Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/15

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ÉDUCATION.

Écriture chinoise. — Son importance et ses difficultés. — Instruction générale. — La presse chinoise. — La littérature. — Le théâtre. — Représentation théâtrale chez le mandarin Tchoung-louen. — Les marionnettes et les ombres chinoises.

Le livre des rites veut que l’éducation d’un enfant riche commence à l’instant même de sa naissance, et ne tolère les nourrices qu’en imposant aux mères de grandes précautions pour les choisir. On sèvre un enfant aussitôt qu’il peut porter la main à sa bouche. À six ans on lui enseigne les éléments de l’arithmétique et de la géographie ; à sept ans on le sépare de sa mère et de ses sœurs, et l’on ne permet plus qu’il mange avec elles ; à huit ans on le forme aux règles de la politesse ; l’année suivante on lui apprend le calendrier astrologique ; on l’envoie à dix ans aux écoles publiques où le maître lui enseigne à lire, à écrire et à compter ; depuis treize ans jusqu’à quinze, il reçoit des leçons de musique, en chantant des versets moraux qui remplacent nos cantiques ; à quinze ans viennent les exercices du corps, l’usage des armes et l’équitation ; enfin à vingt ans, s’il en est jugé digne, il reçoit le bonnet viril et change ses habits de coton pour des vêtements de soie et les fourrures : c’est aussi l’âge du mariage.

Les maîtres d’école chinois sont des lettrés déclassés qui n’ont pu parvenir aux grades des fonctions civiles. Ils font chanter à leurs écoliers leurs leçons à haute voix et paraissent avoir compris depuis longtemps l’importance de l’enseignement mutuel. C’est avec leurs queues et des martinets qu’ils châtient les récalcitrants, en leur frappant de grands coups sur les mains ou sur le dos. Les peines morales sont également appliquées ; un écriteau attaché sur le dos dénonce l’écolier paresseux au mépris public. Les enfants les plus pauvres sont reçus gratis dans les écoles.

L’importance que les Chinois attachent à l’écriture, à la lecture, à la grammaire, à la connaissance approfondie de la langue, tient à la difficulté même de cette langue.

L’écriture ancienne des Chinois était idéographique, c’est-à-dire qu’elle représentait les objets par des caractères dessinés comme les hiéroglyphes égyptiens, au lieu d’être phonétique, c’est-à-dire composée de signes correspondants aux sons de la langue parlée. Les caractères primitifs au nombre de deux cent quatorze étaient des figures grossières qui représentaient imparfaitement des objets matériels. L’écriture idéographique, dont l’emploi par des peuples à demi sauvages s’explique aisément, doit être d’un usage fort difficile quand elle s’applique à des civilisés ayant à exprimer des idées abstraites. Les Chinois ont su modifier ingénieusement leurs caractères, de manière à les rendre susceptibles de satisfaire aux besoins de leur civilisation croissante : la colère était désignée par un cœur surmonté d’un lien signe d’esclavage, l’amitié par deux perles exactement pareilles, l’histoire par une main tenant le symbole de l’équité. Ces ingénieuses figures ne suffisant bientôt plus, on les combina à l’infini, on les altéra en les multipliant, et il faut toute la science d’un vieux lettré pour reconnaître les dessins de l’écriture primitive dans les caractères actuels qui sont au nombre de plus de quarante mille. Ainsi s’est formée l’écriture moderne, écriture figurée qui ne correspond pas à la langue parlée, exception unique parmi les peuples civilisés.

On comprendra donc facilement que savoir lire et écrire la langue chinoise soit une science qui demande de longues études aussi bien aux gens du pays qu’aux étrangers : d’ailleurs elle varie jusque dans ses formes grammaticales ; on y distingue trois sortes de styles, le style antique ou sublime employé dans les anciens livres canoniques, le style académique qui est adopté pour les documents officiels et littéraires, et le style vulgaire.

Les Chinois attachent un grand prix à une belle écriture ; un calligraphe ou, selon leur expression, un pinceau élégant est digne d’admiration. Le capitaine Bouvier et un des interprètes de la légation de France rendaient un jour visite à Tchong-louen, un des hauts fonctionnaires de Pékin : son fils, mandarin à bouton bleu, jeune homme de vingt-deux ans, déjà père d’un enfant, c’est-à-dire d’un fils, car les filles ne comptent pas, était présent dans le salon de réception ; Tchong-louen, voulant donner une idée de son précoce mérite à ses visiteurs, envoya chercher une grande pancarte de carton sur laquelle le jeune homme avait tracé en contours superbes le mot longévité, et la leur fit voir avec la même fierté que s’il se fût agi de l’attestation d’une action d’éclat ou d’un ouvrage littéraire. Il y a des pancartes semblables, des modèles d’écritures, pendus dans les chambres des maisons, comme on le fait en Europe pour les dessins d’Académie.

