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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Leipsick

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Napoléon/Leipsick
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 273-278).

XXXVI

LEIPSICK

 
Silence ! Tout se tait ! Dormez-vous, sentinelle ?
Le hibou gémissant a déployé son aile !
La nuit est froide et longue, au pays où le Rhin
S’endort comme un guerrier, sous sa tente de crin.


Veillez-vous, sentinelle ? Au fond de la bruyère
Souvent la nuit trop noire enveloppe un mystère,
Dans le pays où croît le sapin sur les monts,
Où l’Elbe aux longs replis rampe dans les vallons.
Souvent là, dans les bois, le feuillage murmure,
Et le Danube luit comme luit une armure.

Souvent l’ombre gémit sous l’orme d’Austerlitz,
Où les morts, sans linceul, dorment ensevelis.
" Veillez-vous ? -Oui, je veille. Holà ! Qui vive ? -France.
De la tour de Leipsick, quand la nuit fait silence,
Souvent on voit passer, sur d’invisibles monts,
Les nuages d’hiver, comme des escadrons.

Entendez-vous ? -J’entends. -Un cri ? -Non ! C’est un rêve.
—Écoutez-vous ? -J’écoute. -Ah ! C’est le chant d’un glaive.
—Non, ce n’est pas le chant d’un glaive en son fourreau.
Non, non, c’est le vautour qui niche en un tombeau. "

Chœur
Cachons notre colère
Comme un feu de bruyère
Au milieu d’un grand bois.
Parlons à demi-voix.
Si quelqu’un vient et passe,
Sourions sur sa trace.
Au fond de notre cœur,
Cachons notre blessure,
Et notre lourde armure,
Sous les ronces en fleur.


—Veillez-vous, sentinelle ? Au loin, là, dans la brume,
Avez-vous vu ? -J’ai vu. -Comme un feu qui s’allume ?
—Oui, vingt peuples debout que suivent les autans.
Fuirons-nous ? -Nous mourrons. -Entendez-vous ? -J’entends.


Chœur
Au flanc des monts, que notre armée,
Ainsi qu’une noire fumée,
Avec nos chars monte sans bruit !
Que tout un peuple dans la nuit,
Au souffle naissant de l’orage,
S’éveille, comme le feuillage
Qui tremble dans les bois d’Odin.
Que notre glaive, en notre main,
Comme une vierge des batailles,
En attendant les fiançailles,
Hors de son seuil, avant le jour,
Ne chante pas son chant d’amour !
—Aux armes ! Les voici ! Garde à vous, sentinelle !
Comme au fond d’un ravin, un nuage de grêle,
Comme autour d’une ruche un essaim de frelons,
Ils passent en grondant, sur le flanc des vallons.

Chœur
Un mot, non, un soupir d’une bouche muette
S’échappe, par hasard, et le vent le répète.
Sous l’arbre des forêts, à l’ombre des cités
Il circule la nuit, dans les lieux écartés ;
Il s’élève, il se tait ; puis il meurt sous la brise,
Comme un soupir du Rhin, quand sa vague se brise.

Non ! Le murmure croît ! Un écho plus sonore
Le réveille s’il meurt ; une autre bouche encore
Le répète après lui ; puis l’épouse au foyer
Le répète à son tour ; puis un empire entier
Se lève comme un homme ; et, quand la brume est sombre,
On entend mille voix qui s’appellent dans l’ombre.
Ah ! Frères du Tyrol ! Souabes ! Bavarois !
Électeurs palatins ! Grands-ducs ! Comtes et rois !
Nous n’avons tous qu’un nom : Allemagne ! Allemagne !
Et notre père à tous s’appelait : Charlemagne.
Il vivait sur le Rhin, sous le toit de granit
Où le faucon royal fait aujourd’hui son nid.
Sur le Rhin ! Sur le Rhin ! Le fleuve aux larges ondes !
Le fleuve des aïeux, aux cavernes profondes !
Comme un peuple ses fils, il pousse ses grands flots.
Avec sa lourde vague il redit aux échos :
Allemagne ! Allemagne ! Et son double rivage
Comme un taureau sans joug rebondit dans l’orage.
Sur le Rhin ! Sur le Rhin ! Saxons ! Westphaliens !
Maison de Barberousse ! Hongrois ! Bohémiens !
Frères, il est à nous, avec sa blanche écume,
Avec ses îles d’ambre, et son manteau de brume ;
Sur l’un et l’autre bord, comme ont fait les germains,
Après notre combat, nous laverons nos mains.
Sur le Rhin ! Sur le Rhin ! Le fleuve aux longues rames.
Son flot est pâle et bleu, comme les yeux des femmes.
Son flot est pâle et sonne, au pied des vieux châteaux,
Comme à son baudrier, le glaive d’un héros.

Frères, il est à nous, ainsi que notre armure,
Avec ses cygnes d’or, et son rude murmure.
Debout ! C’est aujourd’hui, sous le chêne allemand,
La chasse de Lutzof au féroce aboiement !
Le sanglier de France a, dans la Forêt Noire,
Sur le roc aiguisé ses défenses d’ivoire.
Le cor a retenti. Debout ! Hardis chasseurs.
Holà ! La meute est prête ; entendez ses clameurs.
Non, frères, aujourd’hui, c’est la danse du glaive.
Sous l’orme de Leipsick, où le soleil se lève,
Non, ce n’est pas le cor ; c’est le hardi clairon
Que l’écho vous renvoie au penchant du vallon.
Sous vos pas cadencés, allons, frappez la terre !
Hourra ! Le sabre a soif ! écoutez sa colère.
Délices des combats ! Quand l’épouse et l’époux,
Quand le sabre et l’épée, amoureux et jaloux,
Ensemble sont unis au festin des batailles !
Jamais rien ne rompra leurs chastes fiançailles.
L’épouse est toute nue, et son front pâlissant ;
L’époux à son côté boit sa coupe de sang.
Assez ! Le chant finit. Dieu sebaoth ! C’est l’heure !
Notre père des cieux ouvre-nous ta demeure.
Mainte bouche aujourd’hui, que ta gloire remplit,
Se taira pour toujours ; mainte femme en son lit
Tremblante va pleurer, comme pleurent les reines.
Maint guerrier va mourir dans le pays des chênes.
—Oui, le chant est fini. Sous les chênes sanglants,
Oui, tous ont combattu leur combat de géants.

Sous l’orme de Leipsick qui jette une ombre noire,
Pendant trois jours, trois nuits, sans manger et sans boire,
Oui, tous ont oublié la faim et le sommeil,
Et la nuit et le jour, et l’ombre et le soleil.
Le premier jour a lui ! Le glaive a soif encore.
Cent peuples contre un homme ont lutté dès l’aurore.
Le second jour a lui ! Le glaive a soif ! Hourra !
Aujourd’hui pour toujours qui le rassasiera ?
Hourra ? Tous en leur cœur ont caché leur blessure,
Et les corbeaux ont faim ; ils cherchent leur pâture.
Le dernier jour a lui ! Du sang ! Du sang ! Du sang !
La terre aride a soif et la glèbe se fend.
Du sang ! Du sang ! Du sang ! Par l’épée et la lance !
Le dernier jour a lui. Les morts ont froid ! Silence !
Les chasseurs de Lutzof n’entendront plus le cor ;
Mais le glaive a redit : j’ai soif, j’ai soif encor !