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Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Moscou

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Napoléon/Moscou
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 261-265).



XXXII

MOSCOU

 
Et plus loin que l’Atlas, plus loin que le Thabor,
Mais plus près que l’Oural, avec ses sables d’or,

Une ville aux cent tours, perdue en la tempête,
Sur le bord des frimas, avait bâti son faîte ;
Et l’aigle moscovite au bout de l’univers
Avait caché son front sous l’aile des hivers,
Afin que nul vautour ne lui ravît sa joie ;
Afin que nul chasseur, en poursuivant sa proie,
Vers le pôle brumeux où le monde finit,
Ne sût par quel chemin elle entrait dans son nid ;
Et pensant : " Nul jamais ne viendra dans mon aire. "
Muette, elle fermait son aile et sa paupière.
Comment ai-je pu dire une aigle et son aiglon ?
Ce n’était pas une aire au repli d’un vallon.
Au pied du vieux Kremlin, c’était Moscou la sainte !
Ah ! Que de hautes tours qui gardaient son enceinte !
Que de canons bâillaient à travers ses créneaux
Comme en leur gîte obscur de jeunes lionceaux !
Non ! Non ! Ce n’était pas une lionne au gîte.
C’était Moscou la grande où tout un peuple habite.
Oh ! Que de toits dorés ! De coupoles d’étain !
Oh ! Que de minarets blanchissant au matin,
Sous leurs turbans de neige y rêvaient du Bosphore,
Comme fait la sultane en attendant l’aurore !
Plus belle qu’au matin la sultane au sérail,
C’était Moscou la belle et son peuple en travail.
Car les gnomes frileux des glaciers du Caucase,
Tremblants, avaient assis ses dômes sur leur base ;
Et les nains de l’Oural sous leurs tentes de crin,
Avaient forgé ses clefs et ses portes d’airain.


Et voici vers le soir, comme auprès de Sodome
Qu’un ange des combats, sorti de son royaume,
Et qui faisait trembler le monde d’un regard,
Arriva, voyageur, au pied du haut rempart.
Son ennui sur son front cachait son diadème ;
Puis, voyant cet empire, il se dit à lui-même :
" Ici, je régnerai, demain, quand sur le seuil
Passeront couronnés tous mes rêves d’orgueil.
Ici, par ces degrés, dans ces tours inconnues,
Mon nom retentissant montera jusqu’aux nues.
Du haut de ce balcon, mes désirs surhumains
Domineront l’abîme et mes altiers destins.
" Peut-être, qui le sait, là, dans mon sein de flamme
Sur le chevet des czars, j’assoupirai mon âme.
En leurs cieux ténébreux, peut-être qu’aujourd’hui
Mon étoile m’attend pour guérir mon ennui ;
Et tant de toits dorés sauront bien, sous leur dôme,
De tant d’espoirs tombés abriter le fantôme.
" Peut-être aussi que là, mieux qu’au pied du Carmel,
Tout néant resplendit et devient éternel,
Qu’un homme est moins petit, et que toute fumée
S’aperçoit de plus loin et devient renommée ;
Et qu’en ces grands déserts, un nom plus aisément
Surgit, ainsi qu’un mont, sur son haut fondement.

" Mon âme, allons ! Debout ! Et, sans nous en dédire,
Pour la dernière fois, jouons ici l’empire.
Demain la providence, aujourd’hui le hasard.
Ne faisons pas attendre ainsi sur son rempart

Moscou, la ville sainte, en ses habits de fête.
La porte s’ouvre. Allons ! Entrons en ma conquête. "

Mais, voyez ! Sur le seuil dès qu’il a mis le pied,
Les portes après lui se brisent à moitié.
Les tours, les hautes tours, de colère enivrées,
Jettent bas leurs créneaux, leurs coupoles dorées ;
Hurlantes jour et nuit, autour de la cité,
Comme fait la panthère, en son gîte insulté.
Adieu les minarets ! Adieu les vastes dômes !
Les murs amoncelés de vingt et vingt sodomes !
Adieu, temples, bazars ! Adieu, vieille Babel,
Où s’entassaient aussi, sous son toit éternel,
Gomorrhe sur Sodome, Adama sur Gomorrhe,
Sur Adama Sidon, et cent villes encore.
Tout s’écroule à la fois. Sous le souffle de Dieu
La cité s’est changée en une mer de feu,
Où comme les vaisseaux qui passent vers Candie
Les palais sur le flanc sombrent dans l’incendie ;
Et la vague sanglante, en léchant son rivage,
Ouvre sa large gueule et dévore la plage.
Ah ! Sire ! C’en est fait ! Fuyez comme un faucon.
Voyez ! Voyez au loin, du haut de son balcon
La tour de Saint-Ivan, ainsi qu’une sorcière,
Se balance en hurlant sur l’immense chaudière ;
Et comme le berger qui rallume son feu
Voyez sur le brasier, la main, la main de Dieu !
C’en est fait ! Un royaume a passé comme une ombre.
Tout pâlit ; tout se tait ; la nuit est froide et sombre.


Rien n’est resté debout, hormis un empereur
Qui cherchait sous la cendre un reste de lueur ;
Muet il contemplait la divine merveille ;
Et le souffle de Dieu disait à son oreille :
" Ainsi s’écrouleront tes projets renversés ?
" Ainsi ton vaste empire et tes vœux insensés !
" Ainsi s’écroulera la tour de ta victoire !
" Ainsi ton héritage, et ton nom, et ta gloire !
" Ainsi le vent du ciel, éteignant ton flambeau,
" Dissipera ton œuvre et ta cendre au tombeau ! "