Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/21

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RELATION DE VOYAGE DE SHANG-HAÏ À MOSCOU,

PAR PÉKIN, LA MONGOLIE ET LA RUSSIE ASIATIQUE,


RÉDIGÉE D’APRÈS LES NOTES DE M. DE BOURBOULON, MINISTRE DE FRANCE EN CHINE, ET DE MME DE BOURBOULON.


PAR M. A. POUSSIELGUE[1].
1859-1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




L’attelage à la mongole. — Costume des nomades. — Caravane des chameaux de service. — Absence de combustible. — Campement sous la tente. — Première station dans la terre des Herbes.

Rien de plus singulier que les attelages à la mongole, qui entraînaient nos voyageurs sur la surface du désert.

Qu’on se figure une longue barre de bois de quatre mètres de long attachée à l’extrémité des deux brancards par des nœuds de solides courroies. Cette barre est mobile et peut se lever à quarante centimètres au-dessus des brancards, grâce à une longueur de courroies qu’explique cet usage. Dès que cette opération est faite, la caisse de la voiture portant à terre et le voyageur se tenant solidement à son banc, deux cavaliers mongols arrivent au galop, font reculer habilement leurs chevaux dans l’angle droit formé par la barre d’attelage, les brancards et la caisse de la voiture, soulèvent cette barre qu’ils placent entre leurs caisses et l’étrier de leurs selles, et pesant dessus de tout leur corps, partent à fond de train au travers des steppes.

Quelquefois, quand le terrain est difficile, deux autres cavaliers attachent une corde aux deux extrémités de la barre et la tirent d’une main, tandis que de l’autre ils guident leurs montures.

Quand on veut s’arrêter, les postillons mongols font dérober leurs chevaux sur le côté, les brancards portent brusquement à terre, et le voyageur, s’il n’est pas prévenu ou s’il dort, court grand risque d’être jeté à bas, la tête la première : autrement, il doit se cramponner à la voiture.

Tel est le mode d’attelage, d’un usage immémorial chez ces peuples primitifs et aussi dangereux pour les postillons, qui risquent d’être éventrés si leurs chevaux faisaient un faux pas, qu’il est pénible pour ceux qu’on fait rouler ainsi.

Les Mongols requis pour le service des voyageurs sont bien montés et excellents cavaliers.

Leurs chevaux petits, à la jambe nerveuse et à tous crins, sont presque tous de couleur isabelle, avec des taches fauves et une raie noire sur le dos ; cependant, on en trouve quelques-uns qui sont alezans ou bai-bruns ; les chevaux blancs sont inconnus. Quelle que soit la couleur de l’animal, il a toujours la raie du dos, la crinière et la queue entièrement noires ; ce qui viendrait à l’appui de l’opinion des naturalistes qui placent l’origine du cheval sur les hauts plateaux de l’Asie centrale ; cette livrée des chevaux mongols doit être très-voisine de leur couleur primitive, car elle rappelle d’une manière sensible celle des hémiones, des onagres et des dziggetaïs, espèces sauvages analogues habitant encore aujourd’hui les mêmes régions.

Quant aux cavaliers, ils portent une grande robe boutonnée et descendant jusqu’aux pieds : cette robe, fendue sur quatre côtés, forme quatre pans pouvant se relever au moyen d’agrafes ; par-dessus est une jaquette courte en étoffe doublée de peaux ; la robe est serrée à la taille par une ceinture de soie à laquelle sont fixés à l’aide de rubans de même étoffe un briquet, une blague, une pipe placée dans son étui et un éventail.

Les jambes sont nues jusqu’aux genoux ; le haut de la jambe est vêtu d’un caleçon en toile, les bottes sont très-courtes, à pointes relevées comme des souliers à la poulaine et très-évasées en haut de la tige : elles servent de magasin au cavalier nomade ; il y serre tous les petits objets nécessaires à ses longues pérégrinations.

Les Mongols ne portent pas d’éperons ni d’armes apparentes ; leur coiffure est un bonnet en peau de renard enfoncé jusqu’aux yeux, ou pour les officiers et les élégants une calotte en drap de couleur finissant en pointe, au lieu d’être arrondie comme celles des Chinois, avec des revers en laine fine ou en fourrure.

Ils ont des moustaches et portent tous leurs cheveux quand ils sont hommes noirs, c’est-à-dire séculiers ; les prêtres ou lamas, qui sont requis comme les autres pour le service de postillons, sont complétement rasés ; ce sont, en langage du pays, des hommes blancs.

La selle des cavaliers mongols est en bois, très-petite, très-étroite et fortement creusée ; elle est tenue par une sangle en cuir ; ils y placent un coussin pour être assis plus haut.

Les chevaux n’ont pas de mors à gourmettes, mais un bridon avec deux anneaux seulement qui correspondent à la lanière servant de bride.

Les étriers sont très-larges et en métal massif.

Le fouet est un court bâton avec une lanière en cuir tressée : ils le portent fixé solidement au poignet droit.

Neuf charrettes ainsi attelées composaient le convoi français. Mme de Baluseck en avait trois outre sa calèche.

En comptant les cavaliers de relais pour chaque voiture et les officiers d’escorte, les voyageurs étaient toujours accompagnés par une soixantaine de Mongols.

Tous les matins, deux ou trois heures avant le départ, une véritable caravane de chameaux, portant à dos les gros bagages et les caisses de provisions, se rendait à petites journées à la station où on devait coucher.

Les chameaux des Mongols appartiennent à l’espèce à deux bosses qu’on rencontre aussi dans la Russie méridionale et en Perse ; ils sont de très-grande taille, ont Le pelage très-long et très-soyeux et supportent admirablement la rigueur des hivers dans les steppes ; mais au printemps ils perdent complétement leurs poils et restent nus pendant un mois environ : c’est avec ces poils que les indigènes fabriquent d’épaisses étoffes de feutre, qui leur servent à faire des matelas, à couvrir leurs tentes, et à une foule d’autres usages domestiques. Ces animaux, qu’on accoutume de bonne heure à porter des fardeaux, se mènent aisément par une cheville de bois qui leur traverse la cloison du nez ; dans les caravanes, ils sont attachés ordinairement cinq ou six à la file les uns des autres ; le dernier est porteur d’une clochette ; le chamelier dirige celui de tête par la corde attachée à la cheville du nez, et tous les autres imitent aussitôt les mouvements du chef de file : ainsi, quand il veut les faire arrêter, le conducteur tire fortement la corde et crie : Sok, sok ! les chameaux poussent un grognement et s’agenouillent ; quand il veut qu’ils se remettent en route, il touche le chef de file au flanc avec le manche de son fouet, prononce les mots : Toutch, toutch ! et tous se relèvent avec ensemble. Cependant, si les chameaux sont très-dociles ils sont aussi très-ombrageux, et souvent il résulte de graves accidents de circonstances très-naturelles en apparence, mais qui ont suffi pour jeter la panique dans la caravane. De quelle immense utilité d’ailleurs est cet animal, grâce à la sobriété et à la force duquel on peut traverser sans crainte de la famine les immenses steppes du nord de l’Asie !

Chameau d’émigrant mongol. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de Mme de Bourboulon.

Les caisses que transportaient les chameaux de la caravane qui suivait les voyageurs, avaient été garnies de toutes les provisions qu’on avait pu se procurer : des liqueurs et des vins, du biscuit de mer et du riz, du beurre salé et des conserves alimentaires de viandes et de légumes en boîtes. Quand on rencontrait des nomades avec leurs troupeaux, ce qui n’arrivait pas souvent, ces pasteurs consentaient facilement à vendre des moutons, du laitage et des fromages de brebis et de chamelle.