L’aspect de l’écriture chinoise est étrange : les caractères sont placés les uns au-dessous des autres en lignes verticales, et vont de droite à gauche ; en un mot, sur ce point comme sur tant d’autres, les Chinois procèdent d’une manière absolument inverse de la nôtre. La position dans laquelle sont placés les caractères est d’ailleurs fort importante ; par exemple le nom de l’Empereur doit s’écrire avec deux lettres plus hautes que les autres ; y manquer serait se rendre coupable de lèse-majesté. Tout le monde connaît l’encre de Chine : c’est avec cette substance délayée dans l’eau et un pinceau que les Chinois tracent les caractères de leur écriture, en tenant leur main perpendiculaire au lieu de la placer horizontalement sur le papier.

La langue parlée est beaucoup moins difficile ; elle se compose de monosyllabes dont la réunion variée à l’infini exprime toutes les idées. Il faut y ajouter les accents qui donnent une tonalité et une expression différente aux racines monosyllabiques. La langue du midi diffère assez de celle du nord pour que les indigènes ne puissent se comprendre sans le secours du pinceau. En outre chaque province à son patois particulier.

Malgré les difficultés que présentent l’écriture et la lecture des caractères chinois, la Chine est assurément le pays du monde où l’instruction primaire est le plus répandue. On trouve des écoles jusque dans les plus petits hameaux dont les agriculteurs s’imposent volontairement pour entretenir les maîtres. Il est très-rare de rencontrer un Chinois complètement illettré. Les ouvriers, les paysans sont capables de faire eux-mêmes leur correspondance, de déchiffrer les affiches et proclamations gouvernementales, de tenir note de leurs affaires journalières. L’enseignement des écoles primaires a pour base le San-tse-King, livré sacré attribué à un disciple de Confucius qui résume en cent soixante-dix-huit vers toutes les sciences et toutes les connaissances acquises. Cette petite encyclopédie, convenablement expliquée et développée par le professeur, suffit pour donner aux enfants chinois le goût des choses positives, et les mettre à même de travailler à acquérir une instruction plus sérieuse. Il existe aussi dans les grandes villes des colléges où les enfants des lettrés et des mandarins reçoivent une éducation complète. Tel est entre autres le collège impérial à Pékin.

Les citoyens du Céleste Empire jouissent de la liberté de la presse la plus complète, mais à leurs risques et périls : l’autorité, qui n’a droit d’empêcher aucune publication, se venge après coup par le bâton des pamphlets ou des satires virulentes qu’on publie chaque jour sur son compte. Un grand nombre de petites presses mobiles existent chez les particuliers qui en usent et en abusent. Il n’y a pas un pays au monde où les murailles soient placardées d’autant d’affiches.

L’art typographique a été pratiqué de temps immémorial chez les Chinois ; mais, comme leur alphabet se compose de plus de 40 000 lettres, ils ne pouvaient se servir de types mobiles ; ils se sont donc bornés à tailler en relief sur une planche de bois dur, les caractères dont ils ont besoin, à enduire ces caractères avec leur encre, et à en tirer un nombre déterminé d’empreintes, en y appliquant successivement différentes feuilles de papier. Les relieurs, à l’inverse des nôtres, réunissent ces feuilles en volumes en les attachant par les bords ; une note de la préface indique ordinairement l’endroit où ont été déposées les planches qui ont servi à la première édition de l’ouvrage.

Gazette Officielle de Pékin.

Il y a, à Pékin plusieurs journaux quotidiens, entre autres la Gazette Officielle, journal du gouvernement, à laquelle on s’abonne, moyennant une piastre par trimestre. Cette feuille, imprimée en forme de brochure, est un carré long qui a une douzaine de pages et dont la couverture porte l’image du philosophe Meng-tseu. On y trouve un aperçu de toutes les affaires publiques et des principaux événements, les placets et les mémoires adressés à l’empereur, ses décrets, les édits des vice-rois des provinces, les fastes judiciaires et les lettres de grâce, des tarifs de douane, un courrier de la cour, les nouvelles diverses, incendies, crimes, etc., enfin les événements heureux ou malheureux de la guerre contre les rebelles Tai-ping. On y convient même d’avoir été battu, franchise qu’il est bon de signaler aux journaux officiels de l’Europe et de l’Amérique.

