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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Roi de Rome

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Napoléon/Le Roi de Rome
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 271-273).
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XXXV

LE ROI DE ROME

 
Un aigle s’est penché sur son nid, en secret.
Un aiglon y dormait, caché dans son duvet.
Un héros s’est penché sur le berceau d’un homme.
Un enfant y pleurait ; un roi ! Le roi de Rome !
Il rêvait d’un berceau plus beau cent fois encor,
D’un palais de rubis avec cent portes d’or,
De mille et mille rois, tous courbés jusqu’à terre,
Et d’un trône plus haut que celui de son père.
L’aiglon a dit à l’aigle, au sommet des coteaux :
" Donnez-moi ma pâture et le sang des agneaux.
Donnez-moi, dans mon nid, les petits des vipères,
Et la chair des brebis qui paissent les bruyères. "
L’enfant dit au héros : " Mon père, donnez-moi
Des sceptres d’empereur, et des manteaux de roi ;
Quand je serai plus grand, sous un dais qui rayonne,
Aurai-je comme vous une lourde couronne ?

Aurai-je comme vous, tout entière d’airain,
Une épée aussi grande et qui brille en ma main ?
Et si je fais un pas, les peuples de la terre
Cacheront-ils aussi leurs fronts dans la poussière ?
Aurai-je dans la mer, où la vague s’endort,
Une île toute bleue avec des sables d’or ?
Et le monde à vos pieds qui pleure et qui soupire
Sera-t-il assez grand pour me faire un empire ? "
Et le héros disait, en se parlant tout bas :
" Oui, mon fils, prenons garde, en ces sanglants débats,
Que tout votre royaume, avec l’or de son île
Et sa luisante écume, et son palais d’argile,
Avant la fin du jour ne tienne en mon tombeau. "
Cependant, il a pris l’enfant dans le berceau,
Tout pâle d’épouvante, il a sur son armure,
Déroulé de son fils la blonde chevelure.
Puis, l’emportant au loin, aveuglé par les pleurs,
Dans sa main il froissait la couronne de fleurs
Au front du roi de Rome ; et, le montrant au monde,
Souriant, il disait à la foule qui gronde :
" Gardez bien mon enfant autour de son berceau,
Comme fait un lion près de son lionceau.
Quand je ne serai plus, il aura ma couronne,
Mon empire, et mon glaive et mon dais qui rayonne.
—sire, il est notre roi ; nous veillerons sur lui ;
À votre grand combat retournez aujourd’hui.
Comme l’aiglon à l’aigle, il ressemble à son père.
Il a son pâle front et sa fauve paupière.


Comment nourrirons-nous l’enfant de vos sueurs ?
Que faut-il lui donner pour apaiser ses pleurs ?
—Les petits des vautours dans les champs homicides,
Et la chair des lions aux pieds des pyramides.
—Comment vêtirons-nous cet enfant d’un héros ?
Du lin de la moisson ? Des toisons des troupeaux ?
—Non pas de vos toisons, ni du lin des quenouilles,
Mais du lin des combats trouvé dans leurs dépouilles.
—De quoi remplirons-nous sa coupe de rubis ?
Du vin de notre vigne ? Ou du lait des brebis ?
—Non du lait des agneaux que la louve épouvante,
Mais du vin de l’épée en sa vigne sanglante.
—Sire, comme son père il régnera sur nous.
Tous nos jours sont à nous. Nous les lui donnons tous,
Avec ces bois, ces monts et ces champs de vaillance,
Et ces astres changeants que l’on appelle France. "
Mais l’enfant a pleuré sur le cou du héros,
Quand les sabres ardents ont jeté leurs fourreaux ;
Et la foule, s’ouvrant au loin sur son passage,
Grondait comme une mer qui ronge son rivage.