L’eau ne manque pas, surtout au printemps, et on trouve des puits à toutes les stations du désert ; en cas de besoin, on s’était muni d’outres mongoles, c’est-à-dire de paniers en feutre goudronné placés dans d’autres paniers eu osier : c’est ainsi qu’on transporte dans le pays l’eau et le sam-chouck, eau-de-vie de sorgho ou de riz.

Une des plus grandes difficultés de la traversée des steppes, c’est l’absence complète de combustible ; les nomades se chauffent avec les bouses et les déjections de leurs bœufs et de leurs chevaux qu’ils appellent des argols et qu’ils transportent partout avec eux dans de grands sacs, après les avoir fait sécher soigneusement. Après deux ou trois jours de marche, on en fut réduit comme eux à se servir de ce mode de chauffage, qui a bien des inconvénients, surtout pour la cuisine.

Il n’y a pas de maisons bâties dans les déserts de Tartarie, et il fallut camper en plein air.

Les officiers d’escorte, auxquels était remise la direction du voyage, faisaient préparer à l’avance des tentes à la station de poste où ils avaient décidé qu’on passerait la nuit. Ces tentes avaient été construites exprès pour les voyageurs et sur le modèle le plus somptueux : elles étaient circulaires, avaient un diamètre de quatre à cinq mètres, et une élévation de trois mètres au centre, ce qui leur donnait la dimension d’une grande chambre à coucher. Le bas en était formé d’un assemblage de claies mobiles pouvant se resserrer ou s’étendre à volonté, sur lesquelles on déployait une tente soutenue par un système de carcasse en bois venant se fixer sur les claies et imitant la disposition des baguettes d’un vaste parapluie.

La porte de ces tentes était en bois, à deux battants, mais très-basse et avec un seuil formé d’une épaisse traverse de bois. Au milieu et dans le haut était un trou circulaire servant à laisser passer l’air et au besoin la fumée ; le bas ainsi que le sol était garni en dehors et en dedans d’épais feutres en poils de chameaux ; l’intérieur était orné de riches soieries chinoises ; enfin un rideau en même étoffe que la tente, les tapis, et la garniture des claies, pouvait se tirer horizontalement pour fermer l’ouverture pratiquée dans le haut : ce feutre impénétrable à l’humidité et à la pluie a au moins deux centimètres d’épaisseur. Pour maintenir les tentes contre la violence du vent, on plaçait sur les cordes qui servaient à les déployer d’énormes blocs de pierre ; car dans le désert, il n’y a pas un buisson, ni un seul morceau de bois.

Voilà dans quelles conditions de vie, de nourriture et de logement, et avec quels moyens de transports devait s’effectuer le voyage à travers les steppes de Mongolie, de Kalgan à Kiatcha, ville frontière de Sibérie, voyage de quinze cents kilomètres au moins d’après les évaluations des Mongols.

De Pékin à Kalgan, on avait franchi à cheval et à petites journées quatre cent douze lis chinoises, soit environ deux cent dix kilomètres ; à partir du Kalgan, le voyage devint plus rapide, et tout le monde dut faire usage des charrettes dont le nombre avait été calculé sur celui des voyageurs.

« Oro-Houdouk, 25 mai. — La voiture de Mme de Baluseck est très-commode, presque tout le trajet entre Bourgoltaï et Halataï nous l’avons fait au galop.

« Nous restons ici cette nuit : Dieu merci, les préparatifs de dîner et coucher se sont faits plus facilement.

« Tchatchourtaï, 26 mai, sept heures et demie du soir. — Nous sommes partis de grand matin d’Oro-Houdouk ; la mer de gazon continue dans toute sa splendeur ; près de Kouï-Souton, nous avons vu des canards mandarins magnifiques ; évidemment on ne les chasse pas, car nous les avons approchés à quinze pas dans la calèche avec tout le bruit de nos douze charrettes se suivant à fond de train, les claquements de fouets et les cris de nos sauvages postillons. Les mâles, qui ont le plumage du corps doré, les ailes couleur émeraude et blanches, et le ventre bleu d’azur, se promenaient fièrement en maîtres sur les flaques d’eau de ces immenses plaines, accompagnés de la troupe plus humble des femelles et des jeunes : ils n’ont pas même daigné s’envoler.

Canards mandarins. — Dessin de Riou d’après une peinture chinoise.

« Il faut convenir que les Mongols ont un singulier système pour traîner les voitures. Le cheval d’un de nos conducteurs s’étant abattu ce matin, nous avons fait une chute, mais sans nous faire de mal. Cependant il faut être sur ses gardes ; car, si l’une de nous avait sommeillé au moment de l’accident, elle aurait couru risque d’être jetée à bas. Mon mari appelle cette manière de s’arrêter brusquement, quand les brancards portent à terre : mouiller ; l’expression est juste ; on éprouve la même impression que quand on mouille la maîtresse ancre d’un navire ; seulement la secousse est bien plus violente.

« Il paraît que Ddjack-Soutaï où nous nous sommes arrêtés trois heures pour déjeuner est une station fashionable : il y avait réunion de curieux des deux sexes en grande toilette ; les femmes sont laides, sales, hâlées ; elles portent presque le même costume que les hommes ; c’est à leur coiffure qu’on peut les distinguer à première vue : elle se compose d’une foule de petites tresses entremêlées avec des perles et du corail, et est assez pittoresque quoique très-rarement renouvelée,

« À Mangaï je monte à cheval ; c’est la seule manière de me reposer de la voiture, et il a fallu suivre le convoi au galop pendant vingt et une verstes[2], accompagnée de M. Bouvier et du mandarin mongol à bouton blanc qui est venu galamment se ranger près de moi.

« Ce soir nous avons bien dîné, mais nos lits de voyage sont complétement démantibulés par les affreux cahots des charrettes, et il va falloir coucher comme les Mongols par terre sur les tapis de feutre, enroulés dans nos couvertures : après tout, il y a bien des gens qui ne dormiront pas si bien que moi cette nuit ; car je suis brisée de fatigue.

« Bombatou, 27 mai, huit heures du soir. — Ce matin, il faisait un froid excessif, à peine six degrés au-dessus de zéro et un vent à tout enlever ! Nos peaux de mouton nous sont bien utiles, et mon manteau de mandarin que j’avais acheté à Kalgan m’a paru bon marché à vingt-cinq piastres ; ce qui prouve encore une fois que les circonstances changent bien la manière d’envisager les choses.

« Le chemin entre Tchatchourtaï et Tcheutaï était très-passable, mais je n’en dirai pas autant du reste. Le terrain commence à s’entrecouper de ravins et de mamelons en dos d’âne ; l’herbe est moins touffue ; les pierres plus nombreuses ; tout annonce l’approche du désert de Gobi.

Nous avons vu près de Oula-Hada au moins vingt-cinq hoang yang (antilopes) dispersées en petites bandes de cinq ou six ; elles passaient au petit galop devant nous, et s’arrêtaient sur les escarpements voisins pour nous regarder à loisir.


Antilopes chassées par des aigles. — Menu d’un déjeuner au désert. — Étangs couverts d’oiseaux aquatiques. — Les végétaux et les animaux du Gobi. — Eaux sulfureuses. — Extrêmes variations de température. — Affreux cahots par suite du mauvais état des chemins. — Accidents arrivés aux voitures. — Visite à la lamaserie d’Homoutch. — Altercation curieuse entre un Mongol et sa femme. — Rencontre d’une caravane dirigée par des marchands sibériens. — Promenade à dos de chameau. — Danger couru dans des prairies bourbeuses. — Singulier effet de mirage. — Les émigrants mongols.

Oula-Houdouk, 30 mai au matin. — « J’ai été souffrante depuis Bombatou ; aussi n’ai-je pris aucune note pendant ces deux jours.

