Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/16

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RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,


D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON,
PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




DE PÉKIN À TCHANG-PING-TCHEOU.

Le grand plateau central de l’Asie. — Rapports entre l’empire russe et la Chine. — Difficultés du trajet par terre. — Considérations qui le font adopter. — Préparatifs de départ. — Panique au sortir du palais de la légation. — Les faubourgs au nord de Pékin. — Routes mal entretenues. — L’agriculture et la pêche dans le Pe-the-li. — Entrevue avec le maître d’école de Cha-ho. — Sa maison et ses femmes. — Aspect de la ville de Tchang-ping-tcheou. — Description d’une auberge chinoise.

Quand on jette les yeux sur une mappemonde, on est frappé du contraste que présente, avec les vastes océans du sud, l’immense étendue des terres au nord et dans le centre du continent asiatique. Le nord, c’est la Sibérie, ce grand désert où, malgré l’intempérie des saisons, la Russie a planté, par ses colonies militaires, de puissants jalons de civilisation ; le centre, c’est l’empire chinois, l’empire du Milieu, avec sa double ceinture de tributaires nomades ; au nord-ouest, les Mandchoux, dont la dynastie règne maintenant sur la Chine, au nord et au nord-est les Mongols, puis des Khirghiz, des Tartares, et cent autres tribus. Ce grand centre de l’Asie, presque inconnu encore à l’Europe, sera sillonné un jour, en dépit des distances, par les chemins de fer et les télégraphes de la civilisation occidentale, allant se relier aux Amériques par le Kamtschatka et le détroit de Behring ; déjà des ingénieurs européens ont signalé cette grande voie du continent asiatique, qui doit unir tous les peuples de notre planète plus sûrement que les télégraphes sous-marins qu’on a essayé d’établir dans les profondeurs des océans Atlantique et Pacifique.

Ce que nous savons de ces régions ne nous vient certes pas des géographes chinois, qui n’ont guère du monde une idée plus exacte que celle qu’en avaient les Grecs au temps d’Hérodote. Il suffit pour s’en assurer de jeter les yeux sur la mappemonde, dressée en 1840 par un lettré d’origine mandchoue : la surface de la terre y est occupée par trois continents, entre lesquels s’étend un vaste océan ; l’un est composé des deux Amériques, l’autre de l’Asie, l’Europe et l’Afrique, le troisième envahit tout le sud. L’Amérique du Nord est toute petite, celle du sud au contraire s’étend presque d’un pôle à l’autre ; l’Asie, l’Afrique et l’Europe singulièrement réduites forment à peine un tiers de la terre : on y voit la Contrée des Chiens, vaste pays imaginaire qui s’étend au nord-est de la Chine dans l’espace occupé par la mer de Tartarie ; la Cochinchine occupe tout le continent Indien, deux vastes golfes coupent l’Afrique en deux parties réunies par un isthme, enfin l’Europe placée dans une position moins septentrionale n’est plus qu’une bande de terre sans profondeur. Le troisième continent, celui du sud et le plus vaste, est appelé la Contrée des Perroquets. Ces oiseaux venant en Chine de la Malaisie, il est évident que le géographe a fait une seule terre de la Nouvelle-Guinée, de l’Australie et de toutes les îles des groupes Océaniens. Les Chinois donnent aux Anglais le nom de In-Ko, aux Français celui de Fa-Ko, aux Russes celui de Go-lo-ssô. Ils n’ont pas idée de l’importance relative des différentes nations de l’Europe, qu’ils ont confondues longtemps dans le même mépris. La guerre de 1860 a sans doute changé leur manière de voir.

Mappemonde chinoise.

Les Russes se sont réservé jusqu’ici le monopole des communications par terre entre l’Europe et l’empire chinois ; aucun agent européen, autre que les leurs, n’a encore pu traverser ces espaces inhospitaliers.

Avant le traité de 1858, qui a ouvert la Chine, les communications se bornaient entre les deux empires, par suite de la défiance habituelle du gouvernement chinois, à une grande caravane qui partait tous les deux ans seulement de Kiachta, sur l’extrême frontière de la Sibérie ; elle était convoyée par les Mongols, et des marchandises, russes ou européennes, étaient consignées à des négociants chinois de la ville de Kalgan, à la frontière de l’empire du Milieu. Aucun trafiquant russe ne pouvait pénétrer en Chine.

Dans ces dernières années, depuis la conclusion du traité qui consacrait la liberté du commerce, les rapports entre ces deux pays ont pris plus de développement, et les marchands sibériens accompagnent eux-mêmes leurs draps, leurs tissus et leurs fourrures jusqu’en Chine, où ils les échangent contre les produits du pays.

