Aller au contenu

Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Bérésina

La bibliothèque libre.
Napoléon/La Bérésina
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 265-269).
◄  Moscou

XXXIII

LA BÉRÉSINA

 
Et vers la mer d’Azof où la vague hennit,
Un faucon se réveille et glapit dans son nid.
Puis après le faucon, un hetman en son gîte,
S’éveille au jour et prend sa lance moscovite.
Il prend aussi son sabre et son poignard luisant
Et sa ceinture d’or ciselée à Casan.
—Ma sœur, allez chercher par sa bride d’écume,
Près de la mer d’Azof, où le don gronde et fume,
Mon cheval aux flancs bruns, aux quatre pieds d’acier.
—Frère Ivan, dans la cour, ébranlant l’escalier,
Votre cheval hennit ; sa housse pend à terre.
Son frein n’est pas d’écume ; il ronge sa crinière.
Où voulez-vous aller ? à Casan ? à Tiflis ?
Sur les chemins pavés où passent les delhis ?

Ou visiter le khan dans sa tour de l’Ukraine ?
—Je vais dans le chemin où ma lance me mène.
Je vais dans le sentier où le vent de l’Oural
Souffle dans mes cheveux et fouette mon cheval.
Puis, comme dans les blés de noires sauterelles,
Ses frères l’ont suivi, tous penchés sur leurs selles !
Tous avec leur poignard, caché sous leur caftan ;
Lui seul porte à sa main un sabre de sultan.
Tous avec une lance aiguisée au Bosphore ;
La sienne est la plus belle et luit avant l’aurore.
Poitrail contre poitrail, naseaux contre naseaux,
Crinière sur crinière, ils pressent leurs chevaux ;
Rapides dans le jour ; et quand le jour s’efface,
Plus rapides la nuit, dans son sentier de glace.
Et quand la nuit finit, rapides au matin,
Plus rapides le soir, et puis le lendemain.
Hourrah ! Ils ont passé. Dans le mont et la plaine,
Ils chassent devant eux les autans de l’Ukraine.
Ils sèment sur leurs pas les frimas de l’Oural ;
Sur leur selle, en courant, ils traînent le mistral,
Comme un manteau d’hiver qu’ils roulent sur leur tête ;
Et comme leurs chevaux ils fouettent la tempête.
Hourrah ! Le sabre a froid dans sa prison de fer,
Et le poignard s’émousse au tranchant de l’hiver.
L’aiglonne a réchauffé son petit sous son aile.
Hourrah ! La lance a froid ; les morts ont froid comme elle.
Qui la réchauffera sous une aile d’airain ?
Tout le sang des vivants s’est figé dans leur sein.


Hourrah ! Ils ont passé Kief aux tours mogoles,
Moscou, Borodino, Smolensk aux cent coupoles.
Là-bas, sur le chemin, où l’ouragan les suit,
Qui sont ces voyageurs attardés dans la nuit ?
Que leur sommeil est long ! Et que leur couche est dure !
Ils portent tous au cœur une large blessure.
Est-ce un peuple égaré depuis l’éternité
Qui cherche après mille ans sa sauvage cité ?
Est-ce un reste d’empire assis sur la bruyère ?
Leurs chars sont pleins de morts, qui, penchés sur l’ornière,
S’entre-choquent dans l’ombre et font claquer leurs os ;
Et la Bérésina frissonne dans ses flots.

" Voyageurs, levez-vous ! Comme des sauterelles,
Voici des cavaliers, tous penchés sur leurs selles,
Tous avec un caftan, tous avec un poignard.
La route est longue encor, ne dormez pas si tard !
Comme un torrent glacé qui, dans son lit s’arrête ;
Que faites-vous ici, couchés dans la tempête ? "
Mais tout resta muet. Les canons sans hurler
Tout gorgés de frimas se mirent à trembler.
L’épée en son fourreau resta pâle et livide ;
Le sabre se fendit comme une argile aride ;
Et les vieux grenadiers, penchés sur leurs foyers,
Branlaient leur tête grise, au bord de leurs sentiers.
Et les pins blanchissants sous la neige durcie
Rêvaient du grand soleil des palmiers d’Arabie.
Mais tout resta muet. Avant qu’elle ait parlé
La langue s’est glacée. Avant qu’ils aient coulé

Les pleurs se sont taris. Dans sa cité sanglante
Tout un peuple de morts s’abrite en la tourmente.
Pâle, au déclin du jour sur le bord du chemin
La foule s’est assise ; et puis le lendemain,
Plus pâle, elle est restée ; et puis, le soir encore ;
Et puis, après le soir, plus pâle dans l’aurore ;
Et les sabres tout nus ont rongé leurs fourreaux ;
Et les vieux cavaliers ont rongé leurs chevaux.
Qui sont-ils ? Sans tombeaux, sans guides et sans maître,
Le front ceint de frimas, quel lieu les a vus naître ?
On dit qu’en d’autres temps, aux lieux où le soleil
Remplit de rayons d’or son urne de vermeil,
On les a vus passer au pied des pyramides,
Ainsi que le simoün, sur ses ailes rapides.
On dit que le désert se souvient de leur nom,
À l’endroit où le Nil se souille de limon,
Que leurs chevaux trempés dans les lacs d’Italie,
Ont séché leur crinière aux vents de la Nubie.
Mais ces jours sont passés, et leur ombre avec eux ;
Et leur ardent soleil s’est éteint dans les cieux.
Alors, les cavaliers à l’haleine glacée,
Que Dieu sur le chemin de sa vaste pensée
Poussait depuis l’Ukraine, ont de leurs froids manteaux
Secoué les frimas sur le front des héros ;
Et comme le géant qu’on trouve sur la plage,
Ils ont enseveli ce peuple en son ouvrage.

Et, la tombe a grandi, comme un mont, sous leurs mains ;
Comme un mont qui nourrit des pins dans ses ravins,

Des troupeaux sur sa cime, en ses flancs la tempête.
Toula peut voir sa base et Kalouga son faîte.
Dans son ombre, un vautour niche en toute saison,
Et la Bérésina blanchit à l’horizon.