« C’est à Chara-Hada, la station qui suit celle de Bombatou, que les Mongols placent le commencement du désert de Gobi. Nous allons mettre cinq ou six jours à le traverser. Heureusement qu’il est bien moins désolé à cette époque du printemps qu’après les chaleurs de l’été où on n’y trouve plus ni eau potable ni un brin d’herbe.

« J’ai remarqué hier un singulier effet de lumière : par un grand vent, de nombreux flocons de nuages sombres passaient sur le disque du soleil qui disparaissait voilé ou brillait alternativement de tout son éclat ; la terre a pris la couleur du ciel, et le ciel la couleur de la terre ; c’est-à-dire qu’en haut tout est devenu d’une même teinte uniforme, tandis que devant nous des plaques noires comme de l’encre, entremêlées de taches de lumière éclatante, couraient aussi rapides que le vent sur la surface du désert.

« Entre Bobotou et Ola-Houdouk, où nous avons couché hier, j’ai revu de nombreuses bandes de hoang yang, mais elles n’avaient pas la sécurité des premières ; elles erraient çà et là dans les steppes, effarées et cherchant en vain un abri ; dans les airs, au-dessus de leur tête, planaient majestueusement deux aigles qui, fascinant leurs victimes avec le mouvement de trépidation de leurs ailes immenses, descendaient peu à peu en tournoyant vers la terre. Mais la rapidité de la marche ne m’a pas permis de voir le dénoûment de ce drame de la nature, qui sans doute s’est terminé comme ceux qui se jouent chez les hommes, par l’absorption du plus faible par le plus fort.

« Nous étions à Chara-Mourôun à onze heures et demie du matin. Il ne faut pas se figurer que nous vivons comme des cénobites, quoique nous soyons au désert.

« Voici le déjeuner qu’Auguste, intendant de M. de Bourboulon, a trouvé le moyen de nous faire servir en pleine Mongolie : omelette, riz au naturel, jambon demi-sel, pâté de faisans, confitures de framboise, vin de Bordeaux et café ! La seule chose qui manquait au menu, pour le vrai bien vivre, c’était le pain frais. On se fatigue bien vite de biscuit, de biscotes et de toutes ces duretés-là. Le pain de seigle de la provision de Mme de Baluseck est bien préférable ; détrempé dans l’eau ou dans du lait, quand on peut s’en procurer, il forme une pâte très-supportable.

« Il y a bien une autre observation à faire : il m’est impossible de manger du mouton frais qu’on nous a fait griller ou rôtir sur des argols ; il en prend un goût insupportable. Passe encore pour les aliments qu’on fait bouillir avec ce genre de combustible, le seul qu’il y ait au désert.

Un étang au désert. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« En arrivant ici à la couchée, à quatre heures du soir, j’ai été me promener pour faire boire mes chiens sur le bord d’un étang où j’ai joui d’un coup d’œil extraordinaire : au milieu et sur les bords de l’eau, dans un encadrement de roseaux et de gazon vert, s’ébattaient avec confiance une foule d’oiseaux de toutes couleurs et de toutes grandeurs ; des sarcelles, des canards de différentes espèces, des cygnes majestueux, des foulques, des poules d’eau, puis des bandes d’échassiers, bécassines, ibis, hérons ; un troupeau d’antilopes s’abreuvait, sans se soucier des cris de la gent ailée ; une bande d’oies sauvages paissait l’herbe verte ; un superbe faisan doré[3] caquetait auprès de ses poules pour les décider à s’approcher de l’aiguade ; un de nos compagnons croit même avoir aperçu un couple de faisans vénérés[4]; enfin deux énormes grues de Mandchourie, perchées sur une patte, contemplaient mélancoliquement ce spectacle.

Faisan doré. — Dessin de Mesnel d’après nature.

« On eût dit la basse-cour du bon Dieu ! La confiance de ces animaux prouvait que jamais aucun d’eux n’avait été tourmenté ni chassé par l’homme. »

« La présence de toutes ces belles créatures dans cette solitude et à cette latitude, ne peut guère s’expliquer que par le voisinage des grands parcs de chasse créés entre la Mongolie et la Mandchourie par l’empereur Kang-hi, et abandonnés par ses successeurs actuels.

Faisan vénéré. — Dessin de Mesnel d’après une peinture chinoise.

« Un de ces parcs, au dire de l’abbé Huc qui le traversa en 1844, mesure plus de cent lieues du sud au nord sur plus de quatre-vingts de l’est à l’ouest. À partir des environs de Géhol, le Versailles de la dynastie mandchoue, cette immense forêt couvre les deux versants de l’arête du sol qui limite le Gobi du côté de l’Orient. L’empereur Kang-hi, qui avait déterminé les limites de ce vaste terrain de chasses, y venait passer chaque année plusieurs semaines au commencement de l’automne, escorté d’une suite de chasseurs et de rabatteurs fort semblable à une armée. Tous ses descendants y sont venus à son exemple jusqu’au jour ou Kia-King, l’un d’eux, ayant été frappé de la foudre en poursuivant le gibier près de Géhol, les successeurs de celui-ci s’imaginèrent qu’une fatalité de mort était attachée pour eux aux exercices de la chasse. Depuis lors la forêt et ses hôtes, les innombrables troupeaux de cerfs, de chevreuils, les myriades de volatiles de prix ou d’oiseaux rares, amenés ou entretenus à grands frais dans cette immense réserve, ont été livrés à l’abandon, à la dent des fauves, aux déprédations des maraudeurs. La peine d’exil perpétuel a bien été maintenue, il est vrai, contre tout braconnier qui serait surpris dans cette forêt ; cette menace n’empêche pas ces profondes solitudes de se peupler de délinquants de toute espèce. On y trouve bien encore, de distance en distance, des postes de gardiens ; « mais ceux-ci, dit le caustique abbé, semblent n’être là que pour avoir le monopole de la vente du bois et du gibier. Ils favorisent le vol de tout leur pouvoir, à condition qu’on leur en laissera la plus grosse part. Les braconniers sont surtout innombrables depuis la quatrième lune jusqu’à la septième. À cette époque, le bois des cerfs pousse de nouveaux rameaux qui contiennent une espèce de sang à moitié coagulé. C’est ce qu’on appelle Lou-joung dans le pays. Ces nouvelles pousses de bois de cerf jouent un grand rôle dans la médecine chinoise, et sont à cause de cela d’une cherté exorbitante. Un Lou-joung se vend jusqu’à cent cinquante onces d’argent. »

« Si les cerfs et les chevreuils abondent dans cet immense parc, les tigres, les sangliers, les ours, les panthères et les loups n’y sont guère moins nombreux. Malheur aux bûcherons et aux chasseurs qui s’aventurent seuls ou en petit nombre dans les labyrinthes de la forêt ; ils disparaissent sans que jamais on en puisse découvrir les moindres vestiges. »

Boulau, 30 mai au soir. — « C’est un spectacle singulièrement grandiose dans sa monotonie que l’aspect du désert. La steppe sans bornes, se déroulant à l’infini, va se confondre à l’horizon avec le ciel ; nous, notre escorte et nos voitures nous avons l’air d’un point, d’une tache au milieu de l’immensité.

« Avant-hier, à Bombatou, quand nous sommes entrés dans le Gobi, les verdoyants pâturages de la terre des herbes ont fait place peu à peu à un sol sablonneux parsemé de rares touffes de chiendent ; la steppe était comme boursouflée sous une foule de petits tertres coniques formés par l’agglomération des vieilles racines de saxifrages. Là, habitent de compagnie une sorte de rats à poils gris qui y pratiquent leurs tanières et de nombreuses tarentules ; celles-ci, qui couvrent le sol de leurs toiles, passent pour très-venimeuses : elles sont noires, d’une taille énorme et d’un aspect véritablement hideux.