Ce commerce, plus facile et plus direct que celui que font les nations occidentales par les mers du Sud, tend à prendre une grande importance.

Le ministre de France, à Pékin, comprit qu’il y avait à rendre un service positif aux sciences et même aux intérêts français, en pénétrant dans ces régions presque inconnues que suivent les marchands russes et en soulevant ainsi un coin du voile mystérieux qui les enveloppait encore.

Cinq fois déjà M. et Mme de Bourboulon avaient fait par mer la traversée de Chine en France ; ils ne se sentaient guère attirés par la perspective de ce long et monotone voyage, où l’on n’aperçoit que le ciel et l’eau et où l’on est exposé pendant trois mois aux chaleurs torrides et énervantes des mers équatoriales. D’autre part, toutefois, le trajet par terre présentait des difficultés, des fatigues et même des dangers qu’il était facile de prévoir : il ne s’agissait de rien moins que de parcourir huit mille kilomètres au milieu de peuplades presque sauvages, dans des steppes et des déserts sans routes frayées, de franchir des montagnes escarpées, de traverser à gué de larges rivières, enfin de se réduire pour la vie matérielle à coucher sous la tente et à manger du laitage et du biscuit de mer détrempé.

Il y avait bien là de quoi donner à réfléchir à une femme habituée à vivre au milieu de tout le confortable et de tout le luxe de la civilisation européenne.

D’après les renseignements qu’on recueillit, la partie difficile du voyage ne s’étendait pas à moins de deux mille kilomètres qu’il fallait franchir pour arriver à la frontière de Sibérie : une fois là, le service des postes, admirablement organisé jusque dans les parties les plus lointaines de l’empire russe, fournirait des moyens de transport rapides, sinon commodes.

C’était la Mongolie qu’il fallait traverser, pays immense, habité par des peuples nomades et pasteurs, tributaires du gouvernement chinois, auquel ils doivent gratuitement leurs services pour les transports de voyageurs et de marchandises.

M. de Baluseck, ministre de Russie à Pékin, et Mme de Baluseck étaient venus par cette voie dans la capitale de la Chine : or, Mme de Bourhoulon ne doutait point qu’elle ne fût capable d’autant de courage que Mme de Baluseck : le retour par terre fut donc décidé.

Alors il fallut s’occuper des nombreux préparatifs qu’exigeait ce long voyage.

Le prince Kong, régent de l’empire chinois, fut prévenu des intentions du ministre de France et promit que des mandarins chinois et mongols de rang supérieur escorteraient les voyageurs jusqu’aux limites de l’empire, et que, tout en assurant leur sécurité, ils feraient préparer à l’avance des chevaux, des relais, et même des tentes et des campements.

On fit partir pour la France par la voie de mer tous les gros bagages inutiles ou embarrassants. Quinze jours aussi avant le départ définitif, une caravane de dix chameaux fut envoyée à Kiachta, aux confins de l’empire russe, avec du vin, du riz et autres provisions de bouche de toute espèce, afin de pouvoir remplacer les vivres épuisés durant la traversée de la Mongolie.

M. Bouvier, capitaine du génie, se chargea de diriger les charrons chinois qui devaient construire une dizaine de petites voitures de transport, assez légères pour être traînées par les cavaliers nomades, et assez solides pour passer partout dans le désert.

Ces voitures dans lesquelles prirent place un sous-officier du génie et deux soldats qui retournaient en Europe avec le capitaine Bouvier, ainsi que les domestiques de la légation, qui devaient accompagner le ministre de France, furent expédiées trois jours avant le départ définitif pour Kalgan, ville frontière de la Mongolie.

Une petite caravane de chameaux portant à dos les bagages et les caisses de provisions, précéda aussi à Kalgan, l’arrivée des voyageurs qu’elle devait suivre, et auxquels sa présence devait assurer les ressources nécessaires.

Pain, riz, biscuit, thé, café, vins, liqueurs, beurre salé, conserves de viandes, légumes en boîtes achetés à Pékin, ou venus de Shang-haï par l’entremise de négociants européens, vêtements de tout genre, surtout de ces chaudes pelisses mongoles, doublées en fourrures ou en peaux de mouton, si nécessaires pour affronter les vents glacés du désert, enfin tout ce qu’il avait été possible de prévoir, en fait de provisions de bouche ou de choses nécessaires à la vie, avait été réuni et emballé avec soin.