Le philosophe Meng-tseu (au titre de la Gazette Officielle).

Les Chinois attachent un respect traditionnel et quasi religieux à la conservation des papiers imprimés et écrits, on les recueille soigneusement et on les brûle quand on les a lus, afin de les dérober à toute profanation. On prétend même que des sociétés se sont formées qui payent des porteurs chargés d’aller de rue en rue avec d’énormes corbeilles pour en ramasser tous les fragments. Ces chiffonniers d’un nouveau genre reçoivent une prime pour le sauvetage des épaves de la pensée humaine.

Les arts, comme la littérature, ont été poussés assez loin dans le sens militaire et industriel. L’art plastique, le beau absolu sont des idées incomprises.

Si l’on a pu reconnaître la supériorité avec laquelle les Chinois ont traité l’économie sociale, la philosophie, l’histoire, toutes les sciences morales et politiques basées sur l’expérience et le raisonnement ; il faut bien avouer aussi la rareté des œuvres purement littéraires. Il ne faut point en conclure qu’il n’y ait pas en Chine comme en tout pays civilisé abondance de poëtes, de romanciers et d’auteurs dramatiques, mais leurs productions peu estimées et peu rétribuées sont éphémères ; on fabrique une ode, une pièce de circonstance ; on la récite, ou la joue au milieu des applaudissements ; le lendemain il n’en reste plus rien[1].

Ce n’est pas que le goût des représentations théâtrales ne soit très-vif dans la nation, mais on rougirait d’attacher une trop grande importance à un divertissement futile. Les directeurs des troupes sont le plus souvent les fabricants des pièces qu’ils font représenter, ou du moins ils les modifient suivant les exigences des acteurs et la convenance des costumes. Il n’existe pas de théâtres permanents, ni autorisés à Pékin : le gouvernement en tolère la construction provisoire sur les places de la ville pour un temps limité à l’époque des fêtes publiques, mais il y en a dans beaucoup de maisons de thé analogues à nos cafés chantants, et chez tous les gens riches qui, chaque fois qu’ils ont loué une troupe d’acteurs pour se réjouir ou pour célébrer un anniversaire de famille, ont soin dans un but de popularité de laisser entrer librement la foule dans la partie de leur maison réservée au théâtre.

« Je viens d’assister, dit M. Trèves, à une représentation théâtrale donnée par le secrétaire d’État Tchoung-louen dans le jardin de son palais de la ville Tartare en l’honneur de la nouvelle année. Le théâtre ressemble à ceux que l’on élève à Paris sur l’esplanade des Invalides, lors de la fête de l’empereur : c’est un grand quadrilatère de la forme d’un temple grec soutenu de chaque côté par quatre colonnes rubannées de bleu de ciel, de jaune d’or et d’écarlate, et dont le fronton est surchargé de sculptures et d’ornements. La scène, beaucoup plus large que profonde, est une plate-forme parquetée et surélevée de deux mètres environ. Un vaste paravent la sépare des coulisses situées à l’arrière où les acteurs s’habillent et se fardent. Les décors n’existent pas ; il y a seulement deux ou trois chaises et un tapis. La salle circulaire, et très-vaste en proportion de la scène, est dallée sur le devant en pierre de marbre ; elle est à ciel ouvert, et les spectateurs n’ont d’autre abri que les grands arbres qui l’ombragent.

« Nous prenons place sur une estrade réservée, élevée exprès pour nous en face de la scène ; des deux côtés sont des loges grillées avec des jalousies en bambou d’où les femmes de notre hôte et celles de ses invités assistent au spectacle ; de peur qu’on ne les entrevoie, elles se sont voilé la figure avec un filet de soie à réseau. Les visiteurs d’un rang moins élevé sont assis au premier rang sur des chaises disposées autour de petites tables pouvant contenir quatre ou cinq personnes. Derrière eux on voit onduler comme une fourmilière de têtes humaines : c’est la foule des spectateurs populaires qui se pressent et s’entassent pour jouir du spectacle qu’ils doivent à la munificence de l’illustre Tchoung-louen. À Pékin comme à Paris, les gens du peuple affrontent volontiers pour leur plaisir la fatigue de se tenir debout et sans point d’appui pendant des heures entières. Quelques bons pères de famille ont deux ou trois enfants juchés sur leur dos et sur leurs épaules, mais je n’aperçois aucune femme.