« J’ai lu plus tard que le voyageur anglais Atkinson, célèbre par ses longues pérégrinations dans les steppes des Khalkas et des Kirghiz, avait vu, à l’extrémité nord-ouest du Gobi, des espaces énormes du désert encombrés de ces vilains animaux.

« Nos voitures nous font éprouver des secousses insupportables en franchissant au galop cette ceinture de taupinières ; mais, si nous avons souffert d’abord, que dirons-nous maintenant qu’elles ont fait place à de longs bancs de grès qui se succèdent avec une monotonie désespérante aussi loin que la vue peut s’étendre ! la steppe, rayée alternativement de bandes de tuf jaune et d’assises de grès noir, présente un coup d’œil extraordinaire ; on dirait que la terre a été recouverte d’une immense peau de tigre. Notre course à toute vitesse sur cet escalier naturel nous rappelle bien vite à la réalité : les roues massives sautent de marche en marche et ébranlent nos pauvres corps qui en subissent chaque contre-coup ; c’est là un supplice sans nom que Dante a oublié dans son Enfer.

« Ce matin nous sommes rentrés dans les sables ; le grès a disparu et nous rencontrons de grosses roches de granit sombre en blocs quelquefois groupés, mais le plus souvent isolés, et ne se rattachant à aucun mouvement de terrain ; on dirait des aérolithes tombés du ciel pour varier l’uniformité du désert. Il paraît que la Mongolie tout entière n’est qu’un vaste plateau de granit ne présentant aucune interruption, aucune fissure même où les végétaux puissent enfoncer leurs racines ; quand il y a quelques pouces de terre au-dessus du roc le sol se couvre de prairies naturelles, comme dans la terre des Herbes ; quand les assises de granit gagnent la surface, il ne peut même plus pousser un brin d’herbe. C’est à cette partie des steppes où nous sommes que les Tartares ont donné le nom de Gobi, qui, dans leur langue, signifie désert des pierres, et certes ils l’ont bien nommé.

« En cette saison, au commencement de l’été, l’eau de pluies de printemps, non absorbée encore par l’évaporation, forme dans la pierre de vastes et profonds réservoirs déjà fortement saumâtres ; après les grandes chaleurs, à l’automne, tous ces étangs sont desséchés, et on n’a d’autre ressource que les puits creusés de distance en distance aux stations.

« À Oula-houdouk nous avions tous remarqué le goût sulfureux de l’eau qu’on nous donnait à boire ; à Hevemouhor ce goût, devenu insupportable, saisissait la gorge et le nez.

« Je m’habitue au désert ; voici quelques jours que je couche sous la tente, et il me semble que j’ai toujours vécu ainsi. Le désert ressemble à l’océan : l’œil de l’homme se plonge dans l’infini et tout lui parle de Dieu. Le nomade mongol aime son cheval comme le marin aime son bâtiment ; ne lui demandez pas de s’astreindre aux habitudes sédentaires des Chinois, de bâtir des demeures fixes et de remuer le sol pour en tirer péniblement sa nourriture ; ce libre enfant de la nature se laissera traiter de barbare grossier, rude et ignorant, mais en lui-même il méprise l’homme civilisé qui rampe comme un ver sur un petit coin du sol qu’il appelle sa propriété. La steppe immense lui appartient, ses troupeaux qui le suivent dans ses courses vagabondes lui fournissent la nourriture et les vêtements ; que lui faut-il de plus tant que la terre ne lui manque pas !

Li-eur, jeune Chinois venu en France avec M. de Bourboulon. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

« À chaque relais, cent cavaliers et chevaux de rechange nous attendent ; les ordres du gouvernement chinois, donnés pour la rapidité et la sécurité de notre voyage, sont scrupuleusement exécutés. Un grand nombre de nomades parcourent les steppes, et prévenus à l’avance de notre passage, ils se rendent aux stations qui leur sont désignées pour faire l’office de postillons. La curiosité n’est pas étrangère non plus à cet empressement. Le désert, qui me paraît si aride, nourrit de nombreux pasteurs, ainsi que le prouvent les grands troupeaux de bêtes à cornes et de chevaux qui errent librement dans ces solitudes. L’immensité du parcours supplée à la maigreur des pâturages. Les petits chevaux mongols sont d’une sobriété extraordinaire ; un peu d’herbe et une poignée de millet suffisent à leur nourriture ; ils sont excellents coureurs, leur pied est d’une grande sûreté, mais leur allure est fatigante à cause du trot saccadé qui leur est ordinaire.

« En arrivant à Djil Houngol il y avait foule pour prendre les relais ; en un clin d’œil nous avons changé de chevaux et nous sommes repartis au galop. Chaque voiture avait quatre postillons. Quels admirables cavaliers ! solidement assis sur leur petite selle, les pieds d’aplomb dans leurs larges et massifs étriers, ils semblent ne faire qu’un avec leur fougueuse monture ; souvent ils trottent debout, et le corps à demi penché, regardant à l’horizon comme s’ils voulaient percer les brumes mystérieuses de la steppe ; d’autres fois ils se penchent jusqu’à terre et par un miracle d’équilibre ils rattrapent le licol de leurs chevaux qui mal attaché traîne sans cesse dans leurs jambes de devant. C’est à qui luttera de force, d’adresse et d’agilité, et ce tournoi de nos postillons en distrayant nos yeux nous fait trouver la route moins longue. En revanche, s’ils sont excellents cavaliers, les Mongols sont bien disgracieux quand il leur faut marcher, exercice qu’ils prennent le moins souvent possible ; leur démarche est pesante et lourde, leurs jambes sont arquées, leur buste est penché en avant, leur regard ordinairement vif et brillant devient terne et hébété. Ces nouveaux centaures ne peuvent se passer de leurs chevaux.

« Il nous a semblé ce matin reconnaître parmi nos postillons une femme à ses longues tresses brunes qui se sont déroulées sur ses épaules par suite des ruades multipliées de sa monture. Gomboë, l’interprète mongol de Mme de Baluseck nous a assuré qu’il y en avait souvent qui faisaient ce pénible et périlleux service pour remplacer leurs pères ou leurs maris absents. Ces malheureuses créatures sont tellement semblables aux hommes par leur costume, leur démarche et leur voix, que nous ne nous en étions pas encore aperçus.

« Au départ ce matin il gelait rudement ; le thermomètre était sous zéro. Quatre heures après, à Hévé-Mouhot, où nous sommes passés à midi, il y avait trente degrés de chaleur ! Ces brusques variations ont lieu chaque jour, et mettent nos poitrines à une rude épreuve. Pour la nuit et le matin il faut avoir des fourrures et des couvertures de laine ; à chaque heure, à mesure que le soleil monte à l’horizon, il faut ôter un vêtement, puis quand la nuit revient il faut les reprendre. Malgré ces précautions, nous sommes tous enrhumés. La température dépend des sautes de vent ; au printemps, au mois d’avril et même en mai, les Mongols nous ont assuré qu’il n’est pas rare de rencontrer des voyageurs morts de froid dans le désert pour n’avoir pas pris des précautions suffisantes contre ces retours instantanés des grandes gelées.

« À Boulau, où nous passons la nuit, on a préparé par l’ordre de notre mandarin mongol une vaste tente qui pourra nous servir de salon commun, et où nous ferons la veillée. C’est là que j’écris ces lignes. Jusqu’ici nous avons échappé à un danger qui me fait frémir : nos demeures mobiles n’ont pas encore été visitées par certains insectes qui abondent parmi ces braves gens, peu habitués à se laver, à se peigner, et encore moins à changer leurs peaux de mouton qui en recèlent des milliers ! Mme de Baluseck me donne à ce sujet des détails effrayants pour la fin de l’été et l’automne. Heureusement les chaleurs n’ont pas encore donné naissance à cette hideuse vermine, la lèpre des nomades.