Toutes ces précautions prises, le jour du départ fut fixé au 17 mai de grand matin.

Les chemins étaient en fort mauvais état, on avait à franchir des défilés montagneux ; aussi fut-il décidé qu’on ferait à cheval le trajet de deux cent six kilomètres qui séparait Pékin de Kalgan.

Le 17 mai, à six heures du matin, les voyageurs étaient réunis devant le palais de la légation française, au milieu d’une foule empressée de badauds chinois.

Mme de Bourboulon, qui avait adopté dès ce moment le costume d’homme qu’elle devait porter dans tout le voyage, c’est-à-dire une veste en drap gris à parements en velours, de larges pantalons en étoffe bleue, des bottes à l’écuyère, et par-dessus, à volonté, un manteau mongol à capuchon doublé de fourrure, montait son cheval favori, qui l’avait amenée à Pékin et avait été son compagnon pendant toutes ses excursions dans la ville et dans les campagnes environnantes.

Le ministre de France et le capitaine Bouvier, qui retournait avec lui en France, étaient montés sur des chevaux anglo-indiens achetés à Pékin d’officiers anglais qui avaient fait la dernière campagne.

Sir Frédérick Bruce, ministre d’Angleterre, M. Wade, secrétaire de la légation anglaise, savant sinologue, M. Trèves, lieutenant de vaisseau de la marine française et un des jeunes interprètes français se trouvaient aussi au rendez-vous ; de ces messieurs, les premiers voulaient pousser jusqu’à la grande muraille, les autres se proposaient seulement une promenade jusqu’aux tombeaux des Mings, à trente kilomètres nord-est de Pékin.

Deux mandarins chinois, l’un de rang distingué, décoré du bouton rouge, l’autre ne portant encore que le bouton blanc, attendaient gravement le moment du départ, qui devait les revêtir de leurs fonctions, consistant à accompagner les voyageurs jusqu’à Kalgan, à veiller à leur sécurité et à leur faire fournir, sur réquisition, tout ce qui leur serait nécessaire.

De nombreux Ting-tchaïs, espèce de messagers officiels de la légation anglaise, et d’autres domestiques indigènes venaient ensuite.

Tous ces Chinois étaient gravement juchés sur de mauvaises rosses fourbues et couvertes de plaies, les genoux relevés à hauteur du coude, et se tenant à la crinière de leur monture comme les singes sur les chiens du Cirque.

Enfin, en dernier lieu, deux litières à brancard portées par des mules, remplaçaient avantageusement pour la force sinon pour la docilité les porteurs habituels. L’une de ces litières était destinée à Mme de Bourboulon, dans le cas où elle se sentirait fatiguée de ce long voyage à cheval, l’autre servait d’équipage à cinq charmants petits chiens chinois et japonais qu’elle ramenait avec elle en Europe.

Le mandarin à bouton rouge vint prendre les ordres des ministres et donna le signal du départ.

En ce moment, de bruyantes détonations retentirent : des fusées, des serpenteaux, des pétards éclatèrent de tous côtés, à la porte, dans les jardins et jusque sur les murs de la légation.

Une confusion inexprimable s’ensuivit : personne ne s’attendait à cette politesse à bout portant, organisée avec mystère par les serviteurs chinois de la légation.

Une des mules brisa le brancard de la litière à laquelle elle était attelée et se jeta au milieu des curieux effrayés ; il fallut une heure pour recomposer la cavalcade et remplacer la mule qui s’était échappée ; un grand nombre des Chinois de la suite, qui avaient été jetés par terre, avaient dû courir après leurs chevaux et se précipiter à la recherche de leurs sangles, de leurs coussins et de leurs couvertures fort compromises au milieu de la foule populaire qui entourait la cavalcade. Il est vrai que le Chinois monte sur n’importe quoi, et n’importe comment : c’est son lit (coussins et couvertures) qui lui sert de selle ; il s’y hisse avec grand’peine, mais il en descend avec une facilité étonnante ; dix fois dans une journée, il tombera de cheval, dix fois il y remontera avec la même parfaite quiétude. Il est vrai aussi que, par une sorte de grâce d’état, il ne se fait jamais de mal.

Ces domestiques du Céleste-Empire font un excellent service en voyage : ils ne se plaignent de rien, se contentent de peu pour leur nourriture, et opposent à tous les accidents une résignation inouïe.

C’est là un des caractères spéciaux de cette race jaune, qui n’a pour résister à l’activité dévorante des Européens qu’une inaltérable passiveté.

