Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 11-17).


II

Le lendemain matin, Nekhludov se réveilla à neuf heures. Le jeune commis qui servait le maître l’entendit remuer et lui apporta ses bottines, qui n’avaient jamais été plus luisantes, et de l’eau de source fraîche et pure, et l’informa que les paysans commençaient à arriver. Nekhludov sauta du lit et se remémora les incidents de la veille. Rien en lui ne subsistait de ses hésitations à céder ses terres et même il s’étonna d’avoir eu ces pensées. Il était heureux maintenant de pouvoir accomplir cet acte, et il en était fier. De sa fenêtre, il apercevait la pelouse du lawn-tennis, envahie par les chicorées où, sur l’ordre de l’intendant, se rassemblaient les paysans. Ce n’était pas sans raison que les grenouilles avaient coassé la veille. Le temps était brumeux. Il n’y avait point de vent et une petite pluie fine, tiède, tombant depuis le matin, restait suspendue en gouttelettes aux feuilles, aux branches et aux herbes. Une odeur de verdure et de terre avide de pluie pénétrait par la fenêtre ouverte. Tout en s’habillant, Nekhludov, à plusieurs reprises, mit la tête à la fenêtre, pour voir comment les paysans se groupaient sur la pelouse. Ils approchaient les uns après les autres, se saluaient en ôtant leurs bonnets ou leurs casquettes, et ils se mettaient en cercle ou s’appuyaient sur leurs bâtons. L’intendant, un jeune homme gros, trapu, musclé, en veston court, avec d’énormes boutons, et un col droit vert, annonça à Nekhludov que la réunion était au complet, mais que rien ne pressait, que les paysans attendraient et qu’il pouvait prendre d’abord son café ou son thé, car on avait préparé l’un et l’autre.

— Non, merci, je vais aller d’abord les voir, — dit Nekhludov, éprouvant un sentiment inattendu de timidité et de honte à la pensée de la conversation qu’il allait avoir avec les paysans.

Il allait réaliser le désir que ses paysans avaient toujours considéré comme un rêve. Il leur cédait à bas prix toutes les terres ; autrement dit, il allait leur faire du bien et il en éprouvait une sorte de honte. Quand Nekhludov fut près d’eux, que tous se furent découverts devant lui et qu’il vit à nu leurs têtes blondes, frisées, chauves, grises, le trouble qui le saisit l’empêcha longtemps de parler. La pluie continuait à tomber en petites gouttelettes, s’accrochant aux chevelures, aux barbes, et aux poils des caftans. Les paysans, les yeux fixés sur le maître, attendaient ce qu’il allait dire, tandis que lui-même était trop troublé pour parler. L’intendant, le premier, rompit le silence. Cet Allemand, placide et sûr de soi, parlait le russe très correctement et se flattait de connaître à fond les paysans russes. Tous deux : lui, fort et gras, et à côté, Nekhludov, formaient un contraste frappant avec les paysans aux faces ridées et aux corps maigres, perdus dans leurs caftans.

— Voici que le prince veut vous faire du bien ; il veut vous céder les terres, bien que vous ne le méritiez point. — dit l’intendant.

— Comment nous ne le méritons pas, Vassili Carlitch, n’avons-nous pas travaillé pour toi ? Nous étions très contents de la défunte princesse — que le Seigneur lui accorde le royaume des cieux — et le jeune prince — grâces lui en soient rendues — ne nous abandonne pas, — commença un petit paysan roux et phraseur.

— Je vous ai convoqués pour vous faire savoir que, si vous le voulez, je vous céderai toutes mes terres, dit Nekhludov.

Les paysans, muets, semblaient ne pas comprendre ces paroles, ou n’y pas croire.

— Et dans quel sens, pour ainsi dire, nous céder les terres ? demanda un paysan d’âge moyen, en podiovka.

— Je vous les louerai pour qu’elles vous reviennent à bon marché.

— C’est une bonne affaire, fit un vieux.

— Pourvu seulement que le prix soit dans nos moyens, remarqua un autre.

— La terre, pourquoi ne pas l’accepter ?

— On sait cela, c’est la terre qui nous nourrit !

— Et vous aurez bien plus de tranquillité ; vous n’aurez qu’à recevoir l’argent, tandis que, maintenant, que de péchés ! firent plusieurs voix.

— Le péché vient de vous, dit l’Allemand, vous n’avez qu’à travailler et observer l’ordre.