« Je viens de m’assurer que mon petit lit de fer commence à se démantibuler, et sera bientôt hors de service ; il y a déjà plusieurs jours que mon mari est réduit à se coucher par terre ; je serai bientôt forcée d’en faire autant. Rien ne peut résister aux atroces cahots de cette course désordonnée dans les charrettes chinoises qui ne sont pas suspendues. Quelque soin qu’on mette aux emballages, tout se brise, tout s’use. Nous semons la route des débris de notre garde-robe et de linges déchirés ; enfin Auguste, qui prétendait que la monnaie contenue dans les caisses se broyait par le frottement, vient de nous prouver sa véracité en nous apportant une poignée de limaille d’argent ; une pile de piastres que nous avons trouvée dans un coffre est rognée comme par la lime, et si ce voyage dure encore longtemps, tout arrivera en poussière. Je m’étonne que nos organes puissent y résister, et que la machine humaine soit assez solidement construite pour ne pas être détraquée par la violence et la continuité de semblables secousses.

Charrette chinoise traversant le désert de Gobi — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Homoutch, le 1er juin. — Nous nous sommes levés ce matin à trois heures et demie le capitaine Bouvier et moi, résolus à parcourir à cheval l’étape entre Boulau et Soudji-Boulack ; l’officier d’escorte nous a donné deux bons petits chevaux et à cinq heures nous étions en selle. C’est le seul moyen qui me reste pour me délasser des cahots ; mais j’ai mal pris mon temps : la route étant assez plane, les voitures sont parties à grande vitesse, et il a fallu pour les suivre courir pendant trente-deux verstes au triple galop. J’étais exténuée de fatigue et j’ai retrouvé la calèche avec plaisir.

« Il y a un arbre un peu avant d’arriver à Soudji-Boulack, une sorte d’aune tortueux et décharné, chétif produit de quelque graine apportée par le vent ou par les oiseaux dans une brèche du grand plateau de pierre qui forme le sol. Nous nous sommes arrêtés un moment pour regarder cette merveille de la steppe.

« Le désert se civilise ; son aridité devient plus grande, on n’aperçoit plus un brin d’herbe, mais les chemins sont meilleurs ; nous avons quitté la région des pierres ; et nous roulons sur un gravier fin qui rappelle les allées d’un parc bien entretenu… Je me suis trop empressée de faire mes compliments au désert : quelques verstes avant Toli-Boulack, toutes les voitures se sont arrêtées devant un fossé à pic de deux mètres de profondeur sur un mètre de large. Cette brèche, qui sert à l’écoulement des eaux pluviales, s’étend à perte de vue et sans interruption au levant comme au couchant. Nous sommes tous descendus et nos Mongols se sont lancés au grand galop pour franchir l’obstacle ; à force d’efforts ils sont parvenus à faire sauter les voitures et à leur faire remonter le talus à pic et glissant. On en a été quitte pour quelques chevaux boiteux, quelques cavaliers jetés à terre, des brancards et des barres d’attelage brisés, mais, Dieu merci, aucun accident grave. À peine étions-nous repartis qu’un ressort de la calèche s’est cassé en deux ; il a fallu faire la route au petit pas ; nous étions fort effrayées, Mme de Baluseck et moi de la perspective de continuer le voyage en charrettes chinoises ; c’est un triste mode de transport auquel il faudrait condamner les admirateurs exagérés de la civilisation de l’Empire du milieu. Heureusement notre sergent du génie a habilement réparé l’avarie à Toli-Boulack où nous avons déjeuné, et où les Mongols ont mis nos trois heures de halte à profit pour réparer les autres voitures plus ou moins avariées au passage du fossé. Un de nos malheureux chevaux, qui s’y était cassé la cuisse, a été abattu, dépecé et dévoré en grillades par les gens de notre escorte et d’autres nomades accourus sur notre passage. La chair de cheval est le mets le plus estimé des Mongols ; il n’y a que dans les grandes fêtes qu’on tue un de ces animaux pour les festins d’apparat.

« Il y a à Toli-Boulack une petite pagode en briques rouges : c’est la seule construction que nous ayons vue depuis Kalgan, c’est-à-dire pendant six cents kilomètres.

« La végétation devient de plus en plus rare : on voit encore par-ci par-la quelques touffes de saxifrages élevant au milieu des pierres leurs bouquets roses, une plante grasse épineuse et rampante[5], quelques maigres bruyères, et enfin dans les anfractuosités des rochers un peu de chiendent ; depuis que nous avons quitté la terre des herbes j’ai dit adieu aux iris pourpres, blancs et jaunes, et aux œillets rouges qui bordaient la route, et embaumaient la steppe de leur odeur délicieuse. Cette aridité extrême me fait penser avec regret aux beaux parcs des palais et des temples de Pékin tapissés de violettes, de roses, de jasmins, de mauves, et de tant d’autres charmantes fleurs auxquelles la science n’a pas encore donné un nom.

« C’est la journée aux accidents. Un peu avant la station de Mouhour-Kachoûm, un de nos postillons a fait une chute, et a été roulé d’une manière effroyable sous les jambes des chevaux de l’attelage. Il a été emporté de suite, et malgré mes questions il m’a été impossible de savoir de ses nouvelles : les chutes sont si fréquentes que personne n’a l’air d’y faire attention.

« Je viens d’assister ici à Houmoutch à un spectacle aussi imposant que pittoresque : nous arrivions, c’était au coucher du soleil ; le désert empourpré par ses derniers rayons s’étend aride, nu, et infini jusqu’aux extrêmes limites où la terre se confond avec le ciel ; nos gens avaient dressé notre camp autour de nos tentes préparées à l’avance ; nos charrettes placées en longue file avaient l’air avec leurs roues énormes, l’étroitesse et la forme demi-circulaire de leurs capotes, de caissons d’artillerie rangés en bataille ; quelques chameaux accroupis ruminaient les jambes repliées et le cou allongé en avant à raz de terre comme de gigantesques limaçons ; nos chevaux entravés erraient çà et là avec un bruit de fers[6] à la recherche de quelques touffes d’herbe ; au loin s’étendaient semblables à des champignons une foule de petites tentes pointues, à pans coupés, carrées par le haut, auxquelles semblaient commander les nôtres avec leurs flammes nationales et leurs vastes chapiteaux. C’est que Homoutch est une des capitales du désert, un lieu d’arrêt pour les caravanes, et que les pasteurs y affluent sans cesse de tous les points du Gobi pour y faire des échanges avec les marchands chinois ou sibériens. Quoiqu’il n’y ait pas d’autres habitations que des tentes à Homoutch, on rencontre sur ce point une lamaserie assez vaste, entourée de pyramides funéraires et défendue par une muraille.