Cependant Mme de Bourboulon, dont le cheval épouvanté du bruit et de la foule s’était emporté à travers la ville, attendait depuis une heure environ sur une grande place, près de la porte de Ngau-bing : « C’est la première fois, dit-elle dans son carnet de voyage, que je me suis trouvée absolument seule au milieu de cette grande ville ; j’ai pu arrêter mon cheval près d’une pagode que je ne connaissais pas, car je n’avais pas visité ce quartier de Pékin ; mon costume d’homme a excité la curiosité, et bientôt une foule immense m’a entourée. Quelque pacifique et respectueuse même qu’elle fût à mon égard, j’avoue que j’ai trouvé le temps long, et que j’éprouvai un sensible plaisir aussitôt que je pus rejoindre la cavalcade où l’on commençait à s’inquiéter de mon absence. »

Enfin, tout le monde étant réuni, on franchit par cette même porte de Ngau-bing l’enceinte murée de la ville défendue là par un petit poste de tigres impériaux, et on entra dans le faubourg du nord.

Sauf cette manifestation inopportune des serviteurs chinois de la légation de France (pour les Chinois, il n’y a pas de fête possible sans feux d’artifices), aucun honneur officiel ne fut rendu aux voyageurs, et ils quittèrent la ville comme de simples particuliers.

Feu d’artifice et confusion au départ de Pékin. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Cet incident moitié tragique, moitié comique, qui avait signalé le moment du départ, eût été d’un sinistre présage pour les superstitieux Chinois ; il n’en aurait pas fallu tant pour arrêter un mandarin.

La grande route de Mongolie qu’on suit au sortir de la Porte de la Victoire est bordée de chaque côté de deux rangées de maisons et de petites pagodes où des bonzes sollicitent les aumônes des fidèles, à grand renfort de cloches et de tamtams.

Des robiniers, des saules et des jujubiers sont plantés des deux côtés, une foule de petites guinguettes bariolées en rouge, en vert et en bleu et surmontées des affiches les plus engageantes y débitent aux passants le thé, l’eau-de-vie de sorgho, les œufs durs, les poissons frits et fumés, les gâteaux à la graisse, les fruits confits au sucre et au sel, et surtout des tranches de pastèques. On y rencontre aussi, comme partout, des preneurs de rats.

Le tueur de rats, à Pékin. — Dessin de Émile Bayard d’après une gravure chinoise.

Des caravanes de chameaux dirigées par des Mongols et des Turcomans, des Thibétains aux figures sauvages, aux accoutrements bizarres y campent, entourés de curieux et d’une foule de petits marchands ambulants qui cherchent à faire quelques bonnes affaires aux dépens de la naïveté des barbares ; ceux-ci y étalent leurs ballots de marchandises au soleil pour les faire sécher, et y réparent leurs vêtements avariés par leur longue route dans le désert, afin de faire bonne mine à leur prochaine entrée dans la capitale.

Des troupes de mulets avec leurs clochettes y apportent les denrées des provinces du sud-ouest, le sel du Tte-chouen, le thé de Hou-pé.

Quelquefois d’immenses troupeaux de bêtes à cornes, de chevaux et de moutons envahissent les larges avenues sous la conduite des habiles cavaliers du Tchakar qui les rassemblent en poussant des cris gutturaux et à grands coups de lanière ; ces cavaliers, qui portent un uniforme bleu, font partie de la grande organisation militaire appelée le Tchakar, qui relève directement du domaine privé de l’empereur, dont ils surveillent les pâturages et les troupeaux sur cette lisière de la Terre des Herbes, comprise entre la grande muraille, le grand coude du Hoang-ho et la Mandchourie. Les cavaliers du désert, Mandchoux ou Mongols, forment la force la plus réelle et la plus dévouée sur laquelle puisse compter le Fils du ciel ; au nombre de vingt ou trente mille braves, mais mal armés et indisciplinés, ils soutinrent, à la bataille de Pali-kiao, tout le choc de l’armée anglo-française, alors qu’aux premiers coups de canon les milices chinoises avaient déjà pris la fuite.

Peu à peu, à mesure que les voyageurs traversaient les faubourgs, la foule diminuait, les maisons devenaient plus rare et on entrait dans ces immenses plaines qui entourent Pékin et dont le sol, composé d’un tuf calcaire recouvert à peine d’une légère couche de terre végétale, est peu favorable à la culture.

La chaussée, assez bien entretenue au sortir de la ville, devenait très-mauvaise : de grandes dalles de granit oolithique usées par les eaux et par le frottement des lourdes voitures de pierre qui viennent à Pékin, y forment des escaliers abrupts qui font trébucher les chevaux à chaque pas.

