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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le premier Consul

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Napoléon/Le premier Consul
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 217-220).


XVIII

LE PREMIER CONSUL

 
César, salut ! Voici les faisceaux consulaires,
La foule, les licteurs, les haches populaires,
Sous le fouet triomphal les quadriges fumants !
Vieux consul à l’œil fauve, oh ! Depuis deux mille ans
Que la tombe a bien su rajeunir l’esclavage,
Et refaire ton œuvre et ton blême visage !
Les vers filent-ils donc aux morts dans le tombeau
Deux fois leur pourpre neuve ? Et quand ton lourd manteau
Des eaux du Rubicon est ruisselant encore,
Comment as-tu quitté ton sépulcre sonore ?
Et comment sur ton front, au soleil de Lodi,
La couronne de chêne a-t-elle reverdi ?
Pour entraîner ton char en sa nouvelle ornière,
Combien de nations, sous ta verge guerrière,
Veux-tu tenir en bride ? à laquelle d’abord
Veux-tu mettre aujourd’hui la selle et le frein d’or ?


Et quand ton fouet conduit le quadrige du monde,
Quel état croupira sur sa litière immonde ?
Peuples gladiateurs, désennuyez César !
Il vient, accourez tous au-devant de son char.
Criez, pour achever ses plaisirs qui vous tuent :
" Les peuples vont mourir, les peuples te saluent ! "
Avec grâce tombez dans le cirque à ses pieds !
César vous sourira, vos jours seront payés.
Et comme dans les bois, d’une aile matinale,
Quand le faucon s’élance en sa chasse royale,
La couleuvre repue, endormie au soleil,
Trop tard cherche en rampant son gîte à son réveil ;
Ainsi, dès qu’au matin l’aiglon quitta son aire,
Sentant sous son duvet la serre consulaire,
Le monde a dit : " Voici l’oiseau du Rubicon ! "
Et le taureau gaulois a connu l’aiguillon.
L’hysope, au haut des monts, sous le cèdre s’incline.
L’homme sous le héros, l’ombre sous la colline ;
Le flot baise le roc debout sur l’océan,
La foule son César, et César le néant.

Et, depuis ce jour-là, pour détrôner un monde,
Un homme a pris sa place ; et, quand un peuple gronde,
Ses pieds éperonnés, comme un sépulcre ouvert,
Heurtent les nations. Comme une ombre au désert,
Quand le lion royal agite sa crinière,
Chaque état devant lui se tait en sa tanière.
Un homme seul est tout, et le reste n’est rien.
Lui seul il a tout fait, et le mal et le bien.


Mille noms ont péri pour grossir son ouvrage.
Mille flots passeront pour qu’un seul flot surnage.
C’en est fait : un seul homme a, pendant leur sommeil,
Des peuples usurpé la place à leur soleil.
Qu’ils dorment ! Pour eux tous, ardente sentinelle,
Le jeune consul veille en la cité nouvelle ;
Et sur sa mappemonde, armé de son compas,
Il débrouille en un jour le chaos des états ;
Ou, penché sur son globe, il rapproche à sa guise
Deux rivages hurlants qu’un océan divise ;
Ou d’un mot il efface un peuple trop altier ;
Ou d’un trait de sa plume il se fraye un sentier
Sur le mont d’Annibal ; ou, quand son doigt s’arrête,
Il creuse dans le roc un port à la tempête ;
Et sa lampe, mourant sur ses projets divers,
Éclaire chaque fois un nouvel univers.
Souvent pendant la nuit, quand la nuit fait silence,
Le premier au conseil il met dans la balance
Le vieux code romain par l’évangile usé.
Son esprit, comme un glaive à sa droite aiguisé,
Tranche le nœud gordien que nouèrent les sages,
Et fait sa loi d’airain de mille obscurs usages.
Et les vieillards disaient : " Il nous surpasse tous.
D’où lui vient sa sagesse ? Il n’a pas comme nous,
Des siècles coutumiers épousant les coutumes,
Jour et nuit retourné leurs gothiques volumes ;
Nos fils sont de son âge, et son doigt frémissant
Jamais n’a feuilleté que son livre de sang.


Ainsi tous le craignaient. Du breuvage qu’il aime,
Dans son vase emmiellé Dieu l’enivrait lui-même.
Les peuples le suivaient en caressant leur frein.
Il était calme et fort ; et sur son front serein,
La couronne de plomb sacrée à Sainte-Hélène
N’effeuillait pas alors la couronne de chêne.