Campement à Homoutch. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Une foule considérable nous entoura dès que nous eûmes mis pied à terre : nous voulions visiter avant la fin du jour la lamaserie située à quelques centaines de mètres au nord de notre campement. À mesure que nous avancions, la foule se séparait pour nous livrer passage, et chacun croisant respectueusement ses mains sur son front faisait une génuflexion en nous saluant du mot mendou[7]. Ces hommages qui nous étaient rendus avaient quelque chose de plus patriarcal, de plus digne, que le salut chinois[8] accompagné de la kyrielle de compliments obligés, et des perpétuels branlements de tête qui les font ressembler aux magots qu’ils fabriquent pour l’exportation européenne. Un lama en robe et bonnet jaune à pompon rouge vint nous ouvrir les portes de la lamaserie, et nous servit de guide pour en visiter les bâtiments qui se composent d’un temple d’architecture mongole accompagné de plusieurs pagodes chinoises moins ornées et d’une forme plus écrasée. Rien de tout cela n’est très-curieux et n’approche comme grandiose et comme luxe des temples de Pékin. Les pyramides funéraires qui bordent régulièrement l’enceinte donnent seules un aspect bizarre à cet ensemble de constructions ; un escalier pratiqué dans leur intérieur mène à une chambre souterraine contenant des ossements humains sur lesquels sont gravées en rouge des sentences mystiques. Homoutch est un lieu renommé pour la sanctification des morts, Bouddhâ passant pour en visiter souvent la lamaserie dans ses pérégrinations mystérieuses ; aussi les Tartares riches obtiennent-ils des lamas, moyennant des redevances annuelles considérables, la promesse d’y recevoir la sépulture. La lamaserie d’Homoutch, construite tout entière, murailles, pyramides et pagodes en briques enduites d’un vernis blanc qui a l’éclat et le poli du marbre, se détache avec vigueur sur l’horizon comme une blanche et fantastique apparition, réjouissant et reposant les yeux du voyageur fatigué des teintes sombres du désert. Notre visite faite et après avoir récompensé notre guide lama, nous nous sommes acheminés vers nos tentes pour goûter un repos que nous avions bien mérité. Le tintement des clochettes annonçait l’approche de notre caravane de bagages qui, marchant plus lentement que nous, nous rejoignait tous les soirs à la couchée. La nuit était venue, on avait allumé des torches pour nous escorter, et des bâtons de résine jetant des flammes tantôt rouges, tantôt bleues, illuminaient la foule devenue plus compacte et plus bruyante encore.

Boro-Bourak, 4 juin au soir. — « Je suis restée trois jours sans prendre de notes parce que les variations excessives de température m’ont rendue malade ; rien de bien intéressant sinon qu’on nous promet que nous sortirons prochainement de ces steppes affreuses.

« La nuit que j’ai passée à Homoutch a été fort troublée : les cris et les jurons des chameliers, les beuglements des grands troupeaux, et surtout les appels répétés de la conque marine dans laquelle soufflèrent tout le temps deux lamas à cheval chargés de faire la quête du beurre et du lait parmi les riches planteurs, m’ont causé une longue insomnie. Quand on a quitté les villes, qu’on a goûté le silence admirable des nuits du désert, l’oreille qui perçoit les moindres bruits ne peut s’habituer aux tumultes discordants des foules. Il a fallu cependant partir aux premières lueurs du jour.

« La chaleur a été torride pendant toute cette journée., et le soir en arrivant à Halibtchi où nous devions coucher, nos postillons se précipitèrent avec avidité sur les vases pleins d’eau et de lait de chamelle que des femmes et des enfants leur avaient préparés ; une violente altercation s’ensuivit, parce qu’une de ces Agars du désert avait donné à boire à un étranger avant de servir son mari. Celui-ci renversa le contenu du vase et jeta du sable à la tête de l’épouse impudique au milieu des rires et des exclamations des pasteurs. Ces scènes primitives me rappelaient la Bible et le temps des patriarches.

« Mes pauvres chiens[9] paraissent souffrir de la chaleur plus que du froid ; nous n’avons rien pour leur donner à boire, les Mongols ayant le préjugé qu’un ustensile appartenant à un homme devient impur quand il a servi à un animal ; c’est une contradiction bizarre de la part de ces fervents sectateurs de Bouddha qui croiraient commettre un crime s’ils tuaient une mouche eu une fourmi. Mes chiens se précipitent tous à la fois sur le verre à pied qui leur est destiné, et répandent l’eau sans avoir le temps de boire. Il n’y a pas un morceau de bois pour leur fabriquer une écuelle ; il faudra leur en acheter une à Ourga.

« D’Halibtchi à Boroa où nous avons couché après avoir franchi rapidement 120 verstes, l’aspect du pays change un peu ; il y a quelques petits coteaux et notre chemin suit tantôt le lit d’anciens torrents, tantôt des vallons sablonneux ; quelques arbustes rabougris, genévriers et bruyères percent leur linceul de pierres, et des touffes d’herbes verdoyantes poussent dans les endroits humides.

« Une charrette a été brisée : les Mongols qui ont refusé d’y travailler n’ont même pas voulu fournir ce qu’il fallait pour la réparer ; je soupçonne l’interprète Gomboë d’abuser de ce que personne ne comprend la langue du pays pour mettre les pourboires dans sa poche, et exiger gratuitement les corvées de ces pauvres gens.

« Au sortir de Boroa nous pénétrons dans un vaste désert sablonneux qui s’étend à perte de vue, et nous sommes accueillis à notre entrée dans ce Sahara asiatique par une trombe qui nous force à nous enfermer dans nos voitures ; celles-ci même doivent bientôt s’arrêter à l’abri d’une éminence, où en une heure de temps elles sont enterrées dans le sable jusqu’aux essieux. Que nous serait-il arrivé si la trombe avait duré toute la journée !

« Un nouveau nuage de poussière qui vient à nous, de la direction du nord, nous annonce près de Coutoul l’approche d’une caravane. C’est la première que nous ayons rencontré dans le désert. En tête galopaient quelques cavaliers parmi lesquels nous avons été fort surpris de reconnaître à leur costume presque européen, à leurs grandes bottes, et à leurs chapeaux de feutre, deux marchands sibériens chefs et propriétaires de la caravane ; l’un d’eux s’approche et, après force civilités, s’informe à quelle distance il est d’Homoutch, demandant si l’eau et les pâturages sont encore abondants dans le Gobi. Ces Russes étaient accompagnés de nombreux Mongols, loués dans le nord du pays des Khalkhas, plus misérables et plus sauvages d’aspect que les nomades qui nous conduisaient : enveloppés des pieds à la tête dans des peaux de bouc, placés entre les bosses de leurs chameaux comme des ballots de marchandises, à peine daignaient-ils tourner la tête. La caravane très-considérable comptait une centaine de chameaux chargés de caisses couvertes de peaux de buffle, à peu près autant de cavaliers, et quelques yacks ou bœufs à long poil achetés à Ourga. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était trois grands bateaux, construits dans le genre des maisons de bains qu’on voit sur les fleuves des villes européennes, placés sur des essieux et des roues énormes, et traînés chacun par un attelage de douze chameaux. Ces singuliers véhicules contenaient la famille et toutes les richesses des marchands sibériens. Les cris plaintifs des chameaux, les grognements des yacks, les sifflements aigus que faisaient entendre les conducteurs pour animer les bêtes de somme, et par-dessus tout les nombreuses clochettes suspendues au cou des animaux produisaient de loin une harmonie inimitable.

« Après un échange de renseignements mutuels, nous continuons notre route vers le nord, tandis que les Sibériens se dirigent vers la Chine. Nous avons su plus tard qu’ils avaient donné de nos nouvelles à nos amis de Pékin.

« Le 3 juin nous avons couché à Soudji ; les chemins sont affreux entre cette station et Bildigne ; il a fallu six heures pour faire 48 verstes. La surface du sol couverte de tertres et de pierres est boursouflée par l’infiltration des eaux ; on dirait l’océan avec ses longues houles. Ce ne sont plus des secousses brutales que nous éprouvons, mais un roulis régulier qui a donné un véritable mal de mer à Annette, la femme de chambre de Mme de Baluseck.