« Cependant, sur un signe parti de notre tribune, l’orchestre placé sur un des côtés de la scène et composé de deux flûtes, d’un tambour et d’une harpe, attaque un charivari qui tient lieu d’ouverture ; puis le paravent s’écarte, les acteurs paraissent tous ensemble en costume de ville, et, après s’être inclinés si profondément que leur front touche la terre, ils détachent près de la rampe le chef de la troupe qui vient nous réciter le répertoire pompeux des œuvres dramatiques qu’ils vont représenter. Il paraît que nous allons voir un drame tragique représentant la conquête de la Chine par les Tartares, et une fable en action ; le mariage de l’océan et la Terre.

Représentation théâtrale à Pékin. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« La première pièce débute par l’entrée subite d’un officier en costume du temps des Ming suivi de deux estafiers : il entame un long récitatif chanté avec accompagnement de voltige et de tours de force qui consistent par exemple à tenir sa lance en équilibre sur le bout de son nez ; c’est l’exposition ! Peu à peu l’action dramatique se déroule : l’officier sort, et est remplacé par la princesse et ses suivantes ; cette belle personne, qui est la fille de l’empereur détrôné, vient exposer ses chagrins ; elle sanglote à fendre le cœur, elle s’arrache les cheveux, et ne veut pas être consolée. Les actrices paraissent fort jolies et cependant ce sont des jeunes gens, car l’empereur Hien-long a défendu aux femmes de paraître sur la scène, la profession de comédien étant regardée comme déshonorante. Ils sont si bien frisés, si bien habillés, ils trébuchent si naturellement sur leurs pieds chaussés du brodequin de théâtre qu’il est impossible de ne pas se faire illusion. Voici le prince chinois (l’inévitable amoureux) qui s’est introduit furtivement dans le palais pour enlever sa fiancée ! Surprise, duo d’amour moitié chanté, moitié parlé ; la princesse, s’approchant de la rampe en mettant la main sur son cœur, exprime sa joie par une psalmodie monotone, qui se termine en une note aiguë qu’elle conserve sur le même ton et sans respirer pendant quelques minutes. Ce tour de force musical hautement apprécié par les connaisseurs excite un enthousiasme indescriptible ; les spectateurs se lèvent, on entend sortir de toutes les bouches l’exclamation hao (bon), et en même temps on frappe de grands coups sur les tables avec les tuyaux des pipes ; c’est la manière d’applaudir. Mais, ô trahison ! le conquérant tartare se précipite dans la salle suivi de ses gardes ! il voit tout, il sait tout ! il roule des yeux furieux, brandit un sabre d’une main, une hache de l’autre, et marche à grandes enjambées alternatives comme les traîtres de nos mélodrames. La princesse se jette à ses genoux ; il la repousse brutalement et fait charger de chaînes le prince amoureux, son rival. Le conquérant tartare s’est fait une figure effroyable ; il a des sourcils hérissés comme des poils de sanglier, et une barbe noire en soie tressée qui tombe en anneaux sur sa vaste poitrine. Les costumes sont magnifiques, éclatants d’or, d’argent et de broderies, et imitent avec une exactitude rigoureuse ceux de l’époque où s’est passé le drame qu’on représente. Mais je ne continuerai pas cette énumération des scènes, d’autant plus que, ne sachant pas le chinois, et l’intrigue allant toujours en se compliquant, je finis par en perdre le fil : il me paraît seulement que, méprisant la règle des trois unités, l’auteur fait entre deux scènes franchir à ses personnages plusieurs années de leur existence. Enfin au dénoûment l’usurpateur étranger vainqueur de tous ses ennemis vient mettre sa gloire et sa couronne aux pieds de la fille de l’empereur chinois qu’il avait détrôné, et cette dernière, oublieuse de son amour et du sang de son père qui crie vengeance, accepte la main et la moitié du trône offertes par le galant vainqueur, consacrant ainsi le pouvoir impérial dans une nouvelle dynastie.

« La pièce s’était jouée sans interruption ni entr’actes : dès qu’elle fut finie, le directeur de la troupe nous récita une moralité historique, dans laquelle il annonça au milieu de l’approbation générale qu’il avait voulu démontrer dans ce drame la légèreté et l’inconstance des femmes dont tout citoyen sensé doit se défier.

