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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Vertige

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Napoléon/Le Vertige
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 247-251).



XXVIII

LE VERTIGE

 
Poëte, dis-le-moi, si ton vers peut le dire,
Pourquoi cet empereur penché sur son empire
A-t-il le front si pâle ; et quand son trône est d’or
Comment est fait son rêve, et que veut-il encor ?
—Peuples qui m’appelez, venez, faites silence,
Et pleurez ! Car voici ce qu’en son cœur il pense :
" Sur le sommet désert de ma prospérité,
Je tente le sentier de mon adversité.
Que d’États à mes pieds ! Et c’est là mon empire !
Que d’hommes rassemblés qui vivent d’un sourire !

Comme un aigle en son gîte, entré dans les hasards,
Je couve ici des yeux les royaumes épars.
Penchons-nous davantage au bord du précipice
Où chaque homme à son tour pose le pied et glisse.
Ah ! Je le vois, le gouffre ; il est à mon côté,
Pour dévorer mon ombre et ma félicité.
Il se creuse, il s’abaisse, il tournoie, il chancelle,
Et par mon nom de roi le vertige m’appelle.
Attends-moi ! Je descends dans mon aveuglement.
Laisse-moi sur mon faîte une heure seulement,
Dieu, qui mets le bandeau comme on met les couronnes
Aux yeux des empereurs quand tu les abandonnes.
Une heure, en cet endroit, affranchi de tous soins !
Un insecte vit plus ; et tu le presses moins !
Quoi ! Pas une heure ici (tant la pente est glissante)
Pour écrire mon nom et déployer ma tente !
J’arrive à mon sommet ; c’est pour y chanceler.
Mon empire à son but se hâte pour crouler ;
Où monte mon orgueil, ma fortune s’arrête ;
Et ma chute commence à l’endroit de mon faîte.
Donc, que d’un même mot ma fortune, en ce lieu,
Reçoive en même temps le salut et l’adieu !
Quand là-bas, sous mes pieds, l’univers imbécile
Crie : " Il est au pinacle ! Adorons son argile, "
De l’étroit fondement de ma prospérité
Un seul point me sépare, et c’est l’éternité !
Adieu, soleil luisant aux cieux de mes batailles.
Je t’ajourne en ta nuit jusqu’à mes funérailles.

Adieu, sommet de gloire, où rien ne peut mûrir,
Hormis un fruit d’orgueil qui brûle et fait mourir,
Quand on le veut goûter. Adieu, mes destinées,
Si vite sur leur char en arrière entraînées !
Hier encore, hier le cœur du genre humain
Battait dans ma poitrine et conduisait ma main.
Combien de temps encor, dans sa poudreuse ornière,
Faut-il que le hasard me mène à sa lisière ?
Esclave d’un esclave, et le mal et le bien,
J’ai fait ce qu’il voulait, sans lui marchander rien.
J’ai fermé le chaos ; j’ai clos sa nuit profonde.
Sur son essieu brisé j’ai replacé le monde ;
J’ai fait, défait les rois pour son amusement ;
Je me croyais le maître, et j’étais l’instrument.
Vers un autre que moi s’inclinait ma puissance,
Et j’étais le hasard qu’on nomme providence.
Hors du large sentier où passe l’avenir,
Mon âme, à notre tour contentons mon désir !
Que notre volonté soit notre loi suprême ;
Donnons-nous le plaisir de vivre pour nous-même,
Et soyons-nous un jour notre divinité.
Tout encens est à nous. Le reste est vanité.
Mon âme, amuse-moi de ton rêve d’une heure…
Au sein de l’impossible établis ta demeure ;
Toi-même, si tu peux, essaye en te jouant
De renverser sur moi mon œuvre de géant.
Mon bonheur monotone à la fin m’importune,
Et je voudrais savoir le goût de l’infortune.

Est-il amer autant que l’ont dit les vaincus,
Et la foule qu’on brise, et qu’on ne revoit plus ?
N’a-t-il pas sa douceur dans son poison mêlée ?
Plus on la doit payer, plus elle est emmiellée.
Ce grand mot de malheur, que je sache, il le faut,
S’il tient ce qu’il promet, ou s’il parle trop haut.
Autant que j’ai monté, je voudrais redescendre,
Pour connaître au retour en marchant dans ma cendre,
Comme un dieu qui mesure un monde sous ses pas,
Et le mal, et le pire, et le haut et le bas.
Qui sait lequel vaut mieux, quand on touche à la cime,
Le monter, le descendre, ou le faîte ou l’abîme ?
Si je n’étais plus là, que ferait l’univers ?
Comme un enfant sans guide, il crierait : je me perds.
Pourrait-il un seul jour, sans ma main tutélaire,
Marcher dans son orbite et gagner son salaire ?
Et de leurs robes d’or les peuples orphelins,
Sauraient-ils se vêtir et trouver leurs destins ?
Je régnerais ici rien que par mon absence,
Plus que je n’ai régné par ma toute-puissance.
Mieux que n’ont fait ma gloire et ma prospérité,
Mon néant remplirait la vide immensité.
Ma chute, en un moment, de bruit et de fumée
Comblerait de mes jours l’étroite renommée.
Oui, c’en est fait ! J’ai bu le vin de mon orgueil ;
J’habite mon vertige, et j’en franchis le seuil.
Je veux jouer d’un coup le jeu de mon empire.
L’éternel tient les dés. Croix ou pile ? Que dire ?

Ou tout ou rien, seigneur ! Le sort en est jeté !
Dieu !… j’ai perdu mes jours. Rends-moi l’éternité. "