« Le soir, en arrivant à Boro-Bourack, nous trouvons notre camp placé au versant d’une éminence, dans une position pittoresque. De petites hauteurs s’élevant au milieu de la steppe lui donnent l’air d’un archipel composé d’une multitude d’îlots. Le coucher du soleil est admirable : des vapeurs rouges jettent un voile obscur sur la ligne qui sépare la terre du ciel ; celui-ci, d’abord d’un bleu foncé, prend des teintes d’un vert tendre, et à mesure qu’il s’éclaircit la terre se revêt d’une couleur d’un pourpre sombre et impénétrable. De véritables collines, les plus hautes que nous ayons vues depuis longtemps, bornent l’horizon du côté du nord. Malgré la fatigue, nous ne pouvons résister au désir d’aller leur rendre visite ; il faut avoir éprouvé le sentiment d’uniformité monotone que donne la platitude infinie des steppes pour expliquer ce que nous ressentons. C’est à dos de chameau que nous faisons cette excursion beaucoup plus longue que nous ne croyions. Ces collines, qui semblent très-voisines du camp, en sont à plus de quatre verstes ; nous avons été trompés par un effet de perspective qui, ici comme en pleine mer, rapproche les objets les plus éloignés. Notre curiosité est trompée : ce ne sont que des dunes de sable blanc accumulé dans des rochers de granit ; il n’y a ni végétation, ni fleurs, ni sources ; de gros serpents gris, tachetés de rouge, en sont les seuls habitants ; et comme leur aspect n’a rien de rassurant et que Gomboé nous assure qu’ils sont très-venimeux, nous nous empressons de leur céder la place. En revenant, la nuit, une nuit profonde, nous surprend, et sans les Mongols qui sont venus à notre rencontre avec des torches, nous nous égarions dans cette immensité.

Boro-Bourak, plateau du Gobi. — Dessin de Vaumort d’après l’album de Mme de Bourboulon.

« Je n’irai plus voir les collines dans le désert et je ne monterai plus sur des chameaux ; rien de plus pénible que le trot saccadé de ces animaux.

« Nous sommes rentrés ici exténués de fatigue. C’est avec un plaisir extrême que je date ces quelques lignes de Boro-Bourack. Ici cesse le véritable désert de Gobi. À Nara, où nous arriverons demain, commence le pays des Khalkhas, la région des grands bois, des pâturages et des rivières aux eaux limpides.

Nara, 5 juin. « J’ai voulu monter à cheval ce matin, séduite par l’aspect des belles prairies vertes de Taïrim. Mon cheval bondissait sur leur surface, et, lui lâchant la bride, je le laissais franchir l’espace dans un galop effréné, bercée par le bruit sourd de ses sabots qu’amortissait un épais tapis d’herbes, sans m’occuper de rien et rêvant profondément. Soudain j’entends derrière moi des cris inarticulés, et au moment où je me retourne, je me sens tirer par la manche de ma veste : c’est un Mongol de l’escorte qui s’est lancé à ma poursuite. Il abaisse tantôt une main, tantôt l’autre, en imitant avec ses doigts le galop d’un cheval emporté ; enfin, voyant que je ne comprends pas, il me montre fixement le sol. La présence d’esprit me revient ; j’ai l’intuition d’un danger auquel j’aurais échappé, et je m’aperçois que si nos montures paraissent si animées, ce n’est pas l’aspect des verts pâturages qui les met en joie, mais la peur, la peur d’être englouties vivantes ! Le sol se dérobe sous leurs pas, et si elles restaient immobiles, elles enfonceraient dans les tourbières perfides qui ne rendent plus leur proie. Je frissonne encore quand je songe au danger auquel j’ai échappé ; mon cheval, mieux servi par son instinct que moi par mon intelligence, s’emportait et je ne m’en apercevais pas ; quelques pas de plus et j’étais perdue !

« Les prairies tourbeuses nous barraient la route ; le chef mongol fit faire un grand détour aux voitures, afin de les éviter ; mais telle était l’élasticité du terrain sur tout notre parcours, que la calèche bondissait comme si elle eût roulé sur du caoutchouc, s’enfonçant quelquefois assez pour qu’il fallût les efforts de six cavaliers pour nous tirer du bourbier.

Des vapeurs blanches, sorties du sein de la terre, donnaient un aspect fantastique à nos postillons : on eût dit des ombres noires, d’une taille gigantesque, montées sur des chevaux transparents et microscopiques. Nous nous amusions de ce mirage grotesque, Mme de Baluseck et moi, quand notre attention fut attirée par un phénomène plus bizarre encore : le soleil, en se levant et en chassant devant lui les brouillards vaporeux du matin, nous fit apercevoir le capitaine Bouvier caché jusque-la dans la brume et qui galopait à une centaine de pas en avant de la voiture ; il était devenu triple, c’est-à-dire que de chaque côté de lui un autre lui-même avait pris place, imitant fidèlement ses mouvements et ses gestes ; suivant que notre voiture s’éloignait ou se rapprochait de lui, ces sosies mystérieux et insaisissables, quoique parfaitement distincts, changeaient aussi de place, tantôt précédant ou suivant le cavalier, tantôt reprenant leur première position à droite et à gauche de lui. Je dois dire, pour être vraie, que ce mirage disparaissait aussitôt que nous levions nos voiles qui, cependant, n’étaient pas bien épais. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu pareil phénomène, et je laisse à plus savant que moi le soin de décider quelle loi d’optique, quelle décomposition de la lumière le produisait nos yeux étonnés.

« Nous venons de rencontrer, en arrivant à Nara, toute une tribu, émigrant et emportant avec elle, vers de plus gras pâturages, tout ce qu’elle possédait. Les hommes et les femmes à cheval poussent devant eux leurs troupeaux ; les plus petits enfants, suspendus dans des paniers aux flancs des chameaux, sont arrangés symétriquement d’après leur poids et leur âge ; au-dessus d’eux sont entassés les tapis et les couvertures en feutre, avec les bois formant la carcasse des tentes ; des grils en fer, des armes, des marmites de cuivre pour faire bouillir le thé ; enfin, des sacs de farine d’orge. Je remarque, sur un vigoureux chameau qui passe plus près de nous, deux gros bébés tout nus au milieu du fouillis pittoresque des ustensiles de ménage ; de l’autre côté, et comme équivalent, se trouvent une fillette de six ans et un pot de fer. Les pauvres petits voyageurs jouent et rient comme s’ils étaient à leur aise parmi ce cliquetis effroyable de ferrailles qui menacent leurs têtes à chaque cahot. Les Mongols, comme tous les peuples pasteurs, ont plus d’égards et de soins pour leurs animaux que pour leurs enfants. Ce sont les gens les plus simples, les plus pauvres et les plus sales que j’aie encore rencontrés ; la seule chose qui leur fasse honneur, c’est l’état de prospérité de leurs bœufs, de leurs chevaux, de leurs moutons, de leurs chèvres, encore faut-il en tenir compte à la nature qui a produit spontanément ces magnifiques pâturages, et j’en conclus que la Mongolie est un pays qui convient à tous les animaux, excepté à l’homme.

