,
Comme un peuple enfermé dans son tombeau de glace,
L’avalanche croulante aux champs de Marengo.
Un seul mot dit trop haut, et redit par l’écho,
L’avait précipitée au penchant des abîmes.
Devant elle une main aplanissait les cimes.
Oh ! Quand elle eut enfin roulé, de bonds en bonds,
Au seuil de Marengo, loin du sentier des monts,
On entendit alors, là, sous la vigne mûre,
Le choc d’une cymbale, et le choc d’une armure ;
Puis bientôt sans harnais, mille et mille chevaux
Errants et tout meurtris que suivaient des corbeaux.
Puis un bruit haletant de canons qui mugissent,
De sabres ébréchés, de pas qui retentissent,
De pesants cavaliers croulant comme des tours,
De tambours ameutés comme des troupeaux d’ours,
Et vers le soir on vit l’aigle noire à deux têtes
Qui, sanglante, cherchait son nid dans les tempêtes.
Puis après tout se tut. Mais dès le lendemain
La neige sur les monts effaçait le chemin,

Comme un grand fossoyeur au vallon qu’il déchire,
Le Saint-Bernard creusait la tombe d’un empire ;
Et là-bas le chasseur disait à demi-voix :
" Sont-ce les pas d’un peuple, ou les pas d’un chamois ? "