« Dans la seconde pièce, allégorie du mariage de l’Océan et de la Terre, les acteurs ont tous des masques plus ou moins singuliers. Il y a des diables, des génies, des licornes, des hippogriffes, des poissons ; les figurants changés en plantes marines ont caché leurs têtes sous des enveloppes de carton peint représentant des fleurs de tien-wa et de nénuphar avec les corolles ouvertes ; d’autres, portant les flots de la mer en guise de tête, exécutent à un moment donné une danse de caractère en s’agitant en mesure sous leurs surtouts de carton, tandis que l’orchestre gronde ; c’est l’Océan en courroux.

« Mais la journée s’avançait ; la foule se retira avec un ordre et une décence admirables, sans bruit, sans disputes. La nuit est faite pour dormir, a dit le législateur chinois, et aucun théâtre ne doit rester publiquement ouvert après le coucher du soleil.

« Cette représentation chez Tchoung-louen est analogue a celles que j’ai déjà vues dans les maisons de thé à Tien-tsin : là, on paye cent sapèques d’entrée (environ un franc), mais on a le droit de consommer un certain nombre de tasses de thé, de petits gâteaux et de fruits secs. Le théâtre est moins luxueux, mais la salle est entourée de vastes galeries où vont se placer en dehors de la foule les lettrés et les riches négociants. »

Outre les théâtres véritables, il y a à Pékin quantité de bateleurs, de saltimbanques, d’escamoteurs, des troupes d’acrobates, des danseurs et danseuses de corde, et enfin des hippodromes ambulants.

Certains industriels montrent les marionnettes qui sont absolument semblables à celles d’Europe. Lequel des deux peuples a enseigné à l’autre cette invention singulière ? Le mot d’ombres chinoises dont nous nous servons semblerait prouver que les Chinois ont eu la priorité. Le bateleur qui met les poupées en mouvement, monté sur un tabouret, est enveloppé jusqu’à la cheville du pied dans de larges draperies de cotonnade bleue. Une boîte représentant un petit théâtre est appuyée sur ses épaules et s’élève au-dessus de sa tête ; ses mains agissent sans qu’on devine le moyen mécanique qu’il emploie, pour imprimer des allures de comédie à de très-petits automates.

Les ombres chinoises. — Dessin de Vaumort d’après une peinture chinoise.

Les marchés de Pékin ne présentent rien d’extraordinaire aux recherches d’un amateur européen. Dans les derniers temps de séjour de M. et de Mme de Bourboulon, l’immense curiosité qui les avait accueillis à leur arrivée s’étant émoussée peu à peu, il leur devint facile de parcourir toute la ville en voiture et à cheval, et de pénétrer plus en détail les mœurs intimes des habitants. Une vieille Galloise, femme de charge du ministre d’Angleterre, allait chaque jour en charrette faire ses emplettes au marché, disputant et criant après les marchands, au milieu d’une population paisible et courtoise. Elle y fut plus d’une fois victime de l’astuce des vendeurs qui dépasse tout ce qu’on voit en ce genre dans les marchés européens : un jambon de magnifique apparence n’était souvent qu’un morceau de bois enveloppé d’une terre grasse et rouge artistement recouverte d’une peau de cochon, des volailles empaillées avec soin avaient en place de chair de l’étoupe et des cailloux. Vingt coups de bâton punissent ces fraudes, mais ne sauraient les empêcher, l’amour du gain étant plus fort que la crainte de la douleur.

On élève beaucoup de moutons et de cochons dans les campagnes du Pe-tche-li. Ces deux espèces animales forment le fond de la cuisine chinoise. Les cochons qui appartiennent à la race cochinchinoise, sont de petite taille et noirs ; leur chair est exquise, et les Chinois, bons charcutiers, la préfèrent justement à toutes les autres. Ils en font des jambons excellents et des sortes de rillettes dont ils sont très-friands.

Cochons chinois. — Dessin de Lehnert d’après une peinture chinoise.

L’espèce bovine sert rarement la boucherie : amenée en grands troupeaux de la Terre-des-Herbes, dans l’intérieur de l’empire, elle est utilisée pour le labour et pour le trait. Belle et vigoureuse en Mongolie, elle dégénère rapidement autour de Pékin. Il en est de même des chevaux tartares. On pourrait en dire autant de l’espèce humaine : sol épuisé, la Chine n’a point de bons pâturages pour les animaux serviteurs de l’homme, et depuis bien des siècles, ses institutions séniles ferment à celui-ci la voie de tout progrès moral ou physique.

A. Poussielgue.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Voir pour la littérature chinoise les travaux et les traductions remarquables d’Abel de Rémusat, de Stanislas Julien, de Pauthier, etc.