Du reste, le temps était magnifique, l’air frais, l’atmosphère très-pure, et peu après on retrouva un sol bien cultivé, comme il l’est en général dans toute la province du Pe-tche-li. Ici l’agriculture, comme dans tout le Céleste-Empire, est la profession la plus honorable. Les Européens ont pu voir le prince Kong, régent de l’empire, se rendre en grande pompe, vers la fin de mars 1861, au temple de l’Agriculture situé à l’extrémité de la ville chinoise à Pékin, et là, après avoir offert un sacrifice au dieu protecteur des hommes, qui les encourage au travail en leur donnant tous les biens de la terre, diriger lui-même la charrue et tracer plusieurs sillons ; une foule de grands personnages, les ministres, les maîtres de cérémonie, les grands officiers de la couronne, et enfin trois princes de la famille impériale, ainsi qu’une députation de laboureurs, accompagnaient le représentant de l’empereur. Aussitôt que le prince Kong eut terminé le labourage de la parcelle réservée qui était désignée par une étiquette jaune, et qu’on eut replacé dans leur fourreau les outils destinés au chef de l’État, les trois princes de la famille impériale, puis les neuf premiers dignitaires de l’empire conduisirent successivement la charrue jusqu’à ce que le champ fût labouré en son entier ; derrière eux des mandarins inférieurs ensemencèrent les sillons ouverts, tandis que les laboureurs recouvraient avec des râteaux et des rouleaux les germes sacrés confiés à la terre. Pendant toute la cérémonie, des chœurs de musique et de symphonie ne cessèrent de se faire entendre.

Cette intelligente protection, cet anoblissement de l’agriculture ont eu d’immenses résultats : aucun pays du monde n’est cultivé avec tant de soins et peut-être avec plus de perfection que la Chine. Il n’y a pas un pouce de terrain perdu.

Dans le Pe-tche-li la propriété territoriale étant très-divisée, les exploitations agricoles se font sur une petite échelle, mais l’intelligence avec laquelle elles sont dirigées remédie aux graves inconvénients du morcellement. On rencontre peu de villages ; en revanche un grand nombre de petites fermes et de métairies s’élèvent çà et là ombragées par quelques grands arbres. Les bâtiments tiennent peu de place, et les paysans sont si économes du sol qu’ils établissent leurs meules et leurs gerbes sur les toits de leurs maisons disposés en plate forme.

S’ils ménagent le terrain, ils ne se ménagent pas la peine ; grâce à l’abondance des bras et au bon marché de la main-d’œuvre, ils ont pu adopter le mode de culture par rangées alternatives qui leur permet de ne jamais laisser reposer la terre, et d’avoir des récoltes pendant tout l’été. Ainsi, entre les rangées de sorgho (Holcus sorghum) qui s’élève jusqu’à dix et douze pieds de haut, ils sèment une céréale d’une taille plus faible, le petit millet (Panicum Italicum), qui s’accommode de croître à l’ombre de son gigantesque voisin. Quand le sorgho est moissonné, le millet exposé au soleil mûrit à son tour ; des fèves (Dolichos simensis) sont plantées en rangée au milieu des champs de maïs, et elles ont donné leur récolte avant que celui-ci qui est tardif ne soit assez monté pour les étouffer ; la terre, retirée des fossés d’écoulement ou d’irrigation, est plantée de ricins ou de cotonniers dont les larges panaches verts encadrent en guise de haies les champs de céréales ; enfin, quand le sol est trop aride ou qu’ils n’ont pu en enlever les pierres, ils y sèment du pin à résine ou du cath-sé, plante oléagineuse qui s’accommode des plus mauvais terrains.

Rien de plus animé que le tableau que présentent les vastes plaines du Pe-tche-li à l’époque des moissons. Les efforts du laboureur ont produit leurs fruits ; les récoltes de toute sorte viennent gonfler ses greniers ; les batteurs, les vanneurs, les moissonneurs, accompagnés de troupes de femmes et d’enfants qui glanent, font retentir l’air de leurs chants joyeux, et, à demi nus sous un soleil ardent, la queue enroulée autour du crâne, ils travaillent avec ardeur depuis le point du jour jusqu’à la tombée de la nuit, ne s’interrompant quelques minutes que pour manger des oignons et une poignée de riz, pour tirer quelques bouffées de leurs pipes, et pour s’éventer avec ardeur quand le soleil devient trop chaud, et que la sueur inonde leurs membres robustes.

Les eaux de cette province ne sont guère moins exploitées que le sol.