« Je ne sais vraiment pas comment j’ai le courage de plaisanter. Le climat affreux de cet affreux pays détruit chaque jour ma santé que j’avais restaurée à Pékin ; il n’y a qu’à force d”énergie que je supporte la fatigue de chaque jour ; si je me laisse aller au découragement, comment pourrai-je gagner la frontière de Sibérie, distante encore de deux cents lieues ? Ce doit être bien triste d’être gravement malade dans ces déserts, loin de ses habitudes, de son pays, sans savoir ce qui vous attend et ce que Dieu voudra bien décider de vous ! »

C’est à Nara[10] qu’on peut vraiment placer la limite du grand désert de Gobi. Les prairies redeviennent aussi belles que dans la terre des Herbes, mais le sol est moins pierreux et plus accidenté. Des coteaux plantés de saules rabougris et de genévriers succèdent aux vallons herbeux. De nombreux troupeaux, des hordes de cerfs, d’antilopes animent ce paysage plantureux. En repartant d’Endertab, au moment de la plus grande chaleur, le passage des voitures effaroucha une bande d’hémiones qui étaient couchées dans les roseaux d’un petit étang, et partirent au galop, non sans retourner la tête et en poussant des cris étranges d’une sonorité retentissante, auxquels répondirent à l’unisson les hennissements des chevaux ; ces animaux élégants ne sont pas rares dans ces régions, à ce qu’assura Gomboë. Il y en à deux espèces : l’une grise avec une raie noire, qui est l’hémione des savants ; l’autre, plus petite, à longs poils, d’une couleur plus brune, qui paraît être voisine du dziggetaï du Turkestan et du Thibet. Gomboë prétendait aussi que ce désert était habité par des chameaux sauvages, et qu’il en avait vu de ses propres yeux. Faut-il en conclure que cet animal, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, existe encore à l’état de nature dans les plaines du plateau central de l’Asie, ou plutôt que quelques chameaux domestiques se sont échappés et y vivent en liberté comme les chevaux sauvages des pampas de l’Amérique du Sud ?

Cependant, à mesure qu’on avance, les vallons à leur tour deviennent des vallées et les coteaux se changent en collines élevées. Avant de descendre à Djirgalanton, il faut traverser une véritable chaîne de montagnes, ramification des monts Koukou-Daba qui s’étendent en demi-cercle de l’est à l’ouest à travers le pays des Khalkhas.

Au versant, coule dans un profond ravin une rivière torrentielle large de plus de cent mètres et grossie parla fonte des neiges : l’eau écume et se précipite en tourbillonnant au milieu des rochers qui encombrent son cours. L’assurance des postillons mongols, qu’un semblable obstacle ne semble embarrasser que médiocrement, ne rassure qu’à demi les voyageurs ; il faut passer pourtant. Il n’y a pas de chances que l’eau baisse à cette époque ; elle croît même de minute en minute. On choisit un gué, et chaque voiture conduite par quatre hommes et escortée de deux cavaliers, le franchit tour à tour et sans accident. « J’ai eu une effroyable peur, nous disait plus tard Mme de Bourboulon ; par instant les chevaux de notre attelage perdaient pied, et, soufflant avec fureur l’eau qui leur entrait dans les naseaux, s’agitaient dans les brancards, cherchant à se dérober ; que fussions-nous devenues si leurs cavaliers n’avaient pu les maintenir ? La voiture eût été emportée comme une plume par la force du courant, et brisée sur les rochers qu’on voyait dresser leurs pointes aiguës au-dessous du gué ! » Ces dames, forcées de lever les jambes en l’air pour éviter l’eau qui entrait dans la caisse de la calèche, furent totalement mouillées, et on dut s’arrêter après le passage de ce torrent pour leur donner le temps de changer de vêtements. Ce cours d’eau, assez considérable, est un affluent de la grande rivière Keroulen, qui va se jeter au nord-est dans le fleuve Amour, si même elle n’en est pas la branche mère. C’était la première rivière que les voyageurs eussent rencontrée depuis qu’ils avaient quitté la Chine.

A. Poussielgue.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. IX, p. 81, 97, 113 ; t. X, p. 33, 49, 65, 81, 97, 289 et 305.
  2. La verste russe, mesure de longueur, équivaut à peu près à notre kilomètre.
  3. Le coq faisan doré a reçu de Buffon le surnom de tricolore huppé que justifie parfaitement son plumage. Il a la gorge et le ventre d’un beau pourpre velouté, le dos d’une nuance dorée, la couverture des ailes d’un bleu qui prend au soleil des reflets métalliques. Sa queue est beaucoup plus longue, plus émaillée que celle du faisan ordinaire ; au-dessus des plumes de cette queue sortent d’autres plumes dont la tige est jaune et les barbes écarlates ; enfin les plumes de sa tête et de son col lui font, lorsqu’il les relève, une aigrette et une gorgerette, dans lesquelles se retrouvent les plus vives couleurs du prisme. Il est impossible d’imaginer un plus magnifique oiseau ; il supporte la comparaison avec l’oiseau de paradis lui-même. La femelle est aussi pauvrement habillée que la poule de nos faisans ordinaires. Elle pond de dix à trente œufs, suivant son âge ; ces œufs ne sont qu’un peu plus gros que des œufs de pigeon, et d’une couleur jaune clair et mouchetés de blanc. Les petits s’élèvent aisément, les jeunes coqs mettent deux ans à acquérir leur croissance et leur magnifique livrée.
  4. Phasianus veneratus (Temminck). On ne connaît encore que le mâle de cette espèce originaire de la Chine, où elle paraît être très-rare. Frédéric Cuvier dit que cet oiseau fait une des plus grandes richesses des volières des Chinois, et que son exportation est sévèrement punie, ce dont il nous est permis de douter. Ce beau faisan, paré de couleurs fortement tranchées et de la taille du faisant argenté, a une queue d’une longueur énorme ; son bec est plus droit, plus déprimé, et surtout bien moins courbé à la pointe que celui des autres espèces du groupe ; la caroncule est très-étroite et forme seulement un cercle rouge autour de l’orbite ; la queue, très-étagée, a une longueur remarquable, disproportionnée même pour la taille de l’oiseau : elle est composée de dix-huit pennes étroites, les médianes, longues de plus d’un mètre trente-huit centimètres, forment une gouttière renversée, tandis que les latérales sont très-courtes. Aucune huppe ou parure accessoire n’orne la tête de ce faisan ; une calotte blanche en couvre le sommet et descend sur l’occiput ; cet espace blanc est bordé sur les côtés par une bande noire étroite, mais qui se dilate vers l’oreille et entoure la partie blanche de la tête. Sur le front, le blanc est également bordé par un autre bandeau noir : un collier, plus large sur le devant et les côtés du cou qu’à la nuque, couvre cette partie ; tout le manteau, le dos et le croupion sont couverts de plumes qui, par leur coloration tranchée, font l’effet d’écailles ; leur teinte est d’un jaune d’or très-vif, et toutes sont bordées de noir pur en forme de croissant : les plumes de la poitrine et des flancs sont peintes de bandes noires en losange, sur un fond blanc éclatant ; elles ont vers l’extrémité un croissant d’un noir pur entouré par une large bande mordorée, et les plus longues des dernières ont leur extrémité colorée de jaune d’or ; le milieu du ventre, les cuisses et l’abdomen sont d’un noir velouté ; les couvertures inférieures de la queue sont noires, tachetées de jaune d’or ; les pennes de la queue sont larges d’environ cinq centimètres ; elles se terminent en pointe et sont opposées obliquement l’une à l’autre ; la baguette est fortement cannelée dans toute sa longueur ; la couleur des barbes de ces pennes est d’un blanc grisâtre se nuançant par demi teinte en roux doré, surtout sur les bords des barbules ; un grand nombre de bandes noires et brunes formant un triangle complètent la livrée de ce magnifique oiseau ; les pieds et les éperons sont d’un gris clair ; le bec est blanc. (Docteur Chenu, les Trois règnes.)
  5. Plante de la famille des crassula.
  6. Les entraves dont se servent les Mongols sont des chaînes de fer.
  7. Mendou est un souhait de bienvenue.
  8. Les Chinois saluent en portant les deux poings fermés à hauteur du menton.
  9. On se rappelle que Mme de Bourboulon avait avec elle deux paires de charmants petits chiens de Pékin.
  10. Mme de Bourboulon ayant cessé depuis Nara jusqu’à son arrivée en Sibérie de prendre des notes à cause du mauvais état de sa santé, nous regrettons de remplacer par un simple récit les épisodes intéressants que nous avons empruntés à son carnet de route, et qui ont fait voyager le lecteur avec elle dans le désert de Gobi.