Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 1/2

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Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 18-22).


CHAPITRE II.

du principe qui donne lieu à la division du travail.


Cette division du travail, de laquelle découlent tant d’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat ; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes, qui ne se proposent pas des vues d’utilité aussi étendues : c’est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre.

Il n’est pas de notre sujet d’examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine dont on ne peut pas rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s’il est une conséquence nécessaire de l’usage de la raison et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l’aperçoit dans aucune autre espèce d’animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. Deux lévriers qui courent le même lièvre ont quelquefois l’air d’agir de concert. Chacun d’eux renvoie le gibier vers son compagnon ou bien tâche de le saisir au passage quand il le lui renvoie. Ce n’est toutefois l’effet d’aucune convention entre ces animaux, mais seulement celui du concours accidentel de leurs passions vers un même objet. On n’a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien. On n’a jamais vu d’animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à toi ; je te donnerai l’un pour l’autre. Quand un animal veut obtenir quelque chose d’un autre animal ou d’un homme, il n’a pas d’autre moyen que de chercher à gagner la faveur de celui dont il a besoin. Le petit caresse sa mère, et le chien qui assiste au dîner de son maître s’efforce par mille manières d’attirer son attention pour en obtenir à manger. L’homme en agit quelquefois de même avec ses semblables, et quand il n’a pas d’autre voie pour les engager à faire ce qu’il souhaite, il tâche de gagner leurs bonnes grâces par des flatteries et des attentions serviles. Il n’a cependant pas toujours le temps de mettre ce moyen en œuvre. Dans une société civilisée, il a besoin à tout moment de l’assistance et du concours d’une multitude d’hommes, tandis que toute sa vie suffirait à peine pour lui gagner l’amitié de quelques personnes. Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout : c’est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance ; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d’où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n’est pas celui-là qui peut y pourvoir à mesure qu’ils se font sentir. La plus grande partie de ces besoins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l’argent que l’un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin.

Comme c’est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires, c’est cette même disposition à trafiquer qui a dans l’origine donné lieu à la division du travail. Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un individu fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d’adresse qu’un autre. Il troquera fréquemment ces objets avec ses compagnons contre du bétail ou du gibier, et il ne tarde pas à s’apercevoir que, par ce moyen, il pourra se procurer plus de bétail et de gibier que s’il allait lui-même à la chasse. Par calcul d’intérêt donc, il fait sa principale occupation des arcs et des flèches, et le voilà devenu une espèce d’armurier. Un autre excelle à bâtir et à couvrir les petites huttes ou cabanes mobiles ; ses voisins prennent l’habitude de l’employer à cette besogne, et de lui donner en récompense du bétail ou du gibier, de sorte qu’à la fin il trouve qu’il est de son intérêt de s’adonner exclusivement à cette besogne et de se faire en quelque sorte charpentier et constructeur. Un troisième devient de la même manière forgeron ou chaudronnier ; un quatrième est le tanneur ou le corroyeur des peaux ou cuirs qui forment le principal revêtement des sauvages. Ainsi, la certitude de pouvoir troquer tout le produit de son travail qui excède sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail des autres qui peut lui être nécessaire, encourage chaque homme à s’adonner à une occupation particulière, et à cultiver et perfectionner tout ce qu’il peut avoir de talent et d’intelligence pour cette espèce de travail.

Dans la réalité, la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons, et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus à la maturité de l’âge, n’est pas tant la cause que l’effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances. La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l’habitude et de l’éducation. Quand ils étaient l’un et l’autre au commencement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie, il y avait peut-être entre eux une telle ressemblance que leurs parents ou camarades n’y auraient pas remarqué de différence sensible. Vers cet âge ou bientôt après, ils ont commencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès lors a commencé entre eux cette disparité qui s’est augmentée insensiblement, au point qu’aujourd’hui la vanité du philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance. Mais, sans la disposition des hommes à trafiquer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer lui-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ouvrage à faire, et il n’y aurait pas eu lieu à cette grande différence d’occupations, qui seule peut donner naissance à une grande différence de talents.

Comme c’est ce penchant à troquer qui donne lieu à cette diversité de talents, si remarquable entre hommes de différentes professions, c’est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beaucoup de races d’animaux, qu’on reconnaît pour être de la même espèce, ont reçu de la nature des caractères distinctifs et des aptitudes différentes beaucoup plus sensibles que celles qu’on pourrait observer entre les hommes, antérieurement à l’effet des habitudes et de l’éducation. Par nature, un philosophe n’est pas de moitié aussi différent d’un portefaix, en aptitude et en intelligence, qu’un mâtin l’est d’un lévrier, un lévrier d’un épagneul, et celui-ci d’un chien de berger. Toutefois, ces différentes races d’animaux, quoique de même espèce, ne sont presque d’aucune utilité les unes pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages de sa force en s’aidant de la légèreté du lévrier, ou de la sagacité de l’épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différentes aptitudes ou degrés d’intelligence, faute d’une faculté ou d’un penchant au commerce et à l’échange, ne peuvent être mis en commun, et ne contribuent pas le moins du monde à l’avantage ou à la commodité commune de l’espèce. Chaque animal est toujours obligé de s’entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendamment des autres, et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété d’aptitudes que la nature a reparties entre ses pareils. Parmi les hommes, au contraire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l’industrie des autres[1].


  1. La dissertation du Dr. Smith sur le principe qui donne naissance à la division du travail, quoique assez ingénieuse, ne paraît pas reposer sur une base solide. Cette division est simplement une conséquence de la faculté que nous possédons d’apercevoir, ou tout au moins de conjecturer avec plus ou moins d’exactitude, ce qui en des circonstances données, nous est le plus avantageux et le plus utile. Les sauvages qui marchent lentement ou qui sont boiteux, n’ont pas une tendance innée à devenir fabricants d’arcs et de flèches, et à échanger par plaisir ces articles avec les sauvages leurs semblables. Mais il ne leur est pas difficile d’apercevoir qu’il sera grandement dans leur intérêt d’opérer ces échanges et que telle est, en réalité, la seule voie qui puisse leur faire obtenir leur nourriture : tandis que, d’un autre côté, les sauvages doués d’agilité voient qu’il leur est profitable de suivre le genre d’industrie pour lequel ils ont une aptitude particulière, et d’échanger une partie de leur proie avec les autres pour en recevoir les instruments dont ils ont besoin. Les dispositions physiques, les talents, les aptitudes, aussi bien que les circonstances dans lesquelles les hommes sont placés, diffèrent essentiellement, et rien ne paraît plus naturel que de voir chaque individu adopter de préférence les occupations qu’à tout prendre il juge les plus favorables : échangeant alors les portions de ses produits qui excèdent sa consommation contre les produits de ses voisins qu’il voudrait acquérir et que ceux-ci désireraient céder. Les habitants des Highlands du Pertshire ne s’adonnent pas à l’élève des bestiaux, ni ceux du Carse of Gowrie à la culture du froment, ni ceux des îles Shetland à la pêche, seulement parce qu’une tendance instinctive les pousse à s’engager dans de tels travaux ; mais bien parce qu’ils ont appris de l’expérience qu’ils obtiendront une plus large part d’objets nécessaires et utiles à la vie humaine, en se bornant à ces branches d’industrie pour le développement desquelles ils ont une supériorité marquée, et en échangeant le surplus de leurs produits avec les autres.
    Mac Culloch