La pisciculture est pratiquée sur une grande échelle et de la manière la plus intelligente. Au commencement du printemps, un grand nombre de marchands de frai de poisson parcourent les campagnes pour vendre cette précieuse semence aux propriétaires d’étangs. Les œufs fécondés par la laitance, sont transportés dans des tonnelets garnis de mousse humide. Il y a aussi des marchands d’alevin, habiles plongeurs qui vont prendre dans les trous des fleuves avec une poche à mailles très-serrées des petits poissons nouvellement nés ; on élève cet alevin dans des étangs particuliers d’où il est répandu, quand il est plus fort, dans les lacs et les grandes réserves. Les Chinois sont parvenus à conserver dans des bassins artificiels et à nourrir en domesticité les espèces les plus intéressantes et les plus productives de leurs fleuves. Dans les vastes étangs situés près du temple du Ciel, à Pékin, on élève des dorades, une sorte de brème qui pèse jusqu’à vingt-cinq livres, des carpes et le fameux gourami ou kia-yu, poisson domestique ; matin et soir les gardiens apportent des herbes et du grain aux poissons qui s’en nourrissent avec avidité, et qui atteignent en peu de temps des proportions considérables grâce à cet engraissage forcé. Dans ces conditions, un étang rapporte plus à son propriétaire que les meilleures terres de labour.

Les côtes de la mer à l’embouchure du Peï-ho sont garnies sur toute leur étendue de parcs pour prendre le poisson à marée basse. Ce sont des mandragues consistant en plusieurs carrés de cotonnade bleue tendus en travers sur des bouts de rotin qui sont fixés eux-mêmes à de petits piquets se déployant comme les feuillets d’un paravent ; on se sert aussi de la seine et d’un chalut qui se traîne à fond. On prend dans le golfe de Pe-tche-li des plies, des soles, des fletans, des crapauds et des brèmes de mer, des dorades, des merlans, des germons, des morues et une foule d’autres poissons. On y rencontre des cétacés, cachalots et dauphins, plusieurs espèces de squales parmi lesquelles le requin tigre (Squalus tigrinus), dont la peau rayée et tachetée sert à divers usages industriels, et d’énormes tortues de mer[2].

La pêche des rivières qui nous est mieux connue se fait de différentes manières fort ingénieuses : il y a la pêche avec des cormorans privés[3], la pêche au feu, au trident, à la nasse et à l’échiquier ; on tend aussi des tramaux pour barrer le cours d’eau à l’époque des migrations des poissons voyageurs. Le Peï-ho, peuplé de nombreux pêcheurs, présente l’aspect le plus animé : de grandes barques contiennent des familles entières ; les femmes sont occupées à raccommoder les filets, à fabriquer des nasses en osier, à vider et à saler les produits de la pêche, à transporter dans les étuis les poissons qu’on veut conserver vivants ; les petits enfants, le corps entouré d’une ceinture natatoire en vessies de porcs, courent sur les bordages et grimpent comme des chats aux mâts et le long des cordages ; des hommes laissent tomber à l’eau perpendiculairement leurs vastes échiquiers qu’ils relèvent sans peine par un mécanisme ingénieux en pesant de tout le poids de leur corps sur un montant en bois qui forme balance ; d’autres visitent les filets dormants qui occupent tout le fond du fleuve et qui sont reconnaissables aux morceaux de bois flottant çà et là ; enfin quelques-uns descendent le courant en harponnant les gros poissons avec un trident attaché à leur poignet par une forte corde. Pour ne pas effaroucher leur proie, ils ont imaginé de construire une sorte de radeau composé de deux poutres reliées entre elles par des barres de bois ; c’est absolument la forme d’une échelle ; l’avant est taillé en pointe, à l’arrière, qui est carré, est placée une pagaie avec laquelle ils peuvent godiller. Par un miracle d’équilibre ils parviennent à se tenir debout un pied sur chacun des montants, le bras levé et armé du trident et le cou tendu pour apercevoir le poisson qui dort au soleil à la surface de l’eau. C’est un spectacle émouvant que de voir cinq ou six pêcheurs descendant le courant du fleuve en ligne sur ces frêles esquifs ; ils ont pour coiffure un grand chapeau de paille, et pour vêtement une casaque en jonc tressé imperméable et une culotte formée de petites tiges de roseaux non aplaties et cousues ensemble ; leurs jambes et leurs bras nus sont nerveux et bronzés, leur figure est énergique et son expression calme annonce l’habitude du danger. Cependant, quoiqu’il arrive souvent que la proie harponnée plus vigoureuse que le harponneur lui fasse perdre l’équilibre et le précipite dans l’eau où il n’a d’autre ressource, s’il ne veut être entraîné dans ses profondeurs, que de couper la corde attachée à son poignet, on entend rarement parler d’accidents, car tous sont excellents nageurs. La nuit, il se fait un bruit étrange sur les eaux qui sont illuminées par des torches de résine ; les pêcheurs parcourent en tout sens le fleuve en exécutant des roulements précipités sur des tambours de bois afin de chasser le poisson vers les endroits où sont tendus leurs filets.

Modes divers de pêche dans le Pe-tche-li. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

C’est à travers des scènes variées de cette nature que vers une heure de l’après-midi arrivèrent les voyageurs européens à Cha-ho, village assez important, muré comme tous ceux du nord de la Chine avec un faubourg situé entre deux bras de la rivière Cha-ho (rivière de Sable) petit affluent du Peï-ho.

« En arrivant à Cha-ho, nous souffrions tous de la chaleur : dix-huit kilomètres franchis à cheval par un soleil ardent me faisaient désirer un peu de repos. À l’entrée du village, nous avons été frapper à la porte d’une maison assez vaste pour y demander l’hospitalité : c’était une école mutuelle, car on entendait le nasillement des enfants qui y répétaient leurs leçons. Le maître d’école, un Chinois bourru, effaré de ma présence, se tenait en travers de sa porte et faisait mine de ne pas vouloir me laisser entrer.

Maître d’école de Cha-ho. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Enfin, nous fûmes rejoints par le gros de notre troupe, et sur les explications en bon chinois de M. Wade, mon bourru, se métamorphosant subitement, plia sa maigre échine en deux et n’introduisit, avec force salutations, dans l’appartement de ses femmes, composé d’une seule pièce située au fond de la classe.

« Là, et avant d’avoir eu le temps de me reconnaître, je fus enlevée à force de bras par ces dames et transportée sur le kang ou lit de repos, où j’étais à peine étendue qu’on m’offrit l’inévitable thé.

« Je me laissais aller à une douce somnolence, quand une inquiétante pensée vint me rendre toute mon énergie : j’étais couchée sur un amas de loques et de haillons de toutes couleurs, et certainement le kang devait posséder d’autres habitants que moi. Je me levai aussitôt, malgré les protestations de mes Chinoises, et allai m’asseoir dans la cour sous les galeries.

« Après tout, c’est là un des inconvénients qu’on ne saurait éviter dans les maisons chinoises et dont je devais bien prendre mon parti. Dès que je fus un peu reposée, je remontai vers les trois heures, en litière, pour gagner la ville de Tchang-ping-tcheou, où nous sommes arrivés ce soir à six heures et demie. En chemin, nous avons eu un coup de vent tellement fort que les deux mules qui portent ma litière, l’une dans les brancards de devant, l’autre dans ceux de derrière, avaient de la peine à avancer. »

Entre Cha-ho et Tchtang-ping-tcheou, le pays continue à être très-plat et d’une monotonie extrême, mais il est des mieux cultivés ; les champs de tabac, de blé, de maïs, de sorgho, s’y succèdent alternativement, coupés de place en place par de petits fossés d’irrigation.

Vers le soir on reconnut qu’on approchait de la ville à la masse de grands et beaux arbres, qui formaient à l’horizon un rideau sombre interrompu de temps en temps par les clochetons des pagodes et les coupoles des temples.

C’est une chose remarquable dans le nord de la Chine que les arbres, si rares dans les campagnes où on les détruit parce qu’ils nuiraient à l’agriculture, sont si nombreux dans les villes qu’ils leur donnent l’aspect de grands parcs à hautes futaies.

Pékin, plus que toute autre ville, a l’air d’une forêt coupée par des lacs et des rivières ; les maisons s’y cachent sous l’ombrage des grands robiniers et des pins majestueux. Tchang-ping-tcheou est située à trente-neuf kilomètres ouest-nord-ouest de Pékin ; c’est une ville importante de second ordre, ainsi que l’annonce la terminaison tcheou[4]. Située au milieu d’un pays excessivement plat, non loin des rives d’un affluent du Peï-ho, sur lequel est jeté un beau pont droit, solidement construit en pierres, elle est régulièrement bâtie, bien percée, et relativement propre ; on y compte à peu près quarante mille habitants.

On y remarque, entre autres monuments, sur la grande place où viennent aboutir les quatre principales rues, un très-bel arc de triomphe en pierres, couvert de sculptures étranges, qui a été élevé par un empereur de la dynastie mandchoue à la mémoire d’un grand mandarin né à Tchang-ping-tcheou.