— Mais cela ne nous est point facile, Vassili Carlitch, répliqua un vieillard maigre, au nez pointu. Ainsi tu dis qu’on a laissé aller le cheval dans le champ de blé. Eh bien ! qui l’a laissé ? Moi qui travaille toute la journée, un jour long comme une année, sans lâcher la faux ou autre chose, alors, la nuit venue, on s’endort, et voilà que si le cheval s’échappe dans ton pré, c’est à moi que tu tonds la peau.

— C’est à vous d’avoir plus d’ordre.

— Cela c’est facile à dire, de l’ordre, mais nous ne pouvons pas faire l’impossible, intervint un paysan de haute taille, le crâne et le visage noirs de poils.

— Mais je vous répète sans cesse de mettre des barrières à vos champs.

— Et toi, donne-nous du bois, dit un petit homme sec, caché derrière un groupe. L’été dernier j’ai voulu faire une barrière et j’ai coupé un arbre, et pendant trois mois tu m’as envoyé nourrir mes poux en prison. Les voilà tes barrières.

— Que dit-il ? demanda Nekhludov à l’intendant.

Der erste Dieb im Dorfe, — répondit l’intendant en allemand. — Tous les ans il abat nos arbres. Apprends d’abord à respecter le bien d’autrui, dit l’intendant.

— Avec cela qu’on ne te respecte pas, reprit un vieillard. Nous y sommes bien forcés, puisque nous passons par tes mains et que tu nous tords comme chanvre.

— Hé, l’ami, on ne vous malmènera pas, si seulement vous ne malmenez pas les autres.

— Ah, oui, te malmener ! Tu m’as cassé la gueule, cet été, et il n’en a rien été. Au riche, on ne fait pas de procès, naturellement.

— Tu n’as qu’à agir suivant la loi.

Évidemment c’était là un tournoi de paroles, où les champions ne savaient pas même pourquoi ils discutaient. On remarquait seulement d’un côté, de la colère contenue par la crainte, et de l’autre, la conscience de la supériorité et du pouvoir. Nekhludov, peiné d’entendre cette altercation, essaya de ramener l’entretien à la question : établir les prix et les échéances des paiements.

— Eh bien, que décidez-vous au sujet de la terre ? Consentez-vous ? Et quel prix offrirez-vous si on vous la loue ?

— La marchandise est à vous ; c’est à vous d’en fixer le prix.

Nekhludov indiqua un prix. Comme toujours, bien que le prix fixé par Nekhludov fût de beaucoup inférieur à celui que payaient les paysans des environs, on commença à marchander, le trouvant trop élevé. Nekhludov avait pensé qu’ils accueilleraient sa proposition avec joie, mais il ne remarqua chez eux aucune satisfaction. Pourtant elle existait, et Nekhludov eut la preuve presque certaine qu’ils trouvaient sa proposition avantageuse, quand il fut question de savoir qui louerait les terres : toute la communauté ou seulement un groupe de paysans ? Alors une discussion très vive s’éleva entre ceux qui voulaient en exclure les faibles et les mauvais payeurs, et ceux qu’on voulait écarter. Enfin, grâce à l’intendant, le prix et les échéances furent arrêtés, et les paysans, en causant avec animation, retournèrent au village, tandis que Nekhludov allait au bureau pour rédiger avec l’intendant le projet du traité.

Ainsi tout était arrangé comme l’avait désiré et espéré Nekhludov : les paysans avaient la terre à trente pour cent de moins que partout aux environs, et si son revenu était réduit de moitié, il restait encore très suffisant pour Nekhludov, surtout avec ce qu’allait rapporter la vente des bois et du matériel inventorié. Tout semblait donc parfait, et cependant, tout le temps Nekhludov se sentait mal à l’aise. Il voyait qu’en dépit des remerciements de quelques-uns, les paysans paraissaient mécontents, comme s’ils eussent attendu davantage. De sorte que lui-même s’était privé d’un grand profit tout en ne leur faisant pas le bien qu’ils espéraient.

Le traité sous seing privé ayant été signé le lendemain matin par les anciens du village, Nekhludov, avec le sentiment désagréable de laisser derrière lui quelque chose d’inachevé, monta dans l’élégante voiture de l’intendant, comme avait dit le cocher de l’avant-veille, et partit pour la gare, après avoir pris congé des paysans qui hochaient la tête d’un air étonné et mécontent. Les paysans étaient mécontents. Nekhludov était mécontent de soi. De quoi était-il mécontent ? il ne le savait pas, mais tout le temps il était triste et honteux de quelque chose.