Récits d’un Chasseur/Avant-propos

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. v-viii).


AVANT-PROPOS


DU TRADUCTEUR


Les Récits d’un chasseur sont universellement reconnus comme le chef-d’œuvre de Tourguéneff. On sait que cet ouvrage, en dehors de sa valeur littéraire, a eu le mérite non moins grand d’être une œuvre humanitaire, en contribuant puissamment à faire aboutir la plus grande réforme du règne d’Alexandre II : l’affranchissement des serfs. Sous ce rapport, son influence peut être comparée à celle de l’œuvre célèbre de Beecher-Stowe : la Case de l’oncle Tom, qui a eu pour effet immédiat l’affranchissement des nègres en Amérique.

S’il existe donc une œuvre digne de devenir classique en France, ce sont bien ces admirables récits, qui, dans leur forme simple et modeste, constituent une véritable épopée des souffrances des moujiks attachés naguère à la glèbe.

La première traduction française qui ait été faite de cet ouvrage n’a pas donné à l’auteur toute la satisfaction qu’il était en droit d’espérer. Était-ce bien la faute du traducteur ? On ne saurait l’affirmer. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’à l’époque où cette traduction fut faite, la littérature russe était à peu près ignorée en France. Le public français n’était pas encore familiarisé avec cette forme bizarre qui constitue le charme original des œuvres de nos grands écrivains russes. Le traducteur avait donc cru bien faire en donnant à l’ouvrage de Tourguéneff un vernis plus français, et c’est ce qui explique les coupures qu’il y avait pratiquées et les variantes qu’il y avait ajoutées. Aujourd’hui, il n’est plus besoin de recourir à ces stratagèmes ; ce qui paraissait bizarre il y a trente ans constitue précisément le charme particulier que le public français goûte à la lecture de ces œuvres.

D’ailleurs, il n’est pas auteur plus facile à traduire littéralement que Tourguéneff.

Son style simple, clair, atteignant la perfection, précisément par cette simplicité, rend facile la tâche du traducteur et lui défend pour ainsi dire d’ajouter ou de retrancher quoi que ce soit. Pas une seule répétition, pas une négligence de forme ; ce qui n’est pas le cas, par exemple, pour les deux autres maîtres de la littérature russe : Tolstoï et Dostoïevsky. Leur tempérament plus fébrile, leur préoccupation constante de l’idée, leur désir de la faire bien pénétrer dans l’esprit du lecteur, les entraînent souvent à des répétitions voulues ou involontaires qui peuvent avoir leur charme dans l’original, mais qui se prêtent mal à la concision limpide du style français.

C’est pourquoi, j’ai dû souvent, quant à moi, recourir plutôt à la forme de l’adaptation qu’à la traduction littérale de leurs œuvres. Jamais il ne m’est arrivé de procéder ainsi pour les écrits de Tourguéneff, dont le style rappelle à tel point la forme française, qu’il semblerait que ce sont des ouvrages français écrits avec des mots russes. C’est là précisément son originalité, et ce serait un sacrilège de la lui ôter.

M’inspirant de ces principes, je présente aujourd’hui au lecteur, une traduction absolument fidèle de l’œuvre maîtresse de Tourguéneff ; j’espère qu’elle aura pour lui toute la saveur de l’inédit[1].


E. HALPÉRINE-KAMINSKY.



  1. Il convient d’ajouter que plusieurs de ces récits n’ont pas été traduits en français jusqu’à ce jour.