En Chine, ces monuments remplacent les statues qu’on élève en Europe aux grands hommes.

Un mandarin de l’escorte avait pris l’avance pour requérir et faire préparer des logements dans la ville ; les auberges où on passa la nuit (car on dut en occuper deux, à cause du grand nombre de personnes qui accompagnaient les voyageurs), étaient bien tenues et avaient été nettoyées avec soin.

Toutes ces auberges chinoises sont construites sur le même plan, et nous pensons qu’il est intéressant d’en donner, une fois pour toutes, une description succincte.

Elles se composent invariablement d’un quadrilatère comprenant, suivant leur importance, une ou deux grandes cours bordées de bâtiments à un étage.

Cour d’auberge à Tchang-ping-tcheou. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de Mme de Bourboulon.

La seconde cour est réservée aux voyageurs de distinction.

Le devant de l’auberge est occupé par des auvents et des galeries où sont placées des tables pour les buveurs de thé.

Un grand portail, sur les côtés duquel sont les cuisines et le restaurant, vous conduit dans la première cour, dans le milieu de laquelle est un puits ou citerne, d’où l’on tire de l’eau avec de grands seaux en osier ; tout autour, sont rangés des chevalets supportant des auges en bois dans lesquelles chaque voyageur dépose pour ses animaux la ration de paille de sorgho hachée et de son, qui forme leur maigre nourriture ; il est presque impossible de se procurer de l’avoine dans le nord de la Chine.

Scènes d’agriculture dans la province de Pe-tche-li. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Aucun de ces animaux n’étant attaché, ils errent en liberté toute la nuit, hennissent, brament, beuglent et se battent, sans que leurs maîtres, qui dorment à côté malgré ce vacarme effroyable, daignent s’en occuper.

Notons cependant que, par suite d’une invention qui dénote la patience d’observation des Chinois, ils ont trouvé un moyen qui les réduit généralement au silence : ils leur relèvent la queue en l’air et la fixent pour la nuit au moyen d’une courroie et d’un morceau de bois attaché sur la croupe ; dans ces conditions, la mule la plus bruyante, privée du libre maniement de sa queue, se tait piteusement, et laisse dormir son maître.

Tant que la caravane fut sur le territoire chinois, les mandarins d’escorte avaient soin de faire évacuer à l’avance les bâtiments de l’arrière-cour complétement réservés aux voyageurs européens, qui y trouvaient dressés leurs lits de voyage et un souper à demi civilisé.

Quant à leur suite, Chinois de tous grades, ils s’accommodaient des places libres sur les kangs, ou bien encore s’étendaient roulés dans leurs couvertures sur les nattes qui garnissent les dortoirs.

Ces auberges, dont l’entrée est indiquée la nuit par de monstrueuses lanternes de couleur, ont des pancartes faisant réclame en lettres de deux pieds de haut.

On y lit des inscriptions de ce genre :

Hôtel des bons rapports sociaux, loge les hôtes passagers, se charge de toutes affaires et en garantit le succès.

Ou bien encore : Hôtel de la vertu récompensée, Weichau vend bon marché et achète cher.

On peut juger par ces inscriptions fidèlement traduites de la naïveté des réclames chinoises.

C’est un spectacle bien curieux pour un Européen que l’agitation et le bruit étourdissant qui se font dans ces hôtelleries à la tombée de la nuit, surtout dans les grandes villes commerçantes de la frontière de Mongolie : les voyageurs vont çà et là en demandant des renseignements, les porteurs de bagages se disputent, le maître de la maison vocifère, les domestiques répètent ses ordres, les garçons du restaurant chantent à tue-tête les notes des consommateurs, les mendiants nasillent leurs misères, les charretiers, les chameliers jurent après leurs animaux qui répondent chacun dans leur langage, tandis que tous les chiens du voisinage aboient en se disputant les os et les débris des cuisines.

  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X p. 33, 49, 65, 81 et 97.
  2. Qu’on veuille bien se rappeler, pour tout ce qui est de zoologie chinoise, que les mêmes noms appliqués aux mêmes objets indiquent des genres semblables, mais des espèces différentes.
  3. La pêche aux cormorans a été décrite par beaucoup de voyageurs.
  4. Fou, en chinois, désigne une ville de premier ordre ; tcheou, une ville de deuxième ordre ; hien, une ville de troisième ordre. Toute agglomération de maisons qui constitue une ville est toujours